II-II (Drioux 1852) Qu.75 a.4
Objections: 1. Il semble que la malédiction soit un péché plus grave que la détraction. Car la malédiction paraît être un blasphème, comme on le voit par ce que dit saint Jude, qui rapporte (Jud 1,9) que l'archange Michel, dans la contestation qu'il eut avec le démon touchant le corps de Moïse, n'osa porter contre lui une sentence de blasphème : le mot blasphème est ici pris pour malédiction, d'après la glose (interl.). Or, le blasphème est un péché plus grave que la détraction. La malédiction est donc aussi plus grave.
2. L'homicide est plus grave que la détraction, comme nous l'avons dit (quest. lxxiii, art. 3). Or, la malédiction est égale à l'homicide ; car, d'après saint Chrysostome (Sup. Matth, hom. xx), quand on dit : Maudissez-le, renversez sa maison, faites tout périr, on ne diffère en rien de l'homicide. La malédiction est donc plus grave que la détraction.
3. La cause l'emporte sur le signe. Or, celui qui maudit cause du mal par son ordre, tandis que celui qui fait une détraction découvre seulement un mal qui existait déjà. Celui qui fait une malédiction pèche donc plus grièvement que celui qui fait une détraction.
En sens contraire Mais c'est le contraire. La détraction ne peut être faite avec une bonne intention, tandis que la malédiction se fait dans de bonnes ou de mauvaises vues, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. 1 huj. quaest.). La détraction est donc plus grave que la malédiction.
CONCLUSION. — La détraction est, selon sa nature générale, un péché plus grave que la malédiction qui exprime un désir : mais la malédiction peut être par accident plus grave que la détraction.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (part. I, quest. xlviii, art. 5), il y a deux sortes de mal, celui de la faute et celui de la peine. Le mal de la faute est le pire, comme nous l'avons démontré (art. 6). Par conséquent, quand on dit le mal de la faute, c'est plus grave que de dire le mal de la peine, pourvu qu'on les dise l'un et l'autre de la même manière. Celui qui fait une contumélie et celui qui fait des rapports, le détracteur et le moqueur disent le mal de la faute, tandis que celui qui fait une malédiction, telle que nous l'entendons maintenant, dit le mal de la peine, mais non le mal de la faute, à moins que celui-ci ne soit compris sous l'autre. Toutefois ce n'est pas la même manière de dire. Car il appartient aux quatre vices précédents de dire le mal de la faute seulement en l'énonçant, au lieu que la malédiction dit le mal de la peine, en l'ordonnant ou en le souhaitant. Or, l'énonciation de la faute est un péché, parce qu'il en résulte un certain dommage pour le prochain : et il est toujours plus grave de faire le dommage que de le désirer, toutes choses égales d'ailleurs. — Ainsi selon sa nature générale la détraction est un péché plus grave que la malédiction qui exprime un simple désir. Mais pour la malédiction qui se produit sous l'orme d'ordre, comme elle est une sorte de cause, elle peut être plus grave que la détraction, si elle vient à faire plus de tort que la diffamation, ou bien elle est plus légère, si elle en fait moins. On doit considérer ces choses d'après ce qui appartient absolument à l'essence de ces vices. Mais il y a d'autres choses qu'on peut considérer par accident et qui les augmentent ou les diminuent (1).
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la malédiction de la créature, considérée comme telle, remonte jusqu'à Dieu, et par conséquent elle est par accident une sorte de blasphème;; mais il n'en est pas de même quand on maudit la créature pour une faute. On doit raisonner de même à l'égard de la détraction.
2. Il faut répondre au second, que, comme nous l'avons dit (art. préc.), la malédiction comprend dans un sens le désir du mal. D'où il résulte que si celui qui maudit veut la mort de quelqu'un, il ne diffère pas de l'homicide par le désir. Cependant il en diffère, parce que l'acte extérieur ajoute quelque chose à la volonté (2).
3. Il faut répondre au troisième, que ce raisonnement repose sur la malédiction selon qu'elle implique un ordre (3).
(1) Ainsi il est plus grave de maudire un de ses supérieurs avec scandale que de médire d'une personne de basse condition.
(2) Voyez à cet égard le tome II, p. 553.
(3) Dans ce cas, la malédiction est une faute plus ou moins grave que la médisance, selon la nature du mal qu'elle ordonne.
Après avoir parlé des péchés que l'on commet à l'occasion des commutations involontaires, nous allons nous occuper de ceux que l'on commet dans les échanges volontaires. — Nous traiterons : l° de la fraude qui a lieu dans les achats et les ventes; 2° de l'usure qui se pratique dans les prêts. Car à l'égard des autres échanges volontaires, on ne trouve pas d'autre espèce de péché qui soit distincte de la rapine ou du vol. — Sur la fraude dans les achats et les ventes quatre questions sont à faire. Il faut examiner : 1° La vente injuste du côté du prix, et rechercher s'il est permis de vendre une chose plus qu'elle ne vaut ; — 2° La vente injuste relativement à l'objet vendu. — 3° Le vendeur est-il tenu de dire le défaut de la chose qu'il vend ? — 4° Est-il permis dans le commerce de vendre plus qu'on a acheté ?
Objections: 1. Il semble qu'on puisse licitement vendre une chose plus qu'elle ne vaut. Car dans les échanges ordinaires c'est aux lois civiles à déterminer ce qui est juste. Or, d'après ces lois il est permis à un acheteur et à un vendeur de se tromper mutuellement (ex Cod. lib. iv, Tt 44) ; ce qui arrive quand le vendeur vend une chose plus qu'elle ne vaut, ou que l'acheteur l'a pour moins. Il est donc permis de vendre un objet au-dessus de sa valeur.
2. Ce qui est commun à tout le monde paraît être naturel et n'être pas un péché. Or, comme le rapporte saint Augustin (De Trin. lib. xiii, cap. 3), cette parole d'un acteur est reçue de tout le monde : Vous voulez acheter à bon marché et vendre cher : ce qui revient à ces mots de l'Ecriture (Pr 20,14) : Cela ne vaut rien, cela ne vaut rien, dit V acheteur, et dès qu'il se retire, il se glorifie d'avoir l'objet. Il est donc permis de vendre un objet au- dessus et de l'acheter au-dessous de sa valeur.
3. Il ne paraît pas défendu de faire par convention ce que l'on doit faire d'après les lois de l'honnêteté. Or, suivant Aristote dans l'amitié utile la récompense doit être proportionnée d'après l'avantage qu'en a retiré celui qui a reçu le bienfait. Cette récompense surpasse quelquefois la valeur de la chose donnée, comme il arrive quand on a bien besoin d'une chose, soit pour éviter un péril, soit pour obtenir un avantage. Il est donc permis dans un contrat d'achat et de vente de donner une chose pour un prix plus élevé qu'elle ne vaut.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Mt 7,12) : Faites aux autres ce que vous voulez qu'ils vous fassent à vous-même. Or, personne ne veut qu'on lui vende une chose au-dessus de sa valeur. Donc personne ne doit vendre une chose à un autre plus qu'elle ne vaut.
CONCLUSION. — Quoiqu'il soit défendu et que ce soit une chose injuste en soi que d'acheter une chose moins qu'elle ne vaut ou de la vendre trop cher, cependant on peut licitement par accident, selon la situation de l'acheteur et du vendeur et leur besoin, vendre un objet au-dessus ou l'acheter au-dessous de sa valeur considérée en elle-même, mais on pèche toujours quand on trompe à cet égard.
Réponse Il faut répondre qu'employer la fraude pour vendre une chose plus qu'elle ne vaut, c'est évidemment un péché, parce qu'on trompe le prochain à son détriment. C'est ce qui fait dire à Cicéron (De offic. lib. iii) qu'on doit bannir des transactions toute espèce de mensonge, que le vendeur ne doit point aposter d'enchérisseur, ni l'acheteur d'homme qui offre moins que lui. Quand il n'y a pas de fraude, nous pouvons parler de l'achat et de la vente de deux manières : 1° En eux-mêmes. A ce point de vue l'achat et la vente paraissent avoir été établis dans l'intérêt commun de l'acheteur et du vendeur; en ce sens que l'un a besoin de la chose de l'autre, et réciproquement, comme on le voit dans Aristote (Pol. lib. i, cap. 6). Or, ce qui a été établi pour l'utilité commune ne doit pas être plus onéreux à l'un qu'à l'autre. Il faut donc que l'on établisse entre l'acheteur et le vendeur un contrat fondé sur l'égalité de la chose. La quantité des choses dont l'homme fait usage se mesure d'après le prix qu'on en donne, et c'est pour c:1a que l'argent a été inventé, comme le dit le philosophe (Eth. lib. v, cap. 5). C'est pourquoi si le prix excède sous le rapport de la quantité la valeur de la chose, ou si c'est au contraire la chose qui excède le prix, l'égalité de la justice se trouve détruite. C'est ce qui fait qu'il est injuste et illicite en soi de vendre une chose plus qu'elle ne vaut, ou de l'acheter moins. 2° Nous pouvons parler de l'achat et de la vente, selon que par accident la cession de l'objet est utile à l'un et nuisible à l'autre ; comme quand quelqu'un a un grand besoin d'une chose, et que le vendeur ne peut s'en défaire, sans se gêner beaucoup. Dans ce cas la justesse du prix ne doit pas se régler seulement sur l'objet vendu, mais encore sur la perte que le vendeur éprouve en le cédant. On peut donc vendre alors l'objet plus qu'il ne vaut en lui-même, quoiqu'on ne le vende pas plus qu'il ne vaut pour celui qui le possède (1). Mais si l'on retire un grand profit de la chose d'autrui, et que le vendeur, en s'en privant, ne souffre pas, il ne doit pas la vendre au-dessus de sa valeur, parce que l'avantage qui en résulte ne provient pas du vendeur, mais de la position de l'acheteur (2); car on ne doit pas vendre à un autre ce qui n'est pas le sien, quoiqu'on puisse lui faire payer le tort qu'on souffre.
Toutefois celui qui fait de grands profits avec un objet qu'il a reçu d'un autre, peut de son plein gré donner au vendeur quelque chose de plus que le prix convenu ; ce qui est pour lui une affaire d'honnêteté.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (I-II, quest. xcvi, art. 2), la loi humaine a été faite pour le peuple où il y a beaucoup d'hommes vicieux, mais elle n'a pas été seulement portée pour les gens vertueux. C'est pourquoi elle n'a pas pu empêcher tout ce qui est contraire à la vertu ; mais il lui suffit de prohiber ce qui détruit les rapports sociaux ; quant aux autres choses, elle les permet non parce qu'elle les approuve, mais parce qu'elle ne les punit pas. Ainsi elle regarde comme licite et elle ne porte pas de peine contre le vendeur qui, sans avoir recours à la fraude, vend son objet trop cher, ni contre l'acheteur qui l'obtient à trop bon marché ; à moins que la différence ne soit excessive, parce qu'alors elle oblige à restituer ; comme quand on a été trompé au-delà de la moitié du juste prix (1). — Mais la loi divine punit tout ce qui est contraire à la vertu. Ainsi d'après elle on regarde comme illicite tout ce qui dans les achats et les ventes est contraire à l'égalité de la justice. Celui qui a trop est tenu de récompenser celui qui a été dupe, s'il a subi un dommage notable. J'emploie cette expression, parce que le prix juste des objets n'a pas été ponctuellement déterminé. Il consiste plutôt dans une certaine appréciation, de sorte qu'une augmentation et une diminution légère ne paraît pas troubler l'égalité de la justice (2).
2. Il faut répondre au second, que, comme le dit saint Augustin (ibid.), cet acteur, en se regardant lui-même ou en observant les autres, a cru que c'était un sentiment commun à tout le monde de vouloir acheter à bas prix et vendre cher. Mais ce sentiment étant véritablement un vice, on peut arriver à la justice par laquelle on lui résiste et on en triomphe. Et il cite pour exemple quelqu'un qui donna d'un livre (3) sa juste valeur à un marchand ignorant qui ne lui demandait qu'une somme modique. D'où il est manifeste que ce désir général n'appartient pas à la nature, mais il provient d'un vice, et c'est pour cette raison qu'il est commun à la multitude qui marche dans la voie large qui est la voie mauvaise.
3. Il faut répondre au troisième, que dans la justice commutative on considère principalement l'égalité de la chose ; tandis que dans l'amitié utile on considère l'avantage qu'on en a retiré. C'est pourquoi la récompense doit être alors proportionnée à l'utilité qu'on en retire, tandis que dans l'achat elle doit être égale à la chose.
(1) Les théologiens admettent aussi que l'on peut vendre une chose plus qu'elle ne vaut réellement en raison de l'affection qu'on a pour elle (V. saint Liguori, lib. iii, n° 807).
(2) On croit cependant généralement que l’on peut faire payer ce que l'on appelle la convenance, comme quand il s'agit, par exemple, d'un domaine avantageusement situé pour l'acheteur, niais il ne faut pas que l'on dépasse toutes limites dans l'appréciation de cette convenance.
(1) Ainsi, d'après le code civil (art. 1674), la vente est rescindible, si le vendeur a été lésé de plus de sept douzièmes dans le prix d'un immeuble.
(2) Les théologiens distinguent trois sortes de prix qu'ils considèrent comme justes : le summum, le minimum, et le medium. On peut acheter au minimum et vendre au summum ; mais quelle est la distance qu'il doit y avoir entre ces deux prix. Il faut s'en rapporter à l'appréciation commune. Quant au prix légal et fixé, on doit s'y conformer exactement.
(3) Quand il s'agit de livres, de pierreries, d'objets d'art, etc., il y a des théologiens qui disent qu'on peut regarder le prix de ces choses comme arbitraire. Saint Liguori croit le sentiment contraire plus probable (lib. iii, n° 807).
Objections: 1. Il semble que le défaut de la chose vendue ne rende pas la vente injuste et illicite; car on doit moins apprécier dans une chose tous les autres accidents que son espèce substantielle. Or, le défaut qui porte sur l'espèce substantielle ne paraît pas rendre illicite la vente d'un objet; par exemple, si on vend pour de l'argent ou de l'or véritable de l'argent ou de l'or faux qui sert aux mêmes usages que l'or et l'argent, et qu'on emploie également à faire des vases ou d'autres ustensiles semblables. La vente sera donc encore beaucoup moins illicite, si le défaut porte sur ce qui n'est pas substantiel.
2. Le défaut de l'objet qui résulte de la quantité paraît être surtout contraire à la justice qui consiste dans l'égalité. Or, la quantité se connaît par la mesure ; cependant les mesures des choses dont l'homme fait usage ne sont pas déterminées, mais elles sont dans un pays plus fortes et dans un autre plus faibles, selon la remarque d'Aristote (Eth. lib. v, cap. 7). Par conséquent comme on ne peut pas éviter ce défaut relativement à la chose vendue, il semble que la vente n'en soit pas rendue par là même illicite.
3. Il y a aussi défaut dans la chose vendue, si elle n'a pas la qualité qu'elle doit avoir. Or, pour connaître la qualité d'une chose il faut une grande science qui manque à la plupart des vendeurs. Par conséquent ce défaut ne rend pas la vente illicite.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Ambroise dit (De offic. lib. iii, cap. 14) : La justice a manifestement pour règle d'apprendre à l'homme à rie pas s'écarter du vrai, à ne faire subir aux autres aucune perte injuste, et à n'avoir jamais recours à la fraude.
CONCLUSION. — Il est défendu de vendre et d'acheter une chose pour une autre, ou de tromper sur la mesure et la qualité de l'objet vendu.
Réponse Il faut répondre qu'à l'égard de l'objet vendu, on peut considérer trois sortes de défaut. L'un porte sur l'espèce de la chose. Si le vendeur connaît ce défaut dans l'objet qu'il vend, il commet une fraude, et par conséquent sa vente devient illicite (1). C'est ce que dit le prophète en s'élevant contre les Juifs (Is 1,22) : Votre argent s'est changé en scorie, et votre vin a été mélangé d'eau. Car ce qui est mélangé, contient un défaut qui touche à l'espèce. — Le second défaut est celui de la quantité que l'on connaît au moyen d'une mesure. C'est pourquoi si en vendant on se sert sciemment d'une mesure trop courte, il y a fraude et la vente est encore illicite (2). D'où il est dit dans la loi (Dt 25,43) : Vous n'aurez point en réserve plusieurs poids, l'un plus fort et l'autre plus faible, et il n'y aura point dans votre maison une mesure plus grande ou plus petite. Et on ajoute : Car le Seigneur a en abomination celui qui fait ces choses, et il a horreur de toute injustice. — Le troisième défaut résulte de la qualité (3), comme quand on vend un animal malade pour un animal qui se porte bien. Si on le fait sciemment, on commet une fraude dans la vente, et par conséquent elle est illicite. Et dans toutes ces circonstances, non-seulement on pèche en faisant une vente injuste, mais on est encore tenu à restituer. — Mais si, sans qu'on le sache, il se trouve un des défauts que nous venons d'énumérer dans l'objet vendu, le vendeur ne pèche pas, parce qu'il fait matériellement une injustice, et son opération n'est pas injuste, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. lix, art. 2). Cependant il est tenu, quand il en a connaissance, de dédommager l'acheteur (4). Ce que nous avons dit du vendeur doit s'entendre de l'acheteur. Car il arrive quelquefois que le vendeur croit sa chose moins précieuse qu'elle n'est dans son espèce, comme si l'on vendait de l'or vrai pour de l'or faux; l'acheteur, s'il le connaît, achète injustement et est tenu à restituer. Il faut faire le même raisonnement sur le défaut de la qualité et de la quantité.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'or et l'argent n'ont pas seulement du prix à cause de l'utilité des vases ou des autres instruments qui en sont formés, mais encore à cause de la valeur et de la pureté de leur substance. C'est pourquoi si l’or ou l'argent fait par les alchimistes n'a pas véritablement la nature de l'or et de l'argent, la vente est frauduleuse et injuste; surtout parce que l'or et l'argent véritables servent, d'après leur opération naturelle, à des usages auxquels ne peut convenir l'or altéré par l'alchimie. Ainsi l'or véritable a la propriété de réjouir, on l'emploie en médecine contre certaines maladies ; on peut s'en servir plus souvent dans les opérations, et il conserve plus longtemps sa pureté que celui qui est allié à d'autres substances. Si l'alchimie (1) produisait de l'or véritable, il ne serait pas défendu de vendre son or pour tel, parce que rien n'empêche d'avoir recours à des causes naturelles pour produire des effets naturels et vrais, comme le dit saint Augustin (De Trin. lib. m, cap. 8), en parlant de ce qui est fait par l'art des démons.
2. Il faut répondre au second, qu'il est nécessaire que les mesures des choses vénales varient avec les lieux, selon l'abondance et la rareté des objets; parce que là où une chose est plus commune, la mesure est ordinairement plus forte. Mais dans chaque endroit il appartient aux chefs de la cité de déterminer quelles sont les mesures qu'on doit employer et de faire ainsi la part des lieux et des choses. C'est pourquoi il n'est pas permis de s'écarter des mesures que l'autorité publique ou la coutume a établies (2).
3. Il faut répondre au troisième, que comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. xi, cap. 16) : Le prix des choses vénales ne se considère pas d'après le degré de leur nature, puisque quelquefois on vend plus cher un cheval qu'un esclave, mais on la considère d'après l'usage que les hommes en font. C'est pourquoi il n'est pas nécessaire que le vendeur ou l'acheteur connaisse les qualités occultes de l'objet qu'il vend, mais seulement celles qui le rendent apte aux usages de la vie; par exemple, il doit savoir qu'un cheval est fort et qu'il court bien ; et il en est de même de tout le reste. Ces qualités peuvent être facilement connues du vendeur et de l'acheteur.
(1) Dans ce cas, la vente est nulle, parce quo l'erreur porte sur la substance même de la chose, et il n'y a pas eu consentement à l'égard du contrat.
(2) Le vendeur est obligé de restituer jusqu'à concurrence de la quantité qu'il devait livrer.
(3) Dans cette hypothèse, la vente est rescindable au gré de celui qui a été trompé et qui a une action rédhibitoire. (Cod. civ., art. 4641 et suiv.)
(4) Il doit lui faire une remise proportionnée à la dépréciation de l'objet.
(1) Saint Thomas raisonne ici hypothétiquement ; car il était loin de croire aux alchimistes cette puissance. Voyez ce qu'il en dit (II. Sent. dist. VII, quest. HI, art. 5).
(2) Le marchand qui s'écarterait de la loi sous ce rapport serait fortement puni au for extérieur.
Objections: 1. Il semble que le vendeur ne soit pas tenu de dire le vice de la chose qu'il a vendue. Car puisque le vendeur ne force pas l'acheteur à acheter, il semble qu'il doive le laisser juge de ce qu'il lui vend. Or, le jugement et la connaissance d'une chose appartiennent au même individu. Il semble donc qu'on ne doive pas s'en prendre au vendeur, si l'acheteur s'est trompé dans son jugement, en achetant avec précipitation sans observer suffisamment la nature de l'objet.
2. C'est une folie que de faire une chose qui doit nuire à sa propre opération. Or, en indiquant les vices de la chose qu'on offre on en empêche la vente. C'est ce qui porte Cicéron à faire dire à un de ses personnages (De offic. lib. m) : Quoi de plus absurde que de faire crier par un crieur public : Maison malsaine à vendre ? Le vendeur n'est donc pas tenu de dire les défauts de l'objet qu'il vend.
3. Il est plus nécessaire à l'homme de connaître le chemin de la vertu que les vices des choses que l'on vend. Or, on n'est pas tenu de donner à chacun des conseils et de lui dire la vérité sur ce qui regarde la vertu, quoiqu'on ne doive dire de fausseté à personne. Par conséquent le vendeur est encore moins tenu de dire les défauts de la chose qu'il vend et de donner ainsi une sorte de conseil à l'acheteur.
4. Si l'on est tenu de dire les défauts de la chose que l'on vend, c'est seulement pour en diminuer le prix. Or, quelquefois le prix baisserait sans que la chose vendue eût aucun défaut, mais pour un autre motif; par exemple, quand le vendeur qui mène du blé dans un lieu où il est très-cher, sait que beaucoup d'autres viennent après lui pour en offrir; s'il le disait aux acheteurs. il en aurait un prix beaucoup moins élevé. Cependant il n'est pas tenu de le leur dire. Donc pour la même raison il n'est pas obligé de leur découvrir les défauts de l'objet qu'il vend.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Ambroise dit (De offic. lib. iii, cap. 10) : Dans les contrats on est obligé de faire connaître les défauts des choses que l'on vend, et si le vendeur ne le fait pas, quoiqu'elles soient passées entre les mains de l'acheteur, néanmoins le contrat est annulé comme frauduleux.
CONCLUSION. — Le vendeur peut quelquefois en indemnisant l'acheteur taire un défaut occulte dans la chose qu'il vend, pourvu que ce défaut ne cause pas de tort à l'acheteur ou ne l'expose pas à quelque péril.
Réponse Il faut répondre qu'il est toujours défendu d'être pour quelqu'un une occasion de péril ou de perte ; quoiqu'un homme ne soit pas toujours obligé d'aider un autre ou de lui donner un conseil pour arriver à un but quelconque. Ceci n'est nécessaire que dans un cas déterminé; par exemple, quand on est chargé du soin d'un individu, ou quand un malheureux ne peut pas être secouru par un autre. Or, le vendeur qui met une chose en vente, fournit par là même à l'acheteur une occasion de perte ou de péril, s'il lui offre une chose vicieuse qui lui fasse encourir, par suite de ses défauts, quelque perte ou quelque danger. En effet, il y a perte, si le défaut de la chose vendue en abaisse le prix, et que malgré cela il n'ait fait aucune remise. Il y a péril, si l'usage de la chose devient difficile ou nuisible par suite de ce défaut ; par exemple, si on vend à quelqu'un un cheval boiteux pour un cheval de course; une maison qui menace ruine pour une maison solide, une nourriture malsaine ou empoisonnée pour de bons aliments. Par conséquent, si ces défauts sont cachés et que le vendeur ne les découvre pas, sa vente est illicite et frauduleuse, et il est tenu à réparer le dommage. —Mais si le vice est manifeste, comme quand un cheval est borgne, et quand la chose, quoiqu'elle ne convienne pas au vendeur, peut cependant convenir à d'autres; si le vendeur abaissé son prix autant que le défaut l'exige(1), il n'est pas tenu de le découvrir (2), parce que l'acheteur voudrait peut-être qu'on lui fit dans ce cas-là une remise trop forte. Le vendeur peut donc vendre licitement son objet sans en faire connaître les défauts, du moment qu'il ajustement indemnisé l'acheteur.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on ne peut juger que ce qui est manifeste. Car chacun juge d'après ce qu'il connaît, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. 3). Par conséquent si les vices d'un objet que l'on met en vente sont secrets, et que le vendeur seul puisse les connaître, il ne peut pas s'en rapporter uniquement au jugement de l'acheteur. Mais il en serait autrement, s'il s'agissait de défauts apparents.
2. Il faut répondre au second, qu'il n'est pas nécessaire qu'un crieur publie les défauts de l'objet qui est à vendre ; parce que s'il le faisait, il écarterait les acheteurs, car ils ne connaîtraient pas les autres conditions qui font que la chose est bonne et utile. Mais on doit dire en particulier ces défauts à celui qui se présente pour l'acheter, et qui peut simultanément comparer entre elles toutes les conditions de la chose et en voir le fort et le faible. Car rien n'empêche qu'une chose qui est vicieuse sous un rapport, ne soit utile sous une foule d'autres.
3. Il faut répondre au troisième, que quoique l'homme ne soit pas tenu absolument de dire à tout individu la vérité sur ce qui regarde les vertus; cependant il est obligé de le faire dans le cas où par suite de son silence quelqu'un serait exposé à se mal conduire, s'il ne l'instruisait; et c'est précisément ce qui revient à notre proposition.
4. Il faut répondre au quatrième, que le vice d'une chose fait qu'elle est pour le présent de moindre valeur qu'elle ne paraît; mais dans le cas qu'on objecte, c'est à l'avenir qu'on s'attend à voir baisser le prix de la marchandise par suite de l'arrivée des marchands, ce que l'acheteur ignore. Par conséquent le vendeur qui vend une chose pour le prix qu'il en trouve ne paraît pas agir contre la justice (1), s'il ne fait pas connaître ce qui doit arriver. Si cependant il le faisait et qu'en conséquence il abaissât son prix, sa vertu serait plus parfaite, quoiqu'il n'y soit pas obligé à titre de justice.
(3) Sur cet article, le code est parfaitement conforme à la doctrine de saint Thomas. Voici ses expressions : Le vendeur n'est pas tenu des vices apparents et dont l'acheteur a pu se convaincre lui-même. Mais il est tenu des vices cachés, quand même il ne les aurait pas connus : à moins que dans ce cas il n'ait stipulé qu'il ne sera obligé à aucune garantie. Art. 1642.1643.
(1) Saint Thomas suppose que le prix de l'objet a été baissé au prorata du défaut, parce qu'autrement il n'y aurait pas égalité dans le contrat.
(2) A moins que l'acheteur n'avoue au vendeur sa simplicité, et qu'il s'en rapporte complètement à lui.
(1) Ce sentiment est celui de Cajétan, Soto, Sylvius, Bannès, Billuart et de la plupart des théologiens ; il n'est contredit que par quelques-uns.
Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas permis dans le commerce de vendre plus cher qu'on achète. Car saint Chrysostome dit (Super Mt 26, hom. 38) : Celui qui acquiert une chose pour la vendre ensuite à profit telle qu'elle existe, et sans y avoir rien changé, celui-là est le marchand qui est chassé du temple de Dieu. Cassiodore dit la même chose (Super Ps 70 Quoniam non cognovi litteraturam) : En quoi consiste le commerce, sinon à acheter à bas prix dans l'intention de vendre plus cher, et il ajoute : Le Seigneur a chassé du temple les marchands. Or, on n'est chassé du temple que pour un péché. Le commerce est donc une faute.
2. Il est contraire à la justice de vendre une chose plus qu'elle ne vaut ou de l'acheter moins, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. 1 huj. quaest.). Or, lorsque dans le commerce on vend une chose plus qu'on ne l'a achetée, il faut ou qu'on l'ait achetée à trop bas prix, ou qu'on la vende trop cher. On ne peut donc le faire sans péché.
3. Saint Jérôme dit (Epist, ii ad Nepot.) : Fuyez comme la peste le clerc qui trafique, et qui de pauvre devient riche et d'obscur glorieux. Or, il semble que le commerce ne soit interdit aux clercs que parce que c'est un péché. Dans le commerce c'est donc une faute d'acheter à bas prix et de vendre à un prix élevé.
En sens contraire Mais c'est le contraire. A l'occasion de ces paroles du Psalmiste (Ps 70) : Quoniam non cognovi litteraturam, saint Augustin dit (Conc. 1) : Le marchand avide d'amasser blasphème quand il perd, il ment sur le prix de ses marchandises, et il se parjure. Or, ces vices sont ceux de l'homme, mais ils ne sont pas ceux du métier qui peut se faire sans cela. Il n'est donc pas défendu en soi de faire du commerce.
CONCLUSION. — Il est permis à tout le monde de faire du négoce pour se procurer ce qui est nécessaire à la vie, mais on ne doit pas en faire pour gagner, à moins que l'on ne rapporte ce gain à une fin honnête.
Réponse Il faut répondre qu'il appartient aux marchands de s'appliquer aux échanges des choses. Or, comme le dit Aristote (Pol. lib. i, cap. 5 et 6), ces échanges sont de deux sortes. L'une est, pour ainsi dire, naturelle et nécessaire. C'est celle par laquelle on change une chose pour une autre ou des choses pour de l'argent dans le but de se procurer ce qui est nécessaire à la vie. Cette espèce d'échange n'appartient pas à proprement parler aux marchands, mais elle appartient plutôt aux chefs de famille ou aux chefs d'Etat qui ont à pourvoir une maison ou une cité de toutes les choses dont on a nécessairement besoin pour vivre. L'autre espèce d'échange consiste à donner de l'argent pour de l'argent, ou des objets quelconques pour de l'argent, non dans le but de satisfaire aux nécessités de la vie, mais pour faire un profit. Ce genre de profit paraît appartenir en propre aux marchands, d'après Aristote (Pol. lib. i, cap. 6). — Or, la première espèce d'échange est louable, parce qu'elle sert aux besoins naturels. La seconde est blâmable à juste titre, parce qu'elle alimente, autant qu'il est en elle, la cupidité du lucre qui ne connaît pas de bornes et qui est infinie. C'est pourquoi le commerce considéré en lui-même a quelque chose de honteux, en ce qu'il n'implique pas essentiellement une fin honnête ou nécessaire. Cependant le gain qui est le but du commerce, quoiqu'il n'implique pas en lui-même quelque chose d'honnête ou de nécessaire, néanmoins n'implique rien non plus qui soit absolument vicieux ou contraire à la vertu. Par conséquent rien n'empêche qu'on ne le destine à une fin honnête ou nécessaire, et alors le négoce est permis (1). C'est ce qui a lieu quand quelqu'un cherche à faire dans le commerce un bénéfice modéré pour soutenir sa famille ou pour secourir les pauvres ; ou quand quelqu'un s'applique au commerce dans l'intérêt général, pour que sa patrie ne manque pas du nécessaire, et qu'il recherche le gain, non comme son but, mais comme la récompense de son travail.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce mot de saint Chrysostome doit s'entendre du négoce qui fait qu'on met sa fin dernière dans le gain ; ce qui paraît avoir lieu principalement quand on vend un objet plus qu'on ne l'a acheté sans y avoir touché. Car, lorsqu'on a perfectionné ou amélioré l'objet, si on le vend plus cher, on reçoit ainsi la récompense de son travail (2) ; quoiqu'on puisse d'ailleurs licitement se proposer un gain, non comme sa fin dernière, mais en vue d'une autre fin nécessaire ou honnête, ainsi que nous l'avons dit (in corp. art.).
2. Il faut répondre au second, que tout individu qui vend une chose plus cher qu'elle ne lui a coûté ne fait pas du négoce, il n'y a que celui qui achète dans cette intention. Or, si on achète une chose, non pour la vendre, mais pour la garder, et qu'ensuite pour quelque motif on veuille s'en défaire, on ne fait pas de commerce, quoiqu'on la vende plus cher. Car on peut faire cela licitement, soit parce que l'on a amélioré la chose, soit parce que le prix des objets varie selon les temps ou les lieux, soit à cause du danger auquel on l'expose en transportant ou en faisant transporter une chose d'un lieu à un autre. D'après cela, ni l'achat, ni la vente n'est injuste.
3. Il faut répondre au troisième, que les clercs ne doivent pas seulement s'abstenir des choses qui sont mauvaises en elles-mêmes, mais encore de celles qui ont une apparence de mal. Ce qui se rencontre dans le commerce, soit parce qu'il a pour but un profit terrestre que les ecclésiastiques doivent mépriser, soit parce que les fautes des négociants sont nombreuses, et que, selon l'expression de l'Ecriture (Si 26,28), il leur est difficile de les éviter et de ne pas pécher par paroles. Il y a aussi une autre cause, c'est que le commerce attache trop l'esprit aux choses séculières et l'éloigne par conséquent des idées spirituelles. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre (2Tm 2,4) : Que celui qui est au service de Dieu évite l'embarras des affaires du siècle. Toutefois il est permis aux clercs de s'occuper de la première espèce d'échange, qui consiste à vendre ou à acheter ce qui est nécessaire à la vie (1).
(2) Dans toute l'antiquité, le commerce fut une profession peu honorable. Platon en donne la cause dans son livre des Lois, XI, pag. 292, trad. de M. Cousin.
(1) Il y a loin des idées que l'on avait au moyen Age sur le commerce de celles qu’on a maintenant. Cependant, sans épouser les préjugés de personne, saint Thomas jugeant toutes les questions qui se présentent de la hauteur de ses principes trouve ici, comme ailleurs, la vraie solution, le vrai point de vue d'après lequel on doit envisager la moralité du commerce.
(2) Il y a encore d'autres circonstances où l'on peut légitimement vendre un objet plus cher qu'on ne l'a acheté, et saint Thomas les indique lui-même dans la réponse suivante. Nous ferons remarquer que cette liberté est accordée aux marchands, par suite de la distance qu'il y a du minimum au summum.
(1) Indépendamment du droit canon, on peut lire ce que dit le concile de Trente sur ce sujet (sess, xxii, cap. 1, De reformat.).
II-II (Drioux 1852) Qu.75 a.4