II-II (Drioux 1852) Qu.31 a.2

ARTICLE II. — faut-il faire du bien à tous les hommes?


Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas faire du bien à tout le monde. Car saint Augustin dit (De doct. christ, lib. i, cap. 28) que nous ne pouvons pas être utile à tous. Or, la vertu ne nous porte pas à faire l'impossible. On n'est donc pas obligé de faire du bien à tout le monde.

2. Il est dit (Si 12,6) : Donnez au bon et ne recevez pas le pécheur. Or, il y a beaucoup d'hommes qui sont des pécheurs. On ne doit donc pas faire du bien à tous les hommes.

3. La charité n'agit pas mal, dit l'Apôtre (1Co 13,4). Or, c'est mal agir que de faire du bien à certains individus ; par exemple, on aurait tort de faire du bien aux ennemis de l'Etat ou aux excommuniés, parce que ce serait se mettre en communion avec eux. Donc puisque la bienfaisance est un acte de charité, on n'est pas obligé de l'exercer envers tout le monde.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Ga 6,10): Pendant que nous en avons le temps faisons du bien à tout le monde.

CONCLUSION. —Il faut faire du bien à tout le monde, toutefois selon que les circonstances de temps ou de lieu nous le permettent.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 1), la bienfaisance résulte de l'amour qui porte les êtres supérieurs à pourvoir aux besoins des inférieurs. Or, les degrés qui existent entre les hommes ne sont pas immuables comme ceux qui existent entre les anges ; parce que les hommes peuvent manquer d'une multitude de choses (1). Par conséquent celui qui est supérieur sous un rapport est ou peut être inférieur sous un autre (2). C'est pourquoi puisque l'amour de la charité s'étend à tous les hommes, la bienfaisance doit aussi s'y étendre également ; toutefois selon les temps et les lieux (3). Car tous les actes des vertus doivent être déterminés par les circonstances légitimes.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'absolument parlant nous ne pouvons pas faire du bien à tout le monde en particulier. Toutefois il n'y a personne qui ne puisse se trouver dans une circonstance telle qu'on soit obligé de lui faire du bien en particulier. C'est pourquoi la charité exige que l'homme, quoiqu'il ne fasse pas aux autres du bien actuellement, ait cependant le coeur toujours disposé à leur en faire, si l'occasion s'en présente. Mais il y a un service que nous pouvons rendre à tout le monde sinon en particulier, du moins en général ; ainsi nous pouvons prier pour tous les fidèles et les infidèles.

2. Il faut répondre au second, que dans le pécheur il y a deux choses, la faute et la nature. On doit donc venir en aide au pécheur pour sustenter sa nature. Mais on ne doit pas le secourir pour qu'il pèche plus aisément. Car dans ce cas ce ne serait pas faire le bien, mais plutôt le mal.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on doit retirer ses bienfaits aux excommuniés et aux ennemis de la patrie, parce que c'est un moyen de les faire revenir de leur faute. Si toutefois il y avait nécessité et qu'ils fussent en danger de mourir, on devrait les secourir de la manière convenable, c'est- à-dire les empêcher de mourir de faim ou de soif ou de souffrir tout autre dommage, à moins que la justice n'en ait décidé ainsi (4).

(1) Ceux qui sont aujourd'hui au sommet de la fortune et de la puissance peuvent être demain renversés.
(2) On peut être inférieur à quelqu'un sous le rapport de la fortune et lui être supérieur en science et réciproquement.
(3) Il faut toujours, pour qu'un acte soit un acte de vertu, qu'il s'accomplisse dans le temps et le lieu qui conviennent.
(4) S'il y a un jugement rendu ou si les lois de la guerre prescrivent les plus grandes rigueurs, on ne doit pas les enfreindre.


ARTICLE III. — devons-nous faire plus de rien à ceux qui nous sont le plus étroitement unis?

Objections: 1. Il semble que ce ne soit pas à ceux auxquels on est le plus uni qu'on doive faire le plus grand bien. En effet, il est dit (Lc 14,12) : Quand vous faites un dîner ou un souper, n'appelez pas vos amis, ni vos frères, ni vos parents. Or, ce sont là les personnes avec lesquelles on est le plus uni. Donc ce n'est pas à ces personnes qu'on doit faire le plus de bien, mais c'est plutôt aux étrangers et aux indigents; car l'Evangile ajoute : Quand vous faites un festin, appelez les pauvres et les infirmes, etc.

2. Le plus grand bienfait c'est d'aider quelqu'un dans la guerre. Or, à la guerre le soldat doit aider plutôt son compagnon d'armes qui lui est étranger que l'ennemi qui serait son parent. Ce n'est donc pas à ceux avec lesquels on est le plus uni qu'on doit accorder les plus grands bienfaits.

3. Nous devons rendre ce que nous devons avant d'accorder gratuitement des bienfaits. Or, celui qui a reçu de quelqu'un un bienfait doit le lui rendre. Nous devons donc plutôt faire du bien à nos bienfaiteurs qu'à nos parents.

4. On doit aimer ses parents plus que ses enfants, comme nous l'avons dit (quest. xxvi, art. 9). Or, c'est à ses enfants qu'on doit faire le plus de bien. Car d'après l'Apôtre (2Co 12,14) : Les enfants ne doivent pas thésauriser pour leurs parents; mais c'est l'opposé. Donc ce n'est pas à ceux avec lesquels on est le plus uni qu'on doit faire le plus de bien.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De doct. christ, lib. i, cap. 28): Puisque vous ne pouvez pas être utile à tout le monde, vous devez surtout faire du bien à ceux avec lesquels, selon l'opportunité des lieux, des temps et des circonstances, vous vous trouvez le plus étroitement uni.

CONCLUSION. - Quoiqu'on doive faire plus de bien aux personnes avec lesquelles on est uni qu'à des étrangers, néanmoins dans le cas de nécessité, on doit quelquefois faire plutôt du bien aux étrangers.

Réponse Il faut répondre que la grâce et la vertu imitent l'ordre de la nature établi par la divine sagesse. Or, l'ordre de la nature est tel que tout agent naturel exerce d'abord et surtout son action sui' les choses qui sont le plus rapprochées de lui; c'est ainsi que le feu échauffe davantage les objets à mesure qu'ils en sont plus près. De même Dieu répand les dons de sa bonté plus immédiatement et plus abondamment sur les substances qui se rapprochent de lui, comme le prouve saint Denis (De coel. hier. cap. 7). L'octroi d'un bienfait étant un acte de charité envers les autres, il s'ensuit que nous sommes plus bienfaisants à l'égard de ceux qui nous sont les plus proches. Mais la proximité d'un homme à l'égard d'un autre peut se considérer d'après les choses diverses que les hommes ont de commun. Ainsi il y a les parents dans l'ordre naturel, les concitoyens dans l'ordre civil et les fidèles dans l'ordre spirituel, et il en est de même du reste. Il y a divers bienfaits qui doivent être dispensés de différentes manières d'après ces différentes liaisons. Car on doit surtout accorder à chacun le bienfait qui se rapporte à l'ordre de choses selon lequel nous lui sommes, absolument parlant, le plus étroitement unis (1). Toutefois ceci peut varier selon la diversité des lieux, des temps et des circonstances. Car dans certains cas on doit venir plutôt en aide à un étranger; par exemple, s'il est dans l'extrême nécessité, nous devons le secourir plutôt que notre propre père qui ne serait pas réduit au même état.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le Seigneur n'empêche pas absolument d'inviter à un festin ses amis ou ses parents, mais il ne veut pas qu'on les invite avec l'intention d'être réinvité par eux, parce qu'alors ce n'est plus de la charité, mais de la cupidité. Cependant il peut arriver qu'on doive inviter plutôt des étrangers, par exemple lorsqu'ils sont dans une grande indigence. Car il faut savoir que, toutes choses égales d'ailleurs, on doit faire du bien tout particulièrement à ceux avec lesquels on est le plus uni. Mais si de deux individus l'un nous est plus près et que l'autre soit dans le besoin, on ne peut pas d'après une règle générale déterminer celui qu'on doit secourir de préférence, parce qu'il y a divers degrés d'indigence et de proximité; par conséquent c'est au jugement de l'homme prudent à prononcer.

2. Il faut répondre au second, que le bien général de la multitude est plus divin que le bien d'un seul individu. Par conséquent c'est un acte de vertu que d'exposer sa propre vie pour le bien général de sa patrie, soit pour sou bien spirituel, soit pour son bien temporel. C'est pourquoi la guerre ayant pour objet la conservation de l'Etat, le militaire qui vient au secours de son compagnon d'armes dans cette circonstance, ne l'aide pas comme s'U était un simple particulier, mais comme s'il servait en lui la patrie entière. C'est pourquoi il n'est pas étonnant que dans ce cas on préfère un étranger à un parent (1).

3. Il faut répondre au troisième, qu'il y a deux sortes de dette. L'une qu'on ne doit pas compter parmi les biens de celui qui doit, mais parmi les biens de celui auquel il est dû. Par exemple si l'on a de l'argent ou un objet quelconque d'un autre, soit qu'on l'ait volé, soit qu'on l'ait emprunté, soit qu'on l'ait reçu en dépôt ou qu'on le possède de toute autre manière, on doit rendre ce que l'on doit, avant de s'en servir pour faire du bien à ceux avec lesquels on est uni; à moins que par hasard on ne se trouve dans une nécessité extrême. Dans ce cas il serait permis de s'emparer de ce qui est à autrui pour soulager celui qui serait dans une extrême nécessité; si toutefois celui à qui l'objet est dû ne se trouve point lui-même dans une nécessité semblable. Alors il faudrait apprécier la condition de l'un et de l'autre d'après d'autres règles établies par la prudence, parce que pour ces circonstances on ne peut pas donner de règle générale à cause de la variété de chacun des cas en particulier, comme le dit Aristote (Eth. lib. ix, cap. 2). L'autre espèce de dette figure dans les biens de celui qui doit et non de celui à qui il est dû. Il en est ainsi des choses qui ne sont pas exigées nécessairement d'après la stricte justice, mais d'après une sorte d'équité morale, comme quand il s'agit des bienfaits que l'on a reçus gratuitement. Or, les faveurs d'aucun bienfaiteur n'égalant celles des parents, il s'ensuit que quand il s'agit de récompenser des bienfaits, on doit préférer ces derniers à tous les autres, à moins que la nécessité ne l'emporte sous un autre rapport ou qu'on ne cède à une autre considération, telle que l'intérêt général de l'Eglise ou de l'Etat. A l'égard des autres, on doit tenir compte aussi des liens qui rattachent à leur personne, des bienfaits qu'on en a reçus, ce qui ne peut également être déterminé par une règle générale.

4. Il faut répondre au quatrième, que les parents sont comme les supérieurs. C'est pourquoi l'amour des parents se manifeste par le bien qu'ils font à leurs enfants, tandis que l'amour des enfants se manifeste par les hommages qu'ils rendent à leurs parents. Toutefois dans l'extrême nécessité il serait plutôt permis d'abandonner ses enfants que ses parents (2); il n'est permis d'aucune manière d'abandonner ces derniers à cause de l'obligation établie par les bienfaits qu'on en a reçus, comme le dit Aristote (Eth. lib. viii, cap. ult.).

(1) Ainsi le parent doit faire du bien à son parent, le citoyen au citoyen, le religieux au religieux ; chacun dans ce qui leur est propre, en raison du genre de rapports qui les unit entre eux.
(I) Mais dans le cas de nécessité extrême, la nature reprend ses droits, et l'on doit plutôt faire du bien à son père qu'à un étranger.
(2) L'homme a plus d'obligation envers ceux qui lui ont donné l'être qu'à l'égard de ceux qui l'ont reçu de lui.


ARTICLE IV. — LA BIENFAISANCE EST-ELLE UNE VERTU SPÉCIALE


Objections: 1. Il semble que la bienfaisance soit une vertu spéciale. Car les lois ont pour but les vertus ; parce que les législateurs ont l'intention de rendre les hommes vertueux, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap, 1). Or, il y a un précepte qui concerne spécialement la bienfaisance et l'amour, puisqu'il est dit (Mt 5,2) : Aimez vos ennemis et faites du bien à ceux qui vous haïssent. La bienfaisance est donc une vertu distincte de la charité.

2. Les vices sont contraires aux vertus. Or, il y a des vices particuliers opposés à la bienfaisance. Ce sont ceux par lesquels on fait du tort au prochain, tels que la rapine, le vol, etc. Donc la bienfaisance est une vertu spéciale.

3. On ne divise pas la chante en une foule d'espèces. Or, il semble qu'on divise ainsi la bienfaisance, selon les différentes espèces de bienfaits. Donc la bienfaisance est une autre vertu que la charité.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'acte intérieur et l'acte extérieur n'exigent pas des vertus différentes. Or, la bienfaisance ne diffère de la bienveillance que comme l'acte extérieur diffère de l'acte intérieur ; parce que la bienfaisance n'est que la pratique de la bienveillance. La bienfaisance n'est donc pas plus que la bienveillance une vertu distincte de la charité.

CONCLUSION. — La bienfaisance n'est pas une vertu distincte de la charité, mais elle en est un acte ou un effet spécial.

Réponse Il faut répondre que les vertus se diversifient d'après les raisons diverses de leur objet. Or, la raison formelle de l'objet de la charité est la même que celle de la bienfaisance. Car l'une et l'autre ont pour objet le bien en général, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. 1). Par conséquent la bienfaisance n'est pas une autre vertu que la charité, mais elle désigne un de ses actes.

2. Il faut répondre au premier argument, qu'il n'y a pas de préceptes qui concernent les habitudes des vertus, qu'il y en a seulement pour les actes. C'est pourquoi la diversité des préceptes ne désigne pas des habitudes diverses, mais des actes différents.

2. Il faut répondre au second, que comme tout le bien qu'on fait au prochain considéré d'une manière générale se rapporte à l'amour ; de même tout ce qui lui nuit considéré de la même manière se rapporte à la haine. Mais quand on considère ces mêmes choses sous des raisons spéciales, elles se rattachent à des vertus ou à des vices particuliers. C'est en ce sens qu'il y a différentes espèces de bienfaits. La réponse au troisième argument est donc parla même évidente.



QUESTION XXXII.

DE L'AUMONE.


Après avoir parlé de la bienfaisance, nous avons à nous occuper de l'aumône. — A ce sujet dix questions se présentent : 1° L'aumône est-elle un acte de charité? — 2° De la distinction des aumônes. — 3° Les aumônes spirituelles remportent-elles sur les aumônes corporelles ? — 4° Les aumônes corporelles produisent-elles un effet spirituel ? — 5° L'aumône est-elle de précepte? — 6° Doit-on faire l'aumône corporelle en prenant sur son nécessaire? — 7° Doit-on donner en aumône quelque chose de ce qu'on a injustement acquis? — 8° Quels sont ceux qui doivent faire l’aumône? — 9° A qui doit-on la faire ? — 10° De la manière de donner l'aumône.


ARTICLE I. — est-ce un acte de charité que de faire l'aumône?


Objections: 1. Il semble que ce ne soit pas un acte de charité que de faire l'aumône. Car un acte de charité ne peut pas exister sans cette vertu. Or, on peut faire l'aumône sans avoir la charité, puisque l'Apôtre dit (1Co 13,3) : Quand je distribuerais tous mes biens pour nourrir les pauvres, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien. Donc ce n'est pas un acte de charité que de faire l'aumône.

2. L'aumône est comptée parmi les oeuvres de satisfaction, d'après ces paroles du prophète (Da 4,24) : Rachetez vos péchés par des aumônes. Or, la satisfaction est un acte de justice. L'aumône n'est donc pas un acte de charité, mais de justice.

3. L'offrande d'une hostie à Dieu est un acte de latrie. Or, faire l'aumône c'est offrir à Dieu une hostie, d'après ces paroles de l'Apôtre (He 13,19): N'oubliez pas d'exercer la charité et de faire part de vos biens aux autres; car c'est par de telles hosties qu'on plaît à Dieu. Ce n'est donc pas un acte de charité de faire l'aumône, mais plutôt un acte de latrie.

4. Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. 1) que donner quelque chose pour un bien (1), c'est un acte de libéralité. Or, c'est surtout ce qu'on fait en faisant une aumône. Donc faire une aumône n'est pas un acte de charité.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Jean dit (1Jn 3,47) : Si quelqu'un a des biens de ce monde et que voyant son frère dans la nécessité, il lui ferme ses entrailles, comment l'amour de Dieu demeure-t-il en lui?

CONCLUSION. — L'aumône est un acte de charité produit par l'intermédiaire d'un sentiment de miséricorde.

Réponse Il faut répondre que les actes extérieurs se rapportent à la vertu à laquelle appartient le motif qui nous porte à les produire. Or, le motif qui nous porte à faire l'aumône, c'est le désir de venir en aide à celui qui est dans la nécessité. Par conséquent il y en a qui définissent l'aumône en disant que c'est une action par laquelle on donne quelque chose à un indigent par compassion, pour l'amour de Dieu (2). Ce motif appartient à la miséricorde, comme nous l'avons dit (quest. xxx, art. i et 2). D'où il est manifeste que le don de l'aumône est, à proprement parler, un acte de miséricorde. C'est d'ailleurs ce qui résulte évidemment du mot lui-même. Car en grec le mot eleemosyna vient de miséricorde, comme le mot latin miseratio. Et parce que la miséricorde est un effet de la charité, comme nous l'avons vu (quest. xxx, art. 2 et 3), il s'ensuit que faire l'aumône est un acte que la charité produit par l'intermédiaire de la miséricorde.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on dit d'une chose que c'est un acte de vertu de deux manières : 1° Matériellement ; ainsi un acte de justice consiste à faire des choses justes. Un acte semblable peut exister sans la vertu elle-même. Car il y en a beaucoup qui n'ont pas l'habit ide de la justice et qui font des choses justes d'après la raison naturelle, ou par crainte, ou dans l'espérance d'obtenir quelque chose. 2° On dit d'une chose qu'elle est un acte de vertu formellement. Ainsi un acte de justice est formel quand on fait une chose juste de la manière que le juste la fait lui-même, c'est-à-dire avec aisance et plaisir. Cet acte de vertu n'existe pas sans la vertu elle-même. Par conséquent d'après cela on peut faire matériellement l'aumône sans avoir la charité. Mais il n'est pas possible sans la charité de faire l'aumône formellement, c'est-à-dire pour Dieu, avec plaisir et facilité, et absolument de la manière dont on doit la faire.

2. Il faut répondre au second, que rien n'empêche qu'un acte qui émane proprement d'une vertu, ne soit attribué à une autre en tant que celle-ci l'ordonne et le commande pour sa fin. C'est ainsi qu'on met l'aumône parmi les oeuvres satisfactoires, en ce sens que la miséricorde porte celui qui a eu une faiblesse à satisfaire pour sa faute. Mais quand on considère l'aumône selon qu'elle a pour but d'apaiser Dieu, elle a la nature du sacrifice, et à ce titre elle est commandée par la vertu de latrie (3).

3. La réponse au troisième argument est donc évidente.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'il appartient à la libéralité de faire l'aumône, en ce sens que la libéralité détruit l'obstacle (1) qui s'opposerait à cet acte et qui pourrait résulter de l'amour excessif des richesses qui fait qu'on tient trop à ce que l'on possède.

(1) Propter bonum, moins littéralement, donner à qui il convient.
(2) Cette dernière condition est ajoutée pour distinguer l'aumône chrétienne de l'aumône pu­rement naturelle ou philosophique.
(3) Ainsi l'aumône est un acte qui émane de la miséricorde et qui est commandé par la charité, quand elle n'a d'autre but que de soulager le pro­chain en vue de Dieu. Si on la fait pour satisfaire pour ses péchés, c'est un acte commandé par la vertu de pénitence; si on a pour but d'honorer Dieu, c'est un acte commandé par la vertu de religion.
(1) La libéralité est cause dispositive et non cause efficiente.


ARTICLE II. — est-il convenable de distinguer divers genres d'aumônes?


Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas convenable de distinguer divers genres d'aumônes. Car on distingue sept espèces d'aumônes corporelles, qui sont : donner à manger à ceux qui ont faim, à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, donner l'hospitalité, visiter les malades, racheter les captifs et ensevelir les morts. Elles sont renfermées dans ce vers technique : Visito, poto, cibo, redimo, tego, colligo, condo. On distingue aussi sept espèces d'aumônes spirituelles qui consistent : à enseigner les ignorants, à donner des conseils à ceux qui sont dans le doute, à consoler ceux qui sont tristes, à reprendre ceux qui pèchent, à pardonner ceux qui nous offensent, à supporter ceux qui sont à charge et à prier pour tout le monde. Elles sont comprises dans cet autre vers : Consule, castigat solare, remitte, fer, ora. On comprend sous le premier mot l'enseignement et le conseil (2). Or, il semble que ce soit à tort qu'on distingue ces différentes sortes d'aumônes. Car l'aumône a pour objet de venir en aide au prochain, et en ensevelissant les morts on ne vient nullement à leur secours-, autrement il ne serait pas vrai de dire avec l'Evangile (Mt 10,28) : Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et qui après cela ne peuvent plus rien lui faire. Aussi le Seigneur (Mt 25), en rappelant les oeuvres de miséricorde ne fait pas mention de la sépulture des morts. Il semble donc que ces différentes sortes d'aumônes soient mal distinguées.

2. On fait l'aumône pour secourir le prochain dans ses besoins, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, il y a dans la vie humaine beaucoup d'autres besoins que ceux qui ont été précédemment énumérés. Ainsi un aveugle a besoin d'un guide, un boiteux d'un soutien, un pauvre de richesses. Donc l'énumération précédente des aumônes est incomplète.

3. Faire l'aumône est un acte de miséricorde. Or, corriger celui qui manque paraît être de la sévérité plutôt que de la miséricorde. On ne doit donc pas compter la correction parmi les aumônes spirituelles.

L'aumône a pour but de venir en aide à un besoin. Or, il n'y a pas d'homme qui n'ait sous certains égards le besoin d'être instruit. Il semble donc que tout homme doive enseigner celui qui ignore ce qu'il sait.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Hom. ix in ev.) : Que celui qui a de l'intelligence ait bien soin de ne pas se taire; que celui qui a beaucoup de biens veille pour que la libéralité de sa miséricorde ne s'engourdisse pas ; que celui qui a l'art de régir les autres s'efforce de partager avec ses semblables le fruit et l'avantage qu'il en retire; que celui qui a lieu de parler au riche craigne d'être condamné pour avoir enfoui son talent, s'il n'intercède pas près de lui pour le pauvre, quand il en a le pouvoir. Donc les aumônes ont été précédemment bien distinguées suivant les choses à l'égard desquelles les hommes sont dans l'abondance et le besoin.

CONCLUSION. — Il y a sept oeuvres de miséricorde ou sept aumônes corporelles qu'on doit faire pour soulager le prochain dans son corps, et il y a autant d'aumônes spirituelles qu'on doit faire pour lui venir en aide dans ses besoins spirituels.

Réponse Il faut répondre que la distinction précédente des aumônes s'appuie avec raison sur les divers besoins du prochain, dont les uns regardent l'âme, et c'est à eux que se rapportent les aumônes spirituelles, et les autres regardent le corps, et c'est à eux que se rapportent les aumônes corporelles. En effet, les besoins corporels existent dans cette vie ou après. Dans cette vie, il y a un besoin général qui se rapporte aux choses dont tout le monde manque, et il y a un besoin spécial qui résulte de quelque accident qui survient. Dans le premier cas, le besoin est intérieur ou extérieur. Il y a deux sortes de besoin intérieur-, on vient au secours de l'un par un aliment sec, et c'est ce qu'on appelle la faim. C'est pour cela qu'il est dit qu'on doit donner à manger à celui qui a faim. On vient au secours de l'autre par un aliment humide, c'est la soif, dont il est dit qu'il faut donner à boire à celui qui en souffre. On peut secourir les besoins généraux extérieurs de deux manières : 1° par le vêtement, et c'est ce qu'on fait en donnant des habits à ceux qui sont nus ; 2° par le logement, et c'est à ce titre qu'on doit donner l'hospitalité. De même s'il s'agit d'un besoin spécial, il vient ou d'une cause intrinsèque, comme l'infirmité, et c'est pour cela qu'on dit de visiter les infirmes, ou d'une cause extrinsèque, et c'est à cela que se rattache la rédemption des captifs. Enfin après la vie on doit ensevelir les morts. — De même on subvient aux défauts spirituels de deux manières : en demandant à Dieu des secours, et c'est à ce titre qu'on compte la prière que l'on fait pour les autres ; et en lui offrant un secours humain, et cela de trois façons : 1° En venant en aide à son intelligence. Si c'est l'intellect spéculatif qui soit en défaut, on y remédie par l'enseignement; si c'est l'intellect pratique, on y supplée par le conseil. 2° Il y a des besoins qui naissent de la passion de la vertu appétitive. Le plus profond de ces besoins est la tristesse qu'on soulage par la consolation. 3° Il y  à des besoins qui proviennent du dérèglement de l'action, qu'on peut considérer sous trois aspects : d'abord par rapport à celui qui pèche, selon qu'il procède du dérèglement de sa volonté ; alors le remède qu'on emploie c'est la correction. Ensuite par rapport à celui contre lequel on pèche. Si c'est contre nous qu'ait eu lieu l'offense, nous y remédions en la pardonnant; si c'est contre Dieu ou le prochain, il n'est pas en notre pouvoir de la remettre, comme ledit saint Jérôme (Sup. illud Matth, xviii Si peccaverit). Enfin par rapport aux conséquences de l'acte déréglé lui-même qui sont souvent pénibles pour les personnes avec lesquelles on vit, contrairement à l'intention du pécheur lui-même. Dans ce cas le remède consiste à supporter ces fautes, surtout à l'égard de ceux qui pèchent par faiblesse, suivant ces paroles de l'Apôtre (Rm 15,1) : Noies devons, nous qui sommes plus forts, supporter les faiblesses des autres. Et nous ne devons pas seulement les supporter comme infirmes ou comme onéreux par suite du dérèglement de leurs actes, mais nous devons encore les aider à porter leurs fardeaux quels qu'ils soient, d'après ces autres paroles de l'Apôtre (Ga 6,2) : Portez les fardeaux les uns des autres.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'ensevelissement d'un mort ne lui sert à rien quant à la sensation que le corps éprouve après la mort, et c'est en ce sens que le Seigneur dit que ceux qui tuent le corps ne peuvent rien de plus contre lui. C'est aussi pour ce motif qu'il ne mentionne pas la sépulture parmi les autres oeuvres de miséricorde, et qu'il énumère seulement celles qui sont d'une nécessité plus manifeste. Toutefois, ce qu'on fait du corps du défunt lui importe beaucoup, soit à cause du souvenir qu'il conserve dans la mémoire des hommes, puisque son honneur est flétri s'il reste sans sépulture (I), soit à cause de l'affection que pendant sa vie il portait à son corps, ce qui nous oblige après sa mort à avoir les mêmes sentiments que lui et à le respecter. Aussi on loue ceux qui ont pris soin d'ensevelir les morts (2), comme Tobie et ceux qui ont enseveli le Seigneur. C'est ce qu'on voit dans saint Augustin (Lib. de cura pro mortuis agenda, cap. 3).

2. Il faut répondre au second, que tous les autres besoins reviennent à ceux que nous avons énumérés. Car si l'on est aveugle et boiteux ce sont des infirmités ; par conséquent si l'on sert de guide à un aveugle et que l'on soutienne un boiteux, ces actes reviennent à la visite des infirmes. De même si l'on secourt un homme contre toute espèce d'oppression qui lui est imposée du dehors, cet acte revient à la rédemption des captifs. Pour secourir les pauvres, on n'a recours aux richesses que comme au moyen de subvenir à l'un des besoins que nous avons désignés. Par conséquent on n'a pas dû faire spécialement mention de ce besoin.

3. Il faut répondre au troisième, que la correction des pécheurs, considérée quant à l'exécution même de l'acte, paraît impliquer la sévérité de la justice; mais par rapport à l'intention de celui qui corrige l'homme et qui le veut arracher au péché, elle appartient à la miséricorde et à l'affection de l'amour, d'après ces paroles de l'Ecriture (Pr 27,6) : Les coups de celui qui aime valent mieux que les baisers trompeurs de celui qui hait.

4. Il faut répondre au quatrième, que toute ignorance n'est pas dans l'homme un défaut (3). Il n'y a que celle qui porte sur les choses qu'il est convenable de savoir. Il appartient à l'aumône de remédier à ce défaut par l'enseignement. Toutefois on doit ici observer les circonstances légitimes de personne, de lieu et de temps, comme à l'égard des autres actes de vertu.

(2) On a substitué à ce vers celui-ci, qui est plus complet : Consule, carpe, dole, solare, remitte, fer, ora.
(1) Ce déshonneur rejaillit sur ses parents ; ensuite il ne participe pas autant aux prières des vivants, parce qu'il est plutôt abandonné.
(2) (Tb 1 Tb 2 Tb 12 2S 4 1R 13 Jr 22 2M 5).
(3) Du moins ce n'est pas une privation qui crée en lui un besoin.


ARTICLE III. — les aumônes corporelles sont-elles préférables aux aumônes spirituelles (4)?


Objections: 1. Il semble que les aumônes corporelles soient préférables aux aumônes spirituelles. Car il est plus louable de faire l'aumône à celui qui est le plus dans le besoin ; car l'aumône tire son prix de ce qu'elle est un secours accordé à un indigent. Or, le corps qu'on soutient par des aumônes corporelles est d'une nature plus indigente que l'esprit qu'on aide par des aumônes spirituelles. Les aumônes corporelles sont donc préférables.

2. La récompense d'un bienfait affaiblit la gloire et le mérite de l'aumône. C'est ce qui fait dire au Seigneur (Lc 14,12) : Quand vous faites un festin, n'invitez pas les riches vos voisins, de peur que par hasard ils ne vous réinvitent eux-mêmes. Or, pour les aumônes spirituelles il y a toujours une récompense; parce que celui qui prie pour un autre en profite pour lui-même, d'après cette parole du Psalmiste (Ps 34,13) : Ma prière se répandra dans mon sein. En enseignant les autres on fait aussi des progrès dans la science, ce qui n'a pas lieu pour les aumônes corporelles. Donc elles sont préférables aux spirituelles.

3. Ce qui fait la gloire de l'aumône, c'est que le pauvre est consolé par l'aumône qu'il a reçue ; c'est ce qui fait dire à Job (Jb 31,20) : Si ses entrailles ne m'ont pas béni, et l'Apôtre dit à Philémon (Phm 1,7) : Votre bonté, mon frère, a donné le repos aux entrailles des saints. Or, quelquefois l'aumône corporelle est plus agréable aux pauvres que l'aumône spirituelle. Elle l'emporte donc sur cette dernière.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. i de serm. Dom. in monte) à l'occasion de ces paroles de Notre-Seigneur : Donnez à celui qui vous demande (Mt 5,42), que nous devons donner quelque chose qui ne nuise ni à nous ni aux autres. Quand vous refusez à quelqu'un ce qu'il vous demande, ajoute-t-il, il faut lui en faire connaître la juste raison, pour que vous ne le renvoyiez pas à vide ; et quelquefois en corrigeant celui qui demande injustement, vous lui donnerez quelque chose de mieux. Or, la correction est une aumône spirituelle. On doit donc préférer les aumônes spirituelles aux aumônes corporelles.

CONCLUSION. — Quoique absolument parlant on doive préférer les aumônes spirituelles aux aumônes corporelles, il y a cependant des cas où l'aumône corporelle l'emporte sur l'aumône spirituelle.

Réponse Il faut répondre qu'on peut considérer la comparaison de ces aumônes de deux manières :
1° Absolument parlant. De cette façon les aumônes spirituelles l'emportent pour trois raisons. La première c'est que ce qu'on donne est plus noble ; ainsi le don spirituel l'emporte sur le don corporel, d'après ces paroles de l'Ecriture (Pr 4,2) : Je vous accorderai un don excellent, n'abandonnez pas ma loi. La seconde se tire de la nature de l'être qui est secouru ; parce que l'esprit est plus noble que le corps. Par conséquent, comme l'homme doit, quand il s'agit de lui-même, songer à son esprit plus qu'à son corps, de même quand il s'agit du prochain qu'il doit aimer comme lui-même. La troisième raison se rapporte aux actes eux-mêmes par lesquels on secourt le prochain ; parce que les actes spirituels sont plus nobles que les actes corporels qui sont en quelque sorte des actes serviles.
2° On peut les comparer relativement à un cas particulier. Alors il y a des aumônes corporelles qui sont préférables à une aumône spirituelle. Ainsi il faut donner à manger à celui qui meurt de faim plutôt que de l'instruire. C'est dans ce sens qu'Aristote dit (Top. lib. m, cap. 2) que pour celui qui est dans le besoin il vaut mieux s'enrichir que de philosopher, quoique cette dernière action soit absolument préférable.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il est mieux de donner à celui qui est le plus dans le besoin, toutes choses égales d'ailleurs: cependant si un individu est moins indigent, mais qu'il soit meilleur et qu'il ait besoin de choses plus excellentes, il vaut mieux les lui donner; ce qui rentre dans notre proposition.

2. Il faut répondre au second, que la récompense ne diminue pas le mérite et la gloire de l'aumône, si on ne l'a pas en vue; comme la gloire humaine ne diminue pas la vertu, si on ne la recherche pas. C'est ainsi que Salluste dit en parlant de Caton (Catilin.), que moins il recherchait la gloire et plus il l'obtenait avec éclat. C'est précisément ce qui arrive à l'égard des aumônes spirituelles. — D'ailleurs, quand on se propose d'obtenir des biens spirituels, cette intention ne diminue pas le mérite comme celle qui a pour objets les biens corporels.

3. Il faut répondre au troisième, que le mérite de celui qui fait l'aumône se considère d'après la nature de l'objet dans lequel la volonté de celui qui la reçoit doit raisonnablement reposer, mais non d'après la nature de l'objet dans lequel elle se repose, si elle est déréglée.

(4) La solution de cette question se trouve ainsi indiquée dans l'Ecriture (Ac 6) : Non est aequum nos derelinquere verbum Dei et ministrare mensis. (1Tm 5) : Qui bene prosunt, presbyteris duplici honore digni habeantur, maxime, qui laborant in verbo et doctrind.



II-II (Drioux 1852) Qu.31 a.2