II-II (Drioux 1852) Qu.83 a.16
Objections: 1. Il semble que les pécheurs n'obtiennent rien de Dieu par leurs prières. Car saint Jean dit (Jn 9,31) : Nous savons que Dieu n’exauce pas les pécheurs ; ce qui revient à ces paroles du Sage (Pr 28,9) : que si quelqu'un détourne l'oreille pour ne pas entendre la loi de Dieu, sa prière sera exécrable. Or, une prière de cette nature n'obtient rien de Dieu. Les pécheurs ne peuvent donc rien en obtenir.
2. Les justes obtiennent de Dieu ce qu'ils méritent, comme nous l'avons vu (art. préc. ad 2). Or, les pécheurs ne peuvent rien mériter, parce qu'ils n'ont ni la grâce, ni la charité qui est la vertu de la piété, comme le dit la glose (vel. Interl. implic.) à l'occasion du ces paroles de saint Paul (2Tm 3) qui dit qu'ils ont les dehors de la piété, sans en avoir les vertus solides. Ils ne prient donc pas avec piété, ce qui est nécessaire pour obtenir ce que l'on demande, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 2). Par conséquent les pécheurs n'obtiennent rien par leurs prières.
3. Saint Chrysostome dit (alius auctor Sup. Matth, hom. XIV in op. imperf.): Le Père n'exauce pas volontiers la prière que le Fils ne nous a pas apprise. Or, dans la prière que le Christ nous a apprise, nous disons: Pardonnez- nous nos offenses comme nous les pardonnons a ceux qui nous ont offensés; ce que ne font pas les pécheurs. Ils mentent donc en prononçant ces paroles et ils ne méritent pas d'être exaucés, ou s ils ne les prononcent pas, ils ne sont pas non plus écoutés, parce qu'ils ne suivent pas la forme déprécatoire que le Christ a établie.
20 Mais c'est le contraire. Si Dieu n'exauçait pas les pécheurs, dit saint Augustin (Sup. Joan. Tract, xi.iv), le publicam se serait en vain écrié : Seigneur, soyez-moi propice, moi qui suis un pécheur. Et saint Jean Chrysostome: (alius auctor Sup. Matth, hom. xviii in op. imperf.) ayant dit : Celui qui demande, reçoit; ajoute : qu'il soit juste ou qu'il soit pécheur.
CONCLUSION. — Les pécheurs qui demandent à Dieu quelque chose, comme pécheurs, ne sont écoutés de Dieu que par vengeance; cependant il exauce leurs prières, non par justice, mais par miséricorde, quand elles sont inspirées par un bon désir de la nature, et qu'elles sont faites convenablement.
Réponse Il faut répondre que dans le pécheur il y a deux choses à considérer, la nature que Dieu aime et le péché qu'il déteste. Si donc le pécheur en priant demande quelque chose comme pécheur, c'est-à-dire selon le désir du péché, Dieu ne l'exauce pas sous ce rapport par miséricorde, mais il le fait quelquefois par vengeance, quand il permet que le pécheur se précipite encore davantage dans le crime. Car il y a des choses que Dieu refuse quand il est propice, et qu'il accorde quand il est irrité, comme le dit saint Augustin (Tract, Lxxiii in Joan, et De Verb. Dom. serm, Liii, cap. 7). Mais il écoute la prière du pécheur, quand elle est inspirée par un bon désir de la nature : il ne le fait pas par justice, parce que le pécheur ne le mérite pas, mais il le fait par pure miséricorde (Vid. art. préc. ad 1). Toutefois il faut que le pécheur observe les quatre conditions précédentes (art. préc. ad 2), c'est-à-dire qu'il prie pour lui, qu'il demande des choses nécessaires à son salut et qu'il les demande avec piété et persévérance.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Augustin (Sup. Joan. Tract, XLIV), cette parole est celle de l'aveugle qui n'a pas encore été oint, c'est-à-dire qui n'est pas encore parfaitement éclairé; c'est pourquoi elle n'est pas exacte, quoiqu'on puisse la justifier, si on l'entend du pécheur, considéré comme tel ; et c'est dans ce sens qu'on dit que sa prière est exécrable.
2. Il faut répondre au second, que le pécheur ne peut prier avec piété, comme si sa prière était inspirée par l'habitude de la vertu ; cependant sa prière peut être pieuse, dans le sens qu'il demande quelque chose qui appartient à la piété (I), comme celui qui n'a pas l'habitude de la justice, peut vouloir quelque chose de juste, ainsi qu'on le voit d'après ce que nous avons dit quest. Lvin, art. 1 ad 3, et quest. lix, art. 1). Et quoique sa prière ne soit pas méritoire, cependant elle peut être impétratoire ; parce que le mérite repose sur la justice, tandis que l'impétration repose sur la grâce.
3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (art. 7 huj. quaest. ad 1), l'oraison dominicale est faite au nom de l'Eglise entière. C'est pourquoi si quelqu'un qui ne veut pas pardonner au prochain ses offenses, dit l'oraison dominicale, il ne ment pas, quoique ce qu'il dit ne soit pas vrai relativement à sa personne : car cela est vrai par rapport à la personne de l'Eglise, hors de laquelle il se trouve à juste titre, et c'est pour cela qu'il est privé du fruit de sa prière. Quelquefois cependant les pécheurs sont disposés à pardonner à ceux qui les ont offensés, et c'est pour ce motif que leurs prières sont exaucées, d'après ce passage de l'Ecriture (Si 38,2) : Pardonnez à votre prochain le mal qu'il vous a fait, et vos péchés vous seront remis quand vous le demanderez.
(5) L'Ecriture nous apprend, dans une multitude d'endroits, que les pécheurs sont exaucés ; tels furent la femme pécheresse (Lc 7,48), le publicain (Lc 17) et le larron (Lc 23).
(1) Elle peut être l’effet d’une grâce actuelle qui le fait agir avec foi, espérance, humilité, et avec un commencement de charité.
Objections: 1. II semble qu'il ne soit pas convenable de dire que les parties de l'oraison sont les obsécrations, les prières, les demandes et les actions de grâces. Car l'obsécration paraît être une adjuration. Or, comme le dit Origène (Sup. Matth. Tract, xxxv), il ne faut pas que l'homme qui veut vivre selon l'Evangile en adjure un autre; car s'il n'est pas permis de jurer, il ne l'est pas non plus de faire une adjuration. C'est donc à tort qu'on fait de l'obsécration une partie de la prière.
2. La prière, d'après saint Jean Damascène (De orth. fid. lib. m, cap. 24), consiste à demander à Dieu ce qui convient. C'est donc à tort que l'on distingue les prières des demandes, comme si elles étaient opposées.
3. Les actions de grâces regardent le passé et les autres choses l'avenir. Or, le passé est avant l'avenir. C'est donc à tort qu'on met les actions de grâces après les autres parties de la prière.
En sens contraire Mais c'est le contraire. L'autorité de saint Paul est là pour établir cette division (1Tm 2).
CONCLUSION. — Il y a dans l'oraison quatre parties : les obsécrations, les prières, les demandes, et les actions de grâces.
Réponse Il faut répondre que pour la prière il faut trois choses : 1° Il faut que celui qui la fait s'approche de Dieu qu'il prie-, ce que le mot de prière exprime ; parce que la prière est une élévation de l'âme vers Dieu. 2° Elle suppose une demande, que l'on exprime par le mot postulatio ; soit que l'on précise en particulier la chose que l'on désire, et alors c'est une demande proprement dite; soit qu'on le désigne en général, comme quand on demande à Dieu du secours, ce que l'on appelle une supplication; soit qu'on expose seulement le fait, d'après ces paroles de saint Jean (Jn 11,3) : Voila que celui que vous aimez est malade, ce qui reçoit le nom d'insinuation. 3° Il faut une raison pour obtenir ce que l'on demande, et cette raison se tire de Dieu ou de celui qui fait la demande. De la part de Dieu, la raison que nous avons d'obtenir, c'est sa sainteté à cause de laquelle nous demandons à être exaucés, d'après cette pensée de Daniel (Da 9,17) : Mon Dieu, prêtez l'oreille à nos prières, faites-le pour vous-même. C'est à ceci que se rapporte l'obsécration, qui est un moyen de conjurer Dieu par une chose sacrée, comme quand nous disons : Par votre naissance, délivrez-nous, Seigneur. La raison d'obtenir de la part de celui qui demande est l'action de grâces; parce qu'en rendant grâce des bienfaits que nous avons reçus, nous méritons d'en recevoir de plus grands, comme il est dit (in Collecta) (1). C'est pourquoi à l'occasion de ces paroles de l'Apôtre (1Tm 2), la glose dit que dans la messe, les obsécrations sont ce qui précède la consécration, où l'on rappelle les choses sacrées ; les prières sont dans la consécration elle-même, dans laquelle l'âme doit principalement s'élever à Dieu ; les demandes sont dans les paroles qui viennent ensuite et les actions de grâces à la fin. — Dans plusieurs collectes de l'Eglise, on peut remarquer ces quatres choses. Ainsi dans la collecte de la Trinité, ces paroles : Dieu tout-puissant et éternel, se rapportent à l'élévation de la prière vers Dieu ; celles-ci : Vous qui avez donné à vos serviteurs, etc., appartiennent à l'action de grâces : quand on dit : Faites, nous vous en prions, c'est la demande ; et ce qui se trouve à la fin : Par votre Seigneur, c'est l'obsécration.— Dans les conférences des Pères (Coll. 9 ex Is. abbat. cap. 11 et seq.), l'obsécration consiste à implorer le pardon de Dieu pour ses péchés ; parce que chacun demande avec larmes à être pardonné de ses fautes présentes ou passées. Il y a prière quand nous vouons ou que nous offrons à Dieu quelque chose; comme quand, après avoir renoncé au monde, nous promettons à Dieu de le servir de tout notre coeur, que nous nous engageons à conserver perpétuellement la chasteté la plus pure et la patience la plus inaltérable, ou quand nous faisons voeu d'arracher radicalement de notre coeur la colère ou la tristesse qui y produisent des fruits de mort. Il y a demande, quand nous prions pour les autres, soit qu'emportés par la ferveur de notre esprit nous ayons coutume de prier pour nos amis, soit que nous le fassions pour le bien général du monde. Enfin l'action de grâces est celle que l'âme rend à Dieu par des transports ineffables, quand elle se rappelle tous les bienfaits qu'elle en a reçus, ou qu'elle contemple ceux dont elle jouit dans le présent, ou qu'elle regarde dans l'avenir ceux que Dieu réserve à ceux qui l'aiment (2). Mais notre première explication est préférable.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l’obsécration n'est pas une adjuration qui a pour but de faire faire par contrainte ce qui est défendu, mais elle a pour fin d'implorer la miséricorde.
2. Il faut répondre au second, que la prière prise en général renferme toutes ces parties; mais, prise dans un sens restreint, tel que nous le faisons ici, elle implique, à proprement parler, l'élévation de l'âme vers Dieu.
3. Il faut répondre au troisième, que pour des choses différentes le passé précède l'avenir, mais une seule et même chose est à venir avant d'être passée. C'est pourquoi l'action de grâces précède la demande à l'égard d'autres bienfaits, tandis que quand il s'agit du même bienfait, on le demande d'abord, et après l'avoir reçu on fait en dernier lieu une action de grâces à son sujet; la prière, qui est l'acte par lequel on s'approche de Dieu pour lui demander, précède la demande, et l'obsécration, qui nous engage à nous approcher de Dieu d'après la considération de sa divine bonté, précède la prière.
(I) Cet article est l'explication de ce passage de saint Paul (1Tm 2) : Obsecro igitur primum omnium fieri obsecrationes, orationes, postulationes, gratiarum actiones pro omnibus hominibus, etc.
(I) Cette oraison est la postcommunion dans la messe d'un confesseur pontife, qui est ainsi conçue : Praesta quoesumus... ut de perceptis muneribus gratias exhibentes... beneficia potiora sumamus.
(2) Nous avons suivi, pour la dernière partie de cet article, l'édition de Nicolaï. Les autres abrègent cette citation.
(I) Les théologiens distinguent trois sortes d'adoration : celle de latrie ou l'adoration proprement dite, qui n'est due qu'à Dieu ; celle de dulie, qui se rapporte aux créatures qui sont élevées à la béatitude surnaturelle, comme les anges et les saints, et celle qui s'adresse à l'excellence de la créature considérée dans l'ordre naturel, c'est le culte civil qu'on a pour les princes et les grands hommes.
Après avoir parlé des actes intérieurs de religion, nous devons nous occuper des actes extérieurs. — Nous traiterons : 1° de l'adoration par laquelle on se sert de son corps pour rendre à Dieu un culte ; 2° des actes par lesquels on offre à Dieu quelques-unes des choses extérieures; 3° des actes par lesquels on fait usage des choses de Dieu. — Sur l'adoration trois questions se présentent : 1° L'adoration est-elle un acte de latrie ? — 2° L'adoration implique-t-elle un acte intérieur ou extérieur? — 3° L'adoration exige-t-elle un lieu déterminé?
Objections: 1. Il semble que l'adoration ne soit pas un acte de latrie ou de religion. Car le culte de latrie n'est dû qu'à Dieu. Or, l'adoration n'est pas due seulement à Dieu; puisqu'on lit (Gn 18) qu'Abraham adora les anges, et (1R 1) que le prophète Nathan, étant entré près du roi David, l'adora prosterné jusqu'à terre. L'adoration n'est donc pas un acte de religion.
2. Le culte de latrie est dû à Dieu, parce que c'est en lui que nous sommes béatifiés, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. x, cap. 1). Or, l'adoration lui est due en raison de sa majesté; car, au sujet de ce passage des Psaumes (Ps 28) : Adorez le Seigneur dans son saint parvis, la glose dit (ord. Cassiod. sup. illud Ps 95) : Du parvis on entre dans le sanctuaire où l'on adore la Majesté. L'adoration n'est donc pas un acte de latrie.
3. On doit aux trois personnes un seul et même culte de latrie. Cependant nous ne les adorons pas par une seule et même adoration ; mais nous fléchissons le genou à chaque fois que nous les invoquons. L'adoration n'est donc pas un acte de religion.
En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Evangile dit (Mt 4,20): Vous adorerez le Seigneur votre Dieu et vous ne servirez que lui.
CONCLUSION. — L'adoration par laquelle nous adorons Dieu est un acte de religion.
Réponse Il faut répondre que l'adoration a pour but de vénérer celui qui en est l'objet. Or, il est évident, d'après ce que nous avons dit (quest. lxxxi, art. 2 et 3), que le propre de la religion, c'est de témoigner à Dieu le respect qui lui est dû. Par conséquent l'adoration par laquelle on adore Dieu est un acte de religion.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on doit révérer Dieu à cause de son excellence ; cet attribut est communiqué à certaines créatures, non d'une manière adéquate, mais par participation. C'est pourquoi nous avons pour Dieu une vénération particulière qui appartient au culte de latrie, et nous avons pour les créatures prééminentes une autre espèce de vénération (1) qui appartient au culte de dulie, dont nous parlerons (quest. cm). Et comme les actes extérieurs sont les signes du respect intérieur, il y a des marques extérieures du respect que l'on témoigne aux créatures, et parmi ces témoignages l'adoration tient le premier rang. Mais il y a aussi un acte qui ne s'offre qu'à Dieu, c'est le sacrifice. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (De civ. Dei, lib. x, cap. 4) que, soit bassesse profonde, soit flatterie pernicieuse, l'homme a empiété beaucoup sur le culte de Dieu pour honorer ses semblables, quoique cependant ils ne cessent de passer pour des hommes, ceux auxquels on défère l'honneur, la vénération, et l'on dirait presque l'adoration. Mais a-t-on jamais sacrifié, ajoute-t-il, à un autre qu'à celui qu'on reconnaît, qu'on croit ou qu'on veut faire admettre pour un Dieu ? Selon le respect qu'on doit à une créature supérieure, Nathan adora David ; tandis que relativement au respect qui n'est dû qu'à Dieu, Mardochée refusa d'adorer Aman, dans la crainte de rendre à un homme des honneurs divins (1), comme le dit l'Ecriture (Est 3 Est 13). De même, selon le respect dû à une créature supérieure, Abraham adora les anges et Josué fit de même (Jos 5), quoiqu'on puisse admettre aussi qu'ils ont adoré du culte de latrie Dieu qui leur apparaissait dans la personne de l'ange et qui leur parlait. Selon le respect qu'on doit à Dieu, il fut défendu à Jean d'adorer l'ange (Ap 4), soit pour montrer la dignité de l'homme que le Christ a égalé aux anges, et c'est pour ce motif que l'ange ajoute : Je suis serviteur de Dieu comme vous et comme vos frères; soit pour écarter tout prétexte d'idolâtrie, et c'est ce qui lui fait dire encore : Adorez Dieu.
2. Il faut répondre au second, que la majesté divine comprend toute l'excellence de Dieu, qui fait que nous sommes béatifiés en lui, comme dans le souverain bien.
3. Il faut répondre au troisième, que les trois personnes n'ayant qu'une seule et même excellence, on ne leur doit qu'un seul et même honneur, qu'un seul et même respect, et par conséquent une seule et même adoration. En signe de cette vérité, nous lisons (Gn 18) que quand les trois jeunes hommes apparurent à Abraham il en adora un en lui disant : Seigneur, si j'ai trouvé grâce, etc. Il fit trois génuflexions pour représenter le nombre ternaire des personnes, mais il ne fit pas différentes adorations.
(1) C'est pour le même motif que dans la Chine les chrétiens ne veulent pas rendre à Confucius les honneurs que lui rendent les Chinois, parce que ce culte n'est pas purement civil, mais qu'il a un caractère religieux.
Objections: 1. Il semble que l'adoration n'implique pas un acte corporel. Car il est dit (Jn 4,23) : Les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité. Or, ce qu'on fait en esprit n'appartient pas à un acte corporel. L'adoration n'implique donc pas un acte de cette nature.
2. Le nom d'adoration (adoratio) vient du mot oraison (oratio). Or, l'oraison consiste principalement dans un acte intérieur, d'après ces paroles de saint Paul (1Co 14,15) : Je prierai de coeur et je prierai mentalement. L'adoration implique donc spécialement un acte spirituel.
3. Les actes corporels appartiennent à la connaissance sensible. Or, nous n'arrivons pas à Dieu par les sens du corps, mais par les perceptions de l'esprit. L'adoration n'implique donc pas un acte corporel.
En sens contraire Mais c'est le contraire. A l'occasion de ces paroles (Ex 20,5) : Vous ne les adorerez point, vous ne les honorerez point, la glose dit (ord.) : Vous ne les honorerez point dans votre coeur, vous ne les adorerez pas extérieurement.
CONCLUSION. — Parce que nous sommes composés de deux natures, nous devons adorer la divine majesté, non-seulement d'un culte spirituel, mais encore d'un culte corporel.
Réponse Il faut répondre que, comme le dit saint Jean Damascène (lib. iv Orth.fid. cap. 13), parce que nous sommes composes de deux natures, d'une nature intellectuelle et d'une nature sensible; nous offrons à Dieu deux sortes d'adoration, l'une spirituelle, qui consiste dans la dévotion intérieure de l'esprit, et l'autre corporelle, qui consiste dans l'humiliation extérieure du corps. Et parce que, dans tous les actes de latrie, ce qui est extérieur se rapporte à ce qui est intérieur, comme à ce qu'il y a de plus principal ; il s'ensuit que l'adoration extérieure se fait à cause de l'intérieure, c'est-à-dire pour que, par les signes d'humilité que nous donnons corporellement, nous excitions notre coeur à se soumettre à Dieu ; car il nous est naturel d'être conduits par les choses sensibles aux choses intelligibles (1).
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'adoration corporelle se fait aussi en esprit, dans le sens qu'elle procède de la dévotion spirituelle et qu'elle s'y rapporte.
2. Il faut répondre au second, que comme l'oraison existe primordialement dans l'esprit, et qu'elle est secondairement exprimée par des paroles, comme nous l'avons dit (quest. lxxxiii, art. 12); de môme l'adoration consiste principalement dans le respect intérieur de Dieu, et secondairement dans certaines marques corporelles d'humilité. Ainsi nous faisons la génuflexion pour montrer notre infirmité comparativement à Dieu, nous nous prosternons comme si nous reconnaissions que nous ne sommes rien par nous-mêmes.
3. Il faut répondre au troisième, que quoique nous ne puissions percevoir Dieu par les sens, notre esprit est néanmoins porté par des signes sensibles à s'élever vers lui.
(2) La nécessité de l'adoration extérieure est la conséquence de la nécessité du culte extérieur, ou plutôt ces deux questions n'en font qu'une.
(I) L'adoration extérieure se rapporte à l'adoration intérieure, I° comme à sa fin : elle a pour but de l'exciter ; 2° comme à sa cause efficiente, car si elle n'en était pas l'effet elle serait une hypocrisie ; 3° comme le signe de la chose signifiée, puisqu'elle est son expression.
Objections: 1. Il semble que l'adoration ne requière pas un lieu déterminé. Car il est dit (Jn 4,21) : L'heure est venue où vous n'adorerez plus le Père ni sur cette montagne, ni à Jérusalem. Il semble que la même raison soit applicable aux autres lieux. Il ne faut donc pas de lieu déterminé pour l'adoration.
2. L'adoration extérieure se rapporte à l'adoration intérieure. Or, l'adoration intérieure s'adresse à Dieu, selon qu'il existe partout. L'adoration extérieure ne demande donc pas un lieu déterminé.
3. C'est le même Dieu qui est adoré dans l'Ancien et le Nouveau Testament. Or, dans l'Ancien Testament, l'adoration se faisait à l'occident; car l'entrée du tabernacle était tournée vers l'orient, comme on le voit (Ex 26). Donc, pour la même raison, nous devons encore nous tourner vers l'occident, si toutefois l'adoration exige un lieu déterminé.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Is 56, et Lc 19,40) : Ma maison sera appelée une maison de prières.
CONCLUSION. — Quoique ce ne soit pas une chose principale, cependant on doit secondairement affecter un lieu aux honneurs divins pour rendre l'adoration décente.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), dans l'adoration, la dévotion intérieure de l'esprit est ce qu'il y a de plus principal; ce qui se rapporte extérieurement aux signes corporels n'est que secondaire. Or, l'esprit perçoit Dieu intérieurement, comme n'étant pas compris dans un lieu, tandis que les signes corporels doivent être nécessairement dans un lieu et dans une situation déterminée. C'est pourquoi la détermination du lieu n'est pas requise pour l'adoration comme une chose principale, comme si elle lui était nécessaire, mais elle est exigée par convenance comme les autres signes corporels.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le Seigneur prédit par ces paroles la cessation de l'adoration selon le rite des juifs, qui adoraient à Jérusalem, aussi bien que selon le rite des samaritains, qui adoraient sur le mont Garizim. Car ces deux rites ont cessé à l'avènement de la vérité spirituelle de l'Evangile, d'après laquelle on sacrifie à Dieu en tous lieux, selon la prophétie de Malachie (Ml 1).
2. Il faut répondre au second, qu'on choisit un lieu déterminé pour adorer, non pas à cause de Dieu qu'on adore comme s'il était renfermé dans un lieu, mais à cause des adorateurs eux-mêmes, et cela pour une triple raison : 1° à cause de la consécration du lieu, qui inspire à ceux qui prient une dévotion particulière pour qu'ils soient plutôt exaucés, comme on le voit par la prière de Salomon (3 Reg. 8); 2° à cause des mystères sacrés et des autres marques de sainteté qui sont là renfermés ; 3° à cause du concours de la foule des adorateurs, qui rend aussi la prière plus digne d'être exaucée, d'après ces paroles de l'Evangile (Mt 18,20) : Où ils sont deux ou trois assemblés en mon nom, là je suis au milieu d'eux.
3. Il faut répondre au troisième, qu'il est convenable que nous adorions le visage tourné vers l'orient (1) : 1° pour montrer la majesté de Dieu, qui nous est manifestée par le mouvement du ciel qui part de l'orient; 2° parce que le paradis a existé en Orient, d'après la Genèse (2) selon la traduction des Septante, et que nous cherchons à y retourner ; 3° parce que le Christ, qui est la lumière du monde, est appelé l’Orient par le prophète (Za 4), et que, d'après David (Ps 67,34), il s'est élevé sur le ciel du ciel à l'orient, ei que c'est de l'orient qu'on croit qu'il doit venir, suivant ces paroles de l'Evangile (Mt 24,27) : Comme un éclair qui sort de l'orient paraît tout d'un coup à l'occident, ainsi sera l'avènement du Fils de I Homme.
(2) Il y a eu des hérétiques qui ont prétendu que l'on ne devait pas s'assembler dans les églises pour y prier. Cette erreur a été condamnée en ces termes par le concile de Gangres (cap. 5) : Si quis docet domum Dei contemptibilem esse debere et congregationes quae in ea fiunt, anathema sit.
(1) Il était défendu aux juifs de se tourner vers l'orient, pour les empêcher de tomber dans l'idolâtrie, en imitant les gentils, qui adoraient le soleil (Voy. tom. iii, p. 496). Ce danger n'existant plus, nos églises sont tournées vers l'orient, pour les raisons que donne saint Thomas (Voyez à cet égard Orig. hom. v in Num. Tertul. in Apolog. cap. xvi).
Après avoir parlé de l'adoration, nous avons à nous occuper des actes par lesquels on offre à Dieu des choses extérieures. — A cet égard il y a deux sortes de considérations à faire : la première a pour objet les choses que les fidèles donnent à Dieu ; la seconde regarde les voeux par lesquels on lui fait des promesses. Sur la première nous avons à parler des sacrifices, des oblations, des prémices et des dîmes. — Au sujet des sacrifices il y a quatre questions à faire : 1° L'offrande des sacrifices à Dieu appartient- elle à la loi de nature? — 2° Ne doit-on offrir le sacrifice qu'à Dieu? — 3° L'oblation du sacrifice est-elle un acte spécial de vertu? — 4° Tous les hommes sont-ils tenus à offrir le sacrifice?
Objections: 1. Il semble que l'offrande d'un sacrifice à Dieu n'appartienne pas à la loi naturelle. En effet, les choses qui sont de droit naturel sont communes à tous les hommes. Or, il n'en est pas ainsi des sacrifices. Car nous lisons que les uns offrirent en sacrifice du pain et du vin, comme le fit Melchisédech (Gn 14), et les autres d'autres choses, telles que des animaux. L'oblation des sacrifices n'est donc pas de droit naturel.
2. Tous les justes ont observé ce qui est de droit naturel. Or, on ne voit pas qu'Isaac ait offert un sacrifice, ni Adam, dont il est dit cependant (Sg 10,2) que la sagesse le tira de son péché. L'oblation du sacrifice n'est donc pas de droit naturel.
3. Saint Augustin dit (De civ. Dei, lib. x, cap. 5, 6 et 19) que l'on offre des sacrifices pour signifier quelque chose. Or, les mots, qui sont les principaux signes de la pensée, d'après ce même docteur (De doct. christ. lib. ii, cap. 3), n'ont pas de signification naturelle, mais une signification arbitraire, suivant Aristote (Perih lib. i, cap. 2). Les sacrifices n'appartiennent donc pas à la loi naturelle.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Dans tous les temps et chez toutes les nations on offrit toujours des sacrifices. Or, ce qui se trouve chez tous les peuples paraît être naturel. L'oblation des sacrifices est donc de droit naturel.
CONCLUSION. — La raison naturelle nous dit que comme on fait des offrandes aux seigneurs temporels pour reconnaître leur domination, de même nous devons offrir à Dieu, comme au souverain seigneur de tout ce qui existe, des choses sensibles, en signe de la soumission et de la gloire qui lui sont dues.
Réponse Il faut répondre que la raison naturelle dit à l'homme de se soumettre à son supérieur, à cause des défauts qu'il sent en lui, et pour lesquels il a besoin d'être dirigé ou d'être aidé par quelqu'un qui soit au-dessus de lui. Quel que soit cet être, tout le monde lui donne le nom de Dieu. Or, comme dans la nature les choses inférieures sont naturellement soumises à celles qui leur sont supérieures ; de même la raison naturelle dit à l'homme qu'il doit à sa manière, conformément à l'inclination de sa nature, un tribut d'hommage et de soumission à celui qui est au-dessus de lui. Et, puisque le mode le plus convenable à l'homme pour exprimer ses pensées, c'est d'avoir recours aux signes sensibles, parce que c'est par les choses sensibles que la connaissance se développe ; il s'ensuit que la raison porte naturellement l'homme à faire usage de ces choses sensibles, en les offrant à Dieu en signe de la soumission et de l'honneur qui lui sont dus, par analogie avec ceux qui offrent à leurs maîtres quelque chose en reconnaissance de leur pouvoir. Et comme c'est là ce qui constitue l'essence du sacrifice, il s'ensuit que son oblation appartient au droit naturel (I).
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (I-II, quest. xcv, art. 2), il y a des choses qui sont en général de droit naturel, et dont les déterminations sont de droit positif. Ainsi la loi naturelle veut que les malfaiteurs soient punis; mais c'est à la loi divine ou humaine à dire s'ils recevront tel ou tel châtiment. De même l'oblation du sacrifice en général appartient à la loi de nature. C'est pourquoi tous les hommes sont d'accord sur ce point; mais la détermination des sacrifices est de droit humain ou divin (2), et c'est ce qui fait qu'ils diffèrent à cet égard.
2. Il faut répondre au second, que Adam et Isaac, ainsi que les autres justes, ont offert à Dieu un sacrifice, selon qu'il convenait à leur temps, comme on le voit dans saint Grégoire, qui dit (Mor. lib. iv, cap. 3) que les anciens obtenaient la rémission du péché originel, en offrant des sacrifices. Il n'est pas fait mention dans l'Ecriture de tous les sacrifices des justes; mais il est seulement parlé de ceux qui ont été remarquables par quelques circonstances particulières. Cependant on peut donner une raison de ce qu'il n'est rien dit des sacrifices offerts par Adam; c'est que, comme on avait marqué en lui la source du péché, on ne voulait pas y désigner simultanément l'origine de la sanctification. Quant à Isaac, il fut la figure du Christ en ce qu'il fut offert lui-même en sacrifice ; il ne fallait donc pas qu'il le figurât comme sacrificateur.
3. Il faut répondre au troisième, qu'il est naturel à l'homme d'exprimer ses pensées ; quant à la détermination des signes elle est laissée à son arbitraire.
(2) L'Ecriture paraît insinuer que le sacrifice appartient à la loi de nature ; car elle parle des sacrifices de Caïn et d'Abel, de Noé et des autres patriarches qui ont vécu avant la loi écrite.
(1) Ce n'est cependant pas un des principes premiers du droit naturel, mais c'est une conséquence qui en découle, et c'est pour ce motif qu'il peut se faire que cette idée ne soit pas connue de tout le monde.
(2) Sous la loi de nature, les hommes ont déterminé la nature des sacrifices ; Dieu l'a fait ea' suite sous l'Ancien et le Nouveau Testament.
Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas sacrifier qu'au Dieu suprême. Car, puisqu'on doit lui offrir un sacrifice, il semble qu'on doive aussi en offrir un à tous ceux qui sont participants de sa divinité. Or, les saints deviennent participants de la nature divine, d'après saint Pierre (2P 1), et c'est d'eux que David dit (Ps 136,6) : Vous êtes des dieux. Les anges sont aussi appelés les enfants de Dieu, comme on le voit (Jb 1). On doit donc offrir un sacrifice à toutes ces créatures.
2. Plus quelqu'un est élevé et plus on doit lui rendre d'honneurs. Or, les anges et les saints sont bien supérieurs aux princes de la terre; et cependant les sujets de ces derniers, en se prosternant devant eux et en leur offrant des présents, les honorent bien plus qu'on ne pourrait le faire, en offrant un animal ou toute autre chose en sacrifice. Donc à plus forte raison peut-on offrir un sacrifice aux anges et aux saints.
3. On élève des temples et des autels pour offrir des sacrifices. Or, on élève des temples et des autels pour les anges et les saints. On peut donc aussi leur offrir des sacrifices.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Ex 22,20) : Celui qui sacrifie à d'autres dieux qu'au Seigneur, sera mis à mort.
CONCLUSION. — Puisqu'il n'y a que Dieu qui soit le créateur de nos âmes et qui les béatilie, nous ne devons sacrifier qu'à lui.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), l'oblation du sacrifice se fait pour signifier quelque chose. Le sacrifice que l'on offre extérieurement indique le sacrifice spirituel intérieur par lequel l'âme s'offre elle- même à Dieu, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 1,19) : Le sacrifice que demande le Seigneur est celui d'un esprit affligé; parce que, comme nous l'avons vu (quest. lxxxi, art. 7, et quest. lxxxiv, art. 1), les actes extérieurs de religion se rapportent aux actes intérieurs. Or, l'âme s'offre à Dieu en sacrifice, comme au principe de sa création et comme à la fin de sa béatification. La vraie foi nous enseigne qu'il n'y a que Dieu qui soit le créateur de nos âmes, comme nous l'avons prouvé (part. I, quest. cxvni, art. 2), et c'est en lui seul que consiste notre béatitude, ainsi que nous l'avons observé (I-II, quest. n et iii). C'est pourquoi, comme nous ne devons offrir un sacrifice spirituel qu'au Dieu suprême, de même nous ne devons offrir qu'à lui des sacrifices extérieurs. C'est ainsi que dans la prière et la louange, nous adressons les paroles qui les expriment à celui auquel nous offrons les pensées mêmes que nous formons dans notre propre coeur. D' ailleurs dans tout Etat nous voyons qu'il y a des honneurs particuliers réservés au souverain, et si on les accordait à un autre, ce serait un crime de lèse-majesté. C'est pourquoi dans la loi divine la peine de mort est portée contre ceux qui rendent aux autres des honneurs divins.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le nom de la Divinité est communiqué à certaines créatures, non adéquatement, mais par participation. C'est pour cela qu'on ne leur rend pas le même honneur qu'à Dieu.
2. Il faut répondre au second, que dans l'oblation du sacrifice on ne considère pas le prix de l'animal immolé, mais le sens de cette immolation que l'on fait en honneur du roi souverain de tout l'univers. Ainsi, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. x, cap. 19), les démons ne se réjouissent pas de l'odeur des victimes, mais des honneurs divins qu'ils reçoivent.
3. Il faut répondre au troisième, que, comme l'observe saint Augustin (De civ. Dei, lib. viii, cap. ult.), nous n'élevons pas des temples (1) aux martyrs; nous n'avons en leur honneur ni pontifes, ni cérémonies, ni sacrifices, parce qu'ils ne sont pas nos dieux, mais que leur Dieu est le nôtre. Aussi le prêtre ne dit pas (2) : Je vous offre un sacrifice, Pierre ou Paul; mais nous rendons grâces à Dieu pour leurs victoires, et nous nous exhortons à les imiter.
(I) Cet article réfute l'hérésie des satanistes, qui prétendaient que l'on devait offrir des sacrifices au démon ; il attaque tous les cultes idolâtriques, et il détermine le sens catholique du culte des saints.
(l) On élève des temples sous le vocable ou le patronage de la sainte Vierge et des saints, mais c'est à Dieu qu'on les dédie.
(2) Le concile de Trente s'est servi de ces mêmes paroles (sess, xxii, can. 3l : Quamvis in honorem et memoriam sanctorum nonnullas interdum missas Ecclesia celebrare consueverit, non tamen illis sacrificium offerri decet, sed Deo soli, qui illos coronavit. Unde nec sacerdos dicere solet : offero tibi sacrificium, Petre, vel Paule, etc.
II-II (Drioux 1852) Qu.83 a.16