II-II (Drioux 1852) Qu.26 a.13
Après avoir parlé de l'ordre de la charité, nous avons maintenant à nous occuper de son acte. Et d'abord de son acte principal qui est la dilection ; ensuite des autres actes ou effets qui s'ensuivent. — Touchant la dilection huit questions se présentent : 1° Qu'y a-t-il de plus propre à la charité d'aimer ou d'être aimé? — 2° L'amour considéré comme l'acte de la charité est-il la même chose que la bienveillance? — 3° Doit-on aimer Dieu pour lui-même? — 4° Peut-on l'aimer immédiatement en cette vie? — 5° Peut-on l'aimer totalement? — 6° Son amour a-t-il un mode? — 7° Lequel vaut le mieux d'aimer son ami ou son ennemi ? — 8° Lequel est le mieux d'aimer Dieu ou le prochain ?
Objections: 1. Il semble qu'il soit plus propre à la charité d'être aimée que d'aimer. Car la charité est plus parfaite dans les plus parfaits. Or, les plus parfaits doivent être les plus aimés. Donc ce qu'il y a de plus propre à la charité, c'est d'être aimée.
2. Ce qui se trouve dans un plus grand nombre d'individus paraît être plus conforme à la nature et par conséquent meilleur. Or, comme le dit Aristote (Eth. lib. viii, cap. 8), il y en a une foule qui veulent être aimés plus qu'ils ne veulent aimer et il y en a toujours beaucoup qui sont partisans de l'adulation. Donc il est mieux d'être aimé que d'aimer, et par conséquent c'est là le caractère qui convient le mieux à la charité.
3. Le motif d'une chose est ce qu'il y a de principal. Or, les hommes aiment parce qu'ils sont aimés. Car saint Augustin dit ( De eat. rud. cap. 4 ) que rien ne nous excite plus à aimer que l'action de celui qui nous aime le premier. Donc la charité consiste plus à être aimé qu'à aimer.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. viii, cap. 8) que l'amitié consiste plutôt à aimer qu'à être aimé. Or, la charité est une amitié. Donc la charité consiste plutôt à aimer qu'à être aimé.
CONCLUSION. — Puisque aimer est l'acte propre de la charité considérée comme vertu, tandis qu'être aimé ne convient à la charité qu'autant qu'on la considère comme un bien, il s'ensuit évidemment qu'il est plus propre à la charité d'aimer que d'être aimé.
Réponse Il faut répondre qu'aimer convient à la charité considérée en elle-même. Caria charité (étant une vertu, elle est portée par son essence à produire l'acte qui lui est propre. Or, être aimé (1) n'est pas un acte de charité de la part de celui qui est aimé. mais son acte de charité consiste à aimer. Il ne peut être aimé qu'en raison du bien qui est en lui, c'est-à-dire selon qu'un autre est porté par l'acte de sa charité à lui vouloir du bien. D'où il est manifeste qu'il convient mieux à la charité d'aimer que d'être aimé. Car ce qui convient à un être absolument et substantiellement lui convient mieux que ce qui lui convient relativement et accidentellement (2). Ici nous en avons une double preuve. — La première c'est qu'on loue les amis plutôt de ce qu'ils aiment que de ce qu'ils sont aimés ; il y a plus, c'est que s'ils n'aiment pas et qu'ils soient aimés, on les blâme. — La seconde c'est que les mères dont l'amour est le plus tendre cherchent plus à aimer qu'à être aimées. Car il y en a, comme le dit Aristote (Eth. lib. viii, cap. 8), qui donnent leurs enfants à une nourrice et qui les aiment sans chercher à en être aimées à leur tour, puisqu'il n'est pas possible qu'elles le soient (3).
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les meilleurs sont plus aimables par là même qu'ils sont meilleurs ; mais de ce qu'ils ont une charité plus parfaite que les autres, ils sont plus aimants qu'eux, tout en se proportionnant cependant à l'objet aimé. Car le meilleur n'aime pas ce qui est au- dessous do lui moins qu'il n'est aimable; comme celui qui est moins bon ne parvient pas à aimer ce qui est au-dessus de lui autant qu'on doit l'aimer (4).
2. Il faut répondre au second, que, comme le dit Aristote (Eth. lib. viii, cap. 8), les hommes veulent être aimés autant qu'ils veulent être honorés. Car comme en honorant quelqu'un, on prouve qu'il y a quelque chose de bien en lui, de même en l'aimant on prouve qu'il y a en lui du bon, parce qu'il n'y a que le bon qui soit aimable. Par conséquent les hommes cherchent à être aimés et honorés dans un but ultérieur, c'est-à-dire pour la manifestation du bien qui existe en eux. Mais ceux qui ont la charité cherchent à aimer pour l'amour même (5), parce que l'amour est le bien de la charité, comme tout acte de vertu est le bien de sa vertu propre. Par conséquent il appartient plus à la charité de vouloir aimer que de vouloir être aimé.
3. Il faut répondre au troisième, qu'il y en a qui aiment pour être aimés, non pas qu'être aimés soit la fin qu'on se propose en aimant, mais parce que c'est la voie qui conduit l'homme à l'amour.
(1) Être aimé n'est pas un acte, puisque c'est une chose passive et non une chose active.
(2) L'acte propre et essentiel de la charité consiste à aimer; au lieu qu'être aimé n'est, par rapport à cette vertu, qu'un accident.
(3). Tant que l'enfant n'a pas la raison, il ne peut pas répondre à l'amour de sa mère par un amour réciproque.
(4) Ainsi nous n'aimons jamais Dieu autant qu'il doit être aimé, au lieu qu'il ne nous aime jamais moins, mais toujours plus que nous ne sommes dignes d'être aimés,
(5) Ils n'aiment pas pour être aimés.
Objections: 1. Il semble que l'amour, considéré comme un acte de charité, ne soit rien autre chose que la bienveillance. Car Aristote dit (Rhet. lib. ii, cap. 4) qu'aimer c'est vouloir à quelqu'un du bien. Or, c'est là ce qui constitue la bienveillance. Donc l'acte de charité n'est rien autre chose que la bienveillance.
2. L'acte se rapporte à la même puissance que l'habitude. Or, l'habitude de la charité existe dans la puissance de la volonté, comme nous l'avons dit (quest. xxiv, art. 1 ). Donc l'acte de charité est aussi un acte de la volonté. Et comme il ne tend qu'au bien, ce qui est le propre de la bienveillance, il s'ensuit que l'acte de charité n'est rien autre chose que la bienveillance même.
3. Aristote distingue cinq choses (Eth. lib. ix, cap. 4) qui appartiennent à l'amitié. Il faut : 1° que l'homme veuille du bien à son ami; 2° qu'il lui conserve l'existence et la vie; 3° qu'il ait du plaisir à vivre avec lui; 4°qu'il ait les mêmes goûts ; 5° qu'il partage ses joies et ses peines. Or, les deux premières choses appartiennent à la bienveillance. Donc le premier acte de charité est la bienveillance.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. ix, cap. 4) que la bienveillance n'est ni l'amitié, ni l'amour, mais le principe de l'amitié. Or, la charité est une amitié, comme nous l'avons dit (quest. xxiii, art. 1). Donc la bienveillance n'est pas la même chose que la dilection qui est un acte de charité-
CONCLUSION. — Quoique la bienveillance soit comprise dans l'amour considéré comme un acte de charité, cependant l'amour ajoute à la bienveillance l'union affectueuse de celui qui aime avec l'objet aimé, ce que ne renferme pas la bienveillance qui est un acte simple de la volonté par lequel nous voulons du bien à quelqu'un.
Réponse Il faut répondre qu'on appelle bienveillance, à proprement parler, l'acte de la volonté par lequel nous voulons du bien à un autre. Cet acte de la volonté diffère de l'amour actuel (2) selon ce qu'il est dans l'appétit sensitif aussi bien que selon ce qu'il est dans l'appétit intelligentiel qui est la volonté. Car l'amour qui réside dans l'appétit sensitif est une passion. Toute passion se porte avec une certaine impétuosité vers son objet. Toutefois la passion de l'amour ne s'élève pas subitement, elle ne se produit qu'après qu'on a considéré assidûment l'objet aimé. C'est pourquoi Aristote (Eth. lib. ix, cap. S) montrant la différence qu'il y a entre la bienveillance et l'amour qui est une passion, dit que la bienveillance ne connaît ni dissentiment, ni appétit, c'est- à-dire aucun de ces élans impétueux qui naissent de l'inclination ; c'est uniquement le jugement de la raison qui porte l'homme à vouloir du bien aux autres (3). De plus l'amour suppose une sorte de commerce continu, tandis que la bienveillance naît quelquefois tout à coup ; c'est ainsi qu'en voyant des lutteurs qui combattent, nous voudrions voir l'un des deux vainqueurs. — D'ailleurs l'amour qui réside dans l'appétit intelligentiel diffère aussi de la bienveillance. Car il implique une certaine union d'affection du sujet qui aime avec l'objet aimé, en ce sens que celui qui aime considère celui qui est aimé comme ne faisant qu'un avec lui ou comme lui appartenant et qu'à ce titre il se porte vers lui -, tandis que la bienveillance est un acte simple de la volonté par lequel nous voulons du bien à quelqu'un, sans que nous nous supposions pour cela unis d'affection avec lui. Par conséquent la bienveillance est donc comprise dans l'amour considéré comme un acte de charité; mais la dilection ou l'amour y ajoute l'union d'affection. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. ix, cap. S) que la bienveillance est le principe de l'amitié.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'Aristote définit en cet endroit l'amour sans comprendre toute son essence, mais en s'attachant seulement à cette partie de lui-même, dans laquelle l'acte d'amour se manifeste avec le plus d'éclat.
2. Il faut répondre au second, que l'amour est un acte de la volonté qui tend au bien et qui implique l'union du sujet qui aime avec l'objet aimé, ce que la bienveillance n'implique pas.
3. Il faut répondre au troisième, que cette énumération faite par Aristote se rapporte à l'amitié, en ce sens que toutes ces dispositions proviennent de l'amour qu'on a pour soi-même. Car ce philosophe veut qu'on lasse toutes ces choses pour un ami, comme on les fait pour soi-même; ce qui rentre dans l'union d'affection dont nous avons parlé.
(1) Cet article est un commentaire de l'un des chapitres de la Morale d'Aristote (Eth. lib. ix, cap. 5), où le philosophe établit une différence entre l'amitié et la bienveillance.
(2) L'amour, considéré comme un acte de la charité, ne réside que dans la .volonté ou l'appétit intelligentiel.
(3) La bienveillance se borne à vouloir du bien aux autres, au lieu que l'amour s'attache à eux et demande de leur part une réciprocité d'affection.
Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas aimer par charité Dieu pour lui-même, mais pour autre chose. Car saint Grégoire dit (Hom. in Evang. xi) : C'est par les choses qu'il connaît que l'esprit apprend à aimer celles qu'il ne connaît pas. Or, il entend par choses inconnues, les choses intelligibles et divines, et par choses connues, les choses sensibles. On doit donc aimer Dieu pour autre chose que pour lui-même.
2. L'amour suit la connaissance. Or, on connaît Dieu par autre chose que par lui-même, d'après ces paroles de l'Apôtre (Rom. i, 20): Les choses invisibles de Dieu sont rendues intelligibles par celles qui ont été faites. On l'aime donc aussi pour autre chose que pour lui-même.
3. L'espérance engendre la charité, comme le dit la glose (Glos. interl, in Matth, i). La crainte mène aussi à la charité, d'après saint Augustin (Tract, ix sup. prim. can. Joan.). Or, l'espérance s'attend à obtenir de Dieu quelque chose, tandis que la crainte fuit le châtiment qu'il peut infliger. Il semble donc qu'on doive aimer Dieu pour le bien qu'on en espère ou pour le mal qu'on en redoute, et par conséquent qu'on ne doive pas l'aimer pour lui-même.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Comme le dit saint Augustin (De doct. christ, lib. i, cap. 4), jouir, c'est s'attacher à quelqu'un par amour pour lui. Or, nous devons jouir de Dieu, comme l'observe le même docteur (ibid., cap. 5). Nous devons donc aimer Dieu pour lui-même.
CONCLUSION. — Puisque Dieu est l'essence même de la bonté et la fin dernière de tous les êtres, on doit l'aimer pour lui-même, quoique par manière de disposition nous puissions l'aimer pour une autre chose qui nous porte à son amour.
Réponse Il faut répondre que le mot pour lui-même (propter) implique le rapport d'une cause. Or, il y a quatre genres de cause : la cause finale, la cause formelle, la cause efficiente et la cause matérielle, à laquelle revient la disposition matérielle qui n'est pas une cause absolue, mais relative. D'après ces quatre genres de causes, on dit qu'on doit aimer une chose pour une autre. On le dit : 1° selon la cause finale, c'est ainsi que nous aimons la médecine pour la santé : 2° selon la cause formelle, c'est ainsi que nous aimons l'homme pour sa vertu, parce que l'homme est par sa vertu formellement bon et par conséquent aimable; 3° selon la cause efficiente, c'est ainsi que nous aimons certains individus, par exemple les enfants, à cause du père; 4° par manière de disposition, ce qui revient à la cause matérielle. C'est ainsi que nous disons que nous aimons une chose à cause de ce qui nous dispose à l'aimer, par exemple, à cause des bienfaits que nous en avons reçus ; bien qu'après avoir commencé d'aimer un ami, nous ne l'aimions pas pour ses bienfaits, mais pour sa vertu. — Nous n'aimons pas Dieu des trois premières manières pour autre chose que pour lui-même ; car il ne se rapporte pas à autre chose comme à sa fin (1), puisqu'il est lui-même la fin dernière de tous les êtres. Il ne doit pas non plus à un autre être sa bonté formelle, puisque sa substance est sa bonté, et qu'elle sert de type à tout ce qui est bon. Ce n'est pas davantage un autre être qui est cause efficiente de sa bonté, puisque c'est de lui que tous les êtres tirent la leur. Mais on peut l'aimer pour (2) autre chose de la quatrième manière, parce qu'il y a des choses qui nous disposent à l'aimer : tels sont, par exemple, les bienfaits que nous en avons reçus, ou les récompenses que nous en espérons ou les châtiments auxquels nous voulons échapper (3).
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'esprit apprend à aimer ce qu'il ne connaît pas d'après les choses qu'il connaît ; non que les choses connues soient une raison pour aimer celles qu'on ne connaît pas, par manière de cause formelle, finale ou efficiente, mais parce que l'homme est disposé (4) par là à aimer ce qui lui est inconnu.
2. Il faut répondre au second, qu'on acquiert la connaissance de Dieu par d'autres choses ; mais une fois qu'on le connaît, on ne le considère plus au moyen des autres êtres, on le contemple en lui-même, d'après cette parole de saint Jean (Jn 4,42) : Nous ne vous croyons plus d'après ce que vous nous avez dit; car nous l'avons entendu et nous savons qu'il est véritablement le Sauveur du monde.
3. Il faut répondre au troisième, que l'espérance et la crainte mènent à la charité par manière de disposition, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. xvii, art. 8).
(1) Si nous aimions Dieu pour autre chose que pour lui-même, il ne serait plus notre fin dernière, et un acte d'amour ayant pour fin autre chose que Dieu ne pourrait être un acte de charité.
(2) C'est-à-dire à cause (propter).
(3) Quand nous l'aimons de cette manière, l'amour que nous avons pour lui n'est pas un amour de charité, mais un amour de foi et d'espérance.
(4) Elles ne sont par conséquent qu'une cause dispositive, c'est-à-dire qu'une cause accidentelle qui prépare les voies en écartant les obstacles.
Objections: 1. Il semble que Dieu ne puisse pas être immédiatement aimé ici-bas. Car on ne peut aimer ce qu'on ne connaît pas, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. x, cap. 4 et 2). Or, nous ne connaissons pas Dieu immédiatement ici-bas, parce que nous le voyons maintenant en énigme comme dans un miroir, selon l'expression de saint Paul (1Co 13,42). Donc nous ne l'aimons pas non plus immédiatement.
2. Celui qui ne peut pas moins ne peut pas plus. Or, aimer Dieu, c'est plus que le connaître. Car celui qui adhère à Dieu par l'amour ne fait qu'un seul esprit avec lui, comme dit saint Paul (1Co 6,17). Comme l'homme ne peut connaître Dieu immédiatement, il peut donc encore beaucoup moins l'aimer.
3. L'homme est séparé de Dieu par le péché, suivant ces paroles du prophète (Is 59,2) : Vos péchés ont établi une séparation entre vous et Dieu. Or, le péché réside dans la volonté plus que dans l'intellect. Donc il est moins possible à l'homme d'aimer Dieu immédiatement que d'en avoir une-connaissance immédiate.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit que la connaissance de Dieu est énigmatique, parce qu'elle est médiate, et on ajoute que cette sorte de connaissance ne doit plus exister dans le ciel, comme on le voit dans saint Paul (1Co 13). Or, la charité d'ici-bas ne sera pas détruite, d'après le témoignage du même apôtre. Donc elle s'attache à Dieu immédiatement.
CONCLUSION. — Quoique nous ne connaissions pas Dieu immédiatement ici-bas, nous l'aimons néanmoins immédiatement de l'amour de la charité.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (part. I, quest. lxxxii, art. 2), l'acte de la faculté cognitive est parfait, par là même que l'objet connu est dans le sujet qui le connaît; tandis que l'acte de la puissance appétitive est parfait quand l'appétit se porte vers la chose elle-même. C'est pourquoi il faut que le mouvement de la puissance appétitive soit en réalité selon la nature des choses qu'elle appète, tandis que l'acte de la puissance cognitive est selon la manière d'être du sujet qui connaît. Or, l'ordre des choses est tel en lui-même, que Dieu doit être connu et aimé pour lui-même, parce qu'il est essentiellement la vérité et la bonté même, par laquelle on connaît et l'on aime tout le reste (1). Mais par rapport à nous, comme nous tirons notre connaissance de nos sens, les choses que nous connaissons les premières sont celles qui sont les plus rapprochées de nos sens, et celles que nous connaissons les dernières sont celles qui en sont les plus éloignées (2). D'après cela, il faut donc dire que l'amour, qui est l'acte de la puissance appétitive, tend vers Dieu tout d'abord, même ici-bas, et que de Dieu il se répand sur les autres êtres. Par conséquent, la charité aime Dieu immédiatement, et elle aime les autres êtres par l'intermédiaire de Dieu (3). Mais c'est le contraire pour la connaissance, parce que nous connaissons Dieu par les autres êtres, comme la cause par l'effet, éminemment ou négativement, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4).
Solutions: 1. Il faut répondre an premier argument, que quoiqu'on ne puisse aimer ce qu'on ne connaît pas, il n'est pas nécessaire néanmoins que l'ordre de la connaissance et de l'amour soit le même ; car l'amour est le terme de la connaissance. C'est pourquoi, là où la connaissance cesse, c'est-à-dire à la chose même que l'on connaît par une autre (4), l'amour peut commencer aussitôt.
2. Il faut répondre au second, que l'amour de Dieu étant supérieur à sa connaissance, surtout ici-bas, il la présuppose. Et parce que la connaissance ne s'arrête pas aux choses créées, mais que par leur intermédiaire elle s'élève à autre chose, l'amour commence au dernier terme de la connaissance, et découle de là sur les autres êtres, ce qui produit une sorte de mouvement circulaire, puisque la connaissance part des créatures pour arriver à Dieu, et que l'amour part de Dieu, comme de la fin dernière, pour arriver aux créatures (5).
3. Il faut répondre au troisième, que la charité détruit cet éloignement de Dieu qui est l'effet du péché; mais il n'est pas détruit par la connaissance seule C'est pourquoi c'est la charité qui, en aimant, unit immédiatement l'âme à Dieu par le lien de l'union spirituelle.
(5) Cet article a pour but de déterminer quelle est la nature de notre union avec Dieu, et par conséquent d'expliquer ces paroles de l'Ecriture (Jn 17) : Rogo ut et ipsi sint unum, mecum, sicut et nos unum sumus. (1Co 6) : Qui adhaeret Deo, unus spiritus est cum eo.
(1) Car les autres choses ne sont bonnes et aimables que parce qu'elles participent à sa bonté et a ses autres perfections.
(2) C'est-à-dire qui existent en Pieu.
(3) Puisqu'elle ne les aime qu'en tant qu'ils participent à la bonté divine.
(4) Ou à la vérité première.
(5) Et les ramener ensuite à Dieu.
Objections: 1. Il semble que nous ne puissions pas aimer Dieu totalement. Car l'amour suit la connaissance. Or, nous ne pouvons connaître Dieu pleinement, parce que ce serait le comprendre. Donc nous ne pouvons pas non plus l'aimer pleinement ou totalement.
2. L'amour est une union, comme le dit saint Denis (De cliv. nom. cap. 4). Or, le coeur de l'homme ne peut pas être uni à Dieu totalement, parce que Dieu est plus grand que notre coeur, selon l'expression de saint Jean (1Jn 3,20). Donc Dieu ne peut pas être aimé totalement.
3. Dieu s'aime totalement lui-même. Si donc il est aimé totalement par quelque autre, il y aura quelqu'un qui aime Dieu autant que Dieu s'aime lui-même; ce qui répugne. Donc Dieu ne peut pas être aimé totalement par une créature.
4. Mais c'est le contraire. La loi dit (Dt 6,5) : Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur.
CONCLUSION. — Quoique l'homme puisse aimer Dieu totalement, c'est-à-dire aimer tout ce qui se rapporte à lui en rapportant à son amour tout ce qui lui appartient, il ne peut néanmoins l'aimer totalement d'une manière absolue, c'est-à-dire autant qu'il est aimable.
Réponse Il faut répondre que puisque l'amour se conçoit comme un milieu entre le sujet qui aime et l'objet aimé, quand on se demande si Dieu peut être aimé totalement, cette question peut s'entendre de trois manières : 1° le mot totalement peut se rapporter â l'objet aimé. Dans ce sens, on doit aimer Dieu totalement, parce que l'homme doit aimer tout ce qui appartient à Dieu. 2° On peut entendre que le mot totalement se rapporte au sujet qui aime. De la sorte, on doit encore aimer Dieu totalement, parce que l'homme doit aimer Dieu de tout son pouvoir, et il doit rapporter à son amour tout ce qu'il possède, d'après ces paroles de la loi (Dt 6,5) : Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur. 3° On peut l'entendre selon le rapport du sujet qui aime avec l'objet aimé, c'est-à-dire de façon que le mode de celui qui aime égale le mode de la chose aimée, ce qui ne peut avoir lieu. Car puisque chaque être est aimable en proportion de sa bonté, Dieu, dont la bonté est infinie, est infiniment aimable. Or, aucune créature (2) ne peut aimer Dieu infiniment, parce que dans la créature toute puissance naturelle ou infuse est finie.
La réponse aux objections est par là même évidente. Car les trois premières objections reposent sur ce troisième sens, et le dernier raisonnement (3) s'appuie sur le second.
(I) Cet article est l'explication de ces paroles de l'Ecriture (Mt 22) : Diliges Dominum. Deum tuum ex toto corde tuo, ex tota anima tua, etc. (1Jn 3) : Deus est major corde nostro.
(2) Les anges et les saints, qui sont dans la gloire, ne peuvent pas plus que l'homme ici-bas l'aimer autant qu'il doit l'être, parce que le fini ne peut égaler l'infini.
(2) C'est le 4° argument.
Objections: 1. Il semble qu'il doive y avoir dans l'amour divin une certaine mesure. Car la nature du bien consiste dans le mode, l'esprit et l'ordre, comme le prouve saint Augustin (Lib. de nat. boni, cap. 3 et 4). Or, l'amour de Dieu est ce qu'il y a de meilleur dans l'homme, d'après ces paroles de l'Apôtre (Col 3,14) : Ayez de la charité par-dessus toutes choses. Donc l'amour de Dieu doit avoir un mode ou une mesure.
2. Saint Augustin dit (De mor. Eccl. C 8) : Dites-moi, je vous en prie, quelle est la mesure de l'amour ; car je crains d'être enflammé, plus ou moins qu'il ne faut, de zèle et d'amour pour mon Dieu. Or, il serait inutile de demander quelle est la mesure de l'amour divin, s'il n'y en avait pas. Donc il y en a une.
3. Comme le dit le même docteur (Sup. Gen. ad litt. lib. iv, cap. 3), le mode est ce qui est déterminé par la mesure propre de chaque être. Or, la mesure de la volonté humaine, comme de son action extérieure, c'est la raison. Par conséquent, comme dans l'effet extérieur de la charité, il faut admettre une mesure déterminée par la raison, suivant ces paroles de l'Apôtre (Rm 12,1) : Que votre soumission soit raisonnable ; de même l'amour intérieur de Dieu doit avoir une mesure.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Bernard dit, dans son Livre sur l'amour de Dieu (in princ.), que la cause qui nous fait aimer Dieu, c'est Dieu lui-même, et que la manière de l'aimer, c'est de l'aimer sans mesure.
CONCLUSION. — Puisque la fin dernière de toutes les actions et de toutes les affections humaines est l'amour de Dieu même, on ne doit lui imposer ni mesure ni terme; mais plus on l'aime et plus l'amour est parfait.
Réponse Il faut répondre que, comme le prouve le passage de saint Augustin (Cit. in arg., 3), le mode implique la détermination d'une mesure. Cette détermination existe dans la mesure et dans l'objet mesuré, mais non de la même manière. Car elle existe dans la mesure essentiellement, parce que c'est la mesure qui détermine et qui modifie par elle-même les autres choses, tandis qu'elle existe dans les objets mesurés relativement, c'est-à-dire selon qu'ils atteignent leur mesure. C'est pourquoi dans la mesure il ne peut y avoir rien d'immodéré, tandis que la chose mesurée est immodérée, si elle n'atteint pas la mesure, soit qu'elle reste en deçà, soit qu'elle aille au-delà. Or, la fin est la mesure de toutes les choses qui regardent l'appétit ou l'action, parce qu'il faut que les choses que nous appétons et que nous faisons tirent leur propre nature de leur fin, comme le prouve Aristote (Phys. lib. ii, text. 89). C'est pourquoi la fin a en elle-même sa mesure, tandis que les moyens tirent leur mesure de leur proportion avec la fin. C'est ce qui fait dire à Aristote (Pol. lib. i, cap. 6) que dans tous les arts le désir de la fin est sans fin et sans terme, tandis que pour les moyens qui se rapportent à la fin, il y a un terme. En effet, un médecin ne met pas de terme à la santé, il la rend parfaite autant qu'il peut, mais il met un terme à la médecine; car il ne donne pas des médicaments autant qu'il peut, mais seulement autant qu'il en faut pour rétablir la santé. Si les médicaments dépassaient cette proportion ou restaient en deçà, ils seraient immodérés. Or, la fin de toutes les actions et de toutes les affections humaines, c'est l'amour de Dieu', par lequel surtout nous atteignons notre fin dernière, comme nous l'avons dit (quest. xxiii, art. 6). C'est pourquoi, à l'égard de l'amour de Dieu, on ne peut pas établir un mode comme pour la chose mesurée, de telle sorte qu'il soit susceptible d'excéder ou de rester en deçà de son objet. Il faut reconnaître en lui un mode analogue à celui qui existe dans la mesure où il ne peut y avoir d'excès; et comme on fait d'autant mieux qu'on atteint plus parfaitement la règle, de même, plus on aime Dieu, et plus l'amour qu'on a pour lui est parfait (1 ).
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce qui existe par soi-même vaut mieux que ce qui existe par un autre. C'est pourquoi la bonté de la mesure qui est à elle-même sa règle, l'emporte sur la bonté de l'objet mesuré qui est réglé par un autre. Par conséquent, la charité, qui est la règle des autres vertus, remporte sur elles, comme la mesure sur la chose mesurée.
2. Il faut répondre au second, que, comme le dit lui-même saint Augustin (ibid. cap. 8 et il), le mode d'aimer Dieu, c'est de l'aimer de tout son coeur, c'est-à-dire de l'aimer autant qu'on le peut; et cette manière d'aimer convient à la charité, qui est la mesure ou la règle des autres vertus (1).
3. Il faut répondre au troisième, que les choses dont l'objet est soumis au jugement de la raison doivent avoir la raison pour mesure (2); mais l'objet de l'amour divin, qui est Dieu, est au-dessus de la raison : il ne l'a donc pas pour mesure, puisqu'il la surpasse. Il n'en est pas non plus de l'acte intérieur de la charité, comme de ses actes extérieurs; car l'acte intérieur de la charité a la nature de la fin, parce que le souverain bien de l'homme consiste en ce que l'âme s'attache à Dieu, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 72,27) : Il m'est bon de m'attacher à Dieu. Les actes extérieurs sont comme les moyens qui se rapportent à la fin. C'est pourquoi ils doivent avoir pour mesure la charité et la raison.
(1) Dieu étant infiniment aimable, quel que soit l'amour que nous ayons pour lui, il ne peut jamais correspondre adéquatement à son objet, et, par conséquent, loin d'être excessif il est toujours inférieur à ce qu'il devrait être par rapport à Dieu.
(1) Car la charité, par la même qu'elle est la mesure ou la règle des autres vertus, n'a ni terme ni fin.
(2) Les choses qui sont ainsi soumises à la raison sont les choses finies, mais il n’en est pas de même de l'amour de Dieu, qui est infini, et qui loin d'être soumis à la raison lui est supérieur.
Objections: 1. Il semble qu'il soit plus méritoire d'aimer son ennemi que son ami. Car l'Evangile dit (Mt 5,48) : Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous? Par conséquent, en aimant son ami on ne mérite pas de récompense, tandis qu'on en mérite une, quand on aime son ennemi, comme il est dit au même endroit. Il est donc plus méritoire d'aimer ses ennemis que ses amis.
2. Une chose est d'autant plus méritoire qu'elle procède d'une charité plus ardente. Or, il appartient aux parfaits enfants de Dieu d'aimer leurs ennemis, comme le dit saint Augustin (Ench. cap. 73), tandis qu'il ne faut qu'une charité imparfaite pour aimer ses amis. Donc il y a plus de mérite à aimer ses ennemis que ses amis.
3. Là où l'effort pour le bien est le plus grand, il semble qu'il y ait plus de mérite ; parce que chacun recevra sa récompense selon sa peine, comme le dit l'Apôtre (1Co 3,8). Or, l'homme a besoin de faire un plus grand effort pour aimer un ennemi que pour aimer un ami, parce que c'est plus difficile. Il semble donc qu'il soit plus méritoire d'aimer un ennemi qu'un ami.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Ce qui est le mieux est le plus méritoire. Or, il est mieux d'aimer un ami, parce qu'il est mieux d'aimer ce qui est le meilleur, et qu'un ami qui aime est meilleur qu'un ennemi qui liait. Donc il est plus méritoire d'aimer un ami qu'un ennemi.
CONCLUSION. —Quoique aimer un ami ce soit aimer une meilleure chose, néanmoins, selon Dieu qui est la raison de notre amour, il est plus méritoire d'aimer ses ennemis que ses amis.
Réponse Il faut répondre que Dieu est la raison qui nous fait aimer le prochain par charité, comme nous l'avons dit (quest. xxv, art. 1). Par conséquent, quand on demande s'il est mieux ou plus méritoire d'aimer son ami ou son ennemi, on peut comparer ces deux sortes d'amour de deux manières : 1° par rapport au prochain que l'on aime ; 2° par rapport à la raison pour laquelle on l'aime. Dans le premier sens l'amour d'un ami l'emporte sur l'amour d'un ennemi, parce que l'ami est meilleur et plus attaché, par conséquent c'est une matière plus en harmonie avec l'amour. C'est pour ce motif que l'acte d'amour qui a cette matière pour objet vaut mieux, et que par suite son contraire est pire. Car il est plus odieux de détester un ami qu'un ennemi.— Dans le second sens (1), l'amour d'un ennemi l'emporte pour deux raisons : 1° parce que l'amour qu'on a pour un ami peut avoir d'autre raison que Dieu (2), tandis que Dieu est l'unique raison pour laquelle on aime un ennemi; 2° parce qu'en supposant que ce soit pour Dieu qu'on aime l'un et l'autre, l'amour qui s'étend aux choses les plus éloignées, c'est- à-dire jusqu'aux ennemis, est le plus fort ; comme la vertu du feu est d'autant plus puissante qu'elle étend sa chaleur à une plus grande distance. Par conséquent l'amour divin est d'autant plus fort que nous faisons pour lui des choses plus difficiles, comme la vertu du feu est d'autant plus forte qu'elle peut brûler une matière moins combustible. Mais comme le même feu agit plus fortement sur les choses qui sont proches que sur celles qui sont éloignées, de même aussi la charité aime plus ardemment ceux qui lui sont unis que ceux qui sont éloignés. Et sous ce rapport l'amour des amis, considéré en lui-même (3), est plus vif et plus parfait que l'amour des ennemis.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la parole de Notre-Seigneur doit s'entendre absolument. Car l'amour des amis n'est pas récompensé par Dieu quand on les aime uniquement parce que ce sont des amis (4). Et il paraît qu'il en est ainsi, quand on les aime de manière qu'on n'aime pas ses ennemis. Néanmoins l'amour des amis est méritoire, si on les aime pour Dieu, et qu'on ne les aime pas seulement parce que ce sont des amis.
La réponse aux autres objections est évidente, d'après ce que nous avons dit (in corp. art.). Car les deux arguments qui suivent s'appuient sur la raison pour laquelle nous devons aimer, et la dernière sur les choses qu'on aime.
(1) Saint Thomas examine ici si la raison pour laquelle on aime un ennemi vaut mieux que celle pour laquelle on aime un ami.
(2) Ainsi on peut aimer un ami à cause de ses vertus et des bienfaits qu'on en a reçus.
(3) Les théologiens sont divisés sur cette question, c'est-à-dire laquelle de ces deux dilections, toutes choses égales d'ailleurs, est absolument la meilleure. Cependant le sentiment le plus commun et le plus probable paraît être celui de saint Thomas.
(4) Cet amour est alors purement naturel ; c'est pourquoi il n'est pas méritoire.
II-II (Drioux 1852) Qu.26 a.13