II-II (Drioux 1852) Qu.83 a.10
Objections: 1. Il semble que la prière ne soit pas le propre de la créature raisonnable; car il semble que demander et recevoir se rapportent au même être. Or, recevoir convient aux personnes incréées, c'est-à-dire au Fils et au Saint-Esprit. Il leur convient donc aussi de prier; car le Fils dit (Jn 14,16) : Je prierai mon Père, et l'Apôtre dit de l'Esprit-Saint (Rm 8,26) : L’Esprit demande pour nous.
2. Les anges sont au-dessus des créatures raisonnables, puisqu'ils sont des substances intellectuelles. Or, il appartient aux anges de prier. Ainsi il est dit (Ps 96,8) : Adorez-le, vous tous qui êtes ses anges. La prière n'est donc pas le propre de la créature raisonnable.
3. Celui qui invoque Dieu le prie, puisqu'on l'invoque principalement par la prière. Or, il convient aux animaux d'invoquer Dieu, puisqu'il est dit (Ps 146,9) : que c'est lui qui donne aux animaux leur nourriture, ainsi qu'aux petits des corbeaux qui l'invoquent. La prière n'est donc pas le propre de la créature raisonnable.
En sens contraire Mais c'est le contraire. La prière est un acte de la raison, comme nous l'avons vu (art. 1 huj. quaest.). Or, la créature raisonnable tire son nom de la raison. La prière lui est donc propre.
CONCLUSION. — Ni les personnes divines, ni les animaux ne prient, il n'y a que les créatures raisonnables.
Réponse Il faut répondre que, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (ibid.), la prière est un acte de la raison par lequel on prie celui qui est au-dessus de soi; comme le commandement est un acte de la raison par lequel on dispose d'un inférieur pour un but quelconque. La prière convient donc proprement à celui qui a la raison et un supérieur qu'il peut prier. Puisqu'il n'y a rien au-dessus des personnes divines et que les animaux n'ont pas la raison, il s'ensuit que la prière ne convient ni aux uns, ni aux autres, et que par conséquent elle est le propre de la créature raisonnable (1).
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il convient aux personnes divines de recevoir par nature, tandis que la prière est le propre de celui qui reçoit par grâce. Quand on dit que le Fils prie, ces paroles s'entendent de la nature qu'il a prise, c'est-à-dire de la nature humaine et non de la nature divine. Il est dit que l'Esprit-Saint demande, parce qu'il nous fait demander (2).
2. Il faut répondre au second, que l'intellect et la raison ne sont pas en nous des facultés diverses, comme nous l'avons vu (part. I, quest. lxxix, art. 8), mais elles diffèrent comme le parfait et l'imparfait. C'est pour ce motif que l'on distingue quelquefois les créatures intellectuelles, qui sont les anges, des créatures raisonnables, et d'autres fois on les comprend sous cette expression. C'est dans ce dernier sens que nous disons que la prière est le propre de la créature raisonnable.
3. Il faut répondre au troisième, qu'il est dit que les petits des corbeaux invoquent Dieu (3), à cause du désir naturel par lequel tous les êtres veulent, à leur manière, participer à la bonté divine. C'est de la sorte qu'on dit également que les animaux obéissent à Dieu, à cause de l'instinct naturel par lequel il les meut.
(I) Cet article est opposé aux gnostiques et aux manichéens, qui prétendaient que les animaux n'avaient pas seulement la faculté de sentir, mais qu'ils pouvaient encore comprendre.
(1) Sous ce mot, saint Thomas comprend les anges aussi bien que les hommes, comme il le dit dans sa réponse au deuxième argument.
(2) Le mot pour nous signifie qu'il demande à notre place et qu'il supplée à notre faiblesse et à nos imperfections.
(3) Ces paroles doivent se prendre dans un sens métaphorique.
Objections: 1. Il semble que les saints qui sont dans le ciel ne prient pas pour nous; car l'acte d'une personne est plus méritoire pour elle que pour les autres. Or, les saints qui sont dans le ciel ne méritent ni ne prient pour eux, parce qu'ils sont arrivés à leur terme ; ils ne prient donc pas non plus pour nous.
2. Les saints conforment parfaitement leur volonté à celle de Dieu, de manière à ne vouloir que ce qu'il veut. Or, ce que Dieu veut s'accomplit toujours. C'est donc en vain que les saints prient pour nous.
3. Comme les saints qui sont dans le ciel nous sont supérieurs, de même ceux qui sont dans le purgatoire, parce qu'ils ne peuvent plus pécher. Or, ceux qui sont dans le purgatoire ne prient pas pour nous, mais nous prions plutôt pour eux. Donc les saints qui sont dans le ciel ne prient pas non plus pour nous.
4. Si les saints qui sont dans le ciel priaient pour nous, la prière des saints les plus éminents serait plus efficace. On ne devrait donc pas implorer le suffrage des autres, mais seulement le leur.
5. L'âme de Pierre n'est pas Pierre. Si les âmes des saints priaient pour nous, tant qu'elles sont séparées du corps, nous ne devrions donc pas prier saint Pierre d'intercéder pour nous, mais son âme. Cependant l'Eglise fait le contraire. Par conséquent, du moins avant la résurrection, les saints ne prient pas pour nous.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (2. Macch. 15,14) : Celui qui prie beaucoup pour le peuple et toute la ville sainte, c'est Jérémie, le prophète de Dieu (1).
CONCLUSION. — Les saints qui sont dans le ciel étant parfaitement affermis dans la charité prient pour nous.
Réponse Il faut répondre que, comme le dit saint Jérôme (Lib. cont. Vigil.), "Vigilance a erré en soutenant que tant que nous vivons nous pouvons prier les uns pour les autres, mais qu'après la mort les prières que nous faisons pour les autres ne doivent jamais être exaucées, puisque les martyrs qui demandent la vengeance de leur sang ne peuvent l'obtenir. Or, cette opinion est absolument fausse ; parce que quand on prie pour les autres on le fait par charité, comme nous l'avons dit (art. 7 et 8 huj. quaest.). Par conséquent, plus la charité des saints qui sont dans le ciel est parfaite, et plus ils prient pour les voyageurs qu'ils peuvent aider de leurs prières, et leurs prières sont d'autant plus efficaces qu'ils sont plus près de Dieu ; car, d'après l'ordre établi par la Providence, l'excellence des êtres supérieurs rejaillit sur les inférieurs, comme la clarté du soleil dans l'air. C'est pourquoi saint Paul dit du Christ (He 7,25) : Qu'il peut sauver pour toujours celui qui s'approche de Dieu par son entremise, étant toujours vivan t et en état d'intercéder pour nous. C'est pour cette raison que saint Jérôme dit à Vigilance (loc. sup. cit.) : Si les apôtres et les martyrs, quand ils sont sur la terre et qu'ils doivent songer à eux, prient néanmoins pour les autres, à plus forte raison le font-ils après qu'ils sont couronnés, victorieux et triomphants.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que rien ne manque aux saints qui sont dans le ciel, puisqu'ils sont bienheureux, sinon la gloire du corps pour laquelle ils prient. Mais ils prient pour nous, qui manquons de la perfection dernière delà béatitude, et leurs prières tirent leur efficacité de leurs mérites antérieurs et de la bonté de Dieu qui les reçoit.
2. Il faut répondre au second, que les saints obtiennent ce que Dieu veut faire arriver par leurs prières, et ils demandent ce qu'ils croient que leurs prières doivent obtenir d'après la volonté de Dieu.
3. Il faut répondre au troisième, que ceux qui sont dans le purgatoire, quoiqu'ils soient au-dessus de nous à cause de leur impeccabilité, sont cependant au-dessous relativement aux peines qu'ils endurent, et d'après cela ils ne sont pas en état de prier (2), mais il faut plutôt que nous priions pour eux.
4. Il faut répondre au quatrième, que Dieu veut que les inférieurs soient aidés par tous ceux qui sont au-dessus d'eux. C'est pourquoi nous devons implorer non-seulement les plus grands saints, mais encore ceux qui sont les moins élevés ; autrement il n'y aurait que la miséricorde de Dieu que nous dussions implorer. Cependant il arrive quelquefois que l'invocation d'un saint inférieur est plus efficace, soit parce qu'on l'invoque avec plus de dévotion, soit parce que Dieu veut manifester sa sainteté.
5. Il faut répondre au cinquième, que les saints ayant mérité pendant leur vie de prier pour nous, nous les invoquons pour ce motif sous les noms qu'ils portaient ici-bas et par lesquels ils nous sont le plus connus. Nous le faisons aussi pour montrer la foi que nous avons dans la résurrection. C'est ainsi que le Seigneur dit lui-même (Ex 3,6) : Je suis le Dieu d'Abraham, etc.
(4) Cet article est une réfutation directe de l'hérésie de Vigilance, que saint Jérôme combattit, et il se rapporte aussi à l'erreur des protestants, qui nient l'utilité du culte des saints. Car on ne peut les invoquer qu'autant qu'ils intercèdent pour nous. Ces deux choses sont corrélatives, selon la remarque du P. Perrone (De cultu sanctorum, cap. iii, prop. 1).
(1) Saint Pierre écrivait (2P 15) : Dabo autem operam et frequenter habere vos post obitum meum, ut horum memoriam faciatis, et saint Jean dit des vingt-quatre vieillards (Ap 5,8) : Procidebant coram Agno habentes singuli... phialas aureas plenas odoramentorum, quae sunt orationes sanctorum.
(2) Nous avons fait observer que l'opinion contraire ne manque pas de probabilité.
Objections: 1. Il semble que la prière ne doive pas être vocale ; car la prière, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. 4 huj. quaest.), s'adresse principalement à Dieu. Or, Dieu connaît le langage du coeur. Il est donc inutile de faire des prières vocales.
2. Par la prière l'esprit de l'homme doit s'élever vers Dieu, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest. ad 2). Or, les paroles empêchent les hommes de s'élever vers Dieu par la contemplation, comme toutes les autres choses sensibles. On ne doit donc pas se servir de paroles dans la prière.
3. La prière doit être offerte à Dieu dans le secret, d'après ce passage de l'Evangile (Mt 6,6) : Pour vous, quand vous voudrez prier, entrez dans votre chambre, fermez-en la porte et priez votre Père dans le secret. Or, la parole rend la prière publique. La prière ne doit donc pas être vocale.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Le Psalmiste dit (Ps 141,4) : J'ai élevé la voix pour crier vers le Seigneur ; j'ai élevé la voix vers le Seigneur pour le prier.
CONCLUSION. — Il est convenable que la prière commune ou publique soit vocale, mais il n'est pas nécessaire que la prière particulière ou privée le soit; cependant elle peut l'être si on a recours à ce moyen pour exciter sa dévotion ou par suite de la joie spirituelle qu'on éprouve.
Réponse Il faut répondre qu'il y a deux sortes de prière, la prière commune et la prière particulière. La prière commune est celle qui est offerte à Dieu par les ministres de l'Eglise, comme étant les représentants de tous les fidèles. C'est pourquoi il faut que cette prière soit connue de tout le peuple pour lequel on la fait: ce qui n'est possible qu'autant qu'elle est vocale. On a donc eu raison de décider que les ministres de l'Eglise prononceraient ces prières à haute voix, pour qu'elles puissent parvenir à la connaissance de tous. La prière particulière est celle qui est faite par un individu quel qu'il soit, soit qu'il prie pour lui, soit qu'il prie pour les autres. Il n'est pas nécessaire que cette prière soit vocale. Cependant on la fait oralement pour trois raisons : 1° pour exciter la dévotion intérieure par laquelle l'âme de celui qui prie s'élève vers Dieu : parce que les signes extérieurs qui se manifestent par la parole ou par d'autres actes agissent sur l'intelligence humaine sous le rapport de la perception, et par conséquent aussi sous le rapport de l'affection. C'est ce qui fait dire à saint Augustin dans sa lettre à Proba (Ep. cxxx) que nous nous excitons nous-mêmes plus vivement par des paroles et par d'autres signes au développement des saints désirs que nous formons. C'est pourquoi, dans la prière particulière on ne doit faire usage des paroles et des signes qu'autant qu'ils sont utiles pour embraser le coeur intérieurement. Mais si l'intelligence est par là distraite ou gênée de quelque manière, on ne doit pas avoir recours à ce moyen. C'est ce qui arrive principalement à ceux dont l'âme est suffisamment disposée â la dévotion sans l'emploi de ces signes. Ainsi David disait (Ps 26,8) : Mon coeur vous a parlé, mon visage vous a recherché, et on rapporte (1S 1,43) qu'Anne parlait dans son coeur. 2° On fait la prière vocale, pour rendre en quelque sorte à Dieu ce qu'on lui doit; c'est-à-dire pour le servir d'après tout ce qu'on tient de lui, par conséquent non-seulement de coeur, mais encore de corps ; ce qui convient principalement à la prière, selon qu'elle est satisfactoire. D'où le prophète dit (Os 14,3) : Ôtez toutes nos iniquités, agréez le bien que vous mettez en nous, et nous vous rendrons le sacrifice de nos lèvres. 3° On emploie la prière vocale par suite de l'influence que l'âme exerce sur le corps lorsqu'elle est vivement affectée, d'après cette parole du Psalmiste (Ps 15,9) : Mon coeur s'est réjoui et ma langue a tressailli.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'on ne fait pas la prière vocale pour apprendre à Dieu quelque chose qu'il ignore, mais pour élever vers lui l'âme de celui qui prie ou celle des autres.
2. Il faut répondre au second, que les paroles qui se rapportent à autre chose distraient l'esprit et empêchent la dévotion de celui qui prie; mais celles qui expriment quelque chose qui regarde la dévotion excitent les âmes, principalement celles qui sont le moins dévotes.
3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit saint Chrysostome (Sup. Matth, hom. xiii alius auctor oper. imperf.) : Dieu nous défend de prier dans les assemblées dans le dessein de s'y faire voir. C'est pourquoi celui qui prie ne doit rien faire d'extraordinaire qui attire les regards des hommes ; il ne doit ni crier, ni se frapper la poitrine, ni étendre les bras. Cependant, comme l'observe saint Augustin (De Serm. Dom. lib. n, cap. 3), ce n'est pas un mal d'être vu par les hommes, mais c'en est un d'agir pour se faire voir.
(I) La prière vocale est attaquée en général par tous ceux qui condamnent le culte extérieur. Et les raisons que l'on donne pour la justifier sont les mêmes que celles qui établissent la nécessité de ce culte.
Objections: 1. Il semble qu'il soit nécessaire d'être attentif dans sa prière. Car saint Jean dit (Jn 4,21) : Dieu est esprit, et il faut que ceux qui l'adorent, l'adorent en esprit et en vérité. Or, la prière n'est pas dans l'esprit, si elle n'est pas faite attentivement. Il est donc nécessaire qu'elle soit faite ainsi.
2. La prière est l'élévation de l'âme vers Dieu. Or, quand la prière n'est pas faite avec attention, l'âme ne s'élève pas vers Dieu. On est donc obligé de la faire de la sorte.
3. Il est nécessaire que la prière soit exempte de péché. Or, elle n'en est pas exempte, quand on la fait avec un esprit dissipé ; car il semble qu'on se moque de Dieu, comme si l'on parlait à un homme sans faire attention à ce qu'on lui dit. Ainsi saint Basile dit (Lib. de const. monast. cap. 1) qu'on ne doit pas implorer le secours de Dieu lâchement, ni avec un esprit qui va de côté et d'autre; parce que dans ce cas non-seulement on n'obtient pas de Dieu ce qu'on lui demande, mais on l'irrite plutôt. Il faut donc que la prière soit faite avec attention.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Car il y a des saints qui ont quelquefois des distractions dans leurs prières, selon cette expression de David (Ps 39,43): Mon coeur m'a abandonné.
CONCLUSION. — Il faut que la prière soit attentive, du moins dans la première intention, pour qu'elle soit méritoire, pour qu'elle obtienne ce que nous demandons, et qu'elle fortifie spirituellement l'esprit.
Réponse Il faut répondre que cette question se rapporte principalement à la prière vocale. À cet égard il faut observer qu'on dit qu'une chose est nécessaire de deux manières : 1° on appelle nécessaire le moyen par lequel on arrive mieux à sa fin ; dans ce sens l'attention est absolument nécessaire à la prière. 2° On dit qu'une chose est nécessaire quand une chose ne peut pas sans elle obtenir son effet. Or, la prière a trois sortes d'effets. Le premier est commun à tous les actes que la charité anime, c'est le mérite. Pour obtenir cet effet il n'est pas nécessaire que l'on soit attentif à la prière dans toute son étendue ; mais la force de la première intention (1), par laquelle on se met à prier, rend tout entière la prière méritoire, comme il en est d'ailleurs de tous les autres actes méritoires. — Le second effet de la prière lui est propre ; il consiste à obtenir quelque chose. C'est encore assez pour cet effet de la première intention que Dieu considère principalement. Mais si cette première intention fait défaut, la prière n'est ni méritoire, ni impétratoire. Car Dieu n'écoute pas la prière de celui qui ne fait pas attention à ce qu'il dit, selon la remarque de saint Grégoire (Mor. lib. xxii, cap. d3). — Le troisième effet de la prière est celui qu'elle produit pour le moment, c'est-à-dire le renouvellement spirituel de l'âme. A cel égard il est absolument nécessaire que nous soyons attentifs à nos prières (2). C'est ce qui fait dire à l'Apôtre (1Co 14,14) : Si je prie sans comprendre, mon intelligence est sans fruit. — Toutefois il faut observer que dans la prière vocale on peut être attentif de trois manières. On peut faire attention aux mots pour ne pas se tromper en les prononçant (3), on peut ensuite faire attention au sens des paroles (4), enfin l'attention peut se porter vers ce qui est la fin de la prière, c'est-à-dire vers Dieu et vers la chose pour laquelle on le prie (5). Cette dernière espèce d'attention est la plus nécessaire, et les plus simples (6) peuvent l'avoir. Quelquefois cette intention par laquelle l'esprit se porte vers Dieu est si puissante, que l'âme oublie tout le reste, comme le dit Hugues de Saint-Victor (Lib. de modo orandi, cap.2).
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il prie en esprit et en vérité celui que l'impulsion de l'Esprit-Saint porte à prier, quand même, par faiblesse, il se laisserait ensuite aller à des distractions.
2. Il faut répondre au second, que la faiblesse de notre nature ne permet pas à notre esprit de rester longtemps à une certaine élévation, car le poids de l'infirmité humaine abaisse l'âme vers les choses inférieures. C'est pourquoi il arrive que quand l'âme de celui qui prie s'élève vers Dieu par la contemplation, il est aussitôt distrait par suite de sa faiblesse.
3. Il faut répondre au troisième, que si l'on a des distractions volontaires dans ses prières, c'est un péché, et ces distractions empêchent le fruit de la prière. C'est pour remédier à cet inconvénient que saint Augustin dit (in Regul. epist. 121) : Quand vous priez Dieu par des psaumes et des hymnes, méditez dans votre coeur les choses que votre bouche prononce. Mais les distractions qui sont involontaires n'empêchent pas la prière d'être fructueuse. C'est ce qui fait dire à saint Basile (loc. cit. in arg.) : Si, affaibli par le péché, vous ne pouvez prier attentivement, contenez-vous, autant que vous le pourrez, et Dieu vous pardonnera : parce que si vous ne pouvez vous tenir devant lui comme il faut, ce n'est pas par négligence, mais par fragilité.
(1) L'attention est l'acte de l'intellect qui s'applique à une chose. Saint Thomas examine ici jusqu'à quel degré cette condition est nécessaire pour que la prière soit bonne.
(1) Il suffit de ce qu'on appelle l'attention virtuelle. Cette attention suppose une attention actuelle qui a d'abord précédé et qui est ensuite moralement persévérante, parce qu'elle n'a pas été révoquée par une intention contraire ou par l'entreprise d'une oeuvre incompatible avec elle.
(2) Il faut pour cela une attention actuelle.
(3) C'est ce qu'on appelle l'attention superficielle.
(4) C'est l'attention littérale.
(5) C'est l'attention spirituelle.
(6) Ainsi il n'est pas nécessaire qu'ils comprennent les prières de l'Eglise pour en profiter, il suffit qu'ils s'unissent de coeur à ceux qui les prononcent.
Objections: 1. Il semble que la prière ne doive pas être longue. Car il est dit (Mt 6,7) : Quand vous priez, ne parlez pas beaucoup. Or, il faut beaucoup parler, quand la prière est longue, surtout si c'est une prière vocale. On ne doit donc pas prier longtemps.
2. La prière est l'expression du désir. Or, le désir est d'autant plus saint qu'il est davantage restreint à une seule chose, d'après cette parole de David (Ps 26,4) : Je n'ai demandé au Seigneur qu'une chose, je n'en rechercherai qu'une seule. La prière est donc d'autant plus agréable à Dieu qu'elle est plus courte.
3. Il paraît défendu à l'homme de passer les limites établies par Dieu, surtout en ce qui concerne le culte divin, d'après ce passage de la Bible (Ex 19,24) : Avertissez le peuple, de peur que pour voir le Seigneur il ne dépasse les barrières qui lui ont été marquées et qu'un grand nombre d'entre eux ne périsse. Or, le terme que Dieu nous a fixé pour la prière est marqué par l'oraison dominicale, comme on le voit (Mt 6). Il n'est donc pas permis d'étendre sa prière au-delà.
4. Mais c'est le contraire. Il semble qu'on doive prier continuellement. Car le Seigneur dit (Lc 18,4) : Il faut toujours prier et ne jamais se lasser, et l'Apôtre dit aussi (1Th 5,47) : Priez sans cesse.
CONCLUSION. — La prière, considérée dans sa cause qui est le désir de la charité, doit être perpétuelle ; mais pour ce qui regarde sa propre essence, elle doit durer tant qu'elle sert à exciter la ferveur du désir intérieur.
Réponse Il faut répondre que nous pouvons parler de la prière de deux manières : 1° en elle-même ; 2° dans sa cause. Or, la cause de la prière est le désir de la charité d'où elle doit procéder. Ce désir doit être en nous continuel, actuellement ou virtuellement; car sa vertu subsiste dans tout ce que nous faisons par charité. Et puisque nous devons tout faire pour la gloire de Dieu, comme le dit l'Apôtre (1Co 10), d'après cela la prière doit être continuelle. C'est ce qui fait dire à saint Augustin dans sa lettre à Proba (Epist, cxxx, cap. 9) que par le désir que la foi, l'espérance et la charité alimentent, nous prions toujours (2).—Mais la prière, considérée en elle-même, ne peut pas être assidue, parce que nous sommes obligés de vaquer à d'autres travaux. C'est pourquoi, comme l'observe le même saint (ibid.), à certaines heures et après un certain intervalle de temps, nous faisons une prière vocale, pour que ces paroles nous servent d'avertissements en nous indiquant les progrès que nous avons faits, pour qu'elles nous apprennent si nos désirs augmentent et que nous travaillions sans cesse à les rendre plus vifs et plus ardents. Or, la quantité de chaque chose doit être en proportion de sa fin, comme la quantité d'une potion doit être proportionnée à la santé. Par conséquent il est convenable que la prière dure autant qu'il faut pour exciter la ferveur du désir intérieur. Mais quand elle dépasse cette mesure, de telle sorte qu'elle ne peut pas se prolonger sans ennui, elle ne doit pas s'étendre au-delà. Ainsi saint Augustin dit à Proba (loc. cit. cap. 40) que les solitaires de l'Egypte faisaient de fréquentes prières, mais que cependant ils les faisaient très-courtes (1), se bornant à de simples élans de coeur, de peur qu'en surexcitant la ferveur qui est très-nécessaire à celui qui prie, elle ne soit détruite et émoussée par de trop longs exercices. Par là ils nous font assez voir, ajoute-t-il, que comme on ne doit pas fatiguer la ferveur, quand elle ne peut se soutenir, de même on ne doit pas non plus l'interrompre immédiatement, si elle persévère. — Cette règle que l'on doit suivre dans la prière particulière, relativement à la ferveur de celui qui la fait, est également applicable à la prière commune par rapport à la dévotion du peuple.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme l'observe saint Augustin (loc. cit.), prier longtemps, ce n'est pas prier en disant beaucoup de paroles (2). Un long discours n'est pas la même chose qu'une affection qui persévère longtemps. Car l'Evangile rapporte que Notre-Seigneur a passé la nuit en prières et qu'il a prolongé sa prière pour nous donner l'exemple. Puis le même docteur ajoute : « Ne parlons pas beaucoup dans nos prières, mais multiplions nos supplications, tant que la ferveur de l'intention se soutient. Car parler beaucoup, c'est employer dans ses prières des mots superflus pour obtenir ce dont on a besoin, tandis que multiplier ses supplications, c'est frapper à la porte de celui qu'on prie, en excitant en soi de longues et de pieuses affections. C'est ce qu'on fait plutôt pour l'ordinaire par des gémissements que par des paroles.
2. Il faut répondre au second, que la durée de la prière ne consiste pas à demander beaucoup de choses, mais à faire persévérer notre affection dans le désir d'une seule et même espèce.
3. Il faut répondre au troisième, que le Seigneur n'a pas composé cette prière, pour que nous n'employions que ces paroles quand nous prions, mais parce que ce sont les seules choses que nous devons avoir l'intention d'obtenir en priant, quelles que soient d'ailleurs nos paroles ou nos pensées.
4. Il faut répondre au quatrième, qu'on prie continuellement, soit à cause de la persévérance du même désir, comme nous l'avons dit (in corp. art.), soit parce qu'on ne manque jamais de prier à des heures réglées, soit à cause de l'effet que la prière produit ou dans celui qui la fait et qui consiste à le rendre après plus dévot, ou dans un autre, comme quand on engage une autre personne par ses bienfaits à prier pour soi, lorsqu'on cesse de prier soi-même et qu'on se repose.
(I) Cet article est une réfutation de l'hérésie des euchites dont parlent saint Epiphane (hoeres. ult.) et saint Augustin (hoeres. 57). Ces sectaires prétendaient que l'on devait toujours prier sans vaquer à d'autres occupations.
(2) C'est le sens de ces paroles de l'Ecriture (Lc 18) : Oportet semper orare et non deficere. (1Th 6) : Orate sine intermissione.
(1) Fénelon cite ce passage de saint Augustin et le commente parfaitement : Lettres sur la grâce et la prédestination (Edit, de Vers. t. iii, page 526).
(2) Les païens croyaient qu'ils devaient tourmenter leurs divinités par leurs paroles, comme un avocat se croit obligé de parler longuement en faveur de son client. C'est ce que dit le Seigneur lui-même : Sicut ethnici : putant enim quod in multiloquio exaudiantur.
Objections: 1. Il semble que la prière ne soit pas méritoire. Car tout mérite provient de la grâce. Or, la prière la précède, puisqu'elle est un moyen de l'obtenir, d'après ce passage de l'Evangile (Lc 11,13) : Votre Père céleste donnera le bon esprit à ceux qui le lui demandent. La prière n'est donc pas un acte méritoire.
2. Si la prière mérite quelque chose, elle paraît surtout mériter ce que nous demandons en la faisant. Or, elle ne le mérite pas toujours ; parce que souvent les prières des saints ne sont pas exaucées. Ainsi saint Paul n'a pas été exaucé, quand il demandait à ne plus subir l'aiguillon de la chair. La prière n'est donc pas un acte méritoire.
3. La prière s'appuie principalement sur la foi. Demandez avec foi, dit l'apôtre saint Jacques (Jc 1,6), sans avoir le moindre doute. Or, la foi ne suffit pas pour mériter, comme on le voit chez ceux qui ont la foi informe. La prière n'est donc pas un acte méritoire.
En sens contraire Mais c'est le contraire. A l'occasion de ces paroles (Ps 34) : Oratio mea in sinu meo convertetur, la glose dit (interl.) : Si ma prière ne leur a pas été utile, du moins' je n'ai pas été privé de ma récompense. Or, on ne doit une récompense qu'au mérite. La prière est donc méritoire.
CONCLUSION. — La prière ne produit pas seulement intérieurement une consolation spirituelle, mais elle a encore l'efficacité de mériter et d'obtenir ce que l'on demande, puisqu'elle procède de la charité, par l'intermédiaire de la religion.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 13 huj. quaest.), indépendamment de l'effet de la consolation spirituelle que la prière produit dans le présent, elle a une double vertu par rapport à l'avenir; elle est méritoire et impétratoire. — La prière, comme tout autre acte de vertu, a l'efficacité de mériter (1), en tant qu'elle procède radicalement de la charité, qui a pour objet propre le bien éternel, dont nous méritons la jouissance. En effet elle provient de la charité, par l'intermédiaire de la religion dont elle est l'acte, ainsi que nous l'avons dit (art. 3 huj. quaest.), et concomitamment avec d'autres vertus qu'elle requiert pour être bonne, telles que l'humilité et la foi (2). Car il appartient à la religion d'offrir à Dieu la prière, et la charité embrasse le désir de la chose dont la prière demande la réalisation. La foi est nécessaire par rapport à Dieu que nous supplions; puisqu'il faut que nous croyions que nous pouvons obtenir de lui ce que nous demandons. L'humilité est nécessaire relativement à celui qui prie et qui reconnaît son indigence. La dévotion est aussi nécessaire ; mais elle appartient à la religion dont elle est le premier acte indispensable à tous ceux qui viennent ensuite, comme nous l'avons remarqué (quest. préc. art. 1 et 2). — Son efficacité d'impétration lui vient de la grâce de Dieu que nous prions et qui nous engage aussi à prier (3). C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de Ferb. Dom. serm. v, cap. 4, et serm. xxix, cap. 1) : Il ne nous exhorterait pas à demander, s'il ne voulait pas nous, donner. Et saint Chrysostome ajoute (hab. in Cat. aur. D. Thom. in cap. 18 ) : Il ne refuse jamais ses bienfaits à celui qui le prie, celui qui, dans son amour, engage ceux qui le prient à ne se lasser jamais.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la prière sans la grâce sanctifiante n'est pas méritoire, pas plus qu'aucun autre acte de vertu. Et cependant la prière qui obtient la grâce sanctifiante provient d'une grâce (4), comme d'un don gratuit; parce que la prière est elle-même un don de Dieu, comme le dit saint Augustin (Lib. de persever. cap. 23).
2. Il faut répondre au second, que le mérite de la prière se rapporte quelquefois principalement à autre chose qu'à ce que l'on demande. Car le mérite a principalement pour but la béatitude; tandis que la demande de la prière s'étend quelquefois directement à d'autres choses, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. 6 et 7 huj. quaest.). Si donc on demande quelque chose pour soi et que cela ne soit pas utile à la béatitude, on ne le mérite pas. Au contraire quelquefois en le demandant et en le désirant, on perd ses mérites; comme quand on demande à Dieu la consommation d'un péché. Dans ce cas on prie mal. D'autres fois on demande quelque chose qui n'est pas nécessaire au salut, mais qui ne lui est pas non plus évidemment contraire. Alors, quoique celui qui prie puisse mériter la vie éternelle par sa prière, il ne mérite cependant pas d'obtenir ce qu'il demande. D'où saint Augustin dit (Prosper in lib. Sent. sent. 212) que celui qui prie Dieu avec foi pour en obtenir ce qui est nécessaire à cette vie, est exaucé par miséricorde et refusé de même; parce que le médecin sait mieux ce qu'il faut au malade que le malade lui-même. C'est pourquoi saint Paul ne fut pas exaucé quand il demandait à être délivré de l'aiguillon de la chair, parce que cela ne lui était pas avantageux. Mais si ce qu'un homme demande est utile à sa béatitude et qu'il se rapporte à son salut, il le mérite non-seulement en priant, mais encore en faisant d'autres bonnes oeuvres. C'est pour cette raison qu'il reçoit certainement ce qu'il demande!, mais au moment où il doit le recevoir. Car il y a des choses que Dieu ne refuse pas, mais qu'il diffère pour les donner dans un temps opportun, selon la remarque de saint Augustin (Sup. Joan. Tract, eu). On peut cependant empêcher cet effet, si on ne persévère pas dans sa demande. C'est pour ce motif que saint Basile dit (Lib. const. monast. cap. 1) : Vous demandez quelquefois et vous ne recevez pas parce que vous avez mal demandé, par défaut de foi, ou par légèreté, ou parce que vous avez désiré ce qui ne vous était pas utile, ou parce que vous n'avez pas persévéré. Mais comme l'homme ne peut pas mériter pour un autre la vie éternelle ex condigno (1), ainsi que nous l'avons dit (I-II, quest. cxiv, art. G), il s'ensuit conséquemment que l'on ne peut pas non plus mériter de cette manière pour un autre, ce qui appartient à la vie éternelle. C'est pour cela que celui qui prie pour un autre n'est pas toujours exaucé, comme nous l'avons vu fart. 7 huj. quaest. ad 2 et 3). Il y a donc quatre conditions nécessaires pour que l'on obtienne toujours ce que l'on demande : il faut qu'on prie pour soi (2), qu'on demande des choses nécessaires au salut (3), qu'on le fasse avec piété et avec persévérance (4).
3. Il faut répondre au troisième, que la prière s'appuie principalement sur la foi, non quant à l'efficacité du mérite, parce que sous ce rapport elle a pour base principale la charité, mais relativement à l'efficacité de l'impétration : parce que par la foi l'homme a la connaissance de la toute-puissance de Dieu et de sa miséricorde qui sont les attributs d'après lesquels la prière obtient ce qu'elle demande.
(3) Tout en reconnaissant le mérite de la prière, il ne faut pas tomber dans l'excès des euchites qui lui attribuaient tant d'efficacité qu'ils supposaient que les sacrements n'étaient pas nécessaires.
(1) Elle mérite de condigno, c'est-à-dire que la récompense lui est due à titre de justice (Voy. tom. iii, pag. 643).
(2) Pour prier avec piété, il faut la foi, l'espérance, la charité, l'humilité et l'attention,
(3) Sa puissance d'impétration repose sur la miséricorde de Dieu et sur sa fidélité à tenir ses promesses.
(4) Elle provient d'une grâce actuelle.
(1) Il ne peut la mériter que de congruo (Voy. tome III, page 648).
(2) Si l'on demande pour un autre, ses mauvaises dispositions peuvent être un obstacle à la grâce.
(3) (1Th 4) : Haec est autem voluntas Dei sanctificatio vestra.
(4) Voyez à cet égard la parabole de l'Evangile (Lc 11,5) et seq.).
II-II (Drioux 1852) Qu.83 a.10