II-II (Drioux 1852) Qu.132 a.5
Après avoir parlé de la vaine gloire, nous devons nous occuper de la pusillanimité. — A ce sujet deux questions se présentent : 1° La pusillanimité est-elle un péché? — 2° A quelle vertu est-elle opposée?
Objections: 1. Il semble que la pusillanimité ne soit pas un péché. Car tout péché rend mauvais celui qui le commet, comme toute vertu rend bon celui qui la pratique. Or, celui qui est pusillanime n'est pas méchant, comme le dit Aristote [Eth. lib. iv, cap. 3). La pusillanimité n'est donc pas un péché.
2. Aristote dit encore (ibid.) que le pusillanime paraît être surtout celui qui est digne de grands biens et qui cependant ne s'en croit pas capable. Or, il n'y a que l'homme vertueux qui soit digne de grands biens, parce que, d'après le même philosophe, il n'y a que les gens de bien qui doivent être véritablement honorés. Le pusillanime est donc vertueux, et par conséquent la pusillanimité n'est pas un péché.
3. Le commencement de tout péché est l'orgueil, comme le dit l'Ecriture (Si 10,18). Or, la pusillanimité ne provient pas de l'orgueil : car l'orgueilleux s'élève au-dessus de ce qu'il est, tandis que le pusillanime se soustrait aux choses dont il est digne. La pusillanimité n'est donc pas un péché.
4. Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. 3) que celui qui se croit au-dessous des choses dont il est capable est appelé pusillanime. Or, quelquefois les saints se croient moins capables qu'ils ne sont, comme on le voit à l'égard de Moïse et de Jérémie, qui étaient l'un et l'autre dignes de la charge que Dieu leur confiait, et qui cependant la refusaient par humilité (Ex 3, et He 1). La pusillanimité n'est donc pas un péché.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Moralement il n'y a que le péché qu'on doive éviter. Or, on doit éviter la pusillanimité : car saint Paul dit (Col 3,21) : Pères, n'irritez- point vos enfants, de peur qu'ils ne deviennent pusillanimes. La pusillanimité est donc un péché.
CONCLUSION. — La pusillanimité est un péché qui nous empêche d'entreprendre des choses qui ne sont point au-dessus de nos forces naturelles, comme la présomption est un péché qui nous fait entreprendre des choses qui les surpassent.
Réponse Il faut répondre que toutes les choses qui sont contraires à l'inclination de la nature sont des péchés, parce qu'elles sont contraires à la loi naturelle. Or, il y a dans chaque chose une inclination naturelle qui la porte à faire des actes proportionnés à sa puissance, comme on le voit dans tous les êtres naturels animés ou inanimés. Ainsi, comme par la présomption on outrepasse les limites de sa puissance, en s'efforçant de faire plus qu'on ne peut, de même le pusillanime reste au-dessous de ses forces, en refusant d'entreprendre ce qu'il pourrait exécuter. C'est pourquoi, comme la présomption est un péché, de même aussi la pusillanimité. De là il résulte que le serviteur qui met en terre l'argent qu'il a reçu de son maître, et qui ne s'en sert pas par pusillanimité, mérite d'être puni, comme on le voit (Math, 25 et Lc 19).
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'Aristote donne le nom de méchants à ceux qui font du tort au prochain; c'est en ce sens qu'il dit que le pusillanime n'est pas méchant, parce qu'il ne fait tort au prochain que par accident, en s'abstenant, par exemple, de faire les choses par lesquelles il pourrait lui être utile. Car saint Grégoire dit (Pastor. pars i, cap. S) que ceux qui se refusent d'être utiles au prochain par leurs prédications, sont coupables en raison du bien qu'ils auraient pu faire au public.
2. Il faut répondre au second,, que rien n'empêche que celui qui a l'habitude de la vertu ne pèche. Il le fait véniellement, si l'habitude reste, et mortellement, quand l'habitude surnaturelle est détruite. C'est pourquoi il peut se faire que quelqu'un, d'après la vertu qu'il a, soit digne de faire de grandes choses qui méritent beaucoup d'honneur. Cependant par là même qu'il n'entreprend pas de faire usage de sa vertu, il pèche tantôt véniellement et tantôt mortellement (1). — Ou bien on peut dire que le pusillanime est digne de grandes choses, selon l'aptitude qu'il a pour la vertu, soit d'après la bonne disposition de sa nature, soit par suite de sa science, soit en raison de sa fortune. Du moment qu'il se refuse à employer ces choses pour la vertu, il devient pusillanime.
3. Il faut répondre au troisième, que la pusillanimité peut venir de l'orgueil d'une certaine manière ; quand on s'attache trop à son propre sens et qu'on se persuade qu'on est incapable de faire des choses qu'on pourrait cependant faire. D'où il est dit (Pr 26,16) : que le paresseux se croit plus sage que sept hommes qui ne disent que des choses bien sensées. Car rien n'empêche que par orgueil on ne s'abaisse sous certains rapports et qu'on ne s'élève très-haut sous d'autres. C'est pour ce motif que saint Grégoire dit de Moïse (Past. pars i, cap. 7) qu'il aurait été orgueilleux, s'il eût accepté sans crainte la conduite d'un peuple aussi innombrable, et qu'il l'eût encore été, s'il eût refusé d'obéir aux ordres de Dieu.
4. Il faut répondre au quatrième, que Moïse et Jérémie étaient par la grâce divine dignes de la mission pour laquelle Dieu les choisissait ; mais en considérant leur propre faiblesse, ils refusèrent cette charge; cependant ils ne le firent pas avec obstination, dans la crainte de tomber dans l'orgueil.
Objections: 1. Il semble que la pusillanimité ne soit pas opposée à la magnanimité. Car Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. 3) que le pusillanime s'ignore lui-même, parce qu'il désirerait les biens dont il est digne, s'il se connaissait. Or, l'ignorance de soi paraît être opposée à la prudence. La pusillanimité est donc contraire à cette vertu.
2. Le Seigneur appelle méchant et paresseux le serviteur qui n'a pas voulu par pusillanimité faire usage de l'argent qu'on lui avait confié (Mt 25). Aristote dit aussi (loc. cit.) que les pusillanimes paraissent des paresseux. Or, la paresse est opposée à la sollicitude qui est un acte de la prudence, comme nous l'avons vu (quest. xlvii, art. 9). La pusillanimité n'est donc pas opposée à la magnanimité.
3. La pusillanimité paraît provenir d'une crainte déréglée. Ainsi le Seigneur dit au prophète (Is 35,4) : Dites aux pusillanimes : fortifiez-vous et ne craignez point. Elle paraît aussi venir d'une colère désordonnée, d'a-
(1) La pusillanimité n'est un péché mortel qu'autant qu'elle empêche de faire ce que î'onnepei:! omettre sans faire un péché de cette nature.
près ces paroles de saint Paul (Col 3,21) : pères, n'irritez point, vos enfants, de peur qu'ils ne deviennent pusillanimes. Or, le dérèglement de la crainte est opposé à la force, et celui de la colère à la mansuétude. La pusillanimité n'est donc pas opposée à la magnanimité.
4. Un vice qui est opposé à une vertu est d'autant plus grave qu'il s'en écarte davantage. Or, la pusillanimité diffère plus de la magnanimité que la présomption. Si donc elle était opposée à la magnanimité, il s'ensuivrait qu'elle serait un péché plus grave que la présomption-, ce qui est contraire à ces paroles de l'Ecriture (Si 37,3) : O présomption détestable, d'où vient ton origine ? La pusillanimité n'est donc pas opposée à la magnanimité.
En sens contraire Mais c'est le contraire. La pusillanimité et la magnanimité diffèrent selon que l'âme est grande ou étroite, comme on le voit d'après leurs propres noms. Or, ce qui est grand et ce qui est petit sont des choses opposées. La pusillanimité est donc opposée à la magnanimité.
CONCLUSION. — L'opposition d'un vice avec une vertu se considérant plutôt d'après son espèce propre que d'après sa cause ou son effet, if est évident que la pusillanimité est directement opposée à la magnanimité.
Réponse Il faut répondre qu'on peut considérer la pusillanimité de trois manières :4° En elle-même; de cette manière il est évident que selon sa propre nature elle est opposée à la magnanimité, dont elle diffère comme ce qui est grand diffère de ce qui est petit par rapport au même objet. Car, comme le magnanime tend à de grandes choses par suite de sa grandeur d'âme, de même le pusillanime s'éloigne des grandes entreprises à cause de son étroitesse de vue. 2° On peut la considérer relativement à sa cause, qui est du côté de l'esprit l'ignorance de sa propre condition (4), et du côté de la volonté, la crainte d'échouer en ce qu'il regarde à tort comme au- dessus de ses facultés (2). 3° On peut la considérer dans son effet qui consiste à s'éloigner des grandes choses dont on est capable (3). Or, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 2 ad 3), l'opposition du vice à la vertu se considère plutôt d'après son espèce ou sa nature propre que d'après sa cause ou son effet. C'est pourquoi la pusillanimité est directement opposée à la magnanimité.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement repose sur la pusillanimité considérée relativement à la cause qui la produit du côté de l'intelligence. Cependant on ne peut pas dire, à proprement parler, qu'elle soit opposée à la prudence, même d'après sa cause ; parce que cette ignorance ne procède pas de la stupidité, mais plutôt de la paresse qui empêche d'examiner de quoi on est capable, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 3), ou d'exécuter ce que l'on a le pouvoir de faire.
2. Il faut répondre au second, que ce raisonnement s'appuie sur la pusillanimité considérée par rapport à son effet.
(15) Dans ce cas, elle est contraire à la sollicitude, qui sait tirer de tout le meilleur parti.
(1) En ce cas elle est contraire d'une certaine manière à la prudence.
(2) Cette crainte d'échouer est opposée d’une certaine façon à la force.
3. Il faut répondre au troisième, que ce raisonnement s'appuie sur la cause. Cependant, la crainte qui produit la pusillanimité n'est pas toujours la crainte des dangers de mort. Par conséquent il n'est pas nécessaire que même sous ce rapport elle soit opposée à la force. La colère, selon la nature de son mouvement propre par lequel on est excité à la vengeance, ne produit pas la pusillanimité qui abat l'âme, mais elle la détruit plutôt. Si elle porte à la pusillanimité, c'est en raison des causes qui la produisent; ainsi les injures abattent l'âme de celui qui les reçoit.
4. Il faut répondre au quatrième, que la pusillanimité est un péché plus grave dans son espèce que la présomption, parce qu'elle éloigne l'homme du bien, ce qu'il y a de pire, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv loc. cit.). Mais on dit que la présomption est plus détestable, en raison de l'orgueil dont elle est issue.
Après avoir parlé de la magnanimité, nous devons nous occuper de la magnificence et des vices qui lui sont opposés. — A l'égard de la magnificence il y a quatre questions : 1° La magnificence est-elle une vertu ? — 2° Est-elle une vertu spéciale ? — 3° Quelle est sa matière ? — 4° Est-elle une partie de la force ?
Objections: 1. Il semble que la magnificence ne soit pas une vertu. En effet celui qui a une vertu les a toutes, comme nous l'avons vu (4" 2", quest. lxv, art. 1). Or, on peut avoir les autres vertus sans la magnificence. Car Aristote dit* (Eth. lib. iv, cap. 2) que tout libéral n'est pas magnifique. La magnificence n'est donc pas une vertu.
2. La vertu morale consiste dans un milieu, comme on le voit (Eth. lib. ii, cap. 6). Or, la magnificence ne paraît pas consister dans un milieu, car elle l'emporte sur la libéralité en grandeur ; et le grand est opposé au petit comme son extrême, leur milieu est égal, comme le dit le même philosophe (Met. lib. x, art. 47, 48, 49). Par conséquent la magnificence ne consiste pas dans un milieu, mais dans un extrême; elle n'est donc pas une vertu.
3. Aucune vertu n'est contraire à l'inclination naturelle, mais elle la perfectionne plutôt, comme nous l'avons vu (quest. cvni, art. 2, et quest. cxvn, art. 4, arg. 4). Or, comme l'observe Aristote (Eth. lib. iv, cap. 2), ce n'est pas pour lui-même que le magnifique fait de grandes dépenses, ce qui est contraire à l'inclination naturelle par laquelle on songe d'abord à soi. Par conséquent la magnificence n'est pas une vertu.
4. D'après Aristote (Eth. lib. vi, cap. 4), l'art est la droite raison des travaux que l'on doit exécuter (factibilium). Or, la magnificence a pour objet ce que l'on doit faire (factibilia), comme on le voit d'après la nature même de son nom. Elle est donc plutôt un art qu'une vertu.
En sens contraire Mais c'est le contraire. La vertu humaine est une participation de la vertu divine. Or, la magnificence appartient à la vertu divine, d'après ces paroles du Psalmiste (67, 38) : Sa magnificence et sa vertu éclatent dans les nues. La magnificence est donc une vertu.
CONCLUSÍON. — C'est avec raison qu'on compte fa magnificence parmi les vertus.
Réponse Il faut répondre que, comme le dit Aristote (De caelo, lib. i, text. 416), on donne le nom de vertu au dernier terme auquel une puissance peut arriver. Ce dernier terme ne se considère pas en moins, mais en plus, et son essence consiste dans la grandeur. C'est pourquoi il appartient à l'essence de la vertu proprement dite de faire quelque chose de grand, et c'est de là que la magnificence tire son nom. Elle est donc une vertu.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le libéral n'est pas toujours magnifique quant à l'acte, parce qu'il n'a pas les choses dont il faut faire usage nécessairement pour produire un acte de magnificence. Mais tout
homme libéral a l'habitude de la magnificence, ou en acte, ou d'après une disposition prochaine, comme nous l'avons dit (quest. cxxix, art. 3 ad 2, et 4a 2% quest. lxv, art. 4), en parlant de la connexion des vertus.
2. Il faut répondre au second, que la magnificence consiste dans un extrême, quand on considère l'étendue de ce qu'elle fait-, mais elle consiste néanmoins dans un milieu, quand on considère la règle de la raison qu'elle suit sans aller au-delà, ni sans rester en deçà, comme nous l'avons dit à propos de la magnanimité (quest. cxxix, art. 3 ad 1).
3. Il faut répondre au troisième, qu'il appartient à la magnificence de faire quelque chose de grand. Mais ce qui appartient à un individu est peu de chose comparativement à ce qui se rapporte aux choses divines ou aux biens communs. C'est pourquoi le magnifique ne cherche pas à faire principalement des dépenses pour ce qui concerne sa propre personne, non qu'il soit insensible à son propre bien, mais parce que ce bien n'est pas quelque chose de grand. Si cependant, dans ce qui le regarde, il se rencontre quelque chose qui ait de la grandeur, il le fait avec pompe. Telles sont les choses qui n'arrivent qu'une fois, comme les noces ou d'autres fêtes semblables, et celles qui sont permanentes. C'est ainsi qu'il lui appartient d'avoir une habitation convenable (1), comme le dit Aristote (Eth. lib. iv loc. cit.).
4. Il faut répondre au quatrième, que, comme le dit Aristote (Eth. lib. vi, cap. 5), il faut que l'art soit dirigé par une vertu morale qui porte la volonté à en faire un bon usage; et c'est ce que fait la magnificence. Elle n'est donc pas un art, mais une vertu.
Objections: 1. Il semble que la magnificence ne soit pas une vertu spéciale. Car il semble qu'il appartienne à la magnificence de faire quelque chose de grand. Or, il peut convenir à toute vertu, si elle est grande, de faire quelque chose de grand. Ainsi celui qui a une grande tempérance fait de grandes actions propres à cette vertu. La magnificence n'est donc pas une vertu spéciale, mais elle désigne l'état parfait de toutes les vertus.
2. Il semble qu'il appartienne à la même vertu de faire une chose et d'y tendre. Or, il appartient à la magnanimité de tendre à quelque chose de grand, comme nous l'avons dit (quest. cxxix, art. 1 et 2). Il lui appartient donc aussi de faire quelque chose de grand, et par conséquent la magnificence n'est pas une vertu distincte de la magnanimité.
3. La magnificence paraît appartenir à la sainteté, car il est dit (Ex 15,41) que le Seigneur est magnifique de sainteté, et ailleurs (Ps 95,6) : La sainteté et la magnificence sont dans son sanctuaire. Or, la sainteté est la même chose que la religion, comme nous l'avons vu (quest. lxxxi, art. 8). La magnificence paraît donc être la même chose que la religion, et par conséquent elle n'est pas une vertu spéciale distincte des autres.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote la met au nombre des autres vertus particulières (Eth. lib. ii, cap. 7, ei lib. iv, cap. 2).
CONCLUSION. — La magnificence selon qu'elle se rapporte exclusivement à la matière extérieure dont elle fait quelque chose de grand et d'éclatant, est une vertu spéciale ; mais selon qu'elle se rapporte à toute matière intérieure aussi bien qu'extérieure, elle est une vertu générale plutôt qu'une vertu spéciale.
églises, les autels, les vases sacrés, puis dans les hôpitaux et les édifices publics.
(I) La magnificence doit éclater principalement dans ce que l'on fait pour Dieu ou pour le bien public. F,Ue doit d'abord briller dans les
Réponse Il faut répondre qu'il appartient à la magnificence de faire quelque chose de grand, v comme son nom l'indique. Or, le mot faire peut s'entendre de deux manières : dans un sens propre et dans un sens général. Au propre, faire, c'est produire quelque chose avec une autre matière extérieure, comme faire une maison ou quelque autre chose semblable. En général, le mot faire se dit de toute espèce d'action, soit qu'elle se rapporte à une matière extérieure, comme brûler, couper, soit qu'elle reste immanente dans l'agent, comme comprendre et vouloir.—Si donc la magnificence se prend pour l'exécution de quelque chose de grand, dans le sens propre du mot faire, elle est une vertu spéciale. Car l'art produit ce que l'on doit faire extérieurement, mais dans son application on peut considérer une raison spéciale de bonté qui consiste en ce que l'oeuvre que l'art exécute soit grande, sous le rapport des dimensions, du prix ou de la beauté, et c'est ce que fait la magnificence. A ce point de vue elle est une vertu spéciale. — Mais si par magnificence, on entend faire quelque chose de grand, dans le sens général du mot faire, dans ce cas elle est une vertu général.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il appartient à toute vertu parfaite de faire ce qu'il y a de grand dans son genre, selon le sens général du mot faire, mais non dans son sens propre. Et c'est ce dernier sens qui appartient à la magnificence.
2. Il faut répondre au second, qu'il appartient à la magnanimité non-seulement de tendre à ce qui est grand, mais encore de faire ce qu'il y a de noble et de grand dans chaque genre de vertu, sous le rapport de la morale ou de l'art, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 3). Toutefois la magnanimité n'a pour objet une chose qu'en raison de sa grandeur, tandis que les autres vertus qui font de grandes actions, quand elles sont parfaites, n'ont pas principalement en vue ce qu'il y a de grand, mais plutôt ce qui est propre à chacune d'elles. La grandeur n'est qu'une conséquence de leur étendue. Quanta la magnificence, il lui appartient non-seulement de faire quelque chose de grand, selon le sens propre du mot faire, mais encore d'y tendre par la pensée. C'est ce qui fait dire à Cicéron (De invent. lib. ii) que la magnificence consiste à projeter et à réaliser de grandes choses que l'on entreprend dans une haute et noble pensée. Le mot projeter se rapporte à l'intention intérieure, et le mot réaliser à l'exécution extérieure. Par conséquent, comme la magnanimité tend à faire quelque chose de grand en tout genre, de même la magnificence y tend dans les objets d'art (1).
3. Il faut répondre au troisième, que la magnificence tend à faire de grandes oeuvres. Or, les oeuvres que les hommes font se rapportent à une fin. Les oeuvres humaines ne peuvent pas avoir une fin plus relevée que la gloire de Dieu. C'est pourquoi la magnificence rapporte principalement à cette fin tout ce qu'elle fait de grand. Aussi Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. 2) que les dépenses les plus honorables sont celles qui se rapportent aux sacrifices divins, et c'est par là que le magnifique cherche principalement à se distinguer. C'est ce qui fait que la magnificence est unie à la sainteté, parce que son effet principal se rapporte à la religion ou à la sainteté.
Objections: 1. Il semble que les grandes dépenses ne soient pas la matière de la magnificence. Car il n'y a pas deux vertus qui aient la même matière. Or, la libéralité a pour objet la dépense, comme nous l'avons vu (quest. cxvii, art. 2). Donc la dépense n'est pas la matière de la magnificence.
(f) Ainsi la magnificence diffère de la magnanimité, comme l'espèce diffère du genre. La magnanimité tend au grand en toutes choses, au lieu que la magnificence n'y tend que dans uno matière spéciale et déterminée, c'est-à-dire dans les choses que l'homme peut faire.
Celui qui est magnifique est toujours libéral, d'après Aristote (Eth. lib. iv, cap. 2). Or, la libéralité se rapporte plutôt aux dons qu'à la dépense. Par conséquent il en est de même de la magnificence.
Il appartient à la magnificence de faire quelque chose d'extérieur. Or, toutes les dépenses ne produisent pas quelque chose d'extérieur, même quand elles sont immenses. Ainsi on peut faire de grandes dépenses en cadeaux. La dépense n'est donc pas la matière propre de la magnificence.
Il n'y a que les riches qui puissent faire de grandes dépenses. Or, les pauvres peuvent avoir toutes les vertus ; parce que les vertus n'ont pas besoin nécessairement de la fortune extérieure, mais elles se suffisent, comme le dit Sénèque (De ira, lib. i, cap. 9, et Lib. de vita beata, cap. 46). La magnificence n'a donc pas pour objet les grandes dépenses.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. 2) que la magnificence ne s'étend pas à toutes les opérations pécuniaires, comme la libéralité, mais elle a seulement pour objet les opérations somptueuses, dans lesquelles elle l'emporte sur la libéralité par la grandeur. Elle a donc seulement pour objet les grandes dépenses.
CONCLUSION. — La magnificence n'a pas seulement pour matière les grandes dépenses, mais encore l'argent et l'amour de l'argent qu'elfe règle pour qu'il n'empêche pas de dépenser beaucoup.
Réponse Il faut répondre qu'il appartient à la magnificence, comme nous l'avons dit (art. préc.), de se proposer de faire quelque chose de grand. Or, pour faire convenablement de grandes choses, il faut des dépenses en proportion, car les grandes choses ne peuvent se faire qu'avec de grandes dépenses. Par conséquent il appartient à la magnificence de faire de grandes dépenses pour exécuter convenablement une grande entreprise. C'est ce qui fait dire à Aristote ( loc. cit.) que le magnifique fait une oeuvre digne de lui du moment qu'il y a égalité de proportion entre la dépense et le résultat. Or, la dépense est une émission d'argent dont on peut être détourné si l'on est excessivement attaché aux écus. C'est pourquoi on peut dire que la magnificence a pour matière la dépense que le magnifique consacre à la réalisation de ses grands desseins, et l'argent dont il se sert pour couvrir ces grandes dépenses, et l'amour de l'argent qu'il modère, pour qu'il ne l'empêche pas de les faire.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (quest. cxxix, art. 2), les vertus qui ont pour objet les choses extérieures rencontrent deux sortes de difficulté : l'une qui naît de la nature même de la chose qui est l'objet de la vertu, et l'autre qui provient de sa grandeur. C'est pourquoi, à l'égard de l'argent et de son usage, il est nécessaire qu'il y ait deux vertus : la libéralité, qui se rapporte à l'usage que l'on doit faire communément de ses richesses (1), et la magnificence, qui regarde l'usage qu'on en doit faire dans les grandes circonstances.
2. Il faut répondre au second, que l'usage de l'argent se rapporte au libéral et au magnifique, mais sous des aspects différents. Car il appartient au libéral, selon qu'il procède de l'affection déréglée des richesses. C'est pourquoi l'usage légitime de l'argent qu'un amour modéré des richesses n'empêche pas appartient à la libéralité, c'est-à-dire qu'elle comprend les dons et les dépenses. Mais l'usage de l'argent appartient au magnifique quand il s'agit de l'employer pour exécuter quelque grande entreprise. Cet usage ne peut pas avoir lieu sans de grandes dépenses.
(1) La libéralité a pour objet les dépenses ordinaires, et la magnificence les grandes dépenses.
3. Il faut répondre au troisième, que le magnifique fait aussi des présents ou des cadeaux, comme le dit Aristote (loc. cit.), mais non pas à titre de cadeaux; il les fait plutôt à titre de dépenses qui ont pour but quelque grande action ; comme d'honorer quelqu'un ou de faire quelque chose qui contribue à la gloire d'une cité, comme quand on fait des réjouissances auxquelles une ville entière prend part (1).
4. Il faut répondre au quatrième, que l'acte principal de la vertu est le sentiment intérieur que l'on peut avoir sans posséder extérieurement des biens qui y répondent. De cette manière le pauvre peut être magnifique. Mais pour produire certains actes extérieurs de vertu, il faut les biens de la fortune qui en sont comme les instruments. En ce sens le pauvre ne peut pas faire des actes extérieurs de magnificence qui aient pour objet des choses absolument grandes. Mais il peut en faire avec des choses qui ont une grandeur relative. Car quoiqu'une chose soit petite en elle-même, elle peut cependant être exécutée magnifiquement dans son genre; puisque la grandeur et la petitesse sont des expressions relatives, comme le dit Aristote (Praedicam, cap. Ad aliquid).
Objections: 1. Il semble que la magnificence ne soit pas une partie de la force. Car la magnificence a pour objet la même matière que la libéralité, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, la libéralité n'est pas une partie de la force, mais de la justice. La magnificence n'est donc pas une partie de la force.
2. La force a pour objet la crainte et l'audace. Or, la magnificence ne paraît nullement se rapporter à la crainte, mais seulement à la dépense qui est une opération. Il semble donc qu'elle appartienne plutôt à la justice qui a pour objet les opérations qu'à la force.
3. Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. 2) que le magnifique a quelque chose du savant. Or, la science a plus d'affinité avec la prudence qu'avec la force. On ne doit donc pas faire de la magnificence une partie de la force.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Cicéron (De invent. lib. ii) , Macrobe (lib. i in Somn. Scip. cap. 8 circ. med.) et Andronic font de la magnificence une partie de la force.
CONCLUSION. — La magnificence n'est pas une partie subjective de la force, mais c'est une partie qui fui est unie, comme une vertu secondaire à une vertu principale.
Réponse Il faut répondre que la magnificence, considérée comme vertu spéciale, ne peut pas être appelée une partie subjective de la force, puisqu'elle n'a pas la même matière qu'elle; mais elle est une de ses parties dans le sens qu'elle lui est adjointe, comme une vertu secondaire l'est à une vertu principale. En effet, pour qu'une vertu soit unie à une vertu principale, il faut deux choses, comme nous l'avons dit (quest. lxxx et cxxvin) : la première, c'est que la vertu secondaire ait quelque chose de commun avec la vertu principale, la seconde c'est que celle-ci lui soit supérieure sous quelque rapport. Or, la magnificence s'accorde avec la force en ce qu'elle tend, comme elle, à quelque chose d'ardu et de difficile; d'où il résulte qu'elle existe dans l'irascible, comme la force elle-même. Mais elle reste au-dessous d'elle en ce que la chose ardue qui est le but de la force présente une difficulté qui provient du danger que l'on court personnellement; au lieu que la chose difficile à laquelle tend la magnificence n'offre d'autre embarras que la question d'argent qui est beaucoup moins grave que le danger de mort. C'est pourquoi on fait de la magnificence une partie de la force.
(I) Ou connue les présents qu'on fait à des princes ou à des ambassadeurs.
Réponse Il faut répondre au premier argument, que la justice se rapporte aux opérations considérées en elles-mêmes, selon qu'on les considère au point de vue de ce qui est dû ; au lieu que la libéralité et la magnificence considèrent les dépenses selon qu'elles se rapportent aux passions de l'âme ; mais elles ne le font pas de la même manière. Car la libéralité a pour objet les dépenses considérées relativement à l'amour et au désir de l'argent, qui sont des[passions du concupiscible ; elle les règle pour qu'on fasse les cadeaux et les dépenses que l'on doit faire. Par conséquent, cette vertu réside dans le concupiscible. Quant à la magnificence elle a pour objet les dépenses selon qu'elles se rapportent à l'espérance. Elle ne tend pas à ce qu'il y a de difficile d'une manière absolue, comme la magnanimité, mais elle le fait dans une matière déterminée qui est la dépense. D'où il paraît que la magnificence existe dans l'irascible, comme la magnanimité (1).
2. Il faut répondre au second, que la magnificence, quoiqu'elle n'ait pas la même matière que la force, se rapporte cependant à sa matière propre dans les mêmes conditions qu'elle -, car elle tend à ce qui est difficile sous le rapport de la dépense, et la force à ce qui est difficile sous le rapport de la crainte.
3. Il faut répondre au troisième, que la magnificence rapporte l'usage de l'art à quelque chose de grand, comme nous l'avons dit (in corp. et art. préc.). Or, l'art existe dans la raison. C'est pourquoi il appartient au magnifique de faire un "bon usage de la raison en proportionnant ses dépenses à l'oeuvre qu'il doit faire. L'intervention de la raison est nécessaire à cause de la grandeur des dépenses et de l'entreprise; parce que si on n'y apportait pas beaucoup d'attention, on serait exposé aux pertes les plus graves.
Apres avoir parlé delà magnificence, nous devons traiter des vices qui lui sont opposés. — A cet égard deux questions se présentent : 1° La lésinerie est-elle un vice P — 2° Du vice qui lui est opposé.
Objections: 1. Il semble que la lésinerie ne soit pas un vice. Car comme la vertu règle les grandes choses, de même elle règle aussi les petites. Ainsi ceux qui sont libéraux et magnifiques font aussi de petites choses. Or, la magnificence est une vertu. Par conséquent, de même la lésinerie (parvificentia) est une vertu plutôt qu'un vice.
2. Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. 2) que celui qui lésine est toujours occupé de raisonnement. Or, il paraît louable de raisonner, puisque l'homme n'est vertueux qu'autant qu'il agit conformément à la raison, comme le dit saint Denis (De div. nom. cap. 4). La lésinerie n'est donc pas un vice.
(1) Mais elles diffèrent entre elles, parce que la magnificence ne se rapporte qu'à la dépense, au lieu que la magnanimité embrasse toutes choses sans avoir une matière déterminée.
(2) Nous avons traduit par lésinerie le mot latin parvificenlia. Saint Thomas entend par là celui qui, dans l'exécution d’une grande chose tient mal à propos à faire des économies de détail Ce vice est différent de l'avarice qui se manifeste dans les affaires communes.
3. Aristote dit encore (Eth. lib. iv, cap. 2) que la parcimonie ne fait des dépenses qu'à regret. Or, ce caractère appartient à l'avarice ou au manque de libéralité. La lésinerie n'est donc pas un vice distinct des autres.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote fait de la lésinerie un vice spécial opposé à la magnificence (Eth. lib. ii, cap. 7, et lib. iv, cap. 2).
CONCLUSION. — La lésinerie est un vice par lequel on n'établit pas entre la dépense et l'oeuvre que l'on fait la proportion qu'il doit y avoir d'après la raison.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (la 2*, quest. i, art. 3, et quest. xviii, art. 6), les choses morales tirent leur espèce de leur fin ; d'où il arrive que souvent elles tirent aussi de là leur dénomination. Ainsi on appelle un individu parcimonieux (;parvificus), parce qu'il veut faire de petites épargnes (parvum facere). Or, le petit et le grand, d'après Aristote (Praedic. cap. Ad aliquid), sont des expressions relatives. Par conséquent quand on dit que le parcimonieux tend à faire de petites épargnes, il faut l'entendre comparativement au genre de chose qu'il fait. Dans ce cas, le petit et le grand peuvent se considérer de deux manières : 4° de la part de l'oeuvre que l'on doit faire; 2° de la part des dépenses. Ainsi le magnifique a principalement en vue la grandeur de l'oeuvre, et secondairement la grandeur des dépenses qu'il n'évite pas pour exécuter son grand dessein. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. iv, cap. 2) que le magnifique proportionne la dépense à l'oeuvre qu'il fait. Le parcimonieux au contraire a principalement en vue la médiocrité de la dépense. Ainsi le philosophe dit (Eth. lib. iv, cap. 2) qu'il cherche comment il dépensera le moins possible. Conséquemment il ne se propose que des entreprises médiocres, c'est-à-dire qu'il ne se refuse pas à exécuter une chose, pourvu qu'il ne lui en coûte que fort peu. C'est pourquoi Aristote ajoute que le parcimonieux quand il fait de grandes dépenses leur enlève tout ce qu'elles auraient de magnifique par des économies de détail. D'où il est évident que le parcimonieux pèche en ce qu'il n'observe pas le rapport qu'il doit y avoir raisonnablement entre l'oeuvre et la dépense. Et comme ce qui s'écarte de la règle de la raison est un vice, il s'ensuit évidemment que la lésinerie en est un.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la vertu règle les petites choses conformément à la règle de la raison, dont le parcimonieux s'écarte, comme nous l'avons dit (in corp. art.). Car on n'appelle pas parcimonieux celui qui règle les petites choses, mais celui qui, en réglant les grandes ou les petites, s'écarte de la règle de la raison, et c'est là ce qui constitue le vice.
2. Il faut répondre au second, que, comme le dit Aristote (Rhet. lib. ii, cap. 5), la crainte produit les bons conseillers : c'est pourquoi le parcimonieux est tout occupé de calculs, parce qu'il craint à tort de perdre ses biens, ou de subir le moindre dommage. Par conséquent, ce n'est pas une chose louable, mais c'est une chose vicieuse et blâmable ; parce qu'il ne dirige pas ses sentiments d'après la raison, mais qu'il use plutôt de la raison pour favoriser ce qu'il y a de déréglé dans sa volonté.
3. Il faut répondre au troisième, que comme le magnifique s'accorde avec le libéral en ce qu'il répand facilement et avec plaisir son argent ; de même le parcimonieux s'accorde avec celui qui n'est pas libéral ou qui est avare en ce qu'il le dépense à regret et difficilement. Mais ces deux vices diffèrent en ce que le défaut de libéralité a pour objet les dépenses ordinaires, tandis que la lésinerie se rapporte aux grandes dépenses qu'il est plus difficile de faire. C'est pourquoi la lésinerie n'est pas un vice aussi grand que l'illibéralité. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. iv, cap. 2) que quoique la lésinerie et le vice qui lui est opposé soient des défauts, cependant ils ne couvrent pas d'opprobres ; parce qu'ils ne causent aucun dommage au prochain, et que d'ailleurs ils ne sont pas très-infamants.
II-II (Drioux 1852) Qu.132 a.5