II-II (Drioux 1852) Qu.47 a.3
Objections: 1. Il semble qu'il n'appartienne pas à la prudence de connaître les choses particulières. Car la prudence existe dans la raison, comme nous l'avons dit (art. 1). Or, la raison a pour objet ce qui est universel, comme le dit Aristote (Phys. lib. i, text. 49). Par conséquent la prudence n'est apte à connaître que les choses universelles.
2. Les choses particulières sont infinies. Or, la raison ne peut comprendre ce qui est infini. La prudence qui est la droite raison n'a donc pas pour objet ce qui est individuel.
3. On connaît les choses particulières par les sens. Or, la prudence n'existe pas dans les sens ; car il y en a beaucoup qui ont les sens extérieurs très- pénétrants et qui ne sont pas prudents. La prudence n'a donc pas pour objet les choses particulières.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. vi, cap. 7) que la prudence n'a pas seulement pour objet les choses universelles, mais qu'elle doit encore connaître les choses particulières.
CONCLUSION. — Il appartient à l'homme prudent de connaître non-seulement les principes universels de la raison pratique, mais encore les principes particuliers auxquels les actions se rapportent.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest. ad 3), la prudence ne se borne pas aux spéculations de la raison, mais elle applique encore les principes aux actions ; ce qui est la fin de la raison pratique. Or, on ne peut convenablement appliquer une chose à une autre, si on ne les connaît pas toutes les deux, c'est-à-dire si on ne connaît l'objet qu'on applique et le sujet auquel on l'applique (2). Comme les actions sont individuelles, il faut nécessairement que celui qui est prudent connaisse les principes universels de la raison, et qu'il sache aussi les choses particulières qui sont l'objet des opérations.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la raison a principalement et directement les choses universelles pour objet; mais qu'elle peut néanmoins les appliquer à des faits particuliers (3). Ainsi les conséquences des syllogismes ne sont pas seulement universelles, mais elles sont encore particulières, parce que l'intellect au moyen de la réflexion s'étend à la matière, comme le dit Aristote (De animâ, lib. m, text. 40).
2. Il faut répondre au second, que de ce que la raison humaine ne peut comprendre l'infinité des choses particulières, il s'ensuit que nos prévisions sont incertaines, comme le dit la Sagesse (Sg 9). Cependant par l'expérience ces infinis sont ramenés à des finis qui se rencontrent le plus souvent (1), et dont la connaissance suffit à la prudence humaine.
3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 8), la prudence ne consiste pas dans les sens extérieurs par lesquels nous connaissons toutes les choses sensibles qui leur sont propres; mais dans le sens interne que la mémoire et l'expérience perfectionnent pour qu'il juge mieux des choses particulières qu'il éprouve. Toutefois elle n'existe pas dans ce sens interne comme dans son sujet principal; mais elle réside principalement dans la raison, et ce n'est que par l'application (2) qu'elle arrive à ce sens interne.
(2) Le sujet auquel on applique les principes généraux est toujours une chose particulière, d'après cet axiome: Actiones sunt suppositorum.
(3) Voyez à ce sujet tom. il, pag. 154.
(1) On les ramène à des genres ou des espèces, et sur ces généralités on établit des conjectures qui ne sont pas infaillibles à la vertu, mais qui offrent les garanties nécessaires de certitude dans la pratique.
(2) Dans le sens que la prudence applique les choses générales, qui sont l'objet de la raison, aux choses particulières, qui sont propres au sens intérieur.
Objections: 1. Il semble que la prudence ne soit pas une vertu. Car saint Augustin dit (De lib. arb. lib. i, cap. 13) que la prudence est la science des choses qu'il faut désirer et de celles qu'il faut éviter. Or, la science se distingue par opposition de la vertu, comme on le voit (Prxdic.. cap. de qualit.). La prudence n’est donc pas une vertu.
2. Il n'y a pas la vertu de la vertu, mais il y a la vertu de l'art, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 5). L'art n'est donc pas une vertu. Et comme la prudence est comprise dans l'art, puisqu'il est dit du roi Hiram (2Ch 11,44) : qu'il savait graver sur toutes sortes de figures et découvrir prudemment tout ce qui est nécessaire à toute sorte d'ouvrage, il s'ensuit que la prudence n'est pas une vertu.
3. Aucune vertu ne peut être immodérée. Or, la prudence l'est; autrement il aurait été inutile de dire (Pr 23,4) : Mettez des bornes à votre prudence. La prudence n'est donc pas une vertu.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor. lib. ii, cap. 27) que la prudence, la tempérance, la force et la justice forment quatre vertus.
CONCLUSION. — Puisqu'il appartient à la prudence de faire une application delà droite raison, elle n'est pas seulement une vertu intellectuelle, mais elle est encore nécessairement une vertu morale.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit en traitant des vertus en général (I-II, quest. lv, art. 2 et 3, et quest. lvi, art. 4), la vertu est ce qui rend bon celui qui la possède et ce qui rend bonnes ses oeuvres. Le mot bon peut s'entendre de deux manières : matériellement il s'entend de la chose elle-même qui est bonne ; formellement il désigne la raison de sa bonté. C'est cette dernière espèce de bien qui est l'objet de la puissance appétitive. C'est pourquoi s'il y a des habitudes qui rendent droite l'action de la raison (3) sans avoir égard à la droiture de l'appétit, elles sont des vertus très imparfaites, parce qu'elles se rapportent au bien matériellement, c'est-à-dire à ce qui est bon, sans le considérer comme tel. Les habitudes qui se rapportent à la droiture de l'appétit sont des vertus plus parfaites, parce qu'elles ne se rapportent pas au bien matériellement seulement, mais elles s'y rapportent encore formellement, c'est-à-dire qu'elles se rapportent à ce qui est bon, considéré comme tel. — Or, il appartient à la prudence, comme nous l'avons vu (art. 1 huj. quaest. ad 3 et art. 3), d'agir d'après la droite raison, ce qui n'est possible qu'autant que l'appétit est droit lui- même. C'est pourquoi la prudence n'est pas seulement une vertu au même titre que les autres vertus intellectuelles, mais elle l'est encore au même titre que les vertus morales (1), parmi lesquelles on la compte.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Augustin prend en cet endroit le mot science dans un sens large, et il entend par là toute raison droite.
2. Il faut répondre au second, qu'Aristote dit qu'il y a la vertu de l'art, parce que l'art n'implique pas la droiture de l'appétit. C'est pourquoi pour que l'homme use bien de son art, il faut qu'il ait la vertu qui rende son appétit droit. Mais la prudence n'est pas comprise dans ce qui appartient à l'art; soit parce que l'art se rapporte à une fin particulière, soit parce qu'il a des moyens déterminés par lesquels il arrive à sa fin. Cependant on dit par analogie que quelqu'un opère prudemment à l'égard des choses qui sont de son art. Il y a aussi des arts dans lesquels le conseil est nécessaire, à cause de l'incertitude des moyens qu'ils emploient pour arriver à leurs fins : telles sont la médecine, la navigation, comme le dit Aristote (Eth. lib. iii, cap. 3).
3. Il faut répondre au troisième, que cette parole du sage ne signifie pas qu'on doive modérer la prudence elle-même (2), mais que d'après la prudence nous devons régir et modérer toutes nos actions.
(3) Telles sont les vertus intellectuelles, qui se bornent à diriger l'entendement dans ses opérations, et qui n'ont aucun rapport avec la vie pratique.
(1) Elle ne perfectionne pas seulement l'entendement, comme les vertus intellectuelles, mais elle redresse encore la volonté, comme les vertus morales.
(2) On ne doit pas la modérer, puisqu'elle est elle-même la modération et la règle de toutes les vertus.
Objections: 1. Il semble que la prudence ne soit pas une vertu spéciale. Car aucune vertu particulière n'entre dans la définition générale de la vertu. Or, Aristote définit la vertu (Eth. lib. ii, cap. G) une habitude de se déterminer conformément au milieu convenable à notre nature, par l'effet d'une droite raison, telle qu'on la trouve dans tout homme sensé. Puisque la droite raison s'entend selon la prudence, d'après ce même philosophe (Eth. lib» vi, cap. 5), il s'ensuit que la prudence n'est pas une vertu particulière.
2. D'après Aristote (Eth. lib. vi, cap. 12), la vertu morale est ce qui rend la fin estimable, et la prudence donne le même caractère aux moyens. Or, dans toute vertu il y a des choses que l'on doit faire pour une fin. Donc la prudence existe dans toute vertu-, par conséquent elle n'est pas une vertu spéciale.
3. Une vertu particulière a un objet particulier. Or, la prudence n'a pas d'objet particulier, puisqu'elle est la droite raison de tout ce que l'on doit faire, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 5), ce qui embrasse tous les actes de vertu. La prudence n'est donc pas une vertu spéciale.
En sens contraire Mais c'est le contraire. On la distingue des autres vertus et on la compte parmi elles; car il est dit de la sagesse (Sg 8,7) qu'elle enseigne la sobriété et la prudence, la justice et la force.
CONCLUSION. — La prudence existant dans la raison se distingue matériellement des vertus intellectuelles, parce qu'elle se rapporte aux actions contingentes que nous devons faire ; tandis que l'art a pour objet les oeuvres que nous devons exécuter, la sagesse et la science se rapportent aux choses nécessaires ; elle se distingue formellement des vertus morales.
Réponse Il faut répondre que les actes et les habitudes tirant leur espèce de leurs objets, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (I-II, quest. i, art. 3, et quest. xviii, art. 2, et quest. liv, art. 2), il est nécessaire que l'habitude à laquelle correspond un objet spécial distinct des autres, soit une habitude spéciale, et que dans le cas où elle est bonne, elle forme une vertu particulière. Or, on dit qu'un objet est spécial, non-seulement d'après sa considération matérielle, mais plutôt d'après sa raison formelle, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (I-II, quest. liv, art. 2 ad 1). Car une seule et même chose peut être l'objet d'habitudes différentes et même de puissances différentes, selon les divers rapports sous lesquels on la considère (1). Mais pour diversifier les habitudes il faut une plus grande diversité objective, puisqu'il y a plusieurs habitudes dans une même puissance, comme nous l'avons vu (I-II, quest. liv, art. 1). Par conséquent la diversité rationnelle de l'objet qui diversifie la puissance, diversifie à plus forte raison l'habitude. — On doit donc dire que la prudence existant dans la raison, comme nous l'avons dit (art. 2 huj. quaest.), elle se distingue des autres vertus intellectuelles d'après la diversité matérielle des objets. Car la sagesse, la science et l'intellect se rapportent à ce qui est nécessaire; l'art et la prudence à ce qui est contingent. Mais l'art a pour objets les choses qu'on exécute et qui sont formées d'une matière extérieure, comme une maison, un couteau, etc., tandis que la prudence embrasse les actions que l'on doit faire et qui consistent dans le sujet qui les opère, comme nous l'avons observé (I-II, quest. lvii, art. 4). — A l'égard des vertus morales, la prudence s'en distingue selon la raison formelle qui distingue la puissance de l'intellect, dans laquelle elle se trouve, de la puissance appétitive, dans laquelle résident les autres vertus morales (2). D'où il est évident que la prudence est une vertu particulière, distincte de toutes les autres.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette définition ne se rapporte pas à la vertu en général, mais à la vertu morale. C'est avec raison qu'on met dans cette définition la vertu intellectuelle qui a la même matière qu'elle, c'est-à-dire la prudence (3). Car comme le sujet de la vertu morale est une participation de la raison, de même cette vertu n'est une vertu véritable qu'autant qu'elle participe à la vertu intellectuelle.
2. Il faut répondre au second, que ce raisonnement prouve que la prudence est l'auxiliaire de toutes les vertus et qu'elle opère toujours en elles (4) ; mais cela ne suffit pas pour montrer qu'elle n'est pas une vertu particulière, parce que rien n'empêche qu'il n'y ait dans un genre une espèce qui agisse d'une certaine façon sur toutes les espèces du même genre ; comme le soleil influe de quelque manière sur tous les corps.
3. Il faut répondre au troisième, que les actions que l'on doit faire sont la matière de la prudence, considérées comme l'objet de la raison, c'est-à-dire sous le rapport du vrai (5), mais elles sont la matière des vertus morales, considérées comme l'objet de la puissance appétitive, c'est-à-dire sous le rapport du bien.
(I) Ainsi le même objet peut se rapporter aux sens, à l'appétit et à l'entendement, qui sont autant de puissances différentes, suivant qu'on le considère comme une chose sensible, désirable ou intellectuelle.
(2) L'acte propre de la justice, de la force et de la tempérance, est un acte appétitif, au lieu que l'acte propre de la prudence est cognitif.
(3) Toute vertu morale doit participer à la prudence, et c'est pour cela que la prudence entre dans cette définition.
(4) C'est à la prudence à déterminer le milieu de chaque vertu, les circonstances de temps et de lieu dans lesquelles elles doivent se produire et sans lesquelles une action ne peut être réellement bonne.
(5) Saint Thomas dit ici que l'objet de la prudence est le vrai, et, dans l'article précédent, il avance que c'est le bien ; cette contradiction apparente s'évanouit quand on se rappelle qu'il a dit que la prudence était une vertu intellectuelle qui avait pour objet la direction des actes humains. Son objet premier est donc le vrai, et son objet secondaire le bien.
Objections: 1. Il semble que la prudence établisse préalablement la fin des vertus morales. Car la prudence existant dans la raison et la vertu morale dans la puissance appétitive, il semble qu'elle soit à la vertu morale ce que la raison est à la puissance appétitive. Or, la raison préétablit la fin de la puissance appétitive. La prudence prédétermine donc la fin des vertus morales.
2. L'homme est placé par sa raison au-dessus des êtres irraisonnables; mais ses autres facultés lui sont communes avec eux. Ainsi donc la raison est aux autres parties de l'homme ce que l'homme est aux créatures irraisonnables. Or, l'homme est la fin de ces créatures, comme le dit Aristote (Pol. lib. i, cap. 5), et Phys. lib. ii, text. 24) ; toutes les autres parties de l'homme se rapportent donc à la raison comme à leur fin. Et puisque la prudence est la droite raison des choses que nous devons faire, ainsi que nous l'avons vu (art. 1), il s'ensuit que toutes nos actions se rapportent à la prudence comme à leur fin, et que cette vertu détermine préalablement la fin de toutes les vertus morales.
3. Le propre de la vertu, ou de l'art, ou de la puissance, qui a la fin pour objet, c'est de commander aux autres vertus ou aux autres arts qui ont pour objet les moyens. Or, la prudence dispose des autres vertus morales et leur commande. Elle prédétermine donc leur fin.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. vi, cap. 12) que la vertu morale rend droite la fin qu'on se propose et que la prudence donne le même caractère aux moyens. Il n'appartient donc pas à la prudence de prédéterminer aux vertus morales leur fin ; elle doit seulement disposer des moyens.
CONCLUSION. — La prudence étant l'application des principes généraux aux conséquences particulières qui intéressent la conduite, il ne lui appartient pas de prédéterminer la fin des vertus morales, mais seulement de disposer des moyens.
Réponse Il faut répondre que la fin des vertus morales est le bien humain. Le bien de l'âme humaine résulte de sa conformité avec la raison, comme le prouve saint Denis (De div. nom. cap. 4). Il est donc nécessaire que les fins des vertus morales préexistent dans la raison. Or, comme dans la raison spéculative il y a des choses qui sont naturellement connues, telles que les premiers principes dont nous avons l'intelligence, et d'autres que nous ne connaissons qu'au moyen de celles-ci, telles que les conséquences dont nous avons la science ; de même dans la raison pratique il y a des choses qui y préexistent, comme les principes qui nous sont naturellement connus; et ce sont les fins des vertus morales (1), parce que la fin est dans la pratique ce que les principes sont dans la spéculation, ainsi que nous l'avons dit (quest. xxiii, art. 7 ad 2,et quest. xxvi, art. 1 ad 1 et 2; quest. xiii, art. 3), et il y a aussi dans la raison pratique des choses qui ont le même caractère que les conséquences. Ce sont les moyens auxquels nous parvenons d'après les fins. La prudence a pour objet ces moyens; c'est elle qui dans la pratique fait l'application des principes généraux aux conséquences particulières. C'est pourquoi il n'appartient pas à cette vertu de préétablir la fin des autres vertus morales; elle dispose seulement des moyens (1).
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la raison naturelle qu'on appelle syndérèse, dont nous avons parlé (part. I, quest. lxxix, art. -12), prédétermine la fin des vertus morales, mais qu'il n'en est pas de même de la prudence, pour la raison que nous avons donnée (in corp. art.).
2. La réponse au second argument est par là même évidente.
3. Il faut répondre au troisième, que la fin n'appartient pas aux vertus morales, comme si elles la déterminaient elles-mêmes; elles tendent au contraire à la fin que la raison naturelle a préétablie ; elles sont aidées à cet égard par la prudence, qui leur ouvre le chemin en disposant les moyens. D'où il résulte que la prudence est plus noble que les autres vertus morales, et qu'elle les meut; mais elle est mue par la syndérèse, comme la science est mue par l'intelligence des premiers principes.
(1) Ces fins générales se rapportent à la raison naturelle qu'on appelle aussi conscience ou syndérèse.
(1) Elle éclaire et dirige les autres vertus en déterminant la manière dont elles doivent remplir leurs actes.
Objections: 1. Il semble qu'il n'appartienne pas à la prudence de trouver le milieu dans lequel doivent se maintenir les vertus morales. Car ces vertus ont pour fin d'atteindre ce milieu. Or, la prudence ne prédétermine pas leur fin, comme nous l'avons vu (art. préc.). Elle n'établit donc pas non plus leur milieu.
2. Ce qui existe par soi ne paraît pas avoir de cause, mais son être est cause de lui-même, parce qu'on dit que chaque être existe par sa cause. Or, le milieu convient à la vertu morale par lui-même, puisqu'on le fait entrer dans sa définition, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. b huj. quaest. arg. 4). Ce n'est donc pas la prudence qui le produit.
3. La prudence opère selon le mode de la raison, tandis que la vertu morale tend à son milieu à la manière de la nature, parce que, d'après Ci- céron (Rhet.lib. ii), la vertu est une habitude conforme à la raison, selon le mode de la nature. La prudence ne prédétermine donc pas le milieu qui convient aux vertus morales.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Dans la définition que nous avons donnée plus haut (art. 5) de la vertu morale, il est dit qu'elle se tient dans le milieu déterminé par la droite raison, telle qu'elle se trouve dans le sage.
CONCLUSION. — La vertu morale ayant pour fin d'atteindre un milieu, ce milieu n'étant atteint que par l'effet de la bonne disposition des moyens à l'égard de la fin, et cette disposition étant propre à la prudence, il est évident qu'il appartient à cette vertu de montrer le milieu dans lequel doivent se maintenir toutes les autres.
Réponse Il faut répondre que toute vertu morale a proprement pour fin de porter l'homme à vivre conformément à la droite raison. Car la tempérance a pour but de l'empêcher de se laisser éloigner de la raison par les attraits de la concupiscence; de même la force le prémunit contre la crainte ou l'audace, afin que ces passions ne le détournent pas du jugement ferme et droit de la raison. Cette fin a été préétablie à l'égard de l'homme par la raison naturelle (2) ; car c'est elle qui dit à chacun d'agir d'une manière raisonnable. Mais c'est à la prudence à déterminer de quelle manière et par quels moyens l'homme peut atteindre dans la pratique ce milieu de la raison. Car, quoique la vertu morale ait pour fin de l'atteindre, néanmoins on n'y parvient que par la bonne disposition des moyens (3)
Solutions: 1. La réponse au premier argument est par là même évidente.
2. Il faut répondre au second, que, comme un agent naturel est cause qu'une forme existe dans une matière, sans être cause que ce qui existe dans la matière convient à cette forme, de même la prudence établit un milieu dans les passions et les opérations, sans être cause que la nature même de la vertu consiste à tendre vers ce milieu (1).
3. Il faut répondre au troisième, que la vertu morale tend à parvenir à son milieu à la manière de la nature. Mais le milieu considéré comme tel n'existant pas de la même manière dans tous les hommes, il s'ensuit que l'inclination de la nature qui opère toujours de la même façon n'est pas suffisante à cet égard, et que la prudence est nécessaire.
(2) C'est la syndérèse qui établit le milieu dans lequel consistent toutes les vertus morales, la prudence ne fait que le montrer.
(5) Ainsi la prudence est la lumière de toutes les autres vertus morales.
Objections: 1. Il semble que le commandement ne soit pas l'acte principal de la prudence. Car le commandement se rapporte au bien que l'on doit faire, tandis que, d'après saint Augustin (De Trin. lib. xiv, cap. 9), se prémunir contre les embûches est un acte de prudence. Donc le commandement n'est pas l'acte principal de la prudence.
2. Aristote dit (Eth. lib. vi, cap. 5) que la prudence consiste à donner de bons conseils. Or, conseiller et commander sont des actes différents, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. 0 et 7 huj. quaest. et I-II, quest. xiv, et quest. xvii). Le commandement n'est donc pas l'acte principal de la prudence.
3. Le commandement paraît appartenir à la volonté qui a pour objet la fin et qui meut les autres puissances de l'âme. Or, la prudence n'existe pas dans la volonté, mais dans la raison. Le commandement n'est donc pas un acte de prudence.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. vi, cap. 10) que la prudence commande.
CONCLUSION. — Quoique le conseil, le jugement et le commandement soient des actes de la raison pratique, néanmoins ce dernier est un acte propre de la prudence.
Réponse Il faut répondre que la prudence est la droite raison des actes que l'on doit faire, comme nous l'avons dit (art. 2 huj. quaest.). Par conséquent il faut que l'acte principal des choses que l'on doit faire soit l'acte principal de la prudence. Or, ces actes sont au nombre de trois. Le premier consiste à prendre conseil; il se rapporte à l'invention ; car consulter c'est rechercher, comme nous l'avons vu (I-II, quest. xiv, art. 1). Le second consiste à juger la valeur des expédients qu'on a trouvés; c'est ce que fait la raison spéculative. Mais la raison pratique, qui a pour objet l'action, va plus loin, et son acte qui est le troisième a pour objet de commander. Cet acte consiste à faire dans la pratique l'application des moyens fournis par le conseil et le jugement. Et comme il est le plus rapproché de la fin de la raison pratique, il s'ensuit que c'est son acte principal, et, par conséquent, l'acte principal de la prudence. La preuve de ceci c'est que la perfection de l'art consiste dans le jugement, mais non dans le commandement. C'est pourquoi on considère comme plus habile l'artiste qui pèche volontairement contre son art, que celui qui pèche sans le savoir, parce que le premier a le jugement droit, tandis que l'autre ne l'a pas. Mais pour la prudence, c'est le contraire, comme l'observe Aristote (Eth. lib. vi, cap. 5). Car celui qui pèche volontairement est plus imprudent que celui qui le fait involontairement, parce qu'il manque à l'égard de l'acte principal de la prudence, qui est le commandement.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'acte du commandement s'étend aux biens que l'on doit faire et aux maux que l'on doit éviter. Cependant saint Augustin ne considère pas l'acte qui consiste à prémunir contre les embûches, comme l'acte principal de la prudence. Car cet acte ne doit pas avoir lieu dans le ciel (1).
2. Il faut répondre au second, que la bonté du conseil est nécessaire pour faire l'application des excellents moyens qu'on a découverts. C'est pourquoi le commandement appartient à la prudence, qui est bonne conseillère.
3. Il faut répondre au troisième, que l'impulsion appartient absolument à la volonté ; mais le commandement implique un mouvement ordonné par rapport à une fin. C'est pour ce motif qu'il est l'acte de la raison, comme nous l'avons dit (m corp. et V 2", quest. xvii, art. 1).
Objections: 1. Il semble que la sollicitude n'appartienne pas à la prudence. Car la sollicitude implique une certaine inquiétude, puisque saint Isidore dit (Etijm. lib. x, litt. .S') qu'on a de la sollicitude quand on est inquiet (inquiétas), c'est- à-dire qu'on n'a pas de repos. Le mouvement appartenant surtout à la puissance appétitive, il s'ensuit que la sollicitude y appartient aussi. Et comme la prudence n'existe pas dans la puissance appétitive, mais dans la raison, comme nous l'avons vu (art. 1), il en résulte que la sollicitude ne se rapporte pas à elle.
2. La certitude de la vérité paraît être contraire à la sollicitude. Ainsi Samuel dit à Saul (1S 9,20) : A l’égard des ânesses que vous avez perdues il y a trois jours, n'ayez pas de sollicitude, parce qu'elles sont retrouvées. Or, la certitude de la vérité appartient à la prudence, puisqu'elle est une vertu intellectuelle. La sollicitude lui est donc contraire plutôt qu'elle ne lui appartient.
3. Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. 3) qu'il appartient au magnanime d'être paresseux et oisif. Or, la sollicitude est opposée à la paresse. Par conséquent la prudence n'étant pas opposée à la magnanimité, parce qu'une bonne chose n'est pas contraire à une autre, d'après le philosophe (Praedicant, cap. De oppositis), il semble que la sollicitude n'appartienne pas à la prudence.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (1P 4,7) : Soyez prudents et vigilants dans la prière. Or, la vigilance est la même chose que la sollicitude. La sollicitude appartient donc à la prudence.
CONCLUSION. — La sollicitude appartient, à proprement parler, à la prudence.
Réponse Il faut répondre que, comme le dit saint Isidore (Etym. lib. x, ad litt. 5), le mot sollicitus a en quelque sorte le même sens que solers citus, c'est-à- dire qu'il exprime cette diligence de l'âme qui nous porte à faire promptement ce que nous avons à faire. Cette qualité appartient à la prudence, dont l'acte principal consiste à commander ce que l'on doit faire à l'égard de ce que le conseil et le jugement ont préalablement décidé. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. vi, cap. 9) qu'il faut opérer promptement ce que l'on a résolu, mais être lent à prendre sa décision. D'où il résulte que la sollicitude appartient à proprement parler à la prudence. C'est pour ce motif que saint Augustin dit (Lib. de mor. Eccles. cap. 24) que la prudence veille et qu'elle exerce la vigilance la plus scrupuleuse, dans la crainte que
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mouvement appartient à la puissance appétitive comme au principe moteur ; mais elle n'agit que selon l'ordre et la direction de la raison, et c'est précisément en cela que consiste l'essence de la sollicitude.
2. Il faut répondre au second, que d'après Aristote (E iii. lib. i, cap. 3 et 7), on ne doit pas rechercher également la certitude en tout; mais elle doit être dans chaque chose selon le mode qui lui est propre. Ainsi la prudence ayant pour matière des choses individuelles et contingentes, comme le sont les actions humaines, il ne peut pas se faire que sa certitude soit telle, qu'elle exclue absolument toute inquiétude(1).
3. Il faut répondre au troisième, qu'on dit que le magnanime est paresseux et oisif, non parce qu'il ne s'inquiète de rien, mais parce qu'il ne prend pas pour beaucoup de choses (2) un soin superflu ; il se confie dans les choses qui méritent confiance, et il ne s'inquiète pas inutilement à leur égard. Car la crainte et la défiance superflues produisent une sollicitude qui l'est également; parce que la crainte nous porte à prendre conseil, comme nous l'avons dit en traitant de cette passion (4* 2", quest. xliv, art. 2).
(I) Où la prudence doit cependant subsister aussi bien que les autres vertus, selon ce qu'il y a en elle de formel.
la fausse persuasion ne se glisse peu à peu dans notre esprit et qu'elle ne nous égare.
Objections: 1. Il semble que la prudence ne s'étende pas aux affaires publiques, mais qu'elle n'ait pour but que de régler l'individu. Car Aristote dit (Eth. lib. v, cap. 4) que la vertu qui se rapporte au bien général, c'est la justice. Or, la prudence diffère de cette vertu. Elle ne se rapporte donc pas au bien public.
2. Il paraît être prudent, celui qui cherche son propre bien et qui le fait. Or, souvent ceux qui travaillent dans l'intérêt des autres négligent le leur. Ils ne sont donc pas prudents.
3. La prudence se distingue par opposition de la tempérance et de la force. Or, la tempérance et la force paraissent ne se rapporter qu'au bien propre. Donc la prudence aussi.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Le Seigneur dit (Mt 24,45) : Quel est, à votre avis, le serviteur fidèle et prudent que son maître a établi Sur toute sa maison ?,
CONCLUSION. — Puisqu'il appartient à la prudence de conseiller, de juger et de commander convenablement ce qui mène à une fin légitime, non-seulement elle embrasse ce qui a rapport au bien privé, mais encore ce qui regarde le bien général de la multitude.
Réponse Il faut répondre que, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 7), il y a des philosophes qui ont prétendu que la prudence ne s'étend pas au bien général, mais seulement au bien propre, parce qu'ils pensaient que l'homme ne devait rechercher que son intérêt particulier (3). Mais ce sentiment répugne à la charité, qui, selon l'expression de saint Paul (1Co 13,5), ne cherche point ses propres intérêts. Aussi ce même apôtre dit-il de lui-même (1Co 10,33) qu’il n’a point cherché son avantage, mais celui de tous les autres, afin qu'ils soient sauvés. Il est aussi contraire à la droite raison, qui met le bien général au-dessus du bien particulier. Par conséquent, puisqu'il appartient à la prudence de conseiller de juger et d'ordonner sainement les moyens par lesquels on arrive à la fin qu'on doit atteindre, il est évident que la prudence n'a pas seulement pour objet le bien privé de l'individu, mais encore le bien général de la société.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'Aristote parle en cet endroit de la vertu morale. Or, comme toute vertu morale qui se rapporte au bien commun prend le nom de justice légale (1), de même la prudence qui a rapport aux intérêts publics reçoit le nom de prudence politique (2). Car la politique est à la justice légale ce que la prudence proprement dite est à la vertu morale.
2. Il faut répondre au second, que celui qui cherche le bien général de la multitude cherche conséquemment son bien propre pour deux raisons : 1° parce que le bien propre ne peut exister sans le bien général de la famille, ou de la cité ou du royaume. Ainsi Valère Maxime dit des anciens Romains (lib. iv, cap. 4, Num 9) qu'ils aimaient mieux être pauvres dans un Etat riche que d'être riches dans un Etat pauvre. 2° Parce que l'homme étant une partie de la maison ou de la cité, il doit considérer comme bon pour lui-même ce qu'il considère comme sage et prudent pour la société. Car la bonne disposition des parties résulte de leur rapport avec le tout ; parce que, comme le dit saint Augustin (De cori/'. lib. iii, cap. 8), toute partie qui n'est pas d'accord avec le tout ou qui ne s'harmonise pas avec lui est difforme.
3. Il faut répondre au troisième, que la tempérance et la force peuvent se rapporter au bien général (3) ; c'est pourquoi il y a dans la loi des préceptes qui regardent les actes de ces vertus, comme le dit Aristote (Eth. lib. v, cap. \). Mais la prudence et la justice s'y rapportent plus directement, parce qu'elles appartiennent à la partie raisonnable qui a pour objet direct tout ce qui est général, comme la partie sensitive a pour objet tout ce qui est particulier.
(2) Il y a beaucoup de choses qu'il néglige, parce qu'il ne les considère pas comme dignes de lui.
(3) Aristote ne parle pas expressément de ces philosophes, qui sont d'ailleurs de tous les temps et de tous les lieux.
(I) On doit se contenter de probabilités et de conjectures dans les choses pratiques. Cependant il ne faut pas précipiter son jugement avant d'avoir calculé les chances et les éventualités que l'on a pour ou contre soi.
II-II (Drioux 1852) Qu.47 a.3