II-II (Drioux 1852) Qu.73 a.4


QUESTION LXXIV.

DES RAPPORTS.

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Après avoir parlé de la médisance, nous devons nous occuper des rapports. — A cet égard deux questions se présentent : 1° Les rapports forment-ils un péché distinct de la détraction ? — 2° Lequel de ces deux péchés est le plus grave?



ARTICLE I — Les rapports sont-ils un péché distinct de la détraction (2) ?


Objections: 1. Il semble que les rapports ne soient pas un péché distinct de la détraction. Car saint Isidore dit (Etym. lib. x, ad litt. S) : Le mot susurro (murmure) vient du son de la parole, parce qu'en faisant cette espèce de détraction on ne parle pas en face à quelqu'un, mais à l'oreille. Or, il appartient à la détraction de parler mal d'un autre. La susurration ou le rapport n'est donc pas un péché distinct de la dé traction.

2. Il est dit (Lv 19,16) : N'allez point de côté et d'autre faire des délations et des rapports contre votre prochain. Or, le délateur paraît être le même que le détracteur. Les rapports ne différent donc pas de la détraction.

3. D'après l'Ecriture (Si 28,15) : Le faiseur de rapports et l'homme à deux langues sera maudit. Or, l'homme à deux langues paraît être le même que le détracteur, parce qu'il appartient aux détracteurs de tenir deux sortes de langage, l'un en l'absence et l'autre en la présence de celui qu'il dénigre. Le faiseur de rapports est donc le même que le détracteur.

20 Mais c'est le contraire. A l'occasion de ces paroles de saint Paul (Rm 1) : Susurrones, detractores, la glose dit (interl.) que les faiseurs de rapports sèment la discorde parmi leurs amis, et que les détracteurs sont ceux qui nient ou qui affaiblissent ce qu'il y a de bien dans les autres.

CONCLUSION. — La détraction diffère des rapports en ce que par la détraction on porte atteinte à l'honneur du prochain, tandis que par les rapports on le blesse dans son amitié, parce qu'on a l'intention de le séparer de ses amis.

Réponse Il faut répondre que le faiseur de rapports et le détracteur s'accordent pour la matière et même pour la forme ou la manière de s'exprimer, parce qu'ils parlent mal l'un et l'autre en secret du prochain ; et cette ressemblance est cause qu'on prend quelquefois l'un pour l'autre. Ainsi, à propos de ces paroles (Si 5,16) : Qu'on ne vous appelle pas un semeur de rapports, la glose ajoute (interl. Rab.) : c'est-à-dire un détracteur. Cependant ils n'ont pas la même fin. Car le détracteur a pour but de dénigrer la réputation du prochain, et il dit de lui principalement le mal qui est capable de le diffamer, ou au moins d'affaiblir sa renommée. Le faiseur de rapports tend au contraire à séparer ceux qui sont unis, comme on le voit par la glose que nous avons citée (in arg. sed cont.), et par ces paroles des Proverbes (Pr 26,20) : Quand il n'y a plus de faiseur de rapports, les disputes cessent. C'est pourquoi le faiseur de rapports dit du prochain le mal qui peut exciter contre lui l'esprit de celui qui l'écoute, suivant ce mot de l'Ecriture (Si 28,41) : Le pécheur jettera le trouble parmi les amis, et il sèmera l'inimitié au milieu de ceux qui vivaient en paix.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le faiseur de rapports est appelé détracteur, selon qu'il parle mal d'un autre ; cependant il en diffère, parce qu'il ne se propose pas absolument d'en dire du mal, mais il répète tout ce qui est de nature à troubler ses rapports avec une autre personne, ce qui embrasse souvent des choses qui sont bonnes absolument, mais qui ont une apparence défavorable, qui fait qu'elles déplaisent à celui auquel on les raconte.

2. Il faut répondre au second, que le délateur (1) diffère du faiseur de rapports et du détracteur, parce que le délateur est celui qui impose publiquement aux autres des crimes, soit en les accusant, soit en les couvrant d'opprobres ; ce qui n'appartient ni au détracteur, ni au faiseur de rapports.

3. Il faut répondre au troisième, que l'homme à deux langues est à proprement parler le rapporteur. Car, l'amitié existant entre deux personnes, le rapporteur s'efforce de rompre ces liens en frappant des deux côtés; c'est pourquoi il a pour chacune d'elles un langage différent, disant à l'une du mal de l'autre. Aussi, après avoir dit (Si 28,45) : Le rapporteur et l'homme à deux langues sera maudit, l'Ecriture ajoute : Car il en a troublé beaucoup qui avaient la paix.

(2) Nous désignons sous le nom de rapports cette espèce de détraction que les théologiens appellent susurratio, du mot susurro, et qu'ils définissent : Oblocutio mala et secreta de proximo ad dissolvendam veram amicitiam.
(1) Criminator, que de Marandé rend par le mot calomniateur, qui ne nous semble pas ici très-exact.



ARTICLE II. — la détraction est-elle un péché plus grave que les rapports (2)?



Objections: 1. Il semble que la détraction soit un péché plus grave que les rapports. Car les péchés de la bouche consistent en ce que l'on dit du mal. Or, le détracteur dit du prochain des choses absolument mauvaises, puisqu'il détruit ou qu'il affaiblit par là sa réputation ; tandis que le faiseur de rapports ne cherche qu'à dire des choses qui paraissent mauvaises ou qui déplaisent à celui qui les écoute. La détraction est donc un péché plus grave que les rapports.

2. Celui qui enlève à quelqu'un sa réputation ne lui enlève pas seulement un ami, mais il lui en enlève plusieurs, parce que chacun renonce à l'amitié des individus qui sont diffamés. Ainsi le prophète reproche au roi (2Ch 19,2) d'avoir fait alliance avec ceux qui haïssent le Seigneur. Or, un rapport n'enlève qu'un ami. C'est donc une faute moins grave que la détraction.

3. Il est dit (Jc 4,44) : Celui qui fait une détraction contre son frère parle contre la loi, et par conséquent contre Dieu, qui en est l'auteur. Ainsi la détraction paraît donc être un péché contre Dieu, ce qui est le péché le plus grave, comme nous l'avons vu (quest. xx, art. 3, et I-II, quest. lxxiii, art. 3). Or, les rapports sont un péché contre le prochain. Ils sont donc beaucoup moins répréhensibles que la détraction.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Si 5,47) : La langue double s'attire une tache horrible, et le faiseur de rapports excite contre lui la haine, l'inimitié et l'infamie.

CONCLUSION. — Plus l'amitié l'emporte sur l'honneur et plus les faux rapports qui la détruisent l'emportent sur la détraction qui blesse l'honneur.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 3, et 4* 2°, quest. Lxxin, art. 8), le péché contre le prochain est d'autant plus grave que le tort qu'il lui cause est plus grand. Et l'étendue du dommage est en proportion de la valeur du bien qu'il détruit. Or, le premier de tous les biens extérieurs, c'est un ami, parce que personne ne peut vivre sans cela, comme l'observe Aristote (Eth. lib. viii, cap. 1). Aussi est-il dit (Si 6,15) qu'il n'y a rien de comparable à un ami fidèle. La réputation que la détraction détruit est surtout nécessaire pour rendre l'homme capable d'avoir des amis. C'est pourquoi les rapports sont une faute plus grave (1) que la détraction et même que la contumélie, parce qu'un ami vaut mieux que l'honneur, et qu'on tient plus à être aimé qu'à être honoré, selon l'observation du philosophe (Eth. lib. viii, cap. 8).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'espèce et la gravité du péché se considèrent plus d'après la fin que d'après l'objet matériel ; c'est ce qui fait qu'en raison delà fin qu'ils atteignent les rapports sont plus graves, quoique le détracteur dise quelquefois des choses pires que le rapporteur.

2. Il faut répondre au second, que la réputation dispose à l'amitié, et que l'infamie mène au contraire à la haine. Mais la disposition ne vaut pas l'objet auquel elle dispose. C'est pourquoi celui qui travaille à une chose qui dispose à l'inimitié pèche moins que celui qui agit directement pour produire l'inimitié elle-même (2).

3. Il faut répondre au troisième, que celui qui fait une détraction contre son frère paraît parler contre la loi, en ce qu'il méprise le précepte qui fait un devoir de l'amour du prochain; mais celui qui s'efforce de brouiller ensemble des amis agit encore plus directement contre ce commandement. Son péché est donc principalement dirigé contre Dieu, parce que Dieu est amour, comme le dit saint Jean (Jn 4,16). C'est pourquoi il est dit (Pr 6,16) : Il y a six choses que le Seigneur hait, et son coeur déteste la septième. Cette dernière chose est le rapporteur, qui sème la discorde parmi ses frères.

(2) Les rapports vrais ou faux sont toujours des péchés mortels quand ils sèment la division dans les familles, ou quand on prévoit qu'ils auront quelques effets très-fâcheux.
(1) Cette faute peut être vénielle, soit à cause de la légèreté avec laquelle on l'a faite, soit parce que le tort causé n'a pas été grave.
(2) Quand on ravit à quelqu'un l'amitié d'un autre, on pèche contre la justice, si l'on emploie pour arriver à cette fin la violence, le dol, le mensonge et d'autres voies injustes. Autrement on ne blesse que la charité.





QUESTION LXXV.

DE LA MOQUERIE.


Après avoir parlé des rapports, nous devons nous occuper de la dérision ou de la moquerie. — A ce sujet deux questions sont à examiner : 1° La moquerie est-elle un péché spécial, distinct des autres péchés par lesquels on fait tort au prochain? — 2° La moquerie est-elle un péché mortel?



ARTICLE I. — La moquerie est-elle un péché spécial distinct des autres péchés dont nous avons parlé ?


Objections: 1. Il semble que la moquerie ne soit pas un péché spécial distinct des autres péchés dont nous avons parlé antérieurement. Car le mépris paraît être la même chose que la moquerie. Or, le mépris paraît appartenir à la contumélie. Il semble donc que la moquerie ne se distingue pas de ce dernier péché.

2. On ne se moque de quelqu'un que pour une chose honteuse dont l'homme rougit. Or, ces fautes sont de telle nature que si on les dit à quelqu'un en face, c'est une contumélie, tandis que si on en parle en son absence, c'est une détraction ou un rapport. La moquerie n'est pas un vice distinct de tous ceux-là.

3. Ces sortes de péchés se distinguent d'après le tort qu'ils font au prochain. Or, par la moquerie on ne fait tort au prochain que dans son honneur, sa réputation ou son amitié. Ce n'est donc pas une faute distincte de celles dont nous venons de parler.

En sens contraire Mais c'est le contraire. On se moque en jouant (ludus) ; c'est ce qui a fait appeler la moquerie un jeu (illusio). Or, on ne fait aucune des fautes précédentes par plaisanterie, mais on les fait sérieusement. La moquerie diffère donc de tous les péchés précédents.

CONCLUSION. — La moquerie diffère des autres péchés de parole parce qu'elle a pour but de faire rougir le prochain.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. lxxii, art. 2), les péchés de paroles doivent être principalement appréciés d'après l'intention de celui qui les profère. C'est pourquoi on distingue ces péchés d'après les fins diverses qu'on se propose en parlant contre autrui. Or, comme celui qui fait une contumélie a l'intention de blesser le prochain dans son honneur, comme le détracteur tend à affaiblir sa réputation, et le faiseur de rapports à détruire l'amitié, de même celui qui se moque a l'intention de faire rougir celui qui est l'objet de ses railleries (1). Cette fin étant distincte des autres, il s'ensuit que la moquerie est un péché différent des autres péchés dont nous nous sommes occupés antérieurement.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le mépris et la moquerie ont la même fin, mais leur mode diffère ; parce que la moquerie se fait par des paroles et des rires immodérés, tandis que le mépris se manifeste par l'air du visage, comme le remarque la glose (interl. Aug.) à l'occasion de ces paroles du Psalmiste (Ps 2,4) : Qui habitat in caelis, irridebit eos. Mais cette différence ne change pas l'espèce (2). Ces deux choses diffèrent de la contumélie comme la honte diffère du déshonneur ; car la honte est la crainte d'être déshonoré, d'après saint Jean Damascène (Orth. fid. lib. ii, cap. IS).

2. Il faut répondre au second, que pour une action vertueuse on mérite des autres le respect et la réputation, et on obtient à ses propres yeux la gloire d'une bonne conscience, d'après ce mot de l'Apôtre (2Co 1,12) Notre gloire à nous, c'est le témoignage de notre conscience. Au contraire, un acte honteux ou vicieux fait perdre à l'homme près des autres l'honneur et la réputation. C'est dans ce but que celui qui fait une contumélie ou une détraction parle des actions honteuses des autres. Mais l'auteur d'un mauvais acte perd la gloire de la bonne conscience par la confusion et la honte dont il est couvert, et c'est dans cette intention que celui qui se moque parle de ses bassesses. Ainsi il est évident que la moquerie se confond avec les vices précédents sous le rapport de la matière, mais elle en diffère relativement à la fin.

3. Il faut répondre au troisième, que la sécurité et le repos de la conscience sont un grand bien, d'après cette expression de l'Ecriture (Pr 15,15) : La tranquillité de l'âme est comme un festin continuel. C'est pourquoi celui qui trouble la conscience de quelqu'un en le couvrant de confusion lui cause un tort tout particulier. La moquerie est donc un péché spécial.

(1) C'est là ce qui constitue la différence de leur raison formelle.
(2) Quand la moquerie se produit par des actes, on dit que c'est une dérision (illusio). Mais la moquerie, le mépris et la dérision, ne diffèrent pas d'espèce, parce que tous ces actes ont lu même fin et le même objet formel.



ARTICLE II. — La moquerie peut-elle être un péché mortel?


Objections: 1. Il semble que la dérision ne puisse pas être un péché mortel. Car tout péché mortel est contraire à la charité. Or, la dérision ne semble pas contraire à cette vertu, puisque c'est quelquefois une plaisanterie (ludus) qui se passe entre amis, d'où lui est venu le nom de raillerie (delusio). La moquerie ne peut donc pas être un péché mortel.

2. La moquerie la plus grande est celle qui se fait contre Dieu. Or, toute moquerie qui est une injure contre Dieu n'est pas un péché mortel. Autrement celui qui retomberait dans un péché véniel dont il s'est repenti pécherait mortellement. Car saint Isidore dit (De sum, bon. lib. ii, cap. 46) que le moqueur est le faux pénitent qui fait encore les choses dont il a du repentir. Il s'ensuivrait aussi que toute dissimulation serait un péché mortel, parce que, comme le dit saint Grégoire (Mor. lib. xxxi, cap. 9), l'autruche représente le dissimulateur qui se moque du cheval, c'est-à-dire de l'homme juste, et de son cavalier, c'est-à-dire de Dieu. La moquerie n'est donc pas un péché mortel.

3. La contumélie et la détraction paraissent être des péchés plus graves que la dérision : parce qu'il y a plus de mal à faire une chose sérieusement qu'en se jouant. Or, toute détraction ou toute contumélie n'est pas un péché mortel. Donc encore moins toute dérision.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit de Dieu (Pr 3,34) qu'il se moque des moqueurs. Or, Dieu se moque en punissant éternellement pour un péché mortel, comme on le voit par ces paroles (Ps 2,4) : Celui qui habite dans les deux se moque d'eux. La dérision est donc un péché mortel.

CONCLUSION. — La moquerie en matière légère est un péché véniel, mais en matière grave, eu égard cependant à la condition des personnes, elle est un péché mortel.

Réponse Il faut répondre que la moquerie a pour objet un mal ou un défaut. S'il s'agit d'un grand mal, on ne s'en occupe pas en riant, mais on le fait sérieusement. Si on le tourne en plaisanterie (ludus) ou en risée (risus), d'où sont venus les mots d'irrisio ou d'illusio (1), c'est qu'on ne le considère pas comme important. Mais on peut regarder un mal comme léger de deux manières : 1° en lui-même, 2° en raison de la personne. Quand on s'amuse ou qu'on plaisante du mal ou du défaut d'un autre, parce que ce mal est médiocre en lui-même, le péché est véniel et léger dans son genre (2). Mais quand on le considère comme de peu d'importance, en raison de la personne, tels que les défauts des enfants et des insensés, dont nous ne faisons pas ordinairement grand cas, alors se moquer ou plaisanter ainsi de quelqu'un, c'est montrer qu'on l'estime si peu et qu'on le suppose si méprisable, qu'on ne daigne pas même s'inquiéter de son mal, mais qu'on en fait un objet de plaisanterie. La moquerie est donc dans cette circonstance un péché mortel, et ce péché est plus grave que la contumélie, qui se produit aussi à découvert : parce que celui qui fait une contumélie paraît prendre au sérieux le mal d'autrui, tandis que le moqueur en rit, et que par là même il paraît le mépriser et le déshonorer davantage. D'après cela la moquerie est un péché grave, et sa gravité s'accroît en raison du respect qu'on doit à la personne qui en est l'objet. — Par conséquent, c'est la faute la plus grave

que de se moquer de Dieu et des choses divines. C'est ce qui fait dire au prophète (Is 37,23) : A qui avez-vous insulté ? Qui avez-vous blasphémé ? Sur qui avez-vous élevé votre voix ? Puis il ajoute : Sur le saint d'Israël. En second lieu vient la moquerie dont on se rend coupable envers ses parents (Pr 30,47) : Que l'oeil qui insulte à son père, et qui méprise l'obéissance due à sa mère, soit arraché par les corbeaux des torrents et dévoré par les enfants de l'aigle. Ensuite c'est une faute grave que d'insulter les justes, parce que l'honneur est la récompense de la vertu ; et c'est ce qui fait dire (Jb 12,4) qu'on se moque de la simplicité du juste. Cette raillerie est très-funeste, parce que les hommes sont par là empêchés de bien agir(l), suivant cette remarque de saint Grégoire (Mor. lib. xx, cap. 15) : Ceux qui voient le bien se manifester dans les oeuvres des autres, l'arrachent immédiatement par leurs paroles de blâme empoisonnées.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la plaisanterie n'implique pas quelque chose de contraire à la charité relativement à celui avec lequel on s'amuse ; cependant elle peut impliquer quelque chose de contraire à la charité relativement à celui dont on rit, parce qu'on le méprise, comme nous l'avons dit (in corp. art.).

2. Il faut répondre au second, que celui qui retombe dans un péché dont il s'est repenti et celui qui dissimule ne se moquent pas de Dieu expressément, mais interprétativement, en ce sens qu'ils se conduisent comme celui qui se moque. Cependant en péchant véniellement on ne récidive pas absolument, ni on ne dissimule pas, sinon par manière de disposition et imparfaitement.

3. Il faut répondre au troisième, que la moquerie est par sa nature une faute plus légère que la détraction ou la contumélie, parce qu'elle n'implique pas le mépris, mais qu'elle est une plaisanterie (2). Cependant elle est quelquefois plus méprisante que la contumélie, comme nous l'avons vu (in corp. art.), et alors le péché est grave.

(1) D'après Billuart, le mot irrisio exprime les moqueries qui ont lieu par paroles, et le mot illusio celles qui ont lieu par action.
(2) Le péché pourrait devenir mortel, si l'on remarquait que la plaisanterie indispose vivement celui qui en est l'objet, et qu'on continuât à se moquer de lui toujours davantage.
(1) C'est souvent une des principales causes du respect humain.
(2) Il peut même se faire que la moquerie n'ait rien de déréglé, et, dans ce cas, elle se réduirait simplement à la plaisanterie que l'on peut se permettre sans faire de faute (V. quest. LXXI, art. 2 ad 4).






QUESTION LXXVI.

DE LA MALÉDICTION.


Enfin il nous reste à parler de la malédiction ; à cet égard nous avons quatre questions à traiter : 1° Peut-on licitement maudire un homme? — 2° Peut-on licitement maudire une créature irraisonnable? — 3° La malédiction est-elle un péché mortel? — 4° De la comparaison de la malédiction avec les autres péchés.



ARTICLE I. — est-il permis de maudire quelqu'un?



Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas permis de maudire quelqu'un. Car il n'est pas permis de mépriser les préceptes de l'Apôtre, par la bouche duquel le Christ a parlé, comme il est dit (2Co 13). Or, l'Apôtre a donné ce précepte (Rm 12,14) : Bénissez et ne maudissez pas. Il n'est donc pas permis de maudire quelqu'un.

2. Tous les hommes sont tenus de bénir Dieu, d'après cette parole du prophète (Da 3,82) : Bénissez le Seigneur, enfants des hommes. Or, la même bouche ne peut pas bénir Dieu et maudire l'homme, comme le prouve saint Jacques (Jc 3). Il n'est donc permis à personne de maudire.

3. Celui qui maudit quelqu'un paraît lui souhaiter le mal de la faute ou celui de la peine, parce que la malédiction paraît être une imprécation. Or, il n'est pas permis de désirer le mal d'un autre ; et même on doit prier pour tout le monde, afin qu'ils soient délivrés du mal. Il n'est donc permis à personne de maudire.

4. Le diable est par son obstination l'être qui est le plus soumis à la malice. Or, il n'est pas plus permis de maudire le diable que de se maudire soi-même. Car il est dit (Si 21,30) : Quand, l'impie maudit le diable, il maudit son âme. Il est donc encore beaucoup moins permis de maudire l'homme.

5. A l'occasion de ces paroles (Nb 23) : Comment maudirai-je celui que le Seigneur n'a pas maudit? la glose dit (ord. Orig. hom. xv, in ) : On ne peut pas avoir un juste motif de malédiction quand on ignore les sentiments intérieurs du pécheur. Or, l'homme ne peut connaître les sentiments d'un autre homme, et il ne peut savoir s'il a été maudit de Dieu. Il n'est donc permis à personne de maudire quelqu'un.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Dt 27,27) : Maudit soit celui qui ne demeure pas ferme dans les ordonnances de la loi. Elisée maudit aussi les enfants qui se moquaient de lui, comme on le voit (2S 2).

CONCLUSION. — Il est défendu de maudire, dans l'intention de faire une malédiction, en désirant ou en souhaitant du mal à quelqu'un.

Solutions: 1. Il faut répondre que maudire c'est la même chose que de dire du mal. Mais une chose peut se dire de trois manières : 1° sous forme d’énonciation, comme quand on emploie le mode de l'indicatif. Dans ce cas, dire du mal consiste simplement à rapporter du mal sur le compte d'autrui, ce qui appartient à la détraction (I). C'est pourquoi on appelle quelquefois ceux qui parlent mal des détracteurs. 2° Quelquefois le mot dire remplit par rapport à la chose que l'on dit le rôle de cause. En ce sens il convient primitivement et principalement à Dieu (2), parce qu'il a tout fait par sa parole ou son Verbe, d'après ce mot du Psalmiste (Ps 32,9) : Il a dit, et tout a été fait. Secondairement il s'applique aux hommes qui, par leur parole, commandent aux autres de faire quelque chose, et les mettent ainsi en mouvement (3). C'est dans ce but qu'on a établi la forme de l'impératif. 3° Le mot dire s'emploie comme l'expression de la volonté qui désire ce que la parole exprime ; et c'est à cette intention qu'on a formé le mode de l'optatif. — Laissant de côté le premier ordre de malédiction qui consiste dans la simple énonciation du mal, nous avons à nous occuper des deux autres. Il faut d'abord observer que faire une chose ou la vouloir sont deux actes qui ont la même bonté ou la même malice, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (I-II, quest. xx, art. 3). Par conséquent il est également permis et il est également défendu de commander de faire du mal à quelqu'un ou de lui en souhaiter. Car si l'on commande ou que l'on souhaite le mal d'un autre, sans avoir d'autre but que ce mal lui-même, il est défendu dans ces deux cas de prononcer cette malédiction, et c'est, absolument parlant, ce qu'on appelle maudire. Mais si l'on commande ou que l'on souhaite le mal d'un autre en vue du bien (4), cet acte est licite. Il n'y a pas là de malédiction, absolument parlant; elle n'a lieu que par accident, parce que celui qui parle n'a pas pour but principal le mal, mais le bien. — Il peut se faire que l'on ordonne ou que l'on souhaite le mal pour deux sortes de bien. Quelquefois pour une raison de justice. C'est ainsi qu'un juge maudit licitement celui qu'il fait frapper d'une peine qu'il a méritée; c'est aussi de cette façon que l'Eglise maudit par ses anathèmes, et que les prophètes, dans l'Ecriture, font des imprécations contre les pécheurs, en conformant pour ainsi dire leur volonté avec la justice divine; quoiqu'on puisse aussi expliquer ces imprécations dans un sens prophétique. D'autres fois on maudit pour une raison d'utilité, comme quand on souhaite qu'un pécheur ait une maladie ou qu'il soit traversé par quelque obstacle, pour qu'il se convertisse ou qu'au moins il cesse de nuire aux autres.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'Apôtre défend de maudire, absolument parlant, avec une intention mauvaise.

2. Il faut répondre de même au second.

3. Il faut répondre au troisième, que souhaiter à quelqu'un du mal en vue du bien, ce n'est pas un acte contraire au sentiment qui nous porte à désirer du bien à quelqu'un, mais il lui est plutôt conforme.

4. Il faut répondre au quatrième, que dans le diable il faut considérer la nature et la faute. Sa nature est bonne, et elle vient de Dieu, il n'est pas permis de la maudire. Mais on doit maudire sa faute, d'après ce mot de l'Ecriture (Jb 3,8) : Qu'ils le maudissent, ceux qui détestent le jour. Quand le pécheur maudit le diable à cause de sa faute, il se croit digne de malédiction pour la même raison ; et c'est en ce sens qu'on dit qu'il maudit son âme.

5. Il faut répondre au cinquième, que quoiqu'on ne voie pas la volonté du pécheur en elle-même, on peut cependant la connaître d'après une faute manifeste pour laquelle on doit infliger un châtiment. De même quoiqu'on ne puisse pas savoir quel est celui que Dieu maudit d'une réprobation finale, cependant on peut savoir quel est celui que Dieu maudit d'après la nature de la faute présente.

(1) Et aux autres péchés de paroles dont nous avons parlé dans les questions précédentes.
(2) En ce sens la malédiction de Dieu implique la damnation éternelle, et sa bénédiction la félicité céleste.
(3) Comme quand un juge fait empoisonner un voleur, ou que l'Eglise anathématise un hérétique.
(4) Dans ce cas, il faut que le mal que l'on souhaite soit moindre que le bien qu'on se propose. Ainsi on peut souhaiter la défaite d'une armée, dans l'intérêt du pays qu'elle menace ; mais le fils ne peut souhaiter la mort de son père pour jouir de son héritage.



ARTICLE II. — Est-il permis de maudire une créature irraisonnable?



Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas permis de maudire une créature irraisonnable. Car la malédiction paraît être principalement permise, selon qu'elle a pour objet d'infliger une peine. Or, la créature irraisonnable n'est susceptible ni de faute, ni de peine. Il n'est donc pas permis de la maudire.

2. Dans la créature irraisonnable on ne trouve que la nature que Dieu a faite. Or, il n'est pas permis de la maudire dans le diable, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 4). Il n'est donc permis d'aucune manière de maudire une créature irraisonnable.

3. La créature irraisonnable est permanente, comme le sont les corps, ou elle est transitoire, comme le sont les temps. Or, d'après saint Grégoire (Mor. lib. iv, cap. 2), c'est une chose oiseuse que de maudire ce qui n'existe pas, et ce serait une faute s'il s'agissait d'une chose qui existe. Il n'est donc permis d'aucune manière de maudire la créature irraisonnable.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le Seigneur a maudit le figuier, comme on le voit (Mt 21), et Job le jour qui l'avait vu naître (Jb 3).


CONCLUSION. — C'est un blasphème de maudire les êtres comme créatures de Dieu, et il est défendu de les maudire suivant ce qu'ils sont en eux-mêmes, puisque c'est une chose oiseuse et vaine.

Réponse Il faut répondre que la malédiction ou la bénédiction proprement dite appartient à la chose à laquelle il peut arriver du bien ou du mal, c'est-à- dire à la créature raisonnable. Les créatures irraisonnables ne sont bonnes ou mauvaises qu'autant qu'elles se rapportent à la créature raisonnable pour laquelle elles existent. Or, elles s'y rapportent de plusieurs manières : 1° comme secours, parce qu'elles servent à subvenir aux besoins de l'homme (1). C'est ainsi que le Seigneur dit à l'homme (Gn 3,47) : La terre sera maudite à cause de votre action, voulant le punir par sa stérilité. C'est aussi le sens de ces paroles du Deutéronome (Dt 28,5) : Vos greniers seront bénis. Et plus loin (Dt 28,17) : Votre grenier sera maudit. David maudit aussi de la même manière les montagnes de Gelboe, d'après l'interprétation de saint Grégoire (Mor. lib. iv, cap. 3 et 4). 2° La créature irraisonnable se rapporte à la créature raisonnable comme symbole. Ainsi le Seigneur maudit le figuier qui était le symbole de la Judée (2). 3° La créature irraisonnable se rapporte à la créature raisonnable à la manière du contenant, c'est-à-dire du temps ou de l'espace. Job, par exemple, maudit le jour de sa naissance à cause de la faute originelle qu'il avait contractée en naissant et des peines qui s'en sont suivies. C'est aussi pour le même motif que David maudit les montagnes de Gelboe, parce que le peuple y avait été massacré, comme on le voit (2S 1). — C'est un blasphème de maudire les êtres irraisonnables comme créatures de Dieu ; mais quand on les maudit selon ce qu'elles sont en elles-mêmes, c'est une chose oiseuse et inutile, et par conséquent illicite (3).

La réponse aux objections est par là même évidente.

(1) Quand on maudit les créatures, selon qu'elles servent aux usages de l'homme, c'est comme si on maudissait l'homme lui-même.
(2) Dans ce cas, la malédiction ne se rapporte pas à la créature elle-même, mais au mal qu'elle représente : elle n'est donc pas un péché.
(3) Il n'y a dans cette circonstance qu'un péché véniel, parce que la malédiction revient aux paroles oiseuses et inutiles.


ARTICLE III. — La malédiction est-elle un péché mortel?


Objections: 1. Il semble que la malédiction ne soit pas un péché mortel. Car saint Augustin (Hom. de igne purgat, quae est xli de SS.) place la malédiction parmi les fautes légères. Or, ces fautes sont des péchés véniels. La malédiction n'est donc pas un péché mortel, mais un péché véniel.

2. Ce qui résulte de la légèreté de l'esprit ne paraît pas en général former un péché mortel. Or, la malédiction provient quelquefois de cette espèce de mouvement. Elle n'est donc pas un péché mortel.

3. Il est plus grave de mal faire que de mal dire. Or, mal faire n'est pas toujours un péché mortel. A plus forte raison mal dire.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il n'y a que le péché mortel qui exclue du royaume de Dieu. Or, la malédiction en exclut, d'après ces paroles de l'Apôtre (1Co 6,40) : Ni ceux qui parlent mal, ni les ravisseurs ne posséderont le royaume de Dieu. La malédiction est donc un péché mortel.

CONCLUSION. — Faire formellement une malédiction et souhaiter un grand malheur, c'est un péché mortel dans son genre ; mais il peut être véniel si le mal n'est pas grave ou si la malédiction résulte d'un mouvement léger de l'esprit.

Réponse Il faut répondre que la malédiction dont nous parlons maintenant est celle par laquelle on dit du mal contre quelqu'un, soit en l'ordonnant, soit en le souhaitant. Or, vouloir du mal à un autre, ou commander de lui en faire, c'est un acte qui répugne par lui-même à la charité, par laquelle nous aimons le prochain en voulant son bien. C'est donc un péché mortel dans son genre, et plus nous sommes tenus d'aimer et de respecter la personne que nous maudissons, plus ce péché est grave. C'est pourquoi il est dit (Lv 20,9) : Que celui qui aura maudit son père et sa mère, soit frappé de mort. — Cependant une parole de malédiction peut être un péché véniel, soit parce que le mal qu'on a souhaité à autrui n'était pas grave, soit par suite de la disposition de celui qui a prononcé ces paroles, quand il l'a fait par légèreté, ou par plaisanterie, ou par étourderie, parce que les péchés de paroles s'apprécient surtout d'après l'intention (1), comme nous l'avons dit (quest. lxxii, art. 2).

La réponse aux objections est par là même évidente.

(I) Ainsi, pour savoir si la faute est grave, il faut examiner quelle a été l'intention de celui qui a prononcé la malédiction, s'il a véritablement désiré que le mal qu'il a souhaité arrive. Il est aussi à remarquer que la malédiction qui ne serait pas grave en elle-même peut souvent le devenir en raison du scandale.




II-II (Drioux 1852) Qu.73 a.4