II-II (Drioux 1852) Qu.51 a.4


QUESTION LU.

DU DON DE CONSEIL.


Apres avoir parlé delà prudence, nous devons nous occuper du don de conseil qui y correspond. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° Doit-on compter le conseil parmi les sept dons de l'Esprit-Saint? — 2° Le don de conseil répond-il à la vertu de la prudence? — 3° Ce don existera-t-il au ciel ? — 4° Est-ce la cinquième béatitude exprimée par ces paroles : Beati misericordes, qui lui correspond?



ARTICLE 1. — doit-on mettre le conseil parmi les dons de l'esprit-saint ?



Objections: 1. Il semble qu'on ne doive pas mettre le conseil parmi les dons de l'Esprit-Saint. Car les dons de l'Esprit nous sont accordés pour venir en aide aux vertus, comme le prouve saint Grégoire (Mor. lib. ii, cap. 27). Or, l'homme est suffisamment perfectionné par la vertu de prudence ou de bon conseil pour donner des avis, comme on le voit'(quest. xlvii, art. i et 2; quest. préc. art. 4 et 2). On ne doit donc pas mettre le conseil parmi les dons de l'Esprit-Saint.

2. Il semble qu'il y ait entre les sept dons de l'Esprit-Saint et les grâces gratuitement données cette différence, c'est que les grâces gratuitement données ne sont pas accordées à tout le monde, mais elles sont distribuées à divers individus ; tandis que les dons sont accordés à tous ceux qui ont l'Esprit-Saint. Or, le conseil paraît être du nombre de ces choses que l'Esprit-Saint accorde tout spécialement à quelques individus, d'après ces paroles de l'Ecriture (1M 2,60) : Voici Simon votre frère qui est un homme de conseil. On doit donc plutôt mettre le conseil parmi les grâces gratuitement données que parmi les sept dons de l'Esprit-Saint.

3. L'Apôtre dit (Rm 8,14) : Ceux qui sont animés de l'esprit de Dieu sont ses enfants. Or, ceux qui sont animés d'un autre esprit n'ont pas le conseil. Par conséquent puisque les dons de l'Esprit-Saint conviennent surtout aux enfants de Dieu qui ont reçu l'esprit d'adoption filiale, il semble qu'on ne doive pas ranger le conseil parmi les dons de l'Esprit-Saint.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Is 11,2) : L'esprit de conseil et de force se reposera sur lui.

CONCLUSION. — Le conseil est un don de l'Esprit-Saint par lequel la créature raisonnable est portée par la bonté divine à donner un excellent avis sur chacune des actions que l'on doit faire.

Réponse Il faut répondre que les dons de l'Esprit-Saint, comme nous l'avons dit (I12", quest. lxviii, art. 1), sont des dispositions qui rendent l'âme apte à suivre l'impression de l'Esprit-Saint. Or, Dieu meut chaque être selon le mode qui convient à sa nature. Ainsi il meut la créature corporelle dans le temps et dans l'espace, tandis qu'il ne meut la créature spirituelle que dans le temps (1), et non dans l'espace, selon la remarque de saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. viii, cap. 20). Or, la créature raisonnable a ceci de particulier, c'est qu'elle est portée à l'action par les recherches de la raison (2), et ce sont ces recherches qui reçoivent le nom de conseil. C'est pourquoi on dit que l'Esprit-Saint la meut par le moyen du conseil, et c'est pour ce motif qu'on met le conseil au nombre de ses dons.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la prudence ou le bon conseil — que cette habitude soit acquise ou qu'elle soit infuse — dirige l'homme dans la recherche du parti qu'il doit prendre, relativement aux choses que la raison peut comprendre. C'est ainsi que la prudence ou le bon conseil fait qu'un homme est un bon conseiller pour lui ou pour les autres. Mais parce que la raison humaine est incapable de comprendre toutes les choses particulières et contingentes qui peuvent se rencontrer, il arrive, selon l'expression de l'Ecriture (Sg 9,14) : que les pensées des mortels sont timides et leurs prévisions incertaines. C'est pourquoi dans la recherche du conseil, l'homme a besoin d'être dirigé par Dieu qui comprend toutes choses : ce qui a lieu par le don de conseil qui dirige l'homme comme s'il recevait de Dieu un avis(l). C'est ainsi que dans les choses humaines ceux qui ne se suffisent pas à eux- mêmes pour trouver le meilleur parti à prendre, demandent l'avis de ceux qui sont plus sages.

2. Il faut répondre au second, qu'on peut considérer comme une grâce gratuitement donnée qu'un homme ait l'esprit de bon conseil qui le rende apte à donner aux autres de bons avis ; mais que l'on reçoive de Dieu conseil à l'égard de ce que l'on doit faire pour ce qui est nécessaire au salut, c'est une prérogative qui est commune à tous les saints (2).

3. Il faut répondre au troisième, que les enfants de Dieu sont mus par l'Esprit- Saint d'une manière conforme à leur nature, c'est-à-dire sans détruire leur libre arbitre qui est une faculté résultant de la volonté et de la raison. Par conséquent, le don de conseil convient aux enfants de Dieu dans le sens que leur raison est mue par l'Esprit-Saint ou qu'elle reçoit sa lumière à l'égard des actions que l'on doit faire.

(2) C'est-à-dire qu'avant d'agir nous avons besoin de discourir, de raisonner, pour arriver à une conséquence.
(!) Par ses actions et ses opérations, qui sont successives, il la meut dans le temps, mais il ne la meut pas dans l'espace, parce que les esprits ne peuvent être dans un lieu.



ARTICLE II. — le don de conseil répond-ii. a la verti! de prudence (3)?


Objections: 1. Il semble que le don de conseil ne réponde pas convenablement à la vertu de prudence. Car l'être inférieur atteint par ce qu'il a de plus élevé l'être qui est au-dessus de lui, comme le prouve saint Denis (De div. nom. cap. 7). Ainsi l'homme atteint l'ange par son intellect. Or, la vertu cardinale est inférieure au don, comme nous l'avons vu (I-II, quest. lxviii, art. 8). Par conséquent, puisque le conseil est l'acte le plus infime de la prudence, le commandement son acte suprême, et le jugement son acte intermédiaire, il semble que le don qui répond à la prudence ne soit pas le conseil, mais plutôt le jugement ou le commandement.

2. Il ne faut qu'un don pour venir suffisamment en aide à une vertu; car plus une chose est élevée et plus elle est une, comme on le prouve dans le livre Des causes (prop. 4, 10 et 17). Or, la prudence a pour auxiliaire le don de science qui n'embrasse pas seulement la science spéculative, mais encore la science pratique, comme nous l'avons vu (quest. ix, art. 3). Le don de conseil ne répond donc pas à la vertu de prudence.

3. Il appartient en propre à la prudence de diriger, comme nous l'avons vu (quest. xlvii, art. 8). Or, le don de conseil fait que l'homme est dirigé par Dieu, comme nous l'avons dit (art. préc.). Le don de conseil n'appartient donc pas à la vertu de prudence.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le don du conseil a pour objet ce que l'on doit faire pour une fin. Or, la prudence a le même objet. Ils se correspondent donc mutuellement.

CONCLUSION. — Le don? de conseil se rapporte à la prudence elle-même, comme étant son aide et son perfectionnement.

Réponse Il faut répondre qu'un moteur inférieur est principalement aidé et perfectionné parce qu'il est mû par un moteur supérieur ; ainsi le corps est aidé et perfectionné en ce qu'il est mû par l'esprit. Or, il est évident que la droiture de la raison humaine est à la raison divine, ce qu'un moteur inférieur est au moteur supérieur qui le meut, et auquel il se rapporte. Car la raison éternelle est la règle suprême de tout ce qu'il y a de rectitude dans l'homme. C'est pourquoi la prudence qui implique la droiture de la raison est très-perfectionnée et très-soulagée par là même qu'elle est réglée et qu'elle est mue par l'Esprit-Saint; ce qui appartient au don de conseil, comme nous l'avons dit (art. préc.). Ainsi le don de conseil répond à la prudence, parce qu'il l'aide et la perfectionne.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le jugement et le commandement ne se rapportent pas à celui qui est mû, mais au moteur. Et parce qu'à l'égard des dons de l'Esprit-Saint l'âme humaine est plutôt mue qu'elle ne meut, ainsi que nous l'avons dit (art. préc. et I-II, quest. lxviii, art. i), il s'ensuit qu'il n'eût pas été convenable de donner les noms de précepte ou de jugement au don qui correspond à la prudence, mais qu'il était mieux de lui donner celui de conseil ; pour qu'on puisse désigner par là le mouvement de l'esprit qui est conseillé par celui qui l'éclairé.

2. Il faut répondre au second, que le don de science ne répond pas directement à la prudence, puisqu'il a pour objet les choses spéculatives, cependant il l'aide en raison de son extension (1) ; mais le don de conseil répond directement à la prudence comme ayant le même objet.

3. Il faut répondre au troisième, que le moteur qui est mû, meut dans le sens qu'il est mû. Par conséquent, l'âme humaine par là même qu'elle est dirigée par l'Esprit-Saint devient capable de se diriger et de diriger les autres (2).

(I) Ainsi, par la prudence on conseille, par le don on est conseillé ; le don est donc un secours qui vient en aide à la prudence.
(S) Le rapport de la prudence et du conseil est indiqué par ces passages de l'Ecriture (Pr 1) : Consilium custodiet te, et prudentia servabit te. (Pr 13) : Qui omnia agunt cum consilio, regnantur sapientia... Astutus omnia agit cum consilio.
(12) On entend par là tous ceux qui sont en état de grâce.


ARTICLE III. — le don de conseil existe-t-il dans le ciel?


Objections: 1. Il semble que le don de conseil ne subsiste pas dans le ciel. Car le conseil a pour objet ce que l'on doit faire en vue d'une fin. Or, dans le ciel on n'aura rien à faire en vue d'une xi n, parce que là les hommes jouiront de leur fin dernière. Le don de conseil n'existe donc pas dans le ciel.

2. Le conseil implique un doute. Car à l'égard des choses qui sont évidentes il est ridicule de consulter, comme le dit Aristote (Eth. lib. iii, cap. 3). Or, dans le ciel on n'aura plus de doute, et par conséquent on n'aura plus besoin de conseil.

3. Dans le ciel les saints sont absolument semblables à Dieu, d'après ces paroles de saint Jean (1Jn 3,2) : Quand il apparaîtra, nous lui ressemblerons. Or, le conseil répugne à Dieu, d'après ce mot de saint Paul (Rm 2,34) : Qui a été son conseiller ? Donc le don de conseil ne convient pas aux saints qui sont dans le ciel.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor. lib. xvii, cap. 8) que quand les fautes ou les bonnes oeuvres d'une nation sont citées au conseil du tribunal suprême, on dit que l'ange préposé à cette même nation a triomphé ou qu'il a été vaincu.

CONCLUSION. — Le don de conseil subsiste au ciel, non que les saints consultent sur ce qu'ils doivent faire, mais parce que Dieu continue à leur donner la connaissance des choses qu'ils savent et qu'il les éclaire sur celles qu'ils ne savent pas et qu'ils ont à exécuter.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc. et 4" 2", quest. lxviii, art. 1), les dons de l'Esprit-Saint font que la créature raisonnable est mue par Dieu. Or, à l'égard du mouvement que Dieu imprime à l'âme humaine, il y a deux choses à considérer-, c'est que la disposition de celui qui est mù est autre pendant qu'il est mû que quand il est arrivé au terme du mouvement. Quand le moteur est seulement cause du mouvement, le mouvement cessant, son action cesse sur le mobile, une fois que celui-ci est parvenu à son terme. Ainsi une maison, après qu'elle est bâtie, n'est plus désormais construite par celui qui l'a élevée. Mais quand le moteur n'est pas seulement cause du mouvement, et qu'il est encore cause de la forme que le mouvement a pour terme, alors l'action du moteur ne cesse pas après la production de la forme; par exemple, le soleil illumine l'air, même après que l'air a été illuminé. C'est de cette manière que Dieu produit en nous la vertu et la connaissance (1), non-seulement quand nous les acquérons pour la première fois, mais encore tant que nous continuons à les posséder. Ainsi Dieu produit dans les bienheureux la connaissance de ce qu'ils doivent faire, non comme dans des ignorants, mais en continuant à leur donner cette même connaissance. Toutefois il y a des choses que les anges ou les bienheureux ne connaissent pas, et qui ne sont pas de l'essence de la béatitude, mais qui appartiennent au gouvernement du monde conformément à la providence divine. A cet égard il faut observer que l'esprit des bienheureux est mù par Dieu autrement que l'esprit des hommes qui sont sur la terre. Car Dieu meut les hommes qui sont sur la terre relativement à leurs actions pour calmer l'anxiété que le doute produisait en eux auparavant, tandis que dans l'esprit des bienheureux à l'égard des choses qu'ils ignorent, il y a simplement un défaut de connaissance (2), dont les anges ont eux-mêmes besoin d'être délivrés, d'après saint Denis (De coel. hier. cap. 7). Mais les recherches (3) que le doute provoque n'existent pas en eux préalablement ; ils ne font que se tourner vers Dieu, et c'est ce qu'on appelle consulter le Seigneur. C'est ainsi, d'après saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. v, cap. 19), que les anges consultent Dieu sur les choses d'ici-bas. C'est pourquoi on donne le nom de conseil à la lumière qu'ils en reçoivent. Par conséquent, le don de conseil existe dans les bienheureux en ce sens que Dieu leur continue la connaissance de ce qu'ils savent, et qu'il les éclaire sur les choses qu'ils doivent faire et qu'ils ignorent (4).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que dans les bienheureux il y a des actes qui se rapportent à leur fin, soit qu'ils procèdent de leur état par voie de conséquence, comme la louange de Dieu, soit qu'ils aient pour but d'amener les autres à la fin qu'ils possèdent eux-mêmes, comme les ministères des anges et les prières des saints, et à cet égard ils ont besoin du don de conseil (S).

2. Il faut répondre au second, que le doute appartient au conseil dans les conditions de la vie présente; mais il n'en est pas de même du conseil tel qu'il existe dans le ciel. C'est ainsi que les vertus cardinales ne produisent pas absolument les mêmes actes dans le ciel et sur la terre.

3. Il faut répondre au troisième, que le conseil n'existe pas en Dieu comme dans le sujet qui le reçoit, mais comme dans celui qui le donne. Quant aux saints qui sont dans le ciel, ils ressemblent à Dieu comme celui qui reçoit une influence quelconque ressemble à celui qui la lui communique.

(I) Il s'étend par surcroît aux choses pratiques.
(1) Dieu est tout à la fois l'auteur du mouvement et de la forme, et la forme, qui est la connaissance, ne peut subsister que par la continuité de son action.(3) Ces recherches sont incompatibles avec la béatitude.
(i) Seulement il n'y a plus en eux le doute, l'anxiété, la peine, qui les éprouvaient ici-bas.
(5) Pour exécuter ces actes convenablement.
(2) Ce défaut de connaissance n'est pas appelé ignorance par saint Thomas ; il l'exprime par le mot nescientia, pour montrer que c'est une simple privation, qui ne porte pas sur une des choses essentielles à connaître, mais qui résulte seulement de la nature de l'être fini, qui ne peut tout savoir.




ARTICLE IV. — la cinquième béatitude, qui a pour objet la miséricorde, correspond-elle au don de conseil?


Objections: 1. Il semble que la cinquième béatitude, qui a pour objet la miséricorde, ne réponde pas au don de conseil. Car toutes les béatitudes sont des actes de vertu, comme nous l'avons vu (4a 2", quest. lxix, art. i). Or, le conseil nous dirige dans tous les actes de vertu. La cinquième béatitude ne répond donc pas plus au conseil qu'une autre.

2. Les préceptes portent sur les choses qui sont de nécessité de salut, et le conseil sur celles qui ne sont pas nécessaires de la même manière. Or, la miséricorde est de nécessité de salut, d'après ces paroles de saint Jacques (ii, 43) : Celui qui ne fait pas miséricorde sera jugé sans miséricorde, tandis que la pauvreté n'est pas de nécessité de salut, mais elle appartient à la perfection, comme on le voit (Mt 19). La béatitude de la pauvreté appartient donc plutôt au don de conseil que la béatitude de la miséricorde.

3. Les fruits sont des conséquences des béatitudes, car ils impliquent une délectation spirituelle qui résulte des actes de vertu qui sont parfaits. Or, parmi les fruits, il n'y en a pas qui répondent au don de conseil, comme on le voit (Ga 5). La béatitude de la miséricorde ne répond donc pas à ce don.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (De serm. Dom. in mont. lib. i, cap. 4) : Le conseil convient aux miséricordieux, parce que l'unique remède pour se délivrer de tant de maux, c'est de pardonner aux autres et de leur faire des aumônes.

CONCLUSION. — La béatitude de la miséricorde répond tout spécialement au don de conseil, non que ce don la produise, mais ii la dirige.

Réponse Il faut répondre que le conseil proprement dit a pour objet ce qui est utile à la fin. Par conséquent, tout ce qu'il y a de plus utile à la fin doit principalement répondre au don de conseil. Or, telle est la miséricorde, d'après ces paroles de saint Paul (1Tm 4,8) : La piété est utile à tout (1). C'est pourquoi la béatitude de la miséricorde répond spécialement au don de conseil; ce n'est pas que ce don la produise, mais il la dirige.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quoique le conseil dirige dans tous les actes de vertu, il dirige spécialement dans les oeuvres de miséricorde pour la raison que nous avons donnée (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que le conseil, considéré comme un don de l'Esprit-Saint, nous dirige dans toutes les choses qui ont pour fin la vie éternelle, qu'elles soient de nécessité de salut ou non. Mais toutes les oeuvres de miséricorde ne sont pas nécessaires au salut.

3. Il faut répondre au troisième, que le mot fruit implique quelque chose qui vient en dernier lieu. Or, dans la pratique, ce qui vient en dernier lieu ne réside pas dans la connaissance, mais dans l'opération qui est la fin. C'est pourquoi, parmi les fruits il n'y en a aucun qui appartienne à la connaissance pratique; on donne seulement ce nom aux choses qui appartiennent aux opérations que la connaissance pratique dirige. Au nombre de ces choses se trouvent la bonté et la bienfaisance (1) qui répondent à la miséricorde (2).

(I) Saint Thomas, dans son commentaire sur cette épître, fait remarquer que le mot pietas a deux sens : Accipitur pro cultu Dei et misericordia; généralement on ne tient compte que du premier.





QUESTION LIII.

DES VICES OPPOSÉS A LA PRUDENCE ET D'ABORD DE L'IMPRUDENCE.


Après avoir parlé du don qui répond  à la prudence, nous avons à nous occuper des vices opposés à cette vertu. Saint Augustin dit (Cont. Jul. lib. iv, cap. 4) que non-seulement il y a des vices qui sont manifestement contraires aux vertus, comme la témérité l'est à la prudence ; mais il y en a encore qui en sont voisins et qui leur ressemblent, non dans la réalité, mais d'après une fausse apparence, comme la ruse ressemble à la prudence. — Nous devons donc nous occuper : 1° des vices qui sont manifestement contraires à la prudence, et qui proviennent du défaut de prudence ou de l'absence des choses que la prudence requiert; 2° des vices qui ont une fausse ressemblance avec la prudence et qui résultent de l'abus des choses que la prudence exige. Mais comme la sollicitude appartient à la prudence, nous avons à examiner deux choses relativement au premier point. Nous traiterons: 1° de l'imprudence; 2° de la négligence qui est opposée à la sollicitude. Sur l'imprudence six questions se présentent : 1° L'imprudence est-elle un péché ? — 2° Est-elle un péché spécial? — 3° De la précipitation ou de la témérité. — 4° De l'inconsidération. — 5° De l'inconstance. — 6° De l'origine de ces vices.



ARTICLE I. — l'imprudence est-elle un péché (3) ?



Objections: 1. Il semble que l'imprudence ne soit pas un péché. Car tout péché est volontaire, comme le dit saint Augustin (Lib. de vera relig. cap. 14). Or, l'imprudence n'est pas quelque chose de volontaire; car personne ne veut être imprudent. Elle n'est donc pas un péché.

2. Il n'y a que le péché originel qui naisse avec l'homme. Or, l'imprudence naît avec lui; c'est ce qui fait que les jeunes gens sont imprudents. Et puisqu'elle n'est pas le péché originel qui est opposé à la justice primitive, il s'ensuit qu'elle n'est pas un péché.

3. Tout péché est détruit par la pénitence. Or, l'imprudence n'est pas détruite par là. Elle n'est donc pas un péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le trésor spirituel delà grâce n'est ravi que par le péché. Or, il l'est par l'imprudence, d'après ces paroles de l'Ecriture (Pr 21,20) : It y a un trésor précieux et de l'huile dans la maison du juste; mais l'homme imprudent dissipera ce qu'elle renferme. L'imprudence est donc un péché.

CONCLUSION. — L'imprudence privative est un péché en raison de la négligence, mais l'imprudence contraire est un péché mortel, s'il y a mépris des choses que la prudence requiert, et elle est un péché véniel si ce mépris n'existe pas, ou si par imprudence on ne blesse pas les choses qui sont de nécessité de salut.

Réponse Il faut répondre qu'on peut considérer l'imprudence sous deux aspects; il y a l'imprudence privative et l'imprudence contraire. L'imprudence négative n'est pas, à proprement parler, une imprudence. Elle implique uniquement un défaut de prudence qui peut exister sans péché (4). L'imprudence est appelée privative quand on n'a pas la prudence qu'on devrait naturellement avoir. Alors elle est un péché par suite de la négligence qui empêche qu'on ne travaille avec zèle à acquérir cette vertu (I). — L'imprudence contraire est celle qui résulte de ce que la raison est mue ou de ce qu'elle agit d'une manière opposée à la prudence, comme, quand la droite raison de la prudence donne un conseil, et que l'imprudent le méprise, et ainsi de tous les autres actes (2) qui se rapportent à cette vertu. Dans ce sens l'imprudence est un péché d'après la nature même de la prudence. Car il ne peut se l'aire que l'homme agisse contre la prudence, sans s'éloigner des règles qui dirigent cette vertu. Par conséquent, si l'on vient à se détourner des règles divines, le péché est mortel. Tel est, par exemple, celui qui tout en méprisant et en rejetant les avertissements de Dieu agit précipitamment (3). Sion s'écarte de ces règles sans les mépriser et sans enfreindre ce qui est de nécessité de salut, le péché est véniel.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que personne ne veut ce qu'il y a de laid et de honteux dans l'imprudence; mais le téméraire veut faire un acte imprudent du moment qu'il veut agir précipitamment. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. iv, cap. 5) que celui qui fait volontairement une faute contre la prudence est moins excusable.

2. Il faut répondre au second, que ce raisonnement s'appuie sur l'imprudence considérée négativement. Toutefois il faut savoir que le défaut de prudence, comme de toute autre vertu, est renfermé dans le défaut de la justice originelle qui perfectionnait l'âme entière. D'après cela on peut ramener au péché originel tous les défauts de vertu.

3. Il faut répondre au troisième, que la prudence infuse est rétablie en nous par la pénitence, alors nous ne manquons plus de cette vertu. Toutefois la prudence acquise ne nous est pas rendue quant à l'habitude. Mais l'habitude contraire (4), dans laquelle consiste, à proprement parler, le péché d'imprudence, est détruite.


(1) Ces deux mots, bonitas et benignitas, sont à remarquer. Cajetan observe que te premier indique la douceur de l'âme, du caractère, tandis que le second exprime la vertu qui nous porte à communiquer aux autres nos propres biens.
(2) Et la miséricorde répond elle-même au conseil.
(3) Cet article est une explication de ces paroles de l'Ecriture (Ecct. 20) : Est qui prodit animam suam pro confusione et imprudentia. (Pr 14) : Imprudentia stultorum errans.
(4) C'est l'état des enfants qui n'ont pas encore l'usage de la raison.


ARTICLE II. — l'imprudence est-elle un péché spécial?


Objections: 1. Il semble que l'imprudence ne soit pas un péché spécial. Car quiconque pèche agit contre la droite raison qui est la prudence. Or, l'imprudence consiste en ce qu'on agit contre la prudence, comme nous l'avons dit (art. préc.). Elle n'est donc pas un péché spécial.

2. La prudence a plus d'affinité avec les actes moraux que la science. Or, l'ignorance qui est contraire à la science est comptée parmi les causes générales du péché. Donc à plus forte raison l'imprudence.

3. Les péchés résultent de ce que les circonstances des vertus sont blessées, et c'est ce qui fait dire à saint Denis (De div. nom. cap. 4) que le mal provient de défauts particuliers. Or, il y a beaucoup de choses nécessaires à la prudence, comme la raison, l'intellect, la docilité et toutes les choses que nous avons énumérées (quest. xlix). Il y a donc beaucoup d'espèces d'imprudence, et par conséquent l'imprudence n'est pas un péché spécial.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'imprudence est contraire à la prudence, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, la prudence est une vertu spéciale. L'imprudence est donc aussi un vice spécial.

CONCLUSION. — L'imprudence est un péché général par participation relativement à tous les péchés, elle l'est aussi par rapport à la direction qu'elle exerce sur certaines espèces d'action opposées ii la prudence.

Réponse Il faut répondre qu'un vice ou un péché peut être appelé général cle deux manières : 1° absolument, parce qu'il est général par rapport à tous le péchés ; 2° parce qu'il est général par rapport à certains vices, qui sont ses espèces. — Dans le premier cas on peut dire qu'un vice est général en deux sens : 1° par son essence, parce qu'il se dit de tous les péchés. L'imprudence n'est pas un péché général de cette manière, pas plus que la prudence n'est une vertu générale, puisqu'elle se rapporte à des actes spéciaux qui sont les actes mêmes de la raison. 2° Un vice peut être général par participation, et l'imprudence l'est de la sorte. Car comme la prudence participe en quelque sorte à toutes les vertus dans le sens qu'elle les dirige, de même l'imprudence participe aussi à tous les vices et à tous les péchés, car on ne peut l'aire un péché qu'autant que l'on s'écarte de quelque manière des règles de la raison, ce qui est le fait de l'imprudence. — Si on ne prend pas le mot général dans un sens trop absolu, et qu'on entende par là un genre qui contient sous lui plusieurs espèces, l'imprudence est encore à ce titre un péché général. Car elle comprend sous elle des espèces différentes de trois manières : 4° par opposition aux différentes parties subjectives de la prudence. Car comme on distingue la prudence individuelle qui régit chaque citoyen, et les autres espèces de prudence qui régissent la société, ainsi que nous l'avons vu (quest. xlviii, et quest. l, art. 4) ; il en est de même de l'imprudence (1). 2° D'après les parties potentielles de la prudence ou les vertus qui lui sont unies et qui se considèrent d'après les divers actes de la raison. Ainsi, par rapport au défaut de conseil qui est l'objet de la sagacité (eúëcúXia), la précipitation ou la témérité forme une espèce d'imprudence ; par rapport au défaut de jugement qui est l'objet du bon sens et de la décision (p^/i il y a l’inconsidération; enfin par rapport au commandement qui est l'acte propre de la prudence, il y a l’inconstance et la négligence (2). 3° On peut le considérer par opposition aux choses que la prudence requiert et qui sont en quelque sorte les parties intégrantes de cette vertu. Mais parce que toutes ces choses ont pour but la direction des trois actes de la raison que nous venons de déterminer, il s'ensuit que tous les défauts opposés reviennent aux quatre vices que nous avons signalés. Ainsi le défaut de précaution et le défaut de circonspection sont renfermés dans l’inconsidération; si on manque de docilité, de mémoire ou de raison, c'est le fait de la précipitation; enfin l'imprévoyance et le défaut d'intelligence et d'activité se rapportent à la négligence et à X inconstance.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement repose sur la généralité qui existe par participation.

2. Il faut répondre au second, que la science étant plus éloignée de la morale que la prudence (3), d'après la nature propre de l'une et de l'autre, il s'ensuit que l'ignorance n'est pas par elle-même un péché mortel, mais qu'elle en est un seulement en raison de la négligence qui précède ou de l'effet qui suit; et c'est pour ce motif qu'on la place parmi les causes générales du péché. Mais l'imprudence implique par sa propre nature un vice moral, et c'est pour cela qu'on peut dire plutôt qu'elle est un péché spécial.

3. Il faut répondre au troisième, que quand des circonstances diverses sont corrompues par le même motif, l'espèce du péché ne change pas. Ainsi on fait un péché de la même espèce quand on reçoit ce qui n'appartient pas, dans un lieu ou dans un temps où l'on ne doit pas le recevoir. Mais si les motifs sont différents (4), alors les espèces du péché sont aussi différentes.

Par exemple, si une personne recevait de l'argent dans un lieu où elle ne doit pas le recevoir, et qu'elle le reçût pour faire injure au lieu sacré, elle ferait une espèce de sacrilège; tandis qu'un autre qui le recevrait uniquement pour satisfaire le désir immodéré qu'elle aurait de le posséder, ferait tout simplement un acte d'avarice. C'est pourquoi les défauts des choses que la prudence requiert ne changent l'espèce du péché qu'autant qu'ils se rapportent aux actes de la raison (1), comme nous l'avons dit (in corp. art. et I-II, quest. lxxii, art. 9).

(1) C'est un péché général par participation, comme on le verra dans l'article suivant.
(2) Le jugement et le commandement qu'on peut aussi mépriser et dédaigner.
(3) Sans conseil ni jugement.
(i) Cette habitude contraire est le péché mortel
(1) Il y a donc l'imprudence individuelle, royale, économique et militaire.
(2) l'inconstance regarde le commandement proprement dit et la négligence l'exécution.
(3) Parce que la science est une vertu intellectuelle, tandis que la prudence est une vertu morale.
(4) La circonstance change l'espèce du péché, quand les motifs de la circonstance sont différents de ceux du péché.


ARTICLE III. — la précipitation est-elle un péché que l'imprudence renferme?


Objections: 1. Il semble que la précipitation ne soit pas un péché compris sous l'imprudence. Car l'imprudence est opposée à la vertu de la prudence. Or, la précipitation est contraire au don de conseil, puisque saint Grégoire dit (Mor. lib. ii, cap. 26) que le don de conseil est donné contre la précipitation. La précipitation n'est donc pas un péché que l'imprudence renferme.

2. La précipitation paraît appartenir à la témérité. Or, la témérité implique la présomption qui appartient à l'orgueil. La précipitation n'est donc pas un vice que l'imprudence contienne.

3. La précipitation paraît impliquer un certain empressement désordonné. Or, dans le conseil on ne pèche pas seulement en allant trop vite, mais on pèche encore en allant trop lentement, de sorte qu'on manque l'opportunité de l'action, et il en résulte aussi du désordre relativement aux autres circonstances, selon la remarque d'Aristote (Eth. lib. vi, cap. 9). On ne doit donc pas dire que l'imprudence renferme la précipitation plutôt que la lenteur et tous les autres défauts qui peuvent vicier le conseil.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Pr 4,19) : La voie des impies est pleine de ténèbres ils ne savent où ils tombent. Or, les voies ténébreuses de l'impiété appartiennent à l'imprudence. Par conséquent la chute ou la précipitation se rapporte également à ces défauts.

CONCLUSION. — L'imprudence comprend la précipitation qui est un vice par lequel l'impétuosité de la volonté ou de la passion nous fait mépriser les degrés de la prudence et produit notre ruine.

Réponse Il faut répondre que la précipitation se dit métaphoriquement des actes de l'âme, d'après une comparaison empruntée au mouvement des corps. Ainsi on dit que les mouvements des corps sont précipités, quand ils vont de haut en bas, suivant l'impétuosité de leur mouvement propre ou de l'impulsion qu'ils ont reçue, sans passer par les degrés convenables. Or, ce qu'il y a de plus élevé dans l'âme c'est la raison; ce qui l'est le moins, c'est l'opération qu'elle exerce au moyen du corps. Les degrés intermédiaires par lesquels elle doit passer pour que sa marche soit régulière ce sont : la mémoire du passé, l'intelligence du présent, la sagacité dans le pressentiment des événements futurs, le raisonnement qui compare une chose à une autre, la docilité par laquelle on se soumet à l'avis des anciens. Celui qui prend conseil passe régulièrement par tous ces degrés avant d'agir (2). Mais si l'on est porté à agir par l’impétuosité de la volonté ou de la passion, et qu'on omette de passer par tous ces degrés, il y aura précipitation. Par conséquent, puisque le dérèglement du conseil appartient à l'imprudence, il est évident que ce défaut renferme en lui le vice delà précipitation.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la droiture du conseil appartient au don de conseil et à la vertu de prudence, quoique d'une manière différente, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 2), et c'est pour ce motif que la précipitation est contraire à l'une et à l'autre.

2. Il faut répondre au second, qu'on appelle téméraires les actions qui n'ont pas la raison pour règle; ce qui peut arriver de deux manières : 1° par l'impétuosité de la volonté et de la passion ; 2° par le mépris de la règle qui dirige. Ainsi l'orgueil paraît être radicalement la cause pour laquelle on refuse de se soumettre à la règle d'un autre. Quant à la précipitation, elle se rapporte à ces deux choses (i); c'est pourquoi elle comprend sous elle la  témérité, quoiqu'elle se rapporte plus directement à la première.

3. Il faut répondre au troisième, que dans la recherche du conseil il y a beaucoup de choses particulières à considérer. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. vi, cap. 0) que le conseil doit être lent. La précipitation est donc opposée plus directement au bon conseil que la lenteur excessive qui a de l'analogie avec lui.



(I) C'est-à-dire qu'ils constituent des raisons formelles particulières.
(2) Le passé, le présent et l'avenir doivent lui fournir les éléments de ses raisonnements, et l'avis des anciens lui donne la lumière de l'expérience quand les motifs de la circonstance sont différents de ceux du péché.




II-II (Drioux 1852) Qu.51 a.4