II-II (Drioux 1852) Qu.29 a.3
Objections: 1. Il semble que la paix ne soit pas l'effet propre de la charité. Car on ne possède pas la charité sans la grâce sanctifiante. Or, il y en a qui possèdent la paix sans avoir la grâce sanctifiante; c'est ainsi que les gentils la possèdent quelquefois. La paix n'est donc pas un effet de la charité. Une chose dont le contraire peut exister avec la charité n'est pas un effet de cette vertu. Or, la dissension, qui est contraire à la paix, peut exister avec la charité. Car nous voyons que les saints Pères, tels que saint Jérôme et saint Augustin (Aug. Epist. viii, ix et xi), ont été en dissentiment à l'égard de quelques opinions. Nous lisons dans les Actes des apôtres (15) que saint Paul et saint Barnabé ont été en désaccord aussi. Il semble donc que la paix ne soit pas un effet de la charité.
2. La même chose n'est pas l'effet propre do différentes causes. Or, la paix est l'effet de la justice, d'après ces paroles du prophète (Is 32,47) : La paix sera l'oeuvre de la justice. Elle n'est donc pas l'effet de la charité.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Ps 118,16 Ps 5): Il y a une paix abondante pour ceux qui aiment votre loi.
CONCLUSION. — La paix est l'effet propre de la charité, puisque l'amour de la charité s'étend à Dieu et au prochain.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest.), il y a deux sortes d'union qui sont de l'essence de la paix; la première est celle qui résulte du rapport de nos propres appétits avec un seul et même objet ; la seconde est celle qui provient de l'union de notre propre appétit avec celui d'un autre. La charité produit ces deux espèces d'union. Elle produit la première selon qu'elle nous fait aimer Dieu de tout notre coeur, de manière que nous rapportions à lui toutes choses. C'est ainsi que tous nos appétits se portent vers un seul et même objet. Elle produit la seconde selon que nous aimons le prochain comme nous-mêmes (1). D'où il arrive que l'homme veut accomplir la volonté du prochain, comme la sienne. C'est pourquoi à l'égard des choses qu'on aime il y a identité de choix, comme le prouve Aristote (Eth. lib. ix, cap. 4). Et c'est ce qui fait dire à Cicéron (De amicitia) qu'il appartient aux amis de vouloir et de ne vouloir pas la même chose.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que personne n'est privé de la grâce sanctifiante qu'à cause du péché; d'où il résulte que l'homme a été détourné de sa fin légitime en constituant sa fin là où elle ne doit pas être. Dans ce cas, l'appétit ne s'attache pas principalement au vrai bien final, mais au bien apparent. C'est pourquoi sans la grâce sanctifiante il ne peut pas y avoir de paix véritable, mais il n'y a qu'une paix apparente ou fausse (2).
2. Il faut répondre au second, que, comme le dit Aristote (Eth. lib. ix, cap. 6), l'accord en matière d'opinions n'appartient pas à l'amitié, mais c'est l'accord dans les biens qui contribuent à la vie, et surtout dans les biens importants, parce que le dissentiment sur quelques points qui ne sont pas graves ne semble pas une rupture. C'est pourquoi rien n'empêche que ceux qui ont la charité ne soient d'une opinion différente. Cette diversité de sentiments n'est pas non plus contraire à la paix, parce que les opinions appartiennent à l'intelligence qui précède l'appétit que la paix unit. De même, quand il y a accord sur les points principaux, la dissension sur des choses légères n'est pas contraire à la charité. Car cette dissension procède de la diversité des opinions, parce que l'un pense que l'objet en conteste appartient au bien sur lequel ils sont d'accord, et l'autre croit qu'il ne lui appartient pas (3). D'après cela, la division sur des choses légères et en matière d'opinions est contraire à la paix parfaite dans laquelle on aura de la vérité une connaissance pleine et entière, et où tout désir sera satisfait ; mais elle n'est pas contraire i la paix imparfaite telle qu'on la possède sur cette terre.
3. Il faut répondre au troisième, que la paix est indirectement l'oeuvre de la justice, en ce sens que la justice écarte tout ce qui y fait obstacle (1); mais elle est directement l'oeuvre de la charité, parce que la charité la produit selon sa propre nature. Car, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4), l'amour est une force qui unit; et la paix est l'union des penchants appétitifs.
(I) Ainsi la charité produit une paix parfaite, parce qu'elle nous met d'accord avec Dieu, avec le prochain et avec nous-mêmes.
(2) Parce que dans ce cas l'homme n'est pas d'accord avec lui-même.
(3) Ainsi la différence d'opinions que l’on remarque sur des matières libres dans les Pères et les docteurs de l'Eglise ne les a pas empêchés de vivre ensemble en parfait accord.
(I) La justice repousse toutes les occasions et toutes les causes de discorde, car souvent c'est l'injustice qui jette le trouble parmi les hommes au sujet de leurs intérêts particuliers.
Objections: 1. II semble que la paix soit une vertu. Car il n'y a de préceptes que pour ordonner des actes de vertu. Or, il y a des préceptes qui nous commandent d'avoir la paix (Mc 9,49) : Ayez la paix entre vous. La paix est donc une vertu.
2. Nous ne méritons que par des actes de vertus. Or, il est méritoire d'établir la paix, d'après ces paroles de l'Evangile (Mt 5,9) : Bienheureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu. La paix est donc une vertu.
3. Les vices sont opposés aux vertus. Or, les dissensions, qui sont contraires à la paix, se trouvent placées au nombre des vices, comme on le voit (Ga 5). Donc la paix est une vertu.
En sens contraire Mais c'est le contraire. La vertu n'est pas la fin dernière, mais c'est la voie qui y mène. Or, la paix est d'une certaine façon la fin dernière, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. xix, cap. 41). Elle n'est donc pas une vertu.
CONCLUSION. — La paix n'est pas une vertu, mais elle est, comme la joie, un effet de la vertu de charité.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 4), quand tous les actes naissent les uns des autres, en procédant sous le même rapport d'un même agent, ils résultent tous d'une seule et même vertu, et on n'attribue pas à chacun d'eux autant de vertus particulières, comme on le voit dans les choses corporelles. Car, de ce que le feu, en échauffant, liquéfie et raréfie, il n'y a pas dans le feu une vertu liquéfiante et une vertu raréfiante ; mais il opère tous ces actes par une seule et même vertu, la vertu d'échauffer. Par conséquent, puisque la paix est produite par la charité, et qu'elle résulte de l'amour de Dieu et du prochain, comme nous l'avons vu (art. préc.), il n'y a pas une autre vertu que la charité, dont la paix soit l'acte propre, comme nous l'avons dit de la joie (quest. préc. art. 4).
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il y a un précepte à l'égard de la paix, parce que c'est un acte de charité, et qu'à ce titre c'est un acte méritoire. C'est pour ce motif qu'elle est placée parmi les béatitudes qui sont des actes de la vertu parfaite, comme nous l'avons dit (I-II, quest. lxix, art. 4, et quest. lxx, art. 3). On la place aussi parmi les fruits, en ce sens que c'est un bien final qui a une douceur spirituelle.
2. La réponse au second argument est par là même évidente.
3. Il faut répondre au troisième, qu'il y a beaucoup de vices contraires à la même vertu relativement à ses divers actes. C'est ainsi que la charité a pour contraires non-seulement la haine sous le rapport de l'amour, mais encore le dégoût (acedia) et l'envie sous le rapport de la joie et la dissension sous le rapport de la paix.
(2) Cet article est l'explication de ce passage de saint Paul (Ga 5) : Fructus autem spiritus est charitas, gaudium, pax.
Après avoir parlé de la joie et de la paix, nous avons à nous occuper de la miséricorde. — A ce sujet quatre questions se présentent : 1° Le mal est-il la cause de la miséricorde par rapport à celui qui est l'objet de cette vertu? — 2° Quels sont ceux qui sont miséricordieux ? — 3° La miséricorde est-elle une vertu ? — 4° Est-elle la plus grande des vertus ?
Objections: 1. Il semble que le mal ne soit pas le motif propre de la miséricorde. Car, comme nous l'avons prouvé (quest. xix, art. 6, et 4*2", quest. lxxix, art. 4 ad 4, et part. I, quest. xlviii, art. 4), la faute est plutôt un mal que la peine. Or, la faute ne provoque pas à la miséricorde, mais plutôt à l'indignation. Le mal ne provoque donc pas à la miséricorde.
2. Les choses qui sont cruelles ou atroces paraissent être un mal excessif. Or, Aristote dit (Rhet. lib. ii, cap. 8) que la cruauté est autre que la misère, et qu'elle exclut la compassion. Ce n'est donc pas le mal qui, comme tel, nous porte à la miséricorde.
3. Les signes des maux ne sont pas des maux véritables. Or, ce sont plutôt les signes des maux qui provoquent la compassion, selon la remarque d'Aristote (Rhet. lib. ii, cap. 8). Le mal n'excite donc pas proprement à la miséricorde.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Jean Damascène dit (De fid. orth. lib. ii, cap. 44) que la miséricorde ou la compassion est une espèce de tristesse. Or, c'est le mal qui nous porte à la tristesse. Donc c'est aussi le mal qui nous porte à la miséricorde.
CONCLUSION. — Le mal que quelqu'un souffre injustement est le principal motif qui nous porte à la miséricorde.
Réponse Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. ix, cap. 5), la miséricorde est la compassion que nous éprouvons dans notre coeur à la vue de la misère d'autrui, et qui nous porte à lui venir en aide si nous le pouvons. Car le mot miséricorde vient de ce qu'on a le coeur affligé (cor miserum) de la misère d'autrui. Or, la misère est opposée au bonheur. Par conséquent, comme il est de l'essence de la béatitude ou de la félicité qu'on jouisse de ce qu'on veut et de ce qui est juste, suivant cette parole de saint Augustin (De Trin. lib. xiii, cap. 4), que l'homme heureux est celui qui a tout ce qu'il veut, et qui ne veut rien de mauvais, il s'ensuit que ce qui constitue au contraire la misère, c'est que l'homme souffre ce qu'il voudrait ne pas souffrir. Or, on veut une chose de trois manières : 1° On veut d'une volonté naturelle -, c'est ainsi que les hommes veulent exister et vivre. 2° L'homme veut certaines choses par choix d'après une préméditation quelconque (4). 3° Il en veut d'autres, non en elles-mêmes, mais dans leur cause. Ainsi nous disons de celui qui veut manger des choses nuisibles, qu'il veut être malade. — Ce qui nous porte à la compassion appartient donc en quelque sorte à la misère. D'abord nous sommes touchés par ce qui est contraire à l'appétit naturel de la volonté, c'est-à-dire par les maux qui allèrent la santé et qui nous attristent, et dont nous recherchons naturellement les contraires. C'est ce qui fait dire à Aristote (Met. lib. ii, cap. 8) que la miséricorde est une tristesse qui a pour objet un mal apparent qui corrompt ou qui contriste. En second lieu, ces maux excitent encore davantage la compassion, s'ils sont contraires à la volonté d'élection. Aussi Aristote ajoute (loc. cit.) que les maux dignes de compassion sont ceux dont la fortune est la cause, par exemple quand un mal arrive d'où l'on espérait un bien. En troisième lieu, ces maux sont encore plus déplorables, s'ils sont absolument contraires à la volonté, par exemple si quelqu'un a toujours fait le bien et qu'il lui arrive du mal (1). C'est pour cela qu'Aristote dit (loc. cit.) que la compassion est surtout excitée par les maux de celui qui souffre sans l'avoir mérité.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il est de l'essence de la faute d'être volontaire, et sous ce rapport elle n'est pas digne de compassion, mais plutôt de châtiment. Mais comme la faute peut être d'une certaine manière un châtiment, en ce sens qu'elle est annexée à quelque chose de contraire à la volonté de celui qui pèche, à ce point de vue elle peut exciter la compassion. C'est ainsi que nous avons pitié et compassion des pécheurs; car, comme le dit saint Grégoire (Hom. xxxiv in ev.), la vraie justice n'a pas du dédain pour eux, mais de la compassion. Et il est dit dans l'Evangile (Mt 9,36) que Jésus, voyant la foule, en eut pitié, parce qu'ils étaient tous errant et tourmentés, comme des brebis qui n'ont pas de pasteur.
2. Il faut répondre au second, que la miséricorde, étant la compassion que l'on a pour la misère d'autrui, se rapporte, à proprement parler, à un autre, mais non à soi-même, sinon par analogie, comme la justice, selon qu'on considère dans l'homme différentes parties, d'après Aristote (Eth. lib. v, cap. ult.). C'est dans ce sens qu'il est dit (Qo 30,24) : Ayez pitié de votre âme en vous rendant agréable à Dieu. Par conséquent, comme ce n'est pas la miséricorde qui se rapporte, à proprement parler, à nous-mêmes, mais la douleur (par exemple quand nous éprouvons en nous des souffrances cuisantes), de même, s'il y a des personnes qui nous soient unies au point d'être, pour ainsi dire, une partie de nous-mêmes (tels que des enfants ou des parents), nous ne compatissons pas à leurs maux, mais nous en souffrons, comme d'autant de blessures qui nous sont personnelles. C'est en ce sens qu'Aristote dit (loc. cit.) que ce qui est cruel détruit la compassion.
3. Il faut répondre au troisième, que, comme la délectation résulte de l'espérance et du souvenir des biens, de même l'attente et le souvenir des maux produisent la tristesse. Toutefois elle n'est pas aussi violente que celle qui est l'effet des maux présents. C'est pour cela que les signes des maux (3) en nous représentant, comme s'ils étaient présents, les maux qui peuvent nous émouvoir, nous portent à la compassion.
(I) Ainsi nous voulons les richesses de préférence aux dignités.
(1) Ainsi il y a des hommes de bien qui sont tellement éprouvés, qu'ils subissent à chaque instant des revers et des disgrâces.
(2) La faute est souvent annexée à la peine, et c'est ce qui rend le coupable digne de compassion.
(3) Ainsi, par exemple, les habits fraîchement ensanglantés de quelqu'un qui vient d’être assassiné peuvent nous porter à la compassion.
Objections: 1. Il semble que ce qui nous manque ne soit pas le motif qui nous porte à avoir de la compassion. Car le propre de Dieu c'est d'être miséricordieux, puisqu'il est dit (Ps 144,9) : Ses miséricordes s'étendent sur toutes ses oeuvres. Or, Dieu ne manque de rien. Donc ce n'est pas le défaut (defectus) qui est cause de la compassion.
2. Si le défaut est le motif de la compassion, il faut que ceux qui manquent de plus de choses aient la compassion la plus grande. Mais il n'en est pas ainsi, car Aristote dit (Rhet. lib. ii, cap. 8) que ceux qui ont tout perdu n'ont pas de compassion. Il semble donc que ce qui nous manque ne soit pas la raison qui nous rend miséricordieux.
3. C'est un défaut que de subir un outrage. Or, Aristote dit (loc. cit.) que ceux qui sont dans cet état n'ont pas de compassion. Donc le défaut n'est pas le motif qui nous porte à la compassion.
En sens contraire Mais c'est le contraire. La compassion est une tristesse. Or, un défaut est un motif de tristesse; c'est ce qui fait que les infirmes nous contristent plus facilement, comme nous le dirons (quest. xxxv, art. 1 ad 2). Donc le défaut de celui qui compatit est le motif de sa compassion.
CONCLUSION. — Un défaut peut toujours être pour quelqu'un un motif de compassion, en ce sens qu'on regarde le mal d'un autre comme le sien en vertu de l'union produite par l'amour, ou parce qu'il est possible qu'on éprouve quelque chose de semblable.
Réponse Il faut répondre que la miséricorde étant la compassion qu'on éprouve à l'occasion de la misère d'autrui, ainsi que nous l'avons dit (art. préc.), il en résulte qu'on est miséricordieux du moment où l'on gémit sur la misère des autres. Et parce que la tristesse ou la douleur se rapporte au mal qu'on éprouve soi-même, on s'attriste ou on gémit de la misère des autres, selon qu'on la considère comme la sienne. Ce qui arrive de deux manières : 1° Par l'union d'affection, qui est l'effet de l'amour. Car celui qui aime regarde son ami comme lui-même, il considère le mal qui lui arrive comme son propre mal ; c'est pourquoi il en gémit comme du sien. C'est pour ce motif qu'Aristote (Eth. lib. ix, cap. 4) met parmi les autres marques de l'amitié le partage des peines. Et l'Apôtre dit lui-même (Rm 12,15) : Réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent, pleurez avec ceux qui pleurent. 2° La même chose arrive par l'union réelle, par exemple quand le mal des autres est près d'arriver d'eux à nous. C'est pour cela qu'Aristote dit (Rhet. lib. ii, cap. 8) que les hommes sont miséricordieux à l'égard de ceux qui leur sont unis et qui leur ressemblent, parce que par là même ils pensent qu'ils peuvent souffrir les mêmes maux. De là il arrive aussi que les vieillards et les sages (1), qui considèrent qu'ils peuvent tomber dans les mêmes malheurs, sont plus miséricordieux, et il en est de même de ceux qui sont faibles et timides. Au contraire, ceux qui croient être heureux et assez puissants pour penser qu'il ne peut rien leur arriver de mauvais ne sont pas aussi compatissants (2). Par conséquent, ce qui nous manque est toujours la raison qui nous porte à être miséricordieux, soit parce qu'on considère comme sien le défaut d'un autre, à cause de l'union que l'amour établit; soit parce qu'on sait qu'il est possible qu'on éprouve soi-même des malheurs semblables.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que Dieu n'est miséricordieux que par suite de son amour, dans le sens qu'il nous aime comme une partie de lui-même.
2. Il faut répondre au second, que ceux qui éprouvent des maux infinis ne craignent plus de souffrir davantage, et c'est pour cela qu'ils n'ont pas de miséricorde. Il en est de même de ceux qui ont une crainte excessive ; parce qu'ils sont tellement préoccupés de leur propre passion qu'ils ne peuvent faire attention à la misère d'autrui.
3. Il faut répondre au troisième, que ceux qui ont subi des injures ou qui en veulent faire subir aux autres sont portés à la colère et à l'audace qui sont des passions viriles et qui excitent le courage de l'homme à entreprendre des choses difficiles. Par conséquent, elles l'empêchent de penser aux maux qui peuvent lui arriver dans l'avenir, et c'est ce qui fait que ceux qui sont dans cet état, n'ont pas de miséricorde, d'après ces paroles de l'Ecriture (Pr 27,4) : La colère n'a pas de miséricorde, pas plus que la fureur qui éclate. Pour la même raison les orgueilleux n'ont pas de compassion, parce qu'ils méprisent les autres et les regardent comme des méchants. Ainsi ils croient qu'ils méritent de souffrir tout ce qu'ils souffrent. C'est ce qui fait dire à saint Grégoire (Hom. xxxiv in ev.) que la fausse justice, c'est- à-dire celle des orgueilleux, n'a pas de compassion, mais du dédain.
(I) Les sages sont plus miséricordieux par raisonnement, et les vieillards parce qu'ils ont un plus grand nombre d'infirmités, et que, par conséquent, ils manquent de plus de choses.
(2) Parce qu'ils ne manquent de rien. Ainsi la compassion est en raison des privations que l’on éprouve soi-même.
Objections: 1. Il semble que la miséricorde ne soit pas une vertu. Car ce qu'il y a de principal dans la vertu, c'est l'élection, comme le prouve Aristote (Eth. lib. ii, cap. 5). Or, l'élection est le fait de l'appétit préalablement éclairé par le conseil, comme le dit le même philosophe (Eth. lib. ii, cap. 3). Ce qui entrave le conseil ne peut donc être appelé une vertu. Or, la compassion est un obstacle au conseil, d'après ces paroles de Salluste (Catil. orat. Caes.) : Tous les hommes qui délibèrent sur des choses douteuses doivent être exempts de colère et de compassion, car l'esprit ne voit pas facilement le vrai dès que ces passions l'obscurcissent. Donc la miséricorde n'est pas une vertu.
2. Rien de ce qui est contraire à la vertu n'est louable. Or, l'indignation (1) est contraire à la miséricorde, comme le dit Aristote (Rhet. lib. ii, cap. 9), et elle est néanmoins une passion louable d'après ce même philosophe (ibid.). La miséricorde n'est donc pas une vertu.
3. La joie et la paix ne sont pas des vertus spéciales, parce qu'elles sont une suite de la charité, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 4). Or, la miséricorde est aussi un effet de la charité. Car c'est par charité que nous pleurons avec ceux qui pleurent et que nous nous réjouissons avec ceux qui se réjouissent. La miséricorde n'est donc pas une vertu spéciale.
4. Puisque la miséricorde appartient à la puissance appétitive, ce n'est pas une vertu intellectuelle, ni une vertu théologale, attendu qu'elle n'a pas Dieu pour objet. Ce n'est pas non plus une vertu morale, parce qu'elle ne se rapporte pas aux actions (que règle la justice) ni aux passions. Elle ne revient pas non plus à l'un des douze moyens termes que le philosophe distingue (Eth. lib. ii, cap. 7). Elle n'est donc pas une vertu.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. ix, cap. 5) : Le langage de Cicéron est infiniment plus noble, plus humain, plus religieux quand il dit à la louange de César : De toutes les vertus il n'en est point de plus aimable, de plus admirable que la compassion. Donc la compassion est une vertu.
CONCLUSION. — La miséricorde, non celle qui est un mouvement de l'appétit sensitif, mais celle qui est un mouvement de l'appétit intelligentiel dirigé par la raison et qui dirige le mouvement de l'appétit inférieur, est nécessairement une vertu.
Réponse Il faut répondre que la miséricorde implique une douleur que l'on conçoit à l'occasion de la misère d'autrui. Cette douleur peut désigner le mouvement de l'appétit sensitif, et en ce sens la miséricorde est une passion et non une vertu (4). 2° Elle peut désigner le mouvement de l'appétit intelligentiel selon qu'on voit avec peine le mal d'un autre. Ce mouvement peut être réglé conformément à la raison, et le mouvement de l'appétit inférieur peut avoir pour règle ce mouvement, selon qu'il est conforme à la raison elle-même. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (De civ. Dei, lib. ix, cap. 5) que le mouvement intérieur, c'est-à-dire la miséricorde prête son ministère à la raison, quand la compassion qu'il inspire ne déroge point à la justice, soit qu'elle ait pour objet de secourir l'indigence, soit qu'il s'agisse de pardonner au repentir. Et puisque l'essence de la vertu humaine consiste en ce que le mouvement de l'âme soit réglé par la raison, comme nous l'avons prouvé (I-II. quest. lix, art. 4 et 5, et quest. lxv, art. 2), il s'ensuit que la miséricorde est une vertu.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce passage de Salluste s'entend de la miséricorde considérée comme une passion qui n'est pas réglée par la raison. Car c'est ainsi qu'elle trouble le conseil de cette faculté, en la faisant s'écarter de la justice.
2. Il faut répondre au second, qu'Aristote parle en cet endroit de la miséricorde et de l'indignation considérées comme passion. Elles sont en effet opposées par rapport à l'opinion qu'on se fait des misères d'autrui. Celui qui est miséricordieux s'en afflige, parce qu'il pense qu'on les endure sans les avoir méritées-, celui qui s'indigne s'en réjouit au contraire, parce qu'il pense que ceux qui sont malheureux souffrent à juste titre, et il s'attriste quand il voit que les méchants prospèrent. Ces deux sentiments sont également louables, parce qu'ils sont inspirés par la même disposition morale, comme le dit Aristote (Rhet. lib. ii, cap. 9). Mais l'envie est, à proprement parler, contraire à la miséricorde, comme nous le verrons (quest. xxxvi, art. 3).
3. Il faut répondre au troisième, que la joie et la paix n'ajoutent rien à la nature du bien qui est l'objet de la charité ; c'est pourquoi elles ne supposent pas d'autres vertus que la charité (2). Mais la miséricorde se rapporte à une raison spéciale, c'est-à-dire à la misère de celui dont on a pitié (3).
4. Il faut répondre au quatrième, que la miséricorde considérée comme vertu est une vertu morale qui a pour objet les passions et qui revient au milieu que désigne Aristote sous le nom de Némésis, indignation généreuse (4), parce qu'elles proviennent de la même disposition morale, comme le dit ce philosophe (Rhet. lib. ii, cap. 9). Il n'en fait pas des vertus, mais des passions; parce qu'elles sont également louables comme passions. Cependant rien n'empêche qu'elles ne proviennent d'une habitude élective et que sous ce rapport elles n'aient la nature de la vertu.
(I) En grec nèmèsis. Cette vertu, que nous exprimons ici, faute de mieux, par le mot indignation, tient le milieu dans la théorie péripatéticienne entre l'envie et la malveillance.
(1) Parce que ce mouvement considéré ainsi en lui-même n'est pas réglé par la raison, ce qui est de l'essence de la vertu.
(1) Elles sont des actes de cette vertu.
(2) Elle se rapporte au prochain en tant qu'il est malheureux.
(4) Ainsi l'indignation ou la némésis revient à la miséricorde ; ou plutôt ce sont deux nuances diverses d'une même vertu. Cette vertu prise dans sa totalité consiste à se réjouir des maux qui sont justement mérités par les criminels, et à s'affliger des maux qui arrivent aux personnes vertueuses. Le miséricordieux s'afflige, et celui qui a de l'indignation se réjouit, comme l'observe saint Thomas (ad 2).
Objections: 1. Il semble que la miséricorde soit la plus grande des vertus. Car le culte divin paraît appartenir surtout à la vertu. Or, la miséricorde est préférable au culte divin, d'après ces paroles du prophète (Os 6) et de l'Evangile (Mt 9,13) : Je veux la miséricorde et non le sacrifice. Donc la miséricorde est la plus grande vertu.
2. A l'occasion de ces paroles de l'Apôtre (1Tm 4) : La piété est utile à tout, la glose dit que toute la morale chrétienne consiste sommairement dans la miséricorde et la piété. Or, la morale chrétienne embrasse toutes les vertus. Toute vertu consiste donc sommairement dans la miséricorde.
3. La vertu rend bon celui qui la possède. Par conséquent plus une vertu est excellente et plus elle rend l'homme semblable à Dieu. Or, c'est surtout ce que fait la miséricorde ; parce qu'il est dit de Dieu (Ps 64,9) : Que ses miséricordes s'étendent sur toutes ses oeuvres. Et le Seigneur ajoute (Lc 6,36) : Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux. Donc la miséricorde est la plus grande des vertus.
En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre après avoir dit (Col 3,14) : Revêtez- vous, comme les bien-aimés de Dieu, des entrailles de la miséricorde, ajoute: Mais surtout ayez la charité. La miséricorde n'est donc pas la plus grande des vertus.
CONCLUSION. — Quoique la miséricorde soit en elle-même la plus grande des vertus, néanmoins par rapport au sujet qui la possède il n'y a qu'en Dieu qu'elle soit la plus grande, dans tous les autres la charité l'emporte sur elle.
Réponse Il faut répondre qu'une vertu peut être la plus grande de deux manières: 1° en elle-même; 2° par rapport à celui qui la possède. — En elle-même la miséricorde est la plus grande des vertus ; car il appartient à la miséricorde de se donner avec effusion aux autres et de les soulager en outre dans leurs besoins, ce qui est le propre d'une vertu supérieure. Aussi la miséricorde appartient-elle à Dieu tout particulièrement (4), et c'est surtout par elle qu'on dit qu'il manifeste sa puissance. — Mais relativement à celui qui la possède, la miséricorde n'est pas la plus grande vertu, à moins que celui qui la possède ne soit le plus grand des êtres, qu'il n'ait personne au-dessus de lui, et qu'au contraire tous les autres lui soient soumis. Car pour celui qui a quelqu'un au-dessus de lui, il vaut mieux qu'il lui soit uni que de venir en aide aux misères d'un inférieur. C'est pourquoi par rapport à l'homme qui a Dieu au-dessus de lui, la charité qui l'unit à Dieu est préférable à la miséricorde qui le porte à soulager le prochain. Mais parmi toutes les vertus qui regardent le prochain, la miséricorde est la plus excellente, comme étant l'acte de l'être le plus élevé. Car c'est à celui qui est au-dessus des autres et qui l'emporte sur eux à suppléer à ce qui leur manque.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que nous n'honorons pas Dieu par des sacrifices extérieurs ou par des présents à cause de lui, mais à cause de nous et de nos semblables. Car il n'a pas besoin de nos sacrifices, mais il veut que nous les lui offrions pour exciter notre dévotion et pour être utiles au prochain. C'est pourquoi la miséricorde, par laquelle on vient en aide à la misère des autres, est un sacrifice qui lui est plus agréable en ce sens qu'elle sert plus immédiatement les intérêts du prochain, d'après ces paroles de saint Paul (He 13,16) : Souvenez-vous d'exercer la charité et de faire part de vos biens aux autres, car c'est par de semblables hosties qu'on se rend Dieu favorable.
2. Il faut répondre au second, que la religion chrétienne consiste sommairement dans la miséricorde, quant aux oeuvres extérieures. Toutefois l'affection intérieure de la charité, par laquelle nous sommes unis à Dieu, l'emporte sur l'amour et sur la miséricorde que nous devons avoir pour le prochain (1).
3. Il faut répondre au troisième, que la charité nous rend semblables à Dieu en ce sens que nous lui sommes unis par l'affection ; c'est pourquoi elle l'emporte sur la miséricorde qui nous assimile à lui sous le rapport des oeuvres.
(i) La miséricorde lui appartient par elle-même, au lieu que sa justice ne lui est propre qu'en raison de nos péchés.
(1) Car par la charité nous sommes unis intérieurement avec Dieu, qui est notre souverain Bien, tandis que la miséricorde nous unit seulement à nos semblables. Mais comme la charité est la première des vertus théologales, de même la miséricorde est la première des vertus qui regardent le prochain.
Nous avons maintenant à nous occuper des actes extérieurs ou des effets de la charité. — Nous traiterons : 1° de la bienfaisance ; 2° de l'aumône qui est une partie de la bienfaisance ; 3° de la correction fraternelle qui est une sorte d'aumône. — Touchant la bienfaisance quatre questions se présentent : 1° La bienfaisance est-elle un acte de charité ? — 2° Doit-on faire du bien à tout le monde ? — 3° Doit-on faire plus de bien à ceux avec lesquels on est le plus uni? — 4° La bienfaisance est-elle une vertu spéciale ?
Objections: 1. Il semble que la bienfaisance ne soit pas un acte de charité. Car la charité se rapporte surtout à Dieu. Or, nous ne pouvons pas être bienfaisants envers Dieu, d'après cette parole de Job (Jb 35,7) : Que lui donnerez-vous? ou que recevra-t-il de votre main ? La bienfaisance n'est donc pas un acte de charité.
2. La bienfaisance consiste surtout à accorder des dons. Or, ceci appartient à la libéralité. La bienfaisance n'est donc pas un acte de charité, mais de libéralité.
3. Ce qu'on donne, on le donne ou comme une chose qu'on doit ou comme une chose qu'on ne doit pas. Or, quand on accorde un bienfait à titre de chose due, on fait un acte de justice. Si on l'accorde comme une chose qui n'est pas due, c'est un don gratuit et par conséquent un acte de miséricorde. Donc toute bienfaisance est un acte de justice ou un acte de miséricorde, et par conséquent ce n'est pas un acte de charité.
En sens contraire Mais c'est le contraire. La charité est une amitié, comme nous l'avons dit (quest. xxiii, art. 1). Or, Aristote dit (Eth. lib. ix, cap. 4) que l'amitié consiste à faire du bien à ses amis, c'est-à-dire à exercer la bienfaisance à leur égard. Donc la bienfaisance est un acte de charité.
CONCLUSION. — La bienfaisance, d'après sa nature générale, est un acte d'amitié ou de charité, mais d'après sa nature spéciale il est possible qu'elle soit l'acte d'une autre vertu.
Réponse Il faut répondre que la bienfaisance n'implique pas autre chose que de faire du bien à quelqu'un. Or, on peut considérer ce bien de deux manières. 1° D'une manière générale, la bienfaisance considérée ainsi en général est un acte d'amitié et par conséquent de charité. Car l'acte d'amour est compris dans la bienveillance, par laquelle on veut du bien à quelqu'un, comme nous l'avons vu (quest. xxiii, art. 1, et quest. xxvii, art. 2). Et comme la volonté produit ce qu'elle veut, si elle en a la faculté, il s'ensuit par conséquent que la bienfaisance résulte de l'amour que l'on a pour ses amis. C'est pour cela que la bienfaisance considérée en général est un acte d'amitié ou de charité. Mais si on considère le bien qu'on fait à un autre sous un aspect particulier (1), alors la bienfaisance se spécialise et se rattache à une vertu particulière.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4), l'amour meut les êtres qui sont coordonnés de manière que l'un se rapporte à l'autre, il élève les inférieurs vers les supérieurs pour qu'ils en reçoivent leur perfection, et il porte les supérieurs à pourvoir aux inférieurs. Sous ce point de vue la bienfaisance est un effet de l'amour. C'est pourquoi il ne nous appartient pas de faire du bien à Dieu, mais nous devons l'honorer en nous soumettant à lui ; tandis qu'il lui appartient de nous accorder ses bienfaits par suite de son amour.
2. Il faut répondre au second, que dans la collation des dons il y a deux choses à considérer; l'une est le don extérieur, l'autre est la passion intérieure que l'on a pour les richesses, dans lesquelles on met son plaisir. Or, il appartient à la libéralité de modérer la passion intérieure, de telle sorte qu'on ne désire et qu'on n'aime pas les richesses par excès. C'est ce qui dispose l'homme à les répandre facilement. Par conséquent, si l'on fait à l'homme un grand don, mais avec le désir de retenir ce qu'on lui donne, il n'y a pas de libéralité. Mais sous le rapport du don extérieur la collation d'un bienfait appartient en général ii l'amitié ou à la charité. Ce n'est donc pas déroger à l'amitié que de donner à un autre par amour une chose qu'on désire garder, c'est plutôt lui démontrer qu'on l'aime parfaitement.
3. Il faut répondre au troisième, que, comme l'amitié ou la charité considère dans un bienfait la raison générale du bien, de même la justice considère ce qui est dû, tandis que la miséricorde a pour objet le secours qui vient en aide à la misère ou à la faiblesse du prochain (2).
(1) On peut le considérer comme une chose due, et alors l'acte de la bienfaisance appartient à la justice, ou comme une chose qui n'est pas due et qu'on donne sans y être obligé, et alors il appartient à la libéralité, et s'il a pour but de soulager quelqu'un il appartient à la miséricorde.
(2) On attribue l'acte de la bienfaisance plutôt à la charité, parce que l'objet de cette vertu étant le bien général, il a plus d'extension que l'objet des trois autres vertus, qui est le bien considéré sous un aspect particulier et par conséquent restreint.
II-II (Drioux 1852) Qu.29 a.3