II-II (Drioux 1852) Qu.33 a.5
Objections: 1. Il semble qu'un pécheur doive reprendre celui qui pèche. Car personne n'est exempté d'observer un précepte par suite d'une faute qu'il a commise. Or, la correction fraternelle est de précepte, comme nous l'avons dit (art. 2). Il semble donc qu'on ne doive pas omettre cette correction, parce qu'on a péché soi-même.
2. L'aumône spirituelle est préférable à l'aumône corporelle. Or, celui qui est dans le péché ne doit pas s'abstenir de faire l'aumône corporelle (2). Il doit donc encore beaucoup moins s'abstenir de la correction de celui qui pèche, à cause de ses fautes antérieures.
3. Saint Jean dit (1Jn 1,8) : Si nous disons que nous n’avons pas de péché nous nous séduisons nous-mêmes. Par conséquent, si le péché empêche de faire la correction fraternelle, il n'y a personne qui puisse la faire (3). Le conséquent étant absurde, il semble que l'antécédent le soit aussi.
En sens contraire Mais c'est le contraire. D'après saint Isidore (De summo bono, lib. iii, cap. 32) : Celui qui est l'esclave des vices ne doit pas reprendre la conduite des autres. Et saint Paul dit (Rm 2,1) : En jugeant les autres vous vous condamnez vous-même, puisque vous faites les mêmes choses que vous condamnez.
CONCLUSION. — Puisque le péché ne détruit pas totalement la raison, le pécheur peut reprendre celui qui pèche, quoique dans ce cas le péché de celui qui fait la correction soit un grand obstacle à son efficacité.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc. et art. 3 ad 2), il appartient à un individu d'en corriger un autre, selon qu'il y a en lui une raison droite et saine. Comme le péché, d'après ce que nous avons dit (I-II, quest. lxxxv, art. 1 et 2), ne détruit pas complètement ce qu'il y a de bon dans la nature, et qu'il laisse encore dans le pécheur quelque chose de sa droite raison, il s'ensuit qu'un pécheur peut reprendre les fautes des autres. Toutefois les fautes antérieures (1) sont un obstacle à la correction pour trois raisons : 1° parce que les fautes antérieures rendent l'homme indigne de reprendre les autres; surtout s'il a commis une faute plus grave, il n'est pas digne de reprendre dans les autres une faute moindre : c'est pourquoi saint Jérôme à l'occasion de ces paroles de l'Evangile (Mt 7) : Vous voyez une paille, etc., qu'il s'agit en cet endroit de ceux qui ne tolèrent pas dans leurs frères les moindres taches, quoiqu'ils soient eux-mêmes dans l'esclavage du péché mortel. 2° On n'est pas tenu de faire la correction à cause du scandale qui en résulterait, si le péché de celui qui la fait devenait manifeste; parce qu'il semble que celui qui corrige ne corrige pas par charité, mais plutôt par ostentation. Aussi à l'occasion de ces paroles de l'Evangile (Mt 7) : Quomodo dicis fratri tuo, saint Chrysostome dit : Dans quel but parlez-vous ainsi? est-ce par charité pour le salut de votre prochain? Non, parce que vous vous sauveriez vous-même auparavant. Vous ne voulez donc pas sauver les autres, mais vous cherchez à cacher vos mauvaises actions par de bons discours et vous désirez que les hommes louent votre science. 3° Ce qui s'oppose à la correction, c'est l'orgueil de celui qui la fait; parce que s'occupant peu de ses propres fautes, il se préfère au prochain dans son coeur et juge les péchés des autres avec une sévérité aussi austère que s'il était juste lui-même. C'est ce qui l'ait dire à saint Augustin (Lib. de serm. Dom. lib. ii, cap. 49) : C'est le devoir des hommes de bien et de bonne volonté d'accuser les vices ; quand les méchants le font, ils jouent un rôle qui n'est pas le leur. C'est pourquoi le même docteur ajoute (ibid.) : Quand la nécessité nous force de reprendre quelqu'un, examinons si c'est un vice que nous n'avons jamais eu ; pensons ensuite que nous sommes des hommes et que nous aurions pu l'avoir. Ou bien considérons que c'est un vice que nous avons eu autrefois, mais que nous n'avons plus. Que la pensée de notre fragilité commune soit alors présente à notre esprit, afin que ce ne soit pas la haine, mais la miséricorde qui préside à cette correction. Si nous découvrons que nous sommes en proie au même vice, dans ce cas ne réprimandons pas, mais gémissons avec le coupable et ne l'engageons pas à nous obéir, mais à prendre les mêmes précautions que nous. D'après cela il est donc évident que si le pécheur reprend avec humilité celui qui pèche, il ne pèche pas, il ne s'attire pas une condamnation nouvelle, quoiqu'il prouve par là qu'il soit condamnable pour ses péchés passés dans la conscience de son frère ou au moins dans la sienne.
La réponse aux objections est donc évidente.
(2) Ce qui détruit la parité, c'est que quand on fait l'aumône corporelle, il n'y a pas à craindre le scandale, au lieu qu'il n'en est pas de même quand on reprend les autres de fautes dont on est soi-même coupable.
(3) Le péché véniel n'est pas assurément une cause suffisante pour empêcher de faire la correction fraternelle, il n'y a que les péchés graves qui déshonorent celui qui les commet.
(1) Il s'agit ici de fautes connues par ceux que l'on corrige, car rien n'empêche les pécheurs occultes de faire la correction fraternelle aux autres.
Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas s'abstenir de corriger les autres dans la crainte qu'ils ne deviennent pires. Car le péché est une infirmité de l'âme, d’après ces paroles du Psalmiste (Ps 6,3) : Ayez pitié de moi, Seigneur, parce que je suis infirme. Or, celui qui est chargé de soigner un malade ne doit pas lui retirer ses soins à cause de ses contradictions ou de ses mépris, parce qu'alors il se trouve en réalité dans le plus grand danger, comme on le voit à l'égard des furieux. A plus forte raison l'homme doit-il corriger celui qui pèche, quelque difficile qu'il se montre à recevoir la correction.
2. D'après saint Jérôme, on ne doit pas abandonner la vérité de la vie à cause du scandale. Or, les préceptes de Dieu appartiennent à la vérité de la vie. Par conséquent, puisque la correction fraternelle est de précepte, comme nous l'avons dit (art. 2), il semble qu'on ne doive pas l'omettre à cause du scandale de celui qui en est l'objet.
3. Suivant l'Apôtre (Rm 3), on ne doit pas faire du mal, pour qu'il arrive du bien. Par conséquent, pour la même raison on ne doit pas omettre de faire le bien, dans la crainte que le mal n'arrive. Or, la correction fraternelle est un bien. On ne doit donc pas l'omettre dans la crainte que celui qui en est l'objet ne devienne pire.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Car il est écrit (Pr 9,8) : Ne reprenez pas celui qui se moque de vous, de peur qu'il ne vous haïsse. Sur ce passage la glose dit (Ordin. Greg. lib. viii M or. arg. 24) : Vous ne devez pas craindre que celui qui se moque de vous, quand vous le reprenez, ne vous fasse injure, mais vous devez plutôt craindre qu'en l'excitant à la haine, il n'en devienne pire. Il faut donc s'abstenir de faire la correction fraternelle, quand on craint que celui qui la reçoit ne devienne pire.
CONCLUSION. — Quoiqu'on ne doive jamais omettre la correction de justice qui regarde les supérieurs, parce qu'elle trouble celui qui en est l'objet, cependant on a raison de ne pas faire la correction de la charité fraternelle, quand il est plus probable que le pécheur, après avoir méprisé l'admonition, tombera dans des fautes plus graves.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1 et 3), il y a pour celui qui pèche deux sortes de correction. L'une regarde les supérieurs, elle a pour but le bien général et elle a une force coactive. Cette correction ne doit pas être négligée à cause du trouble de celui qui la subit ; soit parce que s'il ne veut pas se corriger de son plein gré, on doit le forcer par des châtiments à quitter le péché; soit aussi parce que s'il est incorrigible, on doit pourvoir au bien général en observant l'ordre de la justice, qui veut que l'exemple de l'un détourne les autres du mal. Ainsi un juge n'omet pas de condamner celui qui fait mal, parce qu'il craint de le troubler ou de troubler ses amis. — L'autre est la correction fraternelle qui a pour fin l'amélioration de celui qui pèche,- elle ne se fait point par contrainte, mais elle est le résultat d'une simple admonition. C'est pourquoi dès qu'on croit avec probabilité que le pécheur ne recevra pas l'avertissement, mais qu'il tombera dans des fautes plus graves, on doit s'abstenir de le faire, parce que les moyens doivent se régler selon que l'exige la nature de la fin (2).
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le médecin emploie la violence à l'égard d'un frénétique qui ne veut pas accepter ses soins; la correction des supérieurs qui a une force coactive ressemble à cette violence, mais il n'en est pas de même de la simple correction fraternelle.
2. Il faut répondre au second, que la correction fraternelle est ordonnée comme un acte de vertu. Mais elle n'est un acte de vertu qu'autant qu'elle est proportionnée à la fin. C'est pourquoi quand elle détourne l'homme de sa fin, c'est-à-dire quand elle le rend pire, elle n'appartient plus à la vérité de la vie et elle n'est pas de précepte (4).
3. Il faut répondre au troisième, que les choses qui se rapportent à une fin sont bonnes d'après le rapport qu'elles ont avec cette fin elle-même. C'est pourquoi la correction fraternelle, quand elle détourne l'homme de sa fin, c'est-à-dire quand elle est un obstacle à l'amélioration de son frère, n'est plus une bonne chose. Par conséquent, quand on omet delà faire, on n'omet pas de faire un bien dans la crainte qu'un mal n'arrive.
(1) Ce passage est plutôt de saint Grégoire (Hom. vii in EZ).
(2) La différence qu'il y a entre ces deux sortes de correction, c'est que la correction fraternelle a pour but l'amélioration personnelle de celui qui la reçoit, tandis que la correction judiciaire se rapporte au bien commun.
(1) S'il y a doute sur le résultat, on est dispensé de faire la correction, à moins que le coupable ne soit en danger de mort, ou que, par suite de cette omission, il y ait danger pour d'autres de se pervertir. (Mgr Gousset, d'après saint Alphonse de Liguori Theol. moral. 1.1, p. Ib4).
Objections: 1. Il semble que dans la correction fraternelle il soit de nécessité de précepte que l'admonition secrète précède la dénonciation. Car dans les oeuvres de charité nous devons surtout imiter Dieu, d'après ces paroles de l'Apôtre (Ep 5,4) : Soyez les imitateurs de Dieu, comme ses fils bien-aimés, et marchez dans son amour. Or, Dieu poursuit quelquefois l'homme publiquement pour son péché, sans lui donner auparavant d'avertissement secret. Il semble donc qu'il ne soit pas nécessaire de faire précéder la dénonciation de l'admonition secrète.
2. Comme le dit saint Augustin (Lib. de Mend. cap. 45), on peut voir d'après les actes des saints comment on doit comprendre les préceptes de l'Ecriture sainte. Or, on trouve dans la vie des saints la dénonciation publique d'un péché occulte faite sans aucune monition secrète préalable. Ainsi il est dit (Gn 37,2), que Joseph accusa ses frères près de son père du crime le plus honteux. Nous lisons (Ac 5,3) que saint Pierre dénonça publiquement Ananie et Saphire qui lui avaient caché secrètement le prix de leur champ, et il le fit sans avoir recours préalablement à l'admonition secrète. On ne dit pas non plus que le Seigneur ait averti secrètement Judas avant de le dénoncer. Il n'est donc pas de nécessité de précepte que l'admonition secrète précède la dénonciation publique.
3. L'accusation est plus grave que la dénonciation. Or, on peut procéder à une accusation publique, sans aucune admonition secrète préalable. Car le droit canon (Extr. xxiv de acc. cap. Qualiter et quando) établit que l'inscription seule doit précéder l'accusation. Il semble donc qu'il ne soit pas de nécessité de précepte que l'admonition secrète précède la dénonciation publique.
4. Il ne paraît pas probable que ce qui est généralement en usage parmi les religieux, soit contraire aux préceptes du Christ. Or, il est d'usage parmi les religieux qu'on proclame en chapitre les fautes de quelques-uns, sans leur faire aucune admonition secrète. IL semble donc que cette admonition ne soit pas de nécessité de précepte.
5. Les religieux sont tenus d'obéir à leurs supérieurs. Or, les supérieurs commandent quelquefois soit à tous en général, soit à l'un d'eux en particulier, de leur dire s'ils voient quelque chose à reprendre. Il semble par conséquent qu'on soit tenu de les en prévenir avant toute admonition secrète. Il n'est donc pas de nécessité de précepte que l'admonition secrète précède la dénonciation publique.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de verb. Dom. serm. 16), en exposant ce passage de l'Ecriture : Corripe ipsum inter te et ipsum solum, que celui qui s'attache à corriger épargne la honte. Car souvent le coupable commence à défendre son péché par honte, et vous rendez pire, dit-il, celui que vous voulez rendre meilleur. Or, le précepte de la charité nous oblige à prendre garde de rendre nos frères pires qu'ils ne sont. Donc l'ordre de la correction fraternelle est de précepte.
CONCLUSION. — Il faut que l'admonition secrète précède la dénonciation publique du coupable, quand les péchés sont occultes et qu'ils ne sont pas contraires au bien général ; mais quand il s'agit de péchés publics ou occultes contraires au bien général, il n'est pas toujours nécessaire que l'admonition secrète précède, on doit quelquefois sans cela procéder à une dénonciation.
Réponse Il faut répondre qu'à l'égard de la dénonciation publique des péchés, il faut distinguer. Car, ou les péchés sont publics, ou ils sont occultes. S'ils sont publics, on ne doit pas seulement appliquer le remède à celui qui a péché pour le rendre meilleur, mais on doit encore l'appliquer à ceux qui en ont connaissance, pour qu'ils ne soient pas scandalisés. C'est pourquoi on doit reprendre publiquement ces péchés, d'après ces paroles de l'Apôtre (1Tm 5,20) : Reprenez devant tout le monde ceux qui pèchent, afin d'inspirer de la crainte à tous les autres. Ce qui s'entend des péchés publics, comme l'observe saint Augustin (Lib. de verb. Dom. loc. cit.). — Si les péchés sont occultes, il semble alors qu'on soit dans le cas dont parle le Seigneur, quand il dit : Si votre frère a péché contre vous. Car, quand il vous offense publiquement en présence des autres, alors il ne pèche pas seulement contre vous, mais encore contre les autres qu'il trouble. Mais parce que, dans les péchés occultes, on peut être disposé à nuire au prochain, il semble qu'on doive encore faire une distinction nouvelle. — En effet, il y a des péchés occultes qui font au prochain un tort corporel ou spirituel, par exemple, si l'on traite en secret des moyens de livrer une ville aux ennemis, ou bien si un hérétique détourne de la foi plusieurs individus en particulier. Et parce que celui qui pèche ainsi en secret ne pèche pas seulement contre vous- même, mais encore contre les autres, on doit procéder immédiatement à une dénonciation, afin d'empêcher le mal qui s'ensuit, à moins qu'on ne soit fortement convaincu qu'on pourra, au moyen d'une admonition secrète, l'arrêter aussitôt (1). — Il y a d'autres péchés qui ne nuisent qu'à celui qui les fait et à celui contre lequel on les fait, soit parce qu'il n'y a que le pécheur qui soit lésé, soit du moins parce qu'on ne connaît que lui. Dans ce cas, on ne doit avoir d'autre but que de secourir le pécheur lui-même. Et comme le médecin du corps rend la santé au malade sans lui couper un membre, s'il le peut, mais que, s'il ne le peut pas, il coupe le membre qui est le moins nécessaire pour conserver la vie du corps entier, de même celui qui désire l'amélioration de son frère doit, s'il le peut, le corriger secrètement pour conserver sa réputation, qui est utile : 1° Au pécheur lui-même non-seulement pour les choses temporelles, dans lesquelles l'homme perd tout, une fois qu'il n'a plus de réputation, mais encore dans l'ordre spirituel, parce qu'il y a beaucoup d'hommes que la crainte de l'infamie éloigne du péché. C'est pourquoi, quand on se voit diffamé, on pèche sans frein. C'est ce qui fait dire à saint Jérôme (Sup. Math, xviii], qu'il faut reprendre en particulier son frère, de peur qu'ayant perdu tout à la fois la pudeur et la honte, il ne reste dans le péché. 2° On doit conserver la réputation d'un frère qui pèche, soit parce que l'un étant diffamé les autres le sont aussi, d'après ces paroles de saint Augustin (Ep. cxxxvii) : Quand, parmi ceux qui portent le nom d'une profession sainte, il y en a qui sont accusés à tort ou à raison, on presse, on s'agite, on voudrait faire croire qu'il en est de même de tous les autres ; soit parce que le péché de l'un étant public, les autres sont excités à pécher aussi. Mais parce qu'on doit préférer la conscience à la réputation, le Seigneur a voulu que la conscience fût délivrée du péché par la dénonciation publique au détriment de la réputation. D'où il est évident qu'il peut être de nécessité de précepte que l'admonition secrète précède la dénonciation publique (1).
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que toutes les choses occultes sont connues de Dieu. C'est pourquoi les péchés occultes sont au jugement de Dieu ce que sont les péchés publics au jugement des hommes. Cependant, ordinairement Dieu prévient les pécheurs par une admonition secrète, en leur parlant intérieurement pendant la veille ou le sommeil, suivant ces paroles de Job (Jb 33,15): En songe, dans les visions de la nuit, quand le sommeil se répand sur les hommes, alors Dieu ouvre leurs oreilles, et les instruit en secret pour les détourner des actions qu'ils font.
2. Il faut répondre au second, que le Seigneur, en tant que Dieu, regardait comme public le péché de Juda. Il pouvait donc immédiatement procéder à le rendre public; cependant il ne le fit pas, mais il l'avertit de sa faute à mots couverts. Saint Pierre publia le péché secret d'Ananie et de Saphire, comme exécuteur de la volonté de Dieu, qui lui avait manifesté leur faute par révélation. On doit croire, à l'égard de Joseph, qu'il avertit quelquefois ses frères, bien que cela ne soit pas écrit. — Ou bien on peut répondre que le péché était public parmi ses frères, et c'est pour cela que l'Ecriture dit au pluriel : Il accusa ses frères.
3. Il faut répondre au troisième, que quand il y a péril pour la multitude, ces paroles du Seigneur ne sont pas applicables, parce qu'alors le frère qui pèche ne pèche pas seulement contre vous.
4. Il faut répondre au quatrième, que ces proclamations qui se font dans les assemblées des religieux portent sur des choses légères qui ne touchent pas à la réputation. Elles rappellent plutôt le souvenir de fautes oubliées qu'elles ne sont des accusations ou des dénonciations. Si cependant les fautes étaient de nature à diffamer un frère, celui qui les publierait de cette manière agirait contre le précepte du Seigneur.
5. Il faut répondre au cinquième, qu'on ne doit pas obéir à un supérieur contrairement au précepte divin, d'après ces paroles des apôtres (Ac 5,29) : Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes. C'est pourquoi, quand un supérieur ordonne qu'on lui dise les corrections qui sont à faire, il faut comprendre ce précepte d'une manière exacte, en observant l'ordre de la correction fraternelle, soit que le supérieur s'adresse en général à tout le monde, soit qu'il ne s'adresse qu'à un individu en particulier. Mais si le supérieur commandait expressément quelque chose de contraire à l'ordre établi par Dieu, en le commandant il pécherait, et celui qui lui obéirait pécherait aussi (1) en agissant contre le précepte du Seigneur. Il ne faudrait donc pas lui obéir, parce qu'un supérieur n'est pas juge des choses secrètes, il n'y a que Dieu. Par conséquent, il n'a pas le pouvoir de commander quelque chose à l'égard des péchés secrets, à moins qu'ils ne se manifestent par des marques extérieures, par exemple, par l'infamie ou par des soupçons. Dans ces circonstances, le supérieur peut ordonner, comme un juge séculier ou ecclésiastique peut exiger le serment pour qu'on lui dise la vérité.
(2) D'après ce texte de l'Ecriture (Mt 18) : Si peccaverit in te frater tuus, etc., on distingue dans la correction fraternelle trois degrés : la correction secrète, celle qui se fait devant deux ou trois témoins, et la dénonciation de la faute à l'évêque ou à l'Eglise. Il s'agit de savoir si l'on est tenu de garder cet ordre.
(1) Billuart observe qu'on n'a presque jamais lieu d'avoir cette espérance, quand il s'agit des hérétiques qui ne veulent pas écouter l'Eglise, des magiciens dont la volonté est très-obstinée dans le mal.
(1) Toutefois cette admonition secrète n'est pas de précepte, si l'on est fondé à croire qu'elle ne sera pas utile. C'est ce que dit saint Thomas (Quodl. Il, art. 13). On peut aussi l'omettre pour s'adresser directement au supérieur, quand celui-ci est un homme doux, prudent, qui saura faire cette correction d'une manière plus fructueuse. Dans cc cas on ne lui dénonce pas la chose comme au chef de l'Eglise, mais on lui en parle comme à un bon père, à un bon ami.
(1) On voit que saint Thomas est en opposition avec ceux qui prétendent qu'il vaut toujours mieux que la correction fraternelle soit faite par un supérieur que par un égal.
Objections: 1. Il semble que la production des témoins ne doive pas précéder la dénonciation publique. Car on ne doit pas manifester aux autres les péchés occultes, parce qu'alors l'homme trahirait le crime de son frère plutôt qu'il ne le corrigerait, comme le dit saint Augustin (Lib. de verb. Dom. serm. 15, cap. 7). Or, celui qui produit des témoins manifeste à un autre le péché de son frère. Donc, quand il s'agit de péchés occultes, la production des témoins ne doit pas précéder la dénonciation publique.
2. L'homme doit aimer le prochain comme lui-même. Or, personne ne produit de témoins pour ses fautes occultes. On ne doit donc pas non plus en produire quand il s'agit des péchés occultes de son frère.
3. On cite des témoins pour prouver quelque chose. Or, en matière de choses occultes, la preuve par témoin ne peut pas se produire. C'est donc en vain qu'on cite dans ce cas des témoins.
4. Saint Augustin dit (Ep. cix) qu'on doit dévoiler la faute aux supérieurs avant de produire les témoins. Or, dévoiler la faute au chef ou au supérieur, c'est la dire à l'Eglise ; par conséquent, la production des témoins ne doit pas précéder la dénonciation publique.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Le Seigneur dit (Mt 18,16) : Prenez avec vous un ou deux témoins, afin que sur leur témoignage....
CONCLUSION. — La production des témoins doit précéder la dénonciation publique dans la correction.
Réponse Il faut répondre qu'il est convenable de passer d'un extrême à un autre par un milieu. Or, dans la correction fraternelle, le Seigneur a voulu que le commencement fût secret-, c'est ainsi que le frère doit reprendre son frère à part en s'adressant à lui seul. Mais il a voulu que la fin fût publique, c'est- à-dire que le crime fût, en dernier lieu, dénoncé à l'Eglise. C'est pourquoi il est convenable qu'on appelle des témoins (2) pour faire connaître d'abord la faute du frère à un petit nombre de personnes capables de lui être utiles et incapables de lui nuire, afin qu'il se corrige sans être perdu de réputation aux yeux de la multitude.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il y en a qui ont compris qu'on devait observer l'ordre de la correction fraternelle de telle sorte qu'on devait d'abord reprendre en secret son frère, et s'il est docile s'en applaudir ; mais s'il n'écoute pas et que son péché soit tout à fait occulte, on ne devait pas aller plus loin. Si la faute commence à parvenir à la connaissance de plusieurs d'après certains indices, on doit aller au-delà, selon l'ordre du Seigneur.
Ce sentiment est contraire à la pensée de saint Augustin, qui dit (loc. cit.) qu'on ne doit pas cacher le péché de son frère, de peur qu'il ne se corrompe dans son coeur. C'est pourquoi il faut répondre qu'après l'admonition secrète faite une ou plusieurs fois, tant qu'il y a espérance probable de correction, on doit continuer à l'avertir de même. Mais, du moment où nous pouvons savoir avec probabilité que l'admonition secrète est sans fruit, il faut arriver à la production des témoins, quel que soit le péché occulte. A moins toutefois qu'on ait la probabilité que le coupable n'en tirera aucun profit et que cela ne servira qu'à le rendre pire ; parce qu'alors on devrait s'abstenir complétement de toute correction, comme nous l'avons dit (art. 6).
2. Il faut répondre au second, que l'homme n'a pas besoin de témoins pour se corriger de son propre péché, mais que cela peut être nécessaire pour corriger les fautes d'un autre. Par conséquent il n'y a pas de parité.
3. Il faut répondre au troisième, qu'on peut produire des témoins pour trois raisons : 1° pour montrer que ce qu'on reproche est une faute (1), comme le dit saint Jérôme ; 2° pour convaincre de l'acte (2), si l'acte se répète, comme le dit saint Augustin (loc. cit.) ; 3° pour attester que le frère qui l'a averti a fait tout son possible (3), comme le dit saint Chrysostome (Hom. lxi in Mt).
4. Il faut répondre au quatrième, que saint Augustin veut qu'on parle au supérieur avant de parler aux témoins, selon que le supérieur peut être considéré comme une personne privée ayant plus de pouvoir ou d'habileté qu'une autre ; ce qui ne signifie pas qu'on s'adresse à lui comme à l'Eglise (4), c'est-à-dire comme à celui qui remplit les fonctions de juge.
(2) Les témoins doivent être des personnes sages, prudentes, discrètes, qui ne publient pas inutilement ce qu'elles ont entendu.
(1) Dans le cas où le coupable prétendrait le contraire.
(2) Cette condition est applicable quand le pécheur nie l'acte qu'on lui reproche.
(3) D'ailleurs les témoins en se joignant à lui ajoutent nécessairement à l'efficacité de ses remontrances.
(4) C'est alors une démarche purement officieuse, mais ce n'est pas une dénonciation juridique.
Nous avons maintenant à nous occuper des vices contraires à la charité. Nous parlerons : 1° de la haine qui est contraire à l'amour; 2° du dégoût et de l'envie qui sont contraires à la joie de la charité ; 3° de la discorde et du schisme qui sont opposés à la paix; 4° de l'offense et du scandale qui sont contraires à la bienfaisance et à la correction fraternelle. — Sur la haine six questions se présentent : 1° Dieu peut-il être haï? — 2° La haine de Dieu est-elle le plus grand des péchés ? — 3° La haine du prochain est-elle toujours un péché ? — 4° Est-elle le plus grand de tous les péchés qu'on fasse contre le prochain ? — 5° Est-elle un vice capital ? — 6° De quel vice capital sort-elle?
Objections: 1. Il semble qu'on ne puisse avoir de haine contre Dieu. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) que le bien suprême, le beau par excellence, est agréable et aimable pour tout le monde. Or, Dieu est la bonté et la beauté même. Il n'est donc haï par personne.
2. Il est dit dans les livres apocryphes (Esd. lib. m, cap. 4) que tous les êtres invoquent la vérité et sont bénis dans leurs oeuvres. Or, Dieu est la vérité même, comme le dit saint Jean (Jn 14). Par conséquent tout le monde aime Dieu, et personne ne peut le haïr.
3. La haine est une aversion. Or, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 1), Dieu tourne tout vers lui-même. Personne ne peut donc le haïr.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Ps 78,23) : V orgueil de ceux qui vous haïssent monte toujours. Le Seigneur dit lui-même (Jn 15,21) : Maintenant qu'ils m'ont vu, ils me haïssent et haïssent mon Père, etc.
CONCLUSION. — Quoiqu'on ne puisse haïr Dieu dans son essence, néanmoins il y en a qui peuvent le haïr relativement à certains effets de sa justice.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (I-II, quest. xxix, art. 4), la haine est un mouvement de la puissance appétitive qui n'est mue que par l'objet qu'elle perçoit. Or, l'homme peut percevoir Dieu de deux manières : 1° en lui-même, quand il le voit dans son essence-, 2° par ses effets. C'est ainsi que les choses invisibles de Dieu nous sont manifestées par celles qu'il a faites. — Par son essence, Dieu est la bonté même que personne ne peut haïr, parce qu'il est de l'essence du bien d'être aimé. C'est pourquoi il est impossible que celui qui voit Dieu dans son essence le haïsse. — Parmi ses effets, il y en a qui ne peuvent être d'aucune manière contraires à la volonté humaine. Ainsi l'être, la vie et l'intelligence sont des effets que tout le monde aime et désire. Par conséquent, quand on considère Dieu comme l'auteur de ces effets, on ne peut le haïr. Mais il y a d'autres effets divins qui répugnent à la volonté déréglée. Ainsi le châtiment infligé au pécheur, la répression des péchés par la loi divine, sont des choses en opposition avec la volonté que le crime a dépravée. En considération de ces effets il y en a qui peuvent haïr Dieu, selon qu'ils le regardent comme l'être qui défend le péché et qui le punit (1).
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement se rapporte à ceux qui voient l'essence de Dieu, qui est l'essence même de la bonté.
2. Il faut répondre au second, que ce raisonnement a pour objet Dieu considéré comme la cause des effets que tout le monde aime naturellement ; parmi ses effets se trouvent les oeuvres de la vérité qui donne sa lumière aux hommes.
3. Il faut répondre au troisième, que Dieu tourne tout vers lui-même, en ce sens qu'il est le principe de l'être, parce que toutes les choses, en tant qu'elles existent, tendent à ressembler à Dieu, qui est l'être même (2).
(1) Ils détestent aussi Dieu en lui-même indirectement parce qu'ils voudraient qu'il n'existât pas-
(2) Dieu ne peut pas être haï, comme principe et fin de toutes choses, mais il l'est seulement comme auteur des châtiments ou des peines que l'on éprouve ou que l'on redoute.
Objections: 1. Il semble que la haine de Dieu ne soit pas le plus grand des péchés. Car le péché le plus grave est le péché contre l'Esprit-Saint, lequel est irrémissible, comme le dit saint Matthieu (12). Or, on ne compte pas la haine de Dieu parmi les espèces de péché contre l'Esprit-Saint, comme on le voit (quest. xiv, art. 2). Cette haine n'est donc pas le plus grave des péchés.
3. Le péché consiste dans l'éloignement de Dieu. Or, l'infidèle qui ne connaît pas Dieu paraît en être plus éloigné que celui qui en a au moins connaissance, bien qu'il le haïsse. Il semble donc que le péché d'infidélité soit plus grave que le péché de haine contre Dieu.
4. On ne hait Dieu que par rapport à ses effets qui répugnent à la volonté, et dont le principal est la peine. Or, la haine de la peine n'est pas le plus grand des péchés. La haine de Dieu ne l'est donc pas non plus.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Le pire est opposé au meilleur, comme le dit Aristote (Eth. lib. viii, cap. 40). Or, la haine de Dieu est opposée à son amour $ qui est le bien suprême (le l'homme. Donc la haine de Dieu est le péché le plus infâme.
CONCLUSION. — Puisque par la haine de Dieu l'homme se détourne de Dieu absolument il s'ensuit que cette haine est le plus grave des péchés.
Réponse Il faut répondre que le défaut du péché consiste en ce qu'il détourne de Dieu comme nous l'avons dit (quest. x, art. 3, et I-II quest. lxxi, art. 6). Or cet éloignement de Dieu n'est coupable qu'autant qu'il est volontaire. Par conséquent, la faute consiste essentiellement en ce qu'elle nous éloigne de Dieu volontairement. — La haine de Dieu implique absolument cet éloignement volontaire, tandis que dans les autres péchés il n'existe que par participation et d'une manière relative. Car comme la volonté s'attache par elle-même à ce qu'elle aime, de même elle s'éloigne absolument de ce qu'elle hait. Par conséquent, quand quelqu'un hait Dieu, sa volonté s'éloigne de lui absolument; tandis que dans les autres péchés (par exemple, quand quelqu'un fait une fornication) il ne se détourne pas de Dieu absolument, mais relativement, en ce sens qu'il désire une jouissance déréglée qui est annexée à l'éloignement de Dieu. Par conséquent comme ce qui existe absolument l'emporte sur ce qui existe relativement, il s'ensuit que la haine de Dieu est le plus grave de tous les péchés.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Grégoire Mor. lib. xxv, cap. 2), autre chose est de ne pas faire le bien et autre chose de haïr celui qui est la source de tous les biens, comme autre chose est de pécher par précipitation et autre chose de le faire de propos délibéré ; ce qui nous fait comprendre que quand on hait Dieu, qui est l'auteur de tous les biens, on pèche de propos délibéré, ce qui constitue le péché contre l'Esprit- Saint. D'où il est évident que la haine de Dieu est tout particulièrement un péché contre l'Esprit-Saint, selon que le péché contre l'Esprit-Saint désigne un genre spécial de faute. Cependant on ne le compte pas parmi les espèces de péché contre l'Esprit-Saint, parce qu'il se rencontre généralement dans toute espèce de péché de cette nature.
2. Il faut répondre au second, que l'infidélité n'est coupable qu'autant qu'elle est volontaire. C'est pourquoi plus elle est volontaire et plus elle est grave. Quand elle est volontaire, elle provient de ce qu'on a en haine la vérité qui est proposée. D'où il est évident que le péché d'infidélité provient essentiellement de la haine de Dieu, dont la vérité est l'objet de la foi. C'est pourquoi, comme la cause l'emporte sur l'effet, de même la haine de Dieu est un péché plus grand que l'infidélité.
3. Il faut répondre au troisième, que quiconque hait la peine ne hait pas Dieu, qui en est l'auteur. Car il y en a beaucoup qui haïssent la peine et qui cependant la souffrent avec patience, par respect pour la justice divine. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Conf. lib. x, cap. 28) que Dieu nous ordonne de supporter les châtiments, mais non de les aimer. Au contraire, quand on a de la haine pour Dieu qui punit, on a aussi de la haine pour la justice de Dieu même, ce qui est le péché le plus grave. De là, saint Grégoire dit (Mor. lib. xxv, cap. 2) que comme il est quelquefois plus grave d'aimer le péché que de le commettre, de même il est plus inique de haïr la justice que de ne pas la respecter.
II-II (Drioux 1852) Qu.33 a.5