II-II (Drioux 1852) Qu.124 a.5


QUESTION 125: DE LA CRAINTE.


Après avoir parlé de la force et de son acte principal, nous devons nous occuper des vices opposés à cette vertu : 1° de la crainte ; 2° du défaut de timidité; 3° de l'audace. — Sur la crainte quatre questions se présentent : 1° La crainte est-elle un péché? — 2° Est-elle opposée à la force ? — 3° Est-elle un péché mortel ? — 4° Excuse-t-elle ou diminue-t-elle le péché ?

ARTICLE I. — la crainte est-elle un pëciié ?


Objections: 1. Il semble que la crainte ne soit pas un péché. Car la crainte est une passion, comme nous l'avons vu (la 2", quest. xxiii, art. 4, et quest. xlii). Or, les passions ne sont ni louables, ni blâmables, comme on le voit [Eth. lib. ii, cap. b). Par conséquent, puisque tout péché est digne de blâme, il semble que la crainte ne soit pas un péché.

2. La loi divine n'ordonne rien qui soit un péché ; parce que la loi du Seigneur est sans tache, comme le dit le Psalmiste (Ps 18,8). Or, elle ordonne la crainte, puisque l'Apôtre dit (Ep 6,5) : Serviteurs, obéissez à vos maîtres, selon la chair, avec crainte et tremblement. Par conséquent la crainte n'est pas un péché.

3. Ilien de ce qui existe naturellement dans l'homme n'est un péché; parce que le péché est contre nature, comme le dit saint Jean Damascène (De orth. ftd. lib. ii, cap. 3, et lib. iv, cap. 41). Or, la crainte est naturelle à l'homme. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. m, cap. 7) qu'on serait insensé ou insensible, si l'on ne craignait rien, ni les tremblements de terre, ni les inondations. La crainte n'est donc pas un péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le Seigneur dit (Math, 10, 28) : Ne craignez pas ceux qui tuent le corps; et le prophète ajoute (Ez 2,6) : Ne les craignez pas, n'appréhendez point leurs discours.

CONCLUSION. — La crainte par laquelle on craint et l'on fuit ce que la raison dit que l'on doit supporter plutôt que de renoncer à ce que l'on doit faire est un péché ; mais il n'en est pas de même de la crainte par laquelle on redoute ce que la raison veut que l'on fuie.

Réponse Il faut répondre qu'il y a péché dans les actes humains à cause de leur dérèglement; car le bien de l'acte humain consiste dans un certain ordre, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. cix, art. 2, et quest. cxiv, art. 1). Or, l'ordre légitime veut que l'appétit soit soumis à la règle de la raison. La raison nous apprend qu'il y a des choses que nous devons fuir et d'autres que nous devons rechercher. Parmi celles que nous devons fuir, il y en a que nous devons fuir plus que d'autres, et il en est de même à l'égard de celles que nous devons rechercher. Il y en a que nous devons rechercher plus que d'autres, et selon que nous devons rechercher le bien, nous devons fuir dans la même proportion le mal qui lui est opposé. De là il arrive que la raison nous dit qu'il y a certains biens que nous devons rechercher plus que nous ne devons fuir certains maux. Par conséquent, quand l'appétit fuit ce que la raison lui dit de supporter plutôt que de renoncer à d'autres biens [qu'il doit rechercher davantage (1), la crainte est déréglée et elle est un péché. Mais quand l'appétit fuit par la crainte ce que la raison nous dit de fuir, dans ce cas l'appétit n'est pas déréglé et il n'est pas un péché.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la crainte prise en général implique par sa nature une fuite quelle qu'elle soit. Par conséquent sous ce rapport elle n'est ni bonne, ni mauvaise, et il en faut dire autant de toute autre passion. C'est pourquoi Aristote dit que les passions ne sont ni louables, ni blâmables, parce qu'on ne loue pas, ni on ne blâme pas ceux qui se fâchent ou qui craignent, mais ceux qui le font d'une manière réglée ou désordonnée.

2. Il faut répondre au second, que cette crainte à laquelle engage l'Apôtre est conforme à la raison; car il faut que le serviteur craigne de ne pas remplir les devoirs auxquels il est tenu envers son maître.

3. Il faut répondre au troisième, que la raison nous dit de fuir les maux auxquels l'homme ne peut résister et que d'ailleurs il est inutile de supporter. C'est pourquoi la crainte de ces maux n'est pas un péché.

(2) D'après ces divers articles, Billuart conclut qu'il faut quatre choses pour être véritablement martyr : -1 ° que l'on soit mis à mort ; 2° que l'on accepte la mort volontairement ; 5° qu'on l'ait fait par amour pour Dieu et pour le Christ ; 4o on doit se repentir de tous ses péchés mortels, et en avoir au moins l'attrition.


ARTICLE II. — le péché de la crainte est-il contraire a la force?


Objections: 1. Il semble que le péché de la crainte ne soit pas opposé à la force. Car la force a pour objet les dangers de mort, comme nous l'avons vu (quest. cxxiii, art. 4 et 5). Or, le péché de la crainte ne se rapporte pas toujours à ces dangers ; puisqu'à l'occasion de ces paroles ( Ps. Ps 127) : Bienheureux tous ceux qui craignent le Seigneur, la glose dit (Ord. August.) que la crainte humaine est celle qui nous fait redouter les souffrances corporelles ou la perte des biens de ce monde. Et sur ces autres paroles de saint Matthieu (21) : Oravit tertio eumdem sermonem, etc., le même docteur observe ( Quaest. Evangel. lib. i, quaest. ult. ) qu'il y a trois sortes de mauvaise crainte : celle de la mort, celle de la douleur et celle de l'abjection. Le péché de la crainte n’est donc pas opposé à la force.

2. Ce qu'on loue principalement dans la force, c'est qu'elle s'expose à la mort. Or, quelquefois on s'expose à ce danger par crainte de la servitude ou de l'ignominie, comme saint Augustin (De civ. lib. i, cap. 24) le raconte de Caton, qui se donna la mort pour échapper à la domination de César. Le péché de la crainte n'est donc pas opposé à la force, mais il a plutôt de l'analogie avec elle.

3. Tout désespoir provient d'une crainte. Or, le désespoir n'est pas opposé à la force, mais il l'est plutôt à l'espérance, comme nous l'avons vu (quest. xx, art. 1, etla2% quest. xl, art. 4). Le péché de la crainte n'est donc pas opposé à la force.

justice, parce que les biens spirituels sont supérieurs aux biens matériels.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote [Eth. lib. ii , cap. 7, et lib. m, cap. 7) met la timidité en opposition avec la force.

CONCLUSION. — La crainte déréglée de la mort est opposée à la force, mais la crainte prise en général peut être opposée non à une seule, mais à différentes vertus.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xix, art. 3, et 4* 2", quest. xliii , art. 4), toute crainte vient de l'amour; car personne ne craint que le contraire de ce qu'il aime. L'amour ne se rapporte pas d'une manière déterminée à quelque genre de vertu ou de vice; mais l'amour réglé est renfermé dans toute vertu, car tout homme vertueux aime le bien propre de la vertu ; au lieu que l'amour désordonné se trouve dans tout péché, puisque la cupidité déréglée vient de cette espèce d'amour. De même la crainte déréglée se trouve dans tout péché. Par exemple, l'avare craint la perte de l'argent, l'intempérant la perte du plaisir et ainsi des autres. Mais la crainte principale a pour objet les dangers de mort, comme le prouve Aristote (Eth. lib. iii, cap. 6). C'est pourquoi le dérèglement de cette crainte est opposé à la force qui se rapporte à ces sortes de périls. C'est pour cela qu'on dit par antonomase que la timidité est opposée à la force.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ces passages s'entendent de la crainte déréglée prise en général qui peut être contraire à des vertus diverses.

2. Il faut répondre au second, que les actes humains se jugent principalement d'après leur fin, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. i, art. 3, et quest. xviii, art. 6). Or, il appartient à l'homme fort de s'exposer à la mort en vue du bien. Au contraire celui qui s'y expose pour fuir la servitude ou éviter quelque peine est vaincu par la crainte (4); ce qui est contraire à la force. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. iii, cap. 7) que rechercher la mort, pour se soustraire à la pauvreté, à l'amour, ou à quelque chagrin, ce n'est pas le fait d'un homme de courage, mais bien plutôt d'un homme timide ; car c'est une lâcheté de fuir les choses pénibles et affligeantes.

3. Il faut répondre au troisième, qu'ainsi que nous l'avons dit (4* 2*, quest. xlv, art. 2), comme l'espérance est le principe de l'audace, de même la crainte est le principe du désespoir. Par conséquent comme le fort qui use de l'audace avec modération a préalablement besoin de l'espérance, de même le désespoir procède de la crainte. Mais il n'est pas nécessaire que tout désespoir procède d'une crainte quelconque ; il suffit qu'il provienne d'une crainte qui est du même genre que lui (2). Or, le désespoir qui est opposé à l'espérance se rapporte à un autre genre, puisqu'il a pour objet les choses divines, tandis que la crainte qui est opposée à la force, a pour objet les dangers de mort(3). Par conséquent le raisonnement n'est pas concluant.

ARTICLE III. — la crainte est-elle un péché mortel?


Objections: 1. Il semble que la crainte ne soit pas un péché mortel. Car la crainte, comme nous l'avons dit (4a 2% quest. xxiii , art. 1 ), est dans l'irascible qui est une partie de la sensualité. Or, dans la sensualité il n'y a que le péché véniel, comme nous l'avons vu (la 2% quest. lxxiv, art. 4). La crainte n'est donc pas un péché mortel.

crainte desjugements de Dieu, qui est opposée à l'espérance chrétienne.

(5) Cette crainte est purement naturelle, tandis que de désespoir se rapporte à des choses surnaturelles.

2. Tout péché mortel détourne de Dieu totalement. Or, la crainte ne le fait pas. Car sur ces paroles (Judic. vii) : Qui formidolosus est, etc., la glose dit (Or d.) que le timide est celui qui au premier aspect tremble avant le combat mais qu'il ne se laisse pas absolument abattre, qu'on peut relever son courage et l'animer de nouveau. La crainte n'est donc pas un péché mortel.

3. Le péché mortel n'éloigne pas seulement de ce qui est de perfection, mais encore de ce qui est de précepte. Or, la crainte n'éloigne pas de ce qui est de précepte, mais seulement de ce qui est de perfection ; car sur ces paroles (Dt 20) : Qui est homo formidolosus et corde pavido, etc., la glose dit (Ord. Isid.) que Dieu nous apprend par là qu'on ne peut embrasser la contemplation ou s'enrôler dans la milice spirituelle, quand on craint encore d'être dépouillé des biens de la terre. La crainte n'est donc pas un péché mortel.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il n'y a que le péché mortel qui mérite les peines de l'enfer. Or, ceux qui sont craintifs les méritent, d'après ces paroles de l'Apocalypse (Ap 21,8) : Pour ce qui est des timides, et des incrédules et des exécrables, etc., leur partage sera dans V étang brûlant de feu et de soufre qui est la seconde mort. La timidité est donc un péché mortel.

CONCLUSION. — La crainte qui est déréglée au point que l'on veuille délibérément quelque chose qui soit contraire à la charité ou à la loi divine, est un péché mortel, mais celle qui n'existe que dans la sensualité est un péché véniel.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest.), la crainte est un péché selon qu'elle est déréglée, c'est-à-dire selon qu'elle fuit ce que d'après la raison on ne doit pas fuir. Ce dérèglement de la crainte consiste quelquefois exclusivement dans l'appétit serisitif (1) sans que le consentement de l'appétit rationnel survienne. Dans ce cas elle ne peut pas être un péché mortel, mais elle est seulement un péché véniel. — D'autres fois le dérèglement de cette crainte s'élève jusqu'à l'appétit rationnel ou la volonté qui, en vertu de son libre arbitre, fait une chose contrairement à la raison. Ce dérèglement de la crainte est tantôt un péché mortel, tantôt un péché véniel. Car si, par suite de la crainte que l'on a de la mort ou de tout autre mal temporel, on est disposé (2) à faire quelque chose qui soit défendu ou à omettre quelque chose qui soit commandé par la loi de Dieu (3), cette crainte est un péché mortel. Autrement elle est un péché véniel.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement s'appuie sur la crainte, selon qu'elle réside dans l'appétit sensitif.

2. Il faut répondre au second, que cette glose peut s'entendre de la crainte qui existe dans l'appétit sensitif. — Ou bien il vaut mieux répondre qu'il est complètement abattu celui dont la crainte triomphe de son âme irréparablement. Mais quoique la crainte soit un péché mortel, il peut se faire cependant qu'on ne soit pas si fortement saisi par elle que la persuasion ne puisse rendre le courage ; comme quand on pèche mortellement en consentant à la concupiscence, on est quelquefois détourné d'exécuter ce que l'on s'est proposé de faire.

3. Il faut répondre au troisième, que cette glose parle de la crainte qui éloigne l'homme du bien qui n'est pas de nécessité de précepte, mais de perfection de conseil. Cette crainte n'est pas un péché mortel. Tantôt elle est un péché véniel, tantôt elle n'est pas un péché -, par exemple quand elle a une cause raisonnable.

(D) La crainte est alors un mouvement purement sensible, qui peut même être complètement exempt de péché.
(2) La crainte est alors un péché véniel qu'on est tenu de déclarer, parce que cette disposition a une malice indépendante de l'acte qu'elle fait faire.
(3) On suppose ici une chose défendue sub gravi ; car, dans un autre cas, la faute ne serait que vénielle.


ARTICLE IV. — la crainte excuse-t-elle du péché?


Objections: 1. Il semble que la crainte n'excuse pas du péché. Car la crainte est un péché, comme nous l'avons dit (art. 4 huj. quaest.). Or, un péché n'excuse pas d'un autre, mais il l'aggrave plutôt. La crainte n'excuse donc pas du péché.

2. Si une crainte excusait da péché, ce serait surtout la crainte de la mort, qui frappe sur l'homme constant. Or, cette crainte ne paraît pas excuser; parce qu'il semble qu'on ne doive pas craindre la mort, puisqu'elle est nécessairement imminente pour tout le monde. La crainte n'excuse donc pas du péché.

3. Toute crainte a pour objet un mal temporel ou un mal spirituel. Or, la crainte du mal spirituel ne peut pas excuser du péché, parce qu'elle ne porte pas à faire le mal, mais qu'elle en éloigne plutôt. La crainte du mal temporel n'en excuse pas non plus, parce que, d'après Aristote (Eth. lib. iii, cap. 6), nous ne devons craindre ni l'indigence, ni la maladie, ni toutes les choses qui ne proviennent pas de notre propre malice. Il semble donc que la crainte n'excuse du péché d'aucune manière.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Le droit porte ( Decret. I, quest. i, cap. Constat) que celui qui a souffert violence et qui a été ordonné malgré lui par les hérétiques est excusable.

CONCLUSION. — Il n'y a que la crainte déréglée qui excuse du péché en raison de ce qu'il y a en elle d'involontaire.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), la crainte n'est un péché qu'autant qu'elle est contraire à l'ordre de la raison. La raison jugeant qu'il y a des maux que l'on doit fuir plus que d'autres, il s'ensuit que celui qui pour éviter les maux que l'on doit fuir le plus d'après la raison, n'évite pas ceux que l'on doit fuir le moins, ne fait pas un péché. Ainsi on doit éviter la mort du corps plutôt que la perte des biens temporels. Par conséquent, si dans la crainte de la mort on promettait ou l'on donnait quelque chose à des brigands, on serait excusé du péché que l'on commettrait, si sans cause légitime on faisait des largesses aux pécheurs, en laissant de côté les gens de bien auxquels on devrait donner principalement. — Mais si quelqu'un fuyait par crainte les maux qu'on doit fuir le moins d'après la raison et qu'il s'exposât à ceux qu'on doit fuir le plus (1), il ne pourrait pas être totalement exempt de péché : parce que cette crainte serait déréglée. Or, les maux de l'âme sont plus à craindre que les maux du corps et ceux-ci le sont plus que les maux des choses extérieures. C'est pourquoi si on subit les maux de l'âme ou le péché pour éviter les maux du corps, tels que les coups ou la mort, ou les maux extérieurs, comme une perte d'argent; ou si l'on supporte les maux du corps pour éviter un dommage matériel, on n'est pas totalement exempt de péché. — Cependant le péché est moins grave sous ce rapport; parce que ce que l'on fait par crainte est moins volontaire. Car l'homme se trouve dans la nécessité d'agir quand la crainte est imminente. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. m, cap. 4 ) que les choses que l'on fait par crainte ne sont pas absolument volontaires, mais qu'elles sont partie involontaires et partie volontaires.

(() Tel serait, par exemple, celui qui s'exposerait au péril de perdre la vie pour la conservation de quelques biens temporels.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la crainte n'excuse pas en raison de ce qu'elle est un péché, mais en raison de ce qu'il y a en elle d'involontaire.

2. Il faut répondre au second, que quoique la mort soit nécessairement imminente pour tout le monde, cependant la diminution de la vie temporelle est un mal et par conséquent on doit la craindre.

3. Il faut répondre au troisième, que, d'après les stoïciens qui disaient que les biens temporels ne sont pas les biens de l'homme, il en résulte conséquemment que les maux temporels ne sont pas non plus ses maux et que par suite on ne doit les craindre d'aucune manière. Mais, d'après saint Augustin (De lib. arb. lib. ii, cap. 28 et 29), les biens temporels sont les biens les moins estimables, et ce sentiment a été aussi celui des péripatéticiens. C'est pourquoi on doit craindre leurs contraires, mais on ne doit pas les craindre au point de s'écarter pour eux de ce qui est un bien selon la vertu (1).




QUESTION 126: DU DÉFAUT DE CRAINTE (2).


Nous avons maintenant à nous occuper du défaut de crainte ou de timidité. — A cet égard deux questions se présentent : l° Le défaut de crainte est-il un péché ? — 2° Est- il opposé à ta force.

ARTICLE I. — le défaut de crainte est-il un péché?


Objections: 1. Il semble que le défaut de timidité ne soit pas un péché. Car ce qu'on dit à la louange du juste n'est pas un péché. Or, il est dit (Pr 28,1) : Que le juste sera sans crainte, comme le lion qui a confiance dans ses forces.

2. La mort est la chose la plus redoutable, d'après Aristote (Eth. lib. iii, cap. 6). Or, on ne doit pas la craindre, d'après ces paroles de l'Evangile (Math, 10, 28) : Ne craignez, pas ceux qui tuent le corps. On ne doit rien craindre non plus de ce que peut faire un autre homme. Qui êtes-vous pour craindre quelque chose d'un homme mortel? dit le prophète (Is 51,42). Ce n'est donc pas un péché d'être sans crainte.

3. La crainte naît de l'amour, comme nous l'avons vu (quest. préc. art. 2). Or, il est de la perfection de la vertu de ne rien aimer de mondain, parce que, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 28), l'amour de Dieu poussé jusqu'au mépris de soi-même produit les habitants de la cité céleste. Il semble donc que ce ne soit pas un péché de ne rien craindre humainement.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit du juge inique (Lc 18,2) : Qu'il ne craignait ni Dieu, ni les hommes.

CONCLUSION. — Si le défaut de crainte provient soit du défaut d'amour, soit de l'orgueil ou de la stupidité, c'est un vice ; cependant il excuse du péché quand ii est invincible.

Réponse Il faut répondre que la crainte provenant de l'amour, on doit juger la crainte et l'amour de la même manière. Ici il s'agit de la crainte par laquelle on redoute les maux temporels, et qui provient de l'amour des biens qui sont temporels aussi. Chacun est naturellement porté à aimer sa propre vie et les choses qui s'y rapportent dans une mesure légitime, c'est-à-dire qu'on les aime non de manière à s'y arrêter comme à sa propre fin, mais de telle sorte qu'on en use pour atteindre sa fin dernière. Par conséquent, quand quelqu'un n'aime pas ces biens comme on doit les aimer, il agit contrairement à son inclination naturelle et par suite il pèche. Cependant on n'est jamais totalement dépourvu de cet amour, parce que ce qui est naturel ne peut se perdre totalement. C'est pourquoi l'Apôtre dit (Ep 5,25) : Personne n'a jamais haï sa chair. Ainsi ceux qui se suicident le font par amour pour leur chair qu'ils veulent délivrer des peines qu'elle éprouve. Il peut donc se faire que l'on craigne la mort et les autres maux temporels moins qu'on ne le doit, parce qu'on les aime moins qu'il ne faudrait. Quand on ne les craint point, ce sentiment ne peut provenir d'un défaut total d'amour, mais il provient de ce qu'on croit que les maux opposés aux biens que l'on aime ne peuvent arriver. Ce qui résulte tantôt de l'orgueil de l'esprit qui présume de lui-même et qui méprise les autres, d'après ces paroles de Job (41, 24) : Il est arrivé à ne craindre personne ; il méprise tout ce qui est grand et élevé; tantôt du défaut de raison (1). Ainsi Aristote dit (Eth. lib. iii, cap. 7) que les Celtes ne craignent rien à cause de leur stupidité. — D'où il est évident que le défaut de crainte est un vice, qu'il vienne soit du défaut d'amour, soit de l'enflure du coeur, soit de la stupidité (2) ; cependant il excuse du péché, s'il est invincible.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le juste est loué parce qu'il craint sans que ce sentiment le détourne du bien, mais non parce qu'il est absolument sans crainte. Car l'Ecriture dit (Si 1,28) que celui qui est sans crainte ne pourra être justifié.

2. Il faut répondre au second, que la mort et tous les maux que l'homme peut faire, ne doivent pas être redoutés au point de se laisser par là éloigner de la justice-, mais on doit les craindre, parce que l'on peut être empêché par là de faire le bien pour soi ou pour les autres dont on aurait pu faciliter les progrès. D'où il est dit (Pr 14,46) : Le sage craint et s'éloigne du mal.

3. Il faut répondre au troisième, que l'on doit mépriser les biens temporels en tant qu'ils nous empêchent d'aimer Dieu et de le craindre. Sous ce rapport, on ne doit avoir aucune crainte ; car l'Ecriture dit (Si 34,4 Si 6) : Celui qui craint le Seigneur ne souffrira de rien. Mais on ne doit pas mépriser ces biens, selon qu'ils nous aident, comme des instruments, relativement à ce qui regarde l'amour et la crainte de Dieu.


ARTICLE II. — le défaut de crainte est-il opposé a la force?


Objections: 1. Il semble que le défaut de crainte ne soit pas opposé à la force. Car nous jugeons des habitudes par les actes. Or, le défaut de crainte n'empêche aucun des actes de la force*, puisque du moment que la crainte est repoussée, on supporte avec courage et on brave avec audace le danger. Le défaut de crainte n'est donc pas opposé à la force.

2. Le défaut de crainte est un vice, soit parce que l'on manque de l'amour qu'on devrait avoir, soit parce qu'on est orgueilleux, soit parce qu'on est insensé. Or, le défaut d'amour est opposé à la charité ; l'orgueil à l'humilité, et la folie à la prudence ou à la sagesse. Le défaut de crainte n'est donc pas un vice opposé à la force.

3. Les vices sont opposés à la vertu comme les extrêmes au milieu. Or, un milieu n'a d'un côté qu'un seul extrême. Par conséquent puisque la crainte est d'une part opposée à la force et que de l'autre c'est l'audace il semble que le défaut de crainte ne lui soit pas opposé.

(H) On ne suppose pas ici un défaut de raison absolu; car, dans ce cas, il n'y aurait pas de péché ; mais il s'agit de ce défaut de raison qui provient de Fétourderie et de la légèreté.
(2) Puisque ces divers principes sont vicieux eux-mêmes.
(5) C'est-à-dire s'il provient d'un défaut de raison auquel on ne peut remédier.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote met le défaut de crainte en opposition avec la force (Eth. lib. iii, cap. 7).

CONCLUSION. — Le manque de crainte qui fait qu'on ne redoute pas ce que l'on doit craindre, est opposé à la force par défaut, comme la timidité qui fait craindre quand on ne le doit pas, l'est par excès.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. cxxiii, art. 3), la force a pour objet la crainte et l'audace. Toute vertu morale soumet à la raison la matière sur laquelle elle s'exerce. Ainsi la force comprend la crainte réglée par la raison, c'est-à-dire qu'elle veut que l'homme craigne ce qu'il faut, quand il faut, et ainsi du reste. Cet usage de la raison peut être altéré soit par excès, soit par défaut. Ainsi comme la timidité est opposée à la force par l'excès de crainte, parce que l'on craint ce qu'il ne faut pas ou de la manière qu'il ne faut pas; de même le manque de crainte lui est opposé par défaut, parce que dans ce cas on ne craint pas quand il faut.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'acte de la force a pour objet de supporter et d'attaquer, non pas d'une manière quelconque, comme le fait celui qui ne craint rien, mais conformément à la raison.

2. Il faut répondre au second, que le défaut de crainte corrompt le milieu de la force d'après sa propre nature; c'est pourquoi il est directement opposé à cette vertu ; mais, par rapport à ses causes, rien n'empêche qu'il ne soit opposé à d'autres vertus.

3. Il faut répondre au troisième, que l'audace est opposée à la force en ce qu'elle a d'excessif, au lieu que le manque de crainte lui est opposé par défaut. La force établissant un milieu entre ces deux passions, il ne répugne pas qu'elle ait des extrêmes différents en raison des divers rapports sous lesquels on la considère.




QUESTION 127 DE l'AUDACE


Nous avons maintenant à nous occuper de l'audace. A ce sujet deux questions se présentent : 1° L'audace est-elle un péché? — 2° Est-elle opposée à la force P

ARTICLE I. l'audace est-elle un péché?


Objections: 1. Il semble que l'audace ne soit pas un péché. Car il est dit du cheval (Jb 39,21), qui est l'emblème du prédicateur, d'après saint Grégoire (Mor. lib. xxxi, cap. 11) : qu'il s'élance audacieusement à la rencontre de ceux qui sont armés. Or, aucun vice n'est un motif de louange pour personne. Il semble donc que l'audace ne soit pas un péché.

2. Aristote dit (Eth. lib. vi, cap. 9) qu'il faut conseiller de coeur et exécuter rapidement le dessein qu'on a formé. Or, l'audace est utile pour cette rapidité d'action. Elle n'est donc pas un péché, mais elle est plutôt quelque chose de louable.

3. L'audace est une passion qui est produite par l'espérance, comme nous l'avons vu (la 2*, quest. xlv, art. 2) en traitant des passions. Or, l'espérance n'est pas un péché, mais elle est plutôt une vertu. On ne doit donc pas faire de l'audace un péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (Si 8,18) : Ne vous engagez pas à aller avec un homme audacieux, de peur qxie le mal qu'il fera ne retombe

sur vous. Or, on ne doit éviter la société de quelqu'un qu'à cause du péché.

L'audace est donc un péché.

CONCLUSION. — L'audace qui manque de modération, soit par défaut, soit par excès, est un péché.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (4a 2", quest. xxiii, art. 4, et quest. xlv), l'audace est une passion. Or, une passion est quelquefois réglée conformément à la raison ; d'autres fois elle s'écarte de cette règle, soit par excès, soit par défaut, et alors elle est vicieuse. Quelquefois le nom des passions se tire de ce qu'elles ont d'excessif. Ainsi on appelle colère, non pas une colère quelconque, mais celle qui est extrême et par conséquent vicieuse. C'est dans ce sens que l'on prend l'audace quand on dit qu'elle est un péché.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'audace se considère en cet endroit, selon qu'elle est réglée par la raison ; dans ce sens elle appartient à la vertu de la force.

2. Il faut répondre au second, que la promptitude de l'action est louable après le conseil, qui est l'acte de la raison. Mais si avant d'avoir pris conseil on voulait se hâter d'agir, cet empressement ne serait pas louable, mais vicieux. Car on tomberait dans cette précipitation d'action qui est le vice opposé à la prudence, comme nous l'avons dit (quest. liii, art. 3). C'est pourquoi l'audace qui agit avec la plus grande célérité n'est louable qu'autant qu'elle est réglée par la raison.

3. Il faut répondre au troisième, qu'il y a des vices aussi bien que des vertus qui n'ont pas de nom, comme on le voit [Eth. lib. iv, cap. 4, b et 6, et lib. ii, cap. 7). C'est pourquoi il a fallu prendre certaines passions pour signifier des vertus et des vices. Pour désigner les vices on se sert principalement de celles qui ont le mal pour objet; comme on le voit à l'égard de la haine, de la crainte, de la colère et de l'audace. L'espérance et l'amour ayant au contraire le bien pour objet, on les emploie plutôt pour signifier des vertus (4).

ARTICLE II. — l'audace est-elle opposée a la force ?


Objections: 1. Il semble que l'audace ne soit pas opposée à la force. Car ce qu'il y a d'excessif dans l'audace paraît provenir de la présomption. Or, la présomption appartient à l'orgueil qui est contraire à l'humilité. L'audace est donc plutôt opposée à l'humilité qu'à la force.

2. L'audace ne paraît être blâmable qu'autant qu'il en résulte, ou un dommage pour l'audacieux qui se jette au milieu du péril sans y regarder, ou un tort pour les autres qu'il attaque audacieusement, ou qu'il jette dans de graves dangers. Or, il semble qu'il y ait en cela une injustice. L'audace, selon qu'elle est un péché, n'est donc pas opposée à la force, mais à la justice.

3. La force a pour objet la crainte et l'audace, comme nous l'avons dit (quest. cxxiii, art. 3). Or, la timidité étant opposée à la force par excès de crainte, il y a un autre vice opposé à celui-là par défaut. Si donc l'audace est opposée à la force par excès, pour la même raison il y aura un vice qui lui sera opposé par défaut. Comme il n'y en a pas, il s'ensuit que l'audace ne doit pas être un vice opposé à la force.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote met l'audace en opposition avec la force (Eth. lib. ii et iii, cap. ult.).

CONCLUSION. — L'audace est opposée à la force qui a pour objet la crainte et l'audace.

Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 2), il appartient à la vertu morale d'observer le mode ou la règle de la raison dans la matière qu'elle a pour objet. C'est pourquoi tout vice qui implique quelque chose d'immodéré à l'égard de la matière qui est l'objet d'une vertu morale, est opposé à cette vertu; comme ce qui est extrême est opposé à ce qui est modéré. Or, l'audace, selon qu'elle exprime un vice, désigne l'excès de la passion qu'on désigne sous ce même nom. D'où il est évident qu'elle est opposée à la vertu de la force qui a pour objet la crainte et l'audace, comme nous l'avons dit (quest. cxxiii, art. 3).

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'opposition d'un vice à l'égard d'une vertu ne se considère pas principalement d'après la cause du vice, mais d'après son espèce. C'est pourquoi il n'est pas nécessaire que l'audace soit opposée à la même vertu que la présomption qui est sa cause.

2. Il faut répondre au second, que comme l'opposition directe du vice ne se considère pas d'après sa cause; de même on ne la considère pas non plus d'après son effet. Par conséquent, puisque le tort qui provient de l'audace est son effet, il s'ensuit que son contraire (1) ne doit pas se considérer à ce point de vue.

3. Il faut répondre au troisième, que le mouvement de l'audace consiste à attaquer ce qui est contraire à l'homme. La nature nous y pousse, à moins qu'elle n'en soit détournée par la crainte de subir quelque dommage. C'est pourquoi le vice qui consiste dans l'excès de l'audace n'a pas d'autre défaut contraire que la timidité. Mais l'audace n'accompagne pas toujours le défaut de crainte (2), parce que, comme le dit Aristote (Eth. lib. m, cap. 7), les audacieux se précipitent dans le danger et, après l'avoir pour ainsi dire provoqué, ils lâchent pied; c'est-à-dire qu'ils sont saisis de crainte.




II-II (Drioux 1852) Qu.124 a.5