II-II (Drioux 1852) Qu.58 a.10
Objections: 1. Il semble que le milieu de la justice ne soit pas le milieu de la chose. Car la nature du genre se retrouve dans toutes les espèces. Or, on définit la vertu morale (Eth. lib. ii, cap. 0) une habitude élective qui existe dans un milieu que la raison a déterminé par rapport à nous. Il y a donc dans la justice un milieu rationnel, mais non un milieu réel.
2. Dans les choses qui sont absolument bonnes, il n'y a ni excès, ni dé- faut, et par conséquent il n'y a pas de milieu, comme on le voit à l'égard des vertus (Eth. lib. ii, cap. 6). Or, la justice a pour objet ce qui est absolument bon, d'après Aristote (Eth. lib. v, cap. 4). Il n'y a donc pas en elle de milieu réel.
3. Dans les autres vertus, on dit qu'il y a un milieu rationnel, mais non un milieu réel, parce qu'elles se considèrent diversement, selon les différents individus; car ce qui est beaucoup pour l'un est peu pour l'autre, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 6). Or, il en est de même pour la justice ; puisqu'on ne punit pas de la même peine celui qui frappe un prince et celui qui frappe un simple particulier. La justice n'a donc pas un milieu réel, mais un milieu rationnel.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote (Eth. lib. ii, cap. G et 7, et lib. v, cap. 3 et 4) détermine le milieu de la justice d'après une proportion arithmétique qui est le milieu réel.
CONCLUSION. — Puisque la justice a pour objet les opérations et les choses extérieures, son milieu est un milieu réel qui consiste dans une certaine égalité proportionnelle entre la chose et la personne extérieure.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc. I1 2", quest. lix, art. 4), les autres vertus morales ont principalement pour objet les passions, qui ne peuvent être réglées que relativement à l'homme lui-même, dans lequel elles se trouvent, c'est-à-dire selon qu'il se fâche ou qu'il convoite dans les différentes circonstances où il doit le faire. Le milieu de ces vertus ne se considère pas selon la proportion qu'il y a entre une chose et une autre, mais uniquement selon le rapport qu'elles ont avec l'homme vertueux (2).
C'est pourquoi il n'y a en elles qu'un milieu rationnel qui est relatif. Mais la justice a pour matière les opérations extérieures, selon que l'opération ou la chose dont elle fait usage établit une certaine égalité de proportion à l'égard d'une personne autre que celle qui constitue cette égalité. C'est pourquoi le milieu de la justice consiste dans l'égalité ou la proportion d'une chose extérieure à une personne étrangère (1). Et comme cette égalité est un milieu qui se tient réellement entre le plus et le moins (2), comme ledit Aristote (Met. lib. x, text. 19), il s'ensuit que le milieu de la justice est un milieu réel.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce milieu réel est aussi un milieu rationnel, et que par conséquent la justice n'en est pas moins une vertu morale.
2. Il faut répondre au second, que le bien pur et simple s'entend de deux manières : 1° On appelle ainsi ce qui est bien de toutes les manières, comme les vertus sont bonnes. A l'égard de ce qui est bien de cette manière, il n'y a ni milieu, ni extrêmes. 2° On dit simplement qu'une chose est bonne quand elle l'est absolument, c'est-à-dire considérée dans sa nature, quoiqu'on puisse en abuser et la rendre mauvaise, comme on le voit à l'égard des richesses et des honneurs. Dans ce cas, il peut y avoir excès, défaut ou moyen terme relativement aux hommes, qui peuvent en faire un bon ou un mauvais usage. C'est dans ce sens qu'on dit que la justice a pour objet ce qui est absolument bon.
3. Il faut répondre au troisième, que l'injure que l'on fait à un prince a une autre proportion que celle qu'on fait à un simple particulier. C'est pourquoi il faut que la vengeance diffère pour être proportionnée à ces deux injures ; ce qui établit une différence réelle (3), et non une différence qui soit purement déraison.
(2) Le milieu de ces vertus doit être déterminé par la raison, et c’est pour cela qu’on l’appelle medium rationis. Il varie selon la condition du sujet. Par exemple, le milieu de la tempérance ne consiste pas à prendre précisément telle ou telle quantité d'aliments. Cette quantité varie selon tes tempéraments et selon les circonstances de temps, de travail, etc.
(I) Le milieu de la justice consiste dans l'égalité des choses ; il ne dépend nullement du jugement de la raison. Ainsi, par exemple, si l'on doit cent francs, on ne peut s'acquitter qu'en payant cette somme. Les circonstances de temps, de lieu, de personne?, n'y font rien. Le milieu de cette vertu est déterminé par les choses elles- mêmes. C'est pour cela qu'on l'appelle medium rei.
(2) On ne doit donner ni plus ni moins qu'on ne doit.
(3) C'est à dire qui repose sur la nature même des choses, et qui est indépendante du jugement de la raison.
Objections: 1. Il semble que l'acte de la justice ne consiste pas à rendre à chacun le sien. Car saint Augustin (De Trin. lib. xiv, cap. 9) attribue à la justice le soulagement des malheureux. Or, en secourant les malheureux nous ne leur accordons pas ce qui leur appartient, mais plutôt ce qui est à nous. Donc l'acte de la justice ne consiste pas à accorder à chacun le sien.
2. Cicéron dit (De offic. lib. i) que la bienfaisance, qu'on peut appeler bienveillance ou libéralité, appartient à la justice. Or, la libéralité nous fait donner à autrui ce qui est à nous et non ce qui lui appartient. L'acte de la justice ne consiste donc pas à rendre à chacun le sien.
3. Il appartient à la justice non-seulement de dispenser les choses d'une manière convenable, mais encore d'empêcher les actions injurieuses, comme les homicides, les adultères, etc. Or, il semble que rendre à chacun le sien se borne à la dispensation des choses. On ne fait donc pas suffisamment connaître l'acte de la justice quand on dit qu'il consiste à rendre à chacun le sien.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Ambroise dit (De offic. lib. i, cap. 24) que la justice rend à chacun le sien -, elle ne revendique pas ce qui est à autrui, elle néglige ses intérêts propres pour conserver l'équité commune.
CONCLUSION. — L'acte propre de la justice consiste à rendre à chacun le sien.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 9 et 10 huj. quaest.), la matière de la justice est l'opération extérieure, selon que cette opération ou la chose qu'elle met en usage est proportionnée à une autre personne avec laquelle la justice nous met en rapport. Or, on dit qu'une personne possède comme sien ce qui lui est dû, selon une égalité de proportion. C'est pourquoi l'acte propre de la justice n'est pas autre que de rendre à chacun ce qui lui revient.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la justice étant une vertu cardinale, il y a d'autres vertus secondaires qui lui sont adjointes, comme la miséricorde, la libéralité et d'autres vertus semblables, comme on le verra (quest. lxxx). C'est pourquoi l'acte de secourir les malheureux, qui appartient à la miséricorde ou à la piété; celui de faire du bien avec générosité, qui se rapporte à la libéralité, se ramènent à la justice comme à la vertu principale.
2. La réponse au second est par là même évidente.
3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit Aristote (Eth. lib. v, cap. 4), tout ce qui est en plus dans les choses qui regardent la justice est compris sous le nom général de gain; comme tout ce qui est en moins reçoit le nom d q perte. Il en est ainsi parce que la justice a d'abord été exercée, et qu'elle l'est encore plus généralement dans les échanges volontaires de denrées, comme l'achat et la vente où ces mots trouvent leur application propre. C'est de là qu'on les a pris pour désigner tout ce qui peut être l'objet de la justice. Il en faut dire autant de ces mots : Rendre à chacun le sien.
Objections: 1. Il semble que la justice ne l'emporte pas sur toutes les vertus morales. Car il appartient à la justice de rendre aux autres ce qui est à eux, tandis qu'il appartient à la libéralité de donner ce qui est à soi ; ce qui est plus vertueux. La libéralité est donc une vertu plus grande que la justice.
2. Une vertu n'est ornée que par une autre plus digne qu'elle. Or, la magnanimité est l'ornement de la justice et de toutes les vertus, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 3). Elle est donc plus noble que la justice.
3. La vertu a pour objet ce qui est bon et difficile, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 3). Or, la force se rapporte à des choses plus difficiles que la justice, par exemple, aux périls de la mort, d'après ce même philosophe (Eth. lib. iii, cap. 6). La force est donc plus noble que la justice.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Cicéron dit (De offic. lib. i) : C'est dans la justice que se manifeste avec le plus d'éclat la splendeur de la vertu, et c'est d'elle que les hommes de bien tirent leur nom.
CONCLUSION. — La justice particulière, aussi bien que la justice légale, étant une vertu qui existe dans la volonté et qui règle l'homme dans ses rapports avec les autres, elle est la plus excellente de toutes les vertus morales.
Réponse Il faut répondre que si nous parlons de la justice légale il est évident qu'elle est la plus noble de toutes les vertus morales, parce que le bien général l'emporte sur le bien particulier d'un individu. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. v, cap. 1) que la justice paraît être la plus éclatante de toutes les vertus ; que ni l'astre du soir, ni l'astre du matin n'inspirent autant d'admiration. — Mais si nous parlons de la justice particulière, elle l'emporte aussi sur les autres vertus morales pour deux raisons. La première peut se prendre du sujet, parce qu'elle réside dans la partie la plus noble de l'âme, c'est-à-dire dans l'appétit raisonnable, ou la volonté, tandis que les autres vertus morales existent dans l'appétit sensitif auquel appartiennent les passions qui sont la matière qu'elles ont pour objet. — La seconde se tire de l'objet. Car les autres vertus ne sont louées que pour le bien de celui qui les possède, tandis que la justice est louée parce que l'homme juste est pour les autres ce qu'il doit être. Ainsi la justice est en quelque sorte le bien d'autrui, selon l'expression du philosophe (Eth. lib, v, cap. 1); c'est ce qui lui fait dire (Rhet. lib. i, cap. 9) que les plus grandes vertus doivent être nécessairement celles qui sont les plus utiles aux autres, puisque la vertu est une puissance bienfaisante. C'est pourquoi on honore surtout ceux qui sont forts et justes; parce que la force est utile dans la guerre, et que la justice l'est dans la guerre et dans la paix.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la libéralité, quoiqu'elle donne du sien, le fait cependant parce qu'elle voit en cela le bien de sa propre vertu ; tandis que la justice en donnant à un autre le sien, considère le bien général. En outre, la justice s'observe envers tout le monde, mais la libéralité ne peut pas s'étendre à tous, et de plus la libéralité en donnant du sien se fonde sur la justice qui accorde à chacun ce qui lui appartient (1).
2. Il faut répondre au second, que la magnanimité quand elle s'ajoute à la justice augmente sa bonté; mais sans elle (2), elle ne serait pas une vertu.
3. Il faut répondre au troisième, que quoique la force ait pour objet ce qu'il y a de plus difficile, elle ne se rapporte pas à ce qu'il y a de meilleur ; puisqu'elle n'est utile que dans la guerre, tandis que la justice l'est dans la guerre et dans la paix, comme nous l'avons dit (in corp. art.).
(I) La libéralité est une partie de la justice, comme le prouve saint Thomas (quest. Lxxx).
(2) Elle tire donc de la justice ce qu'il y a de bon en elle.
Apres avoir parlé (le la justice, nous avons à nous occuper de l'injustice. — A cet égard quatre questions se présentent : 1° L'injustice est-elle un vice spécial ? — 2° Est- on injuste du moment qu'on fait une injustice? — 3° Peut-on volontairement souffrir quelque chose d'injuste ? — 4° L'injustice est-elle dans son genre un péché mortel ?
Objections: 1. Il semble que l'injustice ne soit pas un vice spécial. Car il est dit (1Jn 3,4) : Tout péché est une iniquité. Or, l'iniquité paraît être la même chose que l'injustice, parce que la justice est une égalité; par conséquent l'injustice paraît être la même chose que l'inégalité ou l'iniquité. L'injustice n'est donc pas un péché spécial.
2. Aucun péché spécial n'est opposé à toutes les vertus. Or, l'injustice est opposée à toutes les vertus; car relativement à l'adultère elle est opposée à la chasteté, relativement à l'homicide elle est opposée à la douceur, et ainsi du reste. L'injustice n'est donc pas un péché spécial.
3. L'injustice est opposée à la justice qui réside dans la volonté. Or, tout péché existe dans la volonté, comme le dit saint Augustin (Lib. de duab. anim. cap. 10 et 11). L'injustice n'est donc pas un péché spécial.
En sens contraire Mais c'est le contraire. L'injustice est opposée à la justice (1). Or, la justice est une vertu spéciale. L'injustice est donc un vice spécial aussi.
CONCLUSION. — La justice illégale est dans son essence un vice spécial, mais dans l'intention elle peut être un vice général, parce que par le mépris du bien commun l'homme peut être conduit à tous les péchés.
Réponse Il faut répondre qu'il y a deux sortes d'injustice. L'une illégale qui est opposée à la justice légale. Elle est dans son essence un vice spécial, parce qu'elle a un objet spécial, le mépris du bien commun. Mais dans l'intention elle est un vice général, parce que le mépris du bien commun peut mener l'homme à tous les péchés. C'est ainsi que tous les vices, selon qu'ils répugnent au bien général, tiennent de l'injustice, comme s'ils en découlaient, suivant la remarque que nous avons faite à propos de la justice (quest. lviii, art. 6). — Il y a une autre injustice qui résulte de l'inégalité de proportion qu'on veut établir entre soi et un autre individu, comme quand un homme veut avoir plus de biens, par exemple, plus de richesses et d'honneurs et moins de mal, par exemple moins de fatigues et moins de pertes (2). Cette injustice a une matière spéciale, et elle est un vice particulier opposé à la justice particulière.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme la justice légale se rapporte au bien général humain, de même la justice divine se rapporte au bien divin auquel tout péché répugne. C'est dans ce sens qu'il est dit que tout péché est une iniquité.
2. Il faut répondre au second, que l'injustice particulière est indirectement opposée à toutes les vertus, dans le sens que les actes extérieurs appartiennent à la justice et aux autres vertus morales, quoique de différentes manières, comme nous l'avons dit (quest. lviii, art. G).
3. Il faut répondre au troisième, que la volonté, comme la raison, s'étend à toute la matière des vertus morales, c'est-à-dire aux passions et aux opérations extérieures qui se rapportent à autrui; au lieu que la justice perfectionne la volonté seulement selon qu'elle s'étend aux opérations qui se rapportent aux autres, et il en est de même de l'injustice.
(I) Ainsi, comme la justice prise dans un sens large comprend toutes les vertus, de même l'injustice entendue de cette manière comprend toutes les fautes, et c'est dans ce sens que tout péché est une injustice. Considérée dans un sens strict comme vertu spéciale, on distingue la justice légale et la justice particulière. Cette division est applicable à l'injustice.
(2) Dans ce cas, il y a injustice personnelle, parce qu'on veut usurper le bien d'autrui.
Objections: 1. Il semble qu'on dise un individu injuste par là même qu'il fait une injustice. Car l'espèce des habitudes est déterminée par leur objet, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (1* 2', quest. liv, art. 2). Or, l'objet propre de la justice est le juste, et l'objet propre de l'injustice, l'injuste. On doit donc dire qu'un homme est juste par là même qu'il fait une chose juste, et on doit dire qu'il est injuste quand il fait le contraire.
2. Aristote dit (Eth. lib. v, cap. 9) qu'ils se trompent ceux qui croient qu'il est au pouvoir de l'homme de commettre une injustice et que le juste a aussi aisé de la commettre que celui qui est injuste. Or, il n'en serait pas ainsi si le propre de l'homme injuste n'était pas de commettre l'injustice. On doit donc être regardé comme injuste par là même qu'on commet une injustice.
3. Toute vertu se rapporte de la même manière à l'acte qui lui est propre, et il en faut dire autant des vices opposés. Or, celui qui fait une intempérance est appelé intempérant. Donc celui qui fait une injustice est appelé injuste.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. v, cap. 6) qu'on peut faire un acte d'injustice, sans être injuste (1).
CONCLUSION. — On devient injuste quand on fait une injustice avec intention et liberté, mais il n'en est pas de même si on la fait sans intention ou par passion.
Réponse Il faut répondre que, comme l'objet de la justice est une certaine égalité dans les choses extérieures, de même l'objet de l'injustice est quelque chose d'inégal, c'est-à-dire qu'elle existe, quand on accorde à quelqu'un quelque chose de plus ou de moins qu'il ne lui revient. L'habitude de l'injustice est mise en rapport avec cet objet par l'intermédiaire de l'acte qui lui est propre et qu'on appelle un acte injuste. Il peut donc se faire que celui qui fait une injustice ne soit pas injuste de deux manières : 1° Par suite du défaut de rapport avec l'objet propre de l'action elle-même, qui tire son espèce et son nom de l'objet considéré absolument, mais non par accident. Or, dans les choses qui existent pour une fin, il n'y a d'absolu que ce qui existe dans l'intention; ce qui est en dehors d'elle est accidentel. C'est pourquoi si on fait une chose injuste, sans avoir eu l'intention de commettre une injustice, comme quand on agit par ignorance, sans penser que l'on agit injustement, alors on ne fait pas d'injustice, absolument et formellement parlant, on n'en fait une que par accident et pour ainsi dire matériellement ; c'est pourquoi on n'appelle pas cet acte un acte injuste (2). — 2° La même chose peut arriver parce que l'action elle-même ne se trouve pas en rapport avec l'habitude. Car un acte injuste peut quelquefois provenir d'une passion, par exemple, de la colère ou de la concupiscence, et d'autres fois il peut être l'effet du libre arbitre, comme quand l'acte injuste plaît par lui-même. Dans ce dernier cas il procède de l'habitude proprement dite, parce que celui qui a une habitude fait volontiers ce qui convient à cette habitude. Par conséquent commettre une injustice avec intention et préméditation, c'est le propre de l'homme injuste, selon qu'on appelle injuste celui qui a l'habitude de l'injustice; mais on peut faire un acte injuste, involontairement ou par passion, sans avoir l'habitude de l'injustice (3).
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'objet pris absolument et formellement détermine l'espèce de l'habitude, mais il n'en est pas de même quand on le considère matériellement et par accident.
2. Il faut répondre au second, qu'il n'est pas facile à tout le monde de commettre une injustice librement, comme une chose qui plaît par elle-même et non par rapport à une autre. Mais c'est le propre de celui qui en a l'habitude, comme le dit Aristote.
3. Il faut répondre au troisième, que l'objet de la tempérance n'est pas quelque chose d'extérieur comme l'objet de la justice; mais il se considère seulement relativement à l'homme lui-même. C'est pourquoi ce qui est accidentel et ce qui est en dehors de l'intention ne peut être l'objet de cette vertu; ni matériellement, ni formellement. Il ne peut pas être non plus l'objet de l'intempérance, et sous ce rapport il y a une différence entre la justice et les autres vertus morales ; mais quant au rapport de l'action à l'habitude, il est le même dans toutes les vertus.
(1) Philosophiquement parlant, c'est-à-dire sans avoir l'habitude de l'injustice.
(2) Dans ce cas, l'acte est excusé par l'ignorance de fait ou de droit, et il n'est pas coupable.
(3) L'acte n'en est pas moins répréhensible ; c'est un acte injuste, mais il ne produit pas ou il ne suppose pas l'habitude de l'injustice. C'est ainsi qu'on ne dit pas d'un homme qu'il est tempérant, parce qu'il a fait un acte de tempérance.
Objections: 1. Il semble qu'on puisse souffrir volontairement ce qui est injuste. Car l'injustice est une chose inégale, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, en se blessant soi-même, on s'écarte de l'égalité aussi bien qu'en blessant les autres. Donc on peut commettre contre soi une injustice aussi bien que contre un autre. Et comme l'injustice qu'on fait contre soi-même, on la fait volontairement, il s'ensuit qu'on peut volontairement souffrir une injustice, surtout de la part de soi-même.
2. On n'est puni par les lois civiles que parce qu'on fait une injustice. Or, ceux qui se tuent sont punis par l'Etat, puisqu'on les privait autrefois des honneurs de la sépulture, comme on le voit (Eth. lib. v implic. cap. ult. sed express, hab. in Syntag. juris, lib. xxxii, cap. 29). Donc on peut commettre envers soi une injustice, et par conséquent il arrive qu'on souffre volontairement ce qui est injuste.
3. On ne fait d'injustice qu'à celui qui la subit. Or, il arrive que l'on est injuste à l'égard de quelqu'un qui le veut bien, par exemple, si on lui vend une chose plus cher qu'elle ne vaut. Il peut donc se faire que l'on subisse volontairement une injustice.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Supporter l'injustice et la commettre sont deux choses opposées. Or, on ne commet d'injustice qu'autant qu'on le veut. Par conséquent, on n'en subit qu'autant qu'on ne le veut pas.
CONCLUSION. — On ne peut commettre d'injustice absolument et formellement qu'autant qu'on le veut, et on ne peut en subir qu'autant qu'on ne le veut pas, mais on peut faire sans le vouloir ou subir volontairement une chose qui est injuste par accident et matériellement.
Réponse Il faut répondre que l'action procède essentiellement de l'agent, tandis que la passion selon sa propre nature provient d'un autre (2). Par conséquent, le même être ne peut pas être tout à la fois, sous le même rapport, agent et patient, comme l'observe Aristote (Phys. lib. m, text. 8, et lib. viii, text. 40). Or, dans l'homme, le principe propre de l'action, c'est la volonté ; c'est pourquoi l'homme fait proprement et absolument ce qu'il fait volontairement. Au contraire, il pâtit, dans le sens propre du mot, ce qu'il subit en dehors de sa volonté, parce que, quand il veut, il est de lui-même un principe, et, par conséquent, comme tel, il est plutôt agent que patient. — On doit donc dire qu'on ne peut faire ce qui est injuste, absolument et formellement parlant, qu'autant qu'on le veut, et qu'on ne peut le subir qu'involontairement (3). Mais, par accident et matériellement parlant, on peut faire sans le vouloir ce qui est injuste de soi (comme quand on le fait sans en avoir l'intention), ou bien on peut le subir volontairement, comme quand on donne à un autre, parce qu'on le veut bien, plus qu'on ne lui doit.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que quand on donne à quelqu'un volontairement plus qu'on ne lui doit, on ne fait ni injustice, ni inégalité. Car c'est par sa volonté que l'homme possède ses biens (4), et par conséquent il n'y a pas inégalité de proportion si, conformément à cette même volonté, quelque chose lui est enlevé par lui ou par un autre.
2. Il faut répondre au second, qu'on peut considérer un individu de deux manières : 1° en lui-même. S'il vient à se nuire, il peut, à ce point de vue, se rendre coupable d'un autre péché, tel que l'intempérance ou l'imprudence ; mais il ne peut pas commettre d'injustice, parce que comme la justice se rapporte toujours à autrui, il en est de même de l'injustice. 2° On peut considérer un individu comme étant une partie d'un Etat, ou comme étant quelque chose de Dieu, sa créature, par exemple, et son image. Alors celui qui se tue fait injure (1) non pas à lui, mais à l'Etat et à Dieu. C'est pourquoi il est puni par les lois divines aussi bien que par les lois humaines. C'est ainsi que l'Apôtre dit du fornicateur (1Co 3,17) : Si quelqu'un vient à violer le temple de Dieu, Dieu le perdra.
3. Il faut répondre au troisième, que la passion est l'effet d'une action extérieure. Car faire une injustice et la subir sont deux choses corrélatives; ce qu'il y a en elles de matériel se rapporte à l'acte extérieur considéré en lui-même, comme nous l'avons vu (art. préc.); mais ce qu'il y a en elles de formel et d'absolu se considère d'après la volonté de l'agent et du patient, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (in corp. et art. praec.). Il faut donc dire que quand l'on fait une injustice, un autre la subit : ce sont deux choses, matériellement parlant, qui sont toujours concomitantes. Mais si nous parlons formellement, on peut faire une injustice avec l'intention de la commettre, et cependant un autre ne la subira pas formellement, s'il consent à la supporter. Au contraire, un individu peut subir une injustice formelle, s'il souffre malgré lui ce qui est injuste, quoique celui qui l'a faite l'ait commise par ignorance et qu'il n'ait pas fait une injustice formelle, mais seulement une injustice matérielle.
(1) Cet article est l’explication de cet axiome que les moralistes invoquent souvent : scienti et volenti non fit iniuria.
(2) Elle résulte d’un principe extérieur.
(3) Parce que du moment qu’on consent volontairement à une chose, on est agent plutôt que patient.
(4) Il peut par conséquent en disposer comme bon lui semble.
(1) Il en est de même de celui qui tuerait un individu qui consentirait à être mis à mort. Il ne ferait pas injure à cet individu, puisqu'il s'est dessaisi de son droit, mais il ferait injure à Dieu et à l'Etat.
Objections: 1. Il semble qu'en faisant une injustice on ne pèche pas toujours mortellement. Car le péché véniel est opposé au péché mortel. Or, il y a des injustices qui ne sont qu'un péché véniel ; puisque Aristote dit (Eth. lib. v, cap. 8) en parlant de ceux qui font des injustices, que non-seulement toutes les fautes que l'on commet sans le savoir, mais aussi celles dont l'ignorance est la cause, sont excusables. Par conséquent tous ceux qui font des injustices ne pèchent pas mortellement.
2. Celui qui pèche contre la justice, en matière légère, s'écarte peu du milieu que l'on doit garder. Il semble que l'on doive tolérer cette faute et la ranger parmi les moindres maux, comme le prouve Aristote (Eth. lib. ii, cap. ult.). Tous ceux qui font une injustice ne pèchent donc pas mortellement.
3. La charité est la mère de toutes les vertus, et un péché est mortel par là même qu'il lui est opposé. Or, tous les péchés opposés aux autres vertus ne sont pas mortels. Une injustice n'est donc pas toujours un péché mortel.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Tout ce qui est contraire à la loi de Dieu est un péché mortel. Or, celui qui fait une injustice agit contre un précepte de la loi divine, parce que son acte revient à un vol, ou à un adultère, ou à un homicide: ou à quelque autre crime semblable, comme on le verra d'après ce que nous disons (quest. lxiv et seq.). Celui qui fait une injustice pèche donc mortellement.
CONCLUSION. — Puisque l'injustice consiste à blesser un autre ou à lui nuire, c'est pécher mortellement que de faire une chose injuste.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xxiv, art. 12, et I-II, quest. lxxii, art. î») en traitant de la différence des péchés, le péché mortel est celui qui est contraire à la charité, par laquelle la vie spirituelle existe. Or, tout ce qui cause du tort aux autres répugne de soi à la charité, qui nous porte à vouloir le bien d'autrui. Par conséquent, puisque l'injustice consiste à nuire à autrui, il est évident que commettre une injustice est dans son genre un péché mortel.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette parole d'Aristote s'entend de l'ignorance de fait, qu'il appelle l'ignorance des circonstances particulières, et qui mérite pardon, mais non de l'ignorance de droit, qui n'excuse pas(i). Or, celui qui fait une injustice sans le savoir ne la commet que par accident, comme nous l'avons dit (art. 2 huj. quaest.).
2. Il faut répondre au second, que celui qui commet une injustice en matière légère ne fait pas absolument ce qui est de l'essence de cette faute, parce qu'on peut supposer que son acte n'est pas entièrement contraire à la volonté de celui qui le souffre; comme quand on prend à quelqu'un une pomme ou quelque chose de semblable, qui probablement ne l'a pas blessé et ne lui a pas déplu (2).
3. Il faut répondre au troisième, que les péchés qui sont contraires aux autres vertus ne nuisent pas toujours à autrui, mais ils impliquent un certain désordre qui se rapporte aux passions humaines (3). Il n'y a donc pas de parité.
(1) L'ignorance du droit n'excuse pas toujours du péché, parce qu'elle peut être vincible ou affectée (Voy. tom. III, p. 180).
(2) Quelquefois il y a des personnes que le moindre dommage irrite j mais leur mécontentement étant déraisonnable, ne peut servir de base à l'appréciation de l'acte dont elles se plaignent.
(3) Ce désordre ne va pas toujours jusqu’à détruire la charité, et c'est pour cela que parmi ce péchés il y en a qui sont véniels.
Après avoir parlé de l'injustice, nous devons nous occuper du jugement. — A cet égard six questions se présentent : 1° Le jugement est-il un acte de justice ? — 2° Est-il permis de juger? — 3° Doit-on juger d'après des soupçons ? — 4° Doit-on interpréter les choses douteuses dans le meilleur sens? — 5° Doit-on toujours juger d'après les lois écrites? — 6° Le jugement usurpé est-il mauvais?
Objections: 1. Il semble que le jugement ne soit pas un acte de justice. Car Aristote dit (Eth. lib. i, cap. 3) que chacun juge bien ce qu'il connaît-, et ainsi le jugement paraît appartenir à la puissance cognitive. Or, cette puissance est perfectionnée par la prudence. Le jugement appartient donc plutôt à la prudence qu'à la justice qui réside dans la volonté, comme nous l'avons dit (quest. lviii, art. 4).
2. Saint Paul dit (1Co 2,5) : L'homme spirituel juge toutes choses. Or, l'homme est rendu spirituel surtout par la vertu de la charité, qui est répandue dans nos coeurs par l'Esprit-Saint que nous avons reçu, (Rm 5,5), selon l'expression du même apôtre. Le jugement appartient donc plus à la charité qu'à la justice.
3. Le jugement droit appartient à chaque vertu relativement à la matière qui lui est propre, parce que l'homme vertueux est en chaque chose la règle et la mesure, d'après Aristote (Eth. lib. iii, cap. 4). Le jugement n'appartient donc pas plus à la justice qu'aux autres vertus morales.
4. Le jugement paraît n'appartenir qu'aux juges, tandis que l'acte de la justice se trouve dans tous les justes. Par conséquent, puisqu'il n'y a pas que les juges qui soient justes, il semble que le jugement ne soit pas l'acte propre de la justice.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Ps 93,15) : Jusques à quand la justice se tourner a-t-elle contre te jugement?
CONCLUSION. — Le jugement étant la détermination de ce qui est juste, il s'ensuit que c’est un acte de justice.
Réponse Il faut répondre que le jugement désigne proprement l'acte du juge considéré comme tel. Le mot juge (judex) signifie en quelque sorte celui qui proclame le droit (Jus dicens). Le droit est l'objet de la justice, comme nous l'avons vu (quest. lvii, art. 1). C'est pourquoi, dans son acception primitive, le jugement implique la définition ou la détermination du juste ou du droit (1). Or, une bonne décision à l'égard des opérations vertueuses, provient. à proprement parler, de l'habitude de la vertu. Ainsi celui qui est chaste détermine bien ce qui appartient à la chasteté. C'est pour ce motif que le jugement qui implique la droite détermination de ce qui est juste appartient proprement à la justice. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. v, cap. 4) que les hommes ont recours au jugement comme à la justice personnifiée.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mot de jugement, qui dans son acception première signifie la droite détermination des choses qui sont justes, a reçu de l'extension, et qu'on lui a fait exprimer la droite détermination de toutes choses, de celles qui sont spéculatives aussi bien que de celles qui sont pratiques. Toutefois, en toutes choses la rectitude du jugement exige deux conditions, dont l'une est la puissance même qui porte le jugement, et, à ce point de vue, le jugement est un acte de raison ; car c'est à la raison à dire ou à définir une chose (2). L'autre est la disposition de celui qui juge; ce qui le rend apte à bien juger. Alors, pour ce qui appartient à la justice, le jugement procède de cette vertu (3), comme pour ce qui appartient à la force, il procède de la force. Par conséquent, le jugement est un acte de justice et de prudence. Il appartient à la justice, parce qu'elle nous porte à bien juger, et il appartient à la prudence, parce qu'elle prononce le jugement (4). C'est pour cela que nous avons dit (quest. li, art. 3) que le bon sens qui appartient à la prudence est appelé une bonne judiciaire.
2. Il faut répondre au second, que l'homme spirituel reçoit de l'habitude de la charité l'inclination qui le porte à bien juger de tout d'après les règles divines qui déterminent son jugement au moyen du don de sagesse, comme le juste juge d'après les règles du droit au moyen de la vertu de prudence.
3. Il faut répondre au troisième, que les autres vertus règlent l'homme en lui-même; tandis que la justice règle ses rapports avec autrui, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. lviii, art. 2, 9 et 10). Or, l'homme est le maître de ce qui lui appartient, mais il n'est pas le maître de ce qui appartient à un autre. C'est pourquoi, en ce qui regarde les autres vertus, on ne requiert que le jugement de l'homme vertueux, en prenant le mot de jugement dans son sens le plus étendu, comme nous l'avons dit (in resp. adi). Mais, en ce qui concerne la justice, il faut de plus le jugement d'un supérieur qui puisse examiner les deux intérêts qui sont en jeu et les peser. C'est pour cette raison que le jugement appartient plus spécialement à la justice qu'à une autre vertu.
4. Il faut répondre au quatrième, que la justice dans le prince est comme la vertu royale et dominante, qui ordonne et commande ce qui est juste; tandis que dans les sujets elle est comme la vertu qui exécute et qui obéit. C'est pourquoi le jugement qui implique la définition du juste, appartient à la justice, selon qu'elle est dans le chef d'une manière plus éminente.
(1) Cette signification première vient de son étymologie juris dictio.
(2) C'est à la raison à juger tous les actes de vertu, quels qu'ils soient.
(3) C'est à la justice à juger des matières qui lui sont propres, comme c'est à la tempérance à juger celles qui la concernent.
(4) Il appartient à la justice comme vertu particulière qui juge des actes qui lui sont propres, et il appartient à la prudence, parce qu'il lui appartient de juger toutes les choses pratiques. On peut voir d'ailleurs sur cette question les discussions auxquelles se livrent Bannes et Serra.
II-II (Drioux 1852) Qu.58 a.10