II-II (Drioux 1852) Qu.106
Après avoir parlé de l'obéissance et de la désobéissance, nous devons nous occuper de la reconnaissance et de l'ingratitude. — Sur la reconnaissance six questions se présentent : 1° La reconnaissance est-elle une vertu spéciale distincte de toutes les autres ? — 2° Est-on tenu à de plus grandes actions de grâce envers Dieu, si l'on est innocent ou pénitent? — 3° L'homme est-il toujours tenu à la reconnaissance pour les bienfaits humains qu'il a reçus ? — 4° Doit-on différer le témoignage de sa reconnaissance? — 5° Doit-on le mesurer sur le bienfait qu'on a reçu ou sur l'affection de celui qui en a été l'auteur ? — 6° Doit-on rendre plus qu'on a reçu ?
Objections: 1. Il semble que la reconnaissance ne soit pas une vertu spéciale distincte des autres. Car nous avons reçu de Dieu et de nos parents les plus grands bienfaits. Or, l'honneur que nous rendons à Dieu appartient à la vertu de religion, et l'honneur que nous rendons à nos parents appartient à la piété filiale. La reconnaissance n'est donc pas une vertu distincte des autres.
2. La rétribution proportionnelle appartient à la justice commutative, comme on le voit (Eth. lib. v, cap. 4). Or, on est reconnaissant envers quelqu'un pour le rétribuer de ses peines, comme le dit encore Aristote (ibid.). La reconnaissance est donc un acte de justice, et par conséquent cette vertu n'est pas distincte des autres.
3. La récompense est nécessaire pour conserver l'amitié, comme on le voit (Eth. lib. viii, cap. 13, et lib. ix, cap. 1). Or, l'amitié se rapporte à toutes les vertus pour lesquelles l'homme est aimé. La reconnaissance à laquelle il appartient de récompenser les bienfaits n'est donc pas une vertu spéciale.
(I) La désobéissance ainsi considérée est plutôt une circonstance générale qui se trouve dans tout péché qu'une faute particulière.
(2) La reconnaissance suppose une dette, aussi bien que la religion, la piété et le respect, mais la dette de la reconnaissance n'est qu'une dette morale, au lieu que celle des autres vertus est une dette légale. C'est ce qui en fait une vertu distincte des autres.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Cicéron fait de la reconnaissance une partie spéciale de la justice (De invent. lib. n).
CONCLUSION. — La reconnaissance, qui nous fait faire du bien à ceux qui nous en font, est une vertu spéciale distincte de la religion, de la piété et du respect.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (4a 2*, quest. lx , art. 3), selon les différentes causes qui produisent les dettes, il est nécessaire que la manière de les acquitter varie ; de telle sorte cependant que le moins soit toujours renfermé dans le plus. Or, c'est en Dieu d'abord que se trouve principalement la cause de ce que nous devons, parce qu'il est le principe premier de tous nos biens; elle se trouve secondairement dans notre père, parce qu'il est le principe le plus prochain de notre génération et de notre éducation ; elle est en troisième lieu dans les personnes qui excellent par leur dignité et qui sont la source des bienfaits communs (4) ; enfin elle existe en quatrième lieu dans le bienfaiteur dont nous avons reçu des services particuliers et personnels, pour lesquels nous sommes tout spécialement obligés envers lui. Par conséquent, parce que tout ce que nous devons à Dieu, ou à nos parents, ou à une personne élevée en dignité, nous ne le devons pas à un bienfaiteur dont nous avons reçu un service particulier, il s'ensuit qu'après la religion, par laquelle nous rendons à Dieu le culte qui lui est dû, après la piété, par laquelle nous honorons nos parents, après le respect dont nous faisons hommage aux personnes qui sont haut placées, il y a la reconnaissance, qui rend aux bienfaiteurs la récompense qu'ils méritent; et cette vertu est distincte des trois premières, comme ce qui vient en dernier lieu est distinct de ce qui le précède, selon qu'il est plus imparfait.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comme la religion est une piété suréminente, de même elle est un témoignage de gratitude d'un ordre supérieur. C'est pourquoi on a rangé parmi les actes de religion les actions de grâces qu'on rend à Dieu (2) (quest. lxxxiii , art. 47).
(I) Les bienfaits communs sont les services rendus à la société.
(2) Tous ces sentiments s'impliquent mutuellement : le respect est plus que la reconnaissance, la piété est plus que le respect, et la religion plus que la piété ; à mesure que l'objet de la vertu s'élève, le sentiment s'agrandit de telle sorte que celui qui est au-dessus renferme tous ceux qui sont au-dessous de lui.
2. Il faut répondre au second, que la rétribution proportionnelle appartient à la justice commutative quand on la considère relativement à ce qui est dû légalement; par exemple, si l'on est convenu, d'après un traité, de donner tant pour tant. Mais la vertu de la reconnaissance n'a d'autre rétribution que celle qui se stipule uniquement d'après un devoir de convenance, et elle est purement volontaire. C'est pourquoi la reconnaissance est moins agréable, si elle est contrainte, comme le dit Sénèque (De bene f. lib. iii , cap. 7).
3. Il faut répondre au troisième, que la véritable amitié étant fondée sur la vertu, tout ce qui est contraire à la vertu dans un ami nuit à l'amitié, et au contraire, tout ce qu'il y a de vertueux la provoque. D'après cela, l'amitié est conservée par la récompense que l'on accorde aux bienfaits, quoique cette récompense appartienne spécialement à la vertu de la reconnaissance.
Objections: 1. Il semble que l'innocent soit plus tenu de rendre grâces à Dieu que le pénitent. Car, plus le don qu'on reçoit de Dieu est grand, et plus on lui doit d'actions de grâces. Or, le don de l'innocence vaut mieux que le recouvrement de la justice. Il semble donc que l'innocent doive plus d'actions de grâces que le pénitent.
2. Comme on doit remercier son bienfaiteur, de même on doit aussi l'aimer. Or, saint Augustin dit (Conf. lib. ii, cap. 7) : Quel est l'homme qui, en pensant à sa faiblesse, ose attribuer à ses propres forces sa chasteté et son innocence pour vous moins aimer, comme s'il avait eu moins besoin de votre miséricorde, par laquelle vous pardonnez leurs péchés à ceux qui reviennent à vous? Puis il ajoute : C'est pourquoi qu'il ne vous aime pas moins et même qu'il vous aime davantage, parce qu'en vous voyant me délivrer des maux dans lesquels mes péchés m'avaient plongé, il voit que c'est par votre main qu'il a été éloigné des mêmes abîmes. L'innocent est donc tenu plus que le pénitent à rendre grâce.
3. Plus un bienfait gratuit est prolongé et plus on doit pour lui d'actions de grâces. Or, le bienfait de la grâce divine est plus continu dans l'innocent que dans le pénitent. Car saint Augustin dit encore (ibid.) : J'attribue à votre grâce et à votre miséricorde d'avoir fait fondre mes péchés comme la glace ; c'est aussi à votre grâce que je rapporte tout le mal que je n'ai pas fait : car que n'ai-je pas pu faire? Et j'avoue que tout m'a été pardonné, et le mal que j'ai fait de moi-même, et celui que votre secours m'a empêché de commettre. L'innocent est donc plus tenu que le pénitent à rendre des actions de grâces.
En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Evangile dit (Lc 7,47) qu'il est plus remis à celui qui a le plus aimé. Par conséquent, pour la même raison, il est tenu davantage à des actions de grâces.
CONCLUSION. — L'innocent est plus tenu à rendre des actions de grâces à Dieu que le pénitent, si on considère la grâce qui lui a été accordée : mais le pénitent y est tenu plus que l'innocent, si on regarde comme une plus grande grâce celle qui est plus gratuite.
Réponse Il faut répondre que l'action de grâces dans celui qui reçoit se rapporte à la grâce de celui qui donne; par conséquent, quand la grâce est plus grande de la part de celui qui donne, il faut aussi que l'action de grâces soit plus grande de la part de celui qui reçoit. Or, il y a grâce quand on donne gratuitement. La grâce peut donc être plus grande de la part de celui qui donne de deux manières : 4° relativement à la quantité de la chose donnée. De cette façon, l'innocent est tenu à de plus grandes actions de grâces ; parce que Dieu lui fait un don plus grand et plus continu, toutes choses égales d'ailleurs, absolument parlant. 2° On peut dire que la grâce est plus grande, parce qu'on la donne plus gratuitement. En ce sens, le pénitent est tenu à de plus grandes actions de grâces que l'innocent; parce que le don que Dieu lui fait est plus gratuit ; puisqu'il lui donne une grâce, lorsqu'il méritait une peine. Ainsi, quoique le don que reçoit l'innocent soit plus grand, considéré absolument, cependant le don que Dieu fait au pénitent l'emporte comparativement à l'état de ce dernier; comme un petit présent fait à un pauvre est plus considérable pour lui qu'un grand présent fait à un riche. Et parce que les actes ont pour objet ce qui est particulier, il arrive que dans les choses que l'on doit faire on considère plus les circonstances de l'action que sa substance (1), comme le remarque Aristote (Eth. lib. iii, cap. 1) à l'égard du volontaire et de l'involontaire.
La réponse aux objections est par là même évidente.
(I) C'est pourquoi on doit tenir compte principalement de cette dernière considération et dire que le pénitent doit rendre à Dieu do plus grandes actions de grâces que l'innocent.
Objections: 1. Il semble que l'homme ne soit pas tenu de rendre des actions de grâces à tous ses bienfaiteurs. Car on peut se faire du bien comme on peut se nuire, d'après ces paroles de l'Ecriture (Si 14,5) : Celui qui est mauvais pour lui-même, pour qui sera-t-il bon? Or, l'homme ne peut pas se rendre des actions de grâces; car l'action de grâces a lieu d'un individu à un autre. Nous ne devons donc pas des actions de grâces à tous nos bienfaiteurs.
2. L'action de grâces s'accorde en retour d'une grâce reçue. Or, il y a des bienfaits que l'on n'accorde pas avec grâce, mais plutôt avec des injures, des lenteurs ou une certaine tristesse. On ne doit donc pas toujours rendre des actions de grâces à un bienfaiteur.
3. On ne doit pas remercier quelqu'un de ce qu'il a fait dans son intérêt. Or, il y a des personnes qui accordent quelquefois des bienfaits pour leur propre avantage. On ne leur doit donc pas d'actions de grâces.
4. On ne doit pas d'actions de grâces à un esclave, puisque tout ce qu'est l'esclave appartient au maître. Or, quelquefois il arrive qu'un esclave est le bienfaiteur de son maître. On ne doit donc pas d'actions de grâces à tous ses bienfaiteurs.
5. Personne n'est tenu à ce qu'il ne peut pas faire honnêtement et utilement. Or, quelquefois il arrive que celui qui accorde un bienfait est dans une position très-élevée de fortune, et on chercherait inutilement à le récompenser pour le bienfait qu'on en a reçu. D'autres fois il se trouve que le bienfaiteur devient vicieux, de vertueux qu'il était, et il semble alors qu'on ne puisse honnêtement le récompenser; enfin, d'autres fois celui qui reçoit le bienfait est pauvre et il ne peut offrir aucune récompense. Il semble donc que l'homme ne soit pas toujours tenu de récompenser son bienfaiteur.
6. Personne ne doit faire pour un autre ce qui n'est pas avantageux â ce dernier, mais ce qui lui est nuisible. Or, quelquefois il arrive que la récompense d'un bienfait est nuisible ou inutile à celui qui la reçoit. On ne doit donc pas toujours récompenser un bienfait par une action de grâce.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Paul dit (1Th 5,18) : Rendez grâces pour toutes choses.
CONCLUSION. — Puisque le bienfaiteur est la cause et le principe en quelque sorte du bien qu'il fait, celui à qui l'on fait du bien est tenu de rendre grâces à son bienfaiteur.
Réponse Il faut répondre que tout effet se rapporte naturellement à sa cause. C'est ce qui fait dire à saint Denis (De div. nom. cap. 1) : que Dieu ramène tout à lui, comme étant la cause de tout ce qui existe. Car il faut toujours que l'effet se rapporte à la fin de l'agent. Or, il est évident que le bienfaiteur, considéré comme tel, est la cause du bienfait. C'est pourquoi l'ordre naturel exige que celui qui a reçu un bienfait se retourne vers son bienfaiteur pour l'en récompenser, selon les deux manières que nous avons décrites en traitant des rapports du fils et du père (quest. xxxi, art. 3, et quest. ci, art 2). Ainsi l'on doit à son bienfaiteur, considéré comme tel, l'honneur et le respect, parce qu'il est pour celui qui a reçu ses bienfaits une sorte de principe ; et par accident on doit le secourir et le sustenter, s'il en a besoin.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que comme le dit Sénèque (De bene f. lib. v, cap. 9) : il n'y a pas de générosité à se faire des présents, ni de clémence à se pardonner, ni de compassion à être touché de ses propres maux; ces vertus n'existent qu'autant que leur objet s'applique à d'autres. De même personne ne s'accorde de bienfaits, mais il obéit à sa nature qui le porte à repousser ce qui lui nuit et à rechercher ce qui lui est avantageux. Par conséquent, dans ce que l'on fait pour soi-même, il ne peut y avoir ni reconnaissance, ni ingratitude. Car l'homme ne peut se refuser quelque chose qu'en le conservant pour lui-même. Cependant les choses que l'on rapporte à autrui, dans leur sens propre, se disent métaphoriquement de celles qu'on fait pour soi-même, comme l'observe Aristote à l'égard de la justice (Eth. lib. v, cap. ult.); parce que dans l'homme on distingue différentes parties que l'on considère, comme autant de personnes (4).
2. Il faut répondre au second, qu'il est d'un bon caractère d'être plus sensible au bien qu'au mal. C'est pourquoi si on a accordé à quelqu'un un bienfait d'une manière qui n'était pas convenable, celui qui l'a reçu ne doit pas pour ce motif se dispenser d'être reconnaissant. Toutefois il en doit moins que s'il eût obtenu cette même chose d'une manière gracieuse, parce que le bienfait est moindre. Car, comme le remarque Sénèque (De benef. lib. ii, cap. 6), un bienfait gagne beaucoup par la promptitude, il perd pas moins par la lenteur.
3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit encore Sénèque (ib. lib. vi, cap. 42), la différence est grande, entre obliger pour son propre intérêt et non pour le nôtre, ou pour le sien et le nôtre en même temps. Celui qui ne regardant que lui-même nous oblige, parce qu'il ne peut s'obliger autrement, je le mets, dit-il, dans la même catégorie que celui qui procure du fourrage à ses troupeaux. Et plus loin il ajoute (cap. 43) : S'il m'a associé à lui et qu'il ait songé à nous deux, je suis non-seulement injuste, mais encore ingrat, si je ne suis point charmé de ce qu'il ait profité de l'avantage qu'il m'a procuré. C'est le comble de la méchanceté de n'appeler bienfait que ce qui porte préjudice au donateur.
4. Il faut répondre au quatrième, que, d'après Sénèque (ib. lib. iii, cap. 21), tant que l'esclave s'acquitte des devoirs de sa condition, il fait son service : tout ce qui va au-delà de ses obligations devient un bienfait ; car dès qu'il fait quelque chose par amitié, s'il le fait, ce n'est plus son service qu'il remplit. On doit donc être reconnaissant envers les esclaves qui font plus qu'ils ne doivent (2).
(H) Cette diversité repose sur l'opposition qu'il y a entre les sens et la raison.
(2) La domesticité étant un état différent du servage, on doit de la reconnaissance au domestique qui s'acquitte très fidèlement de ses devoirs, et qui se montre très-attaché et très-dévoué envers ses maîtres.
5. Il faut répondre au cinquième, qu'un pauvre n'est pas ingrat, s'il fait ce qu'il peut. Car comme le bienfait consiste plutôt dans l'intention que dans l'acte, il en est de même de la reconnaissance. C'est ce qui fit dire à Sénèque (ib. lib. ii, cap. 22) : Recevoir de bonne grâce un bienfait, c'est acquitter déjà la première partie de l'intérêt. Que notre reconnaissance éclate avec effusion, non-seulement en la présence de notre bienfaiteur, mais encore en tous lieux. D'où il est évident que l'on peut toujours témoigner sa reconnaissance à celui qui est très-haut placé, en le vénérant et en l'honorant. C'est pour ce motif qu'Aristote (Eth. lib. viii, cap. ult.) dit que nous devons nous acquitter par des honneurs à l'égard de ceux qui sont au-dessus de nous, et par de l'argent envers ceux qui sont dans le besoin. Et Sénèque observe (De bene f. lib. vi, cap. 29) que nous avons beaucoup de moyens de nous acquitter, même envers les plus opulents, du bien que nous avons reçu d'eux; un conseil sincère, des visites assidues, une conversation douce et agréable, exempte d'adulation, voilà autant de preuves de reconnaissance. C'est pourquoi il n'est pas nécessaire que l'homme désire que celui dont il a reçu un bienfait tombe dans le besoin et l'indigence, pour lui en témoigner sa reconnaissance; parce que, comme le remarque le même philosophe (ib. lib. vi, cap. 20), un pareil souhait pour celui qui n'aurait rien fait pour vous serait inhumain; combien l'est-il davantage envers l'homme à qui vous êtes redevable ? — Si celui dont on a reçu un bienfait est devenu vicieux, on doit lui faire par reconnaissance ce qui convient le mieux à son état, en s'efforçant, s'il est possible, de le ramener à la vertu. Dans le cas où sa malice le rendrait incurable, alors il est autrement disposé qu'il ne l'était auparavant ; c'est pourquoi on ne doit pas le payer de retour à l'égard de ses bienfaits, comme on l'avait fait précédemment. Cependant, tout en sauvegardant, autant que possible, l'honnêteté, on doit se souvenir du bienfait qu'on a reçu, comme on le voit (Eth. lib. ix, cap. 3).
6. Il faut répondre au sixième, que, comme nous l'avons dit (in solut. praec.), la reconnaissance du bienfait dépend principalement de l'affection; c'est pourquoi on doit s'en acquitter de la manière qu'on croit la plus utile. Si cependant, par la négligence de celui qui la reçoit, elle tourne à son désavantage, cet accident n'est pas imputable à celui qui a été reconnaissant. Je dois rendre, dit Sénèque (De bene f. lib. vii, cap. 19), mais ce n'est pas à moi à conserver ce que j'ai rendu.
Objections: 1. Il semble que l'on doive immédiatement récompenser le bienfait qu'on a reçu. Car nous sommes tenus de rendre immédiatement ce que nous devons, lorsque le terme du payement n'est pas fixé. Or, la reconnaissance est une dette, comme nous l'avons vu (art. préc.), et il n'y a pas d'époque fixée pour qu'on s'en acquitte. Nous devons donc payer cette dette aussitôt que nous avons reçu le bienfait.
2. Une bonne action est d'autant plus louable qu'elle est faite avec une plus grande ferveur de sentiments. Or, il semble que l'on fasse une chose avec plus d'ardeur, quand on la fait sans y apporter aucun retard. Par conséquent il semble plus louable que l'on s'acquitte immédiatement envers son bienfaiteur.
3. Sénèque dit (De benef. lib. ii, cap. 5) : que le propre du bienfaiteur, c'est d'obliger de bon coeur et promptement. Or, la reconnaissance doit égaler le bienfait. On doit donc s'en acquitter immédiatement.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Sénèque dit (De benef. lib. iv, in fin.) : Celui qui se hâte de rendre ne fait pas preuve de reconnaissance, mais il a l'air d'un débiteur.
CONCLUSION. — On ne doit témoigner immédiatement sa reconnaissance que par l'affection.
Réponse Il faut répondre que, comme dans le bienfait qu'on accorde il y a deux choses à considérer, l'affection et le présent, de même il y a aussi ces deux choses à considérer dans la reconnaissance. Relativement à l'affection, la reconnaissance doit être immédiate. C'est ce qui fait dire à Sénèque (De benef. lib. ii, in fin.) : Voulez-vous vous acquitter d'un bienfait ? acceptez-le avec bienveillance. Quant au présent, il faut attendre le moment opportun pour le bienfaiteur. Mais si l'on veut immédiatement rendre un don pour un autre, dans un temps qui n'est pas opportun, la reconnaissance ne paraît pas une action vertueuse, mais elle a l'air d'une chose forcée. Car, comme le dit Sénèque (De benef. lib. iv, in fin), celui qui veut s'acquitter trop vite, doit à contre-coeur; et celui qui doit à contre-coeur est un ingrat.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on doit payer immédiatement une dette légale ; autrement l'égalité de la justice ne serait pas observée, si un individu retenait ce qui appartient à un autre, malgré ce dernier. Mais une dette morale dépend de l'honnêteté du débiteur. C'est pourquoi il faut qu'elle soit acquittée dans le moment convenable, selon que la droiture de la vertu l'exige.
2. Il faut répondre au second, que l'ardeur de la volonté n'est louable qu'autant qu'elle est réglée par la raison. C'est pourquoi si, par un empressement excessif, on vient à anticiper sur le temps où l'on devait s'acquitter, on ne mérite pas pour cela d'éloges.
3. Il faut répondre au troisième, qu'on doit aussi accorder les bienfaits dans le temps opportun. Dès que le moment favorable est arrivé, on ne doit pas tarder davantage. On doit aussi observer la même règle à l'égard de la reconnaissance (1).
(J) Parce que c’est le moyen de doubler le prix de la chose qu'on accorde.
Objections: 1. Il semble que la reconnaissance ne doive pas se mesurer sur l'affection du bienfaiteur, mais sur la chose qu'il donne. Car la reconnaissance est due au bienfait, et le bienfait consiste dans l'acte, comme le mot l'indique. On doit donc mesurer la reconnaissance sur la chose donnée.
2. La gratitude qui récompense les bienfaits est une partie de la justice. Or, la justice veut qu'il y ait égalité entre la chose donnée et la chose reçue. Pour la reconnaissance on doit donc plutôt considérer l'acte du bienfaiteur que son affection.
3. Personne ne peut faire attention à ce qu'il ignore. Or, il n'y a que Dieu qui connaisse les affections intérieures. Ce n'est donc pas sur ces affections que l'on doit régler la reconnaissance.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Sénèque dit (De benef. lib. i, cap. 7) : Nous ne sommes jamais plus tenus qu'envers celui qui nous donne peu, mais qui le fait avec générosité, qui nous rend un léger service, mais qui le fait de bon coeur.
CONCLUSION. — La récompense que l'on accorde conformément à la justice ou à l'amitié utile, doit se considérer d'après l'effet plutôt que d'après l'affection ; mais dans l'amitié honnête et dans la gratitude, c'est plutôt l'affection que l'on doit considérer.
Réponse Il faut répondre que la récompense d'un bienfait peut appartenir à trois vertus : à la justice, à la reconnaissance et à l'amitié. Elle appartient à la justice, quand elle a la nature d'une dette légale, comme dans le prêt ou dans d'autres circonstances semblables. Alors la récompense doit se mesurer d'après la valeur de la chose donnée. Selon qu'elle appartient à l'amitié et à la reconnaissance, la récompense a le caractère d'une dette morale, mais cependant cette dette n'est pas la même dans ces deux cas. Car pour la récompense de l'amitié, il faut avoir égard à la cause de l'amitié elle-même. Ainsi, dans l'amitié utile, la récompense doit être proportionnée à l'utilité que l'on a retirée d'un bienfait ; au lieu que dans l'amitié honnête, on doit pour la récompense avoir égard à la volonté et à l'affection du donateur, parce que c'est là surtout ce que la vertu exige, comme le dit Aristote (Eth. lib. viii, cap. 13). De même, parce que la reconnaissance se rapporte au bienfait, selon qu'il est accordé gratuitement, ce qui appartient à l'affection, il faut aussi que la grâce qu'on lui rend se mesure plutôt sur l'affection du donateur que sur le bien qu'on en a reçu.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que tout acte moral dépend de la volonté. Par conséquent le bienfait, selon qu'il mérite des éloges et selon que la reconnaissance même lui est due, consiste matériellement dans l'effet, mais formellement et principalement dans la volonté. C'est ce qui fait dire à Sénèque (De benef. lib. i, cap. 6) : que le bienfait ne consiste pas dans la chose qui est faite ou donnée, mais dans l'intention de celui qui la fait ou qui la donne.
2. Il faut répondre au second, que la reconnaissance est une partie de la justice, non comme l'espèce est une partie du genre, mais parce qu'elle revient au genre de la justice, comme nous l'avons dit (quest. lxxx). Il n'est donc pas nécessaire que l'on retrouve dans ces deux vertus la même nature de dette (1).
3. Il faut répondre au troisième, qu'il n'y a que Dieu qui voie par lui-même les sentiments de l'homme, mais les autres hommes peuvent les connaître, quand ils sont manifestés par des signes extérieurs. C'est ainsi que l'affection du bienfaiteur se reconnaît à la manière dont il accorde son bienfait ; par exemple quand il le fait avec joie et promptitude.
(I) La justice est fondée sur ce qui est dû strictement, au lieu que la gratitude ne porte que sur ce qui est dû moralement.
Objections: 1. Il semble qu'il ne soit pas nécessaire que la reconnaissance surpasse le bienfait qu'on a reçu. Car il y a des bienfaiteurs, tels que les parents, par exemple, pour lesquels la reconnaissance ne peut jamais égaler le bienfait, comme ledit Aristote (Eth. lib. viii, circ. fin.). Or, la vertu ne tente pas l'impossible. La reconnaissance ne doit donc pas tendre à surpasser le bienfait.
2. Si la reconnaissance surpasse le bienfait, il en résulte par là même un nouveau don. Or, pour un nouveau bienfait on est tenu d'avoir de la reconnaissance. Par conséquent celui qui avait accordé un bienfait au premier, sera tenu à lui rendre plus qu'il n'en aura reçu, et on devra procéder ainsi à l'infini. Mais la vertu ne tend pas à l'infini, parce que l'infini détruit la nature du bien, selon la remarque d'Aristote (Met. lib. ii, text. 8). La reconnaissance ne doit donc pas excéder le bienfait qu'on a reçu.
3. La justice consiste dans l'égalité. Or, le plus est un excès. Par conséquent, puisque dans toute vertu l'excès est vicieux, il semble que donner une récompense supérieure au bienfait qu'on a reçu, soit un acte vicieux et opposé à la justice.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. v, cap. 5) : Nous devons nous efforcer de rendre, à notre tour, des services à ceux qui nous ont obligés, ou même de les prévenir, en les obligeant une autre fois : ce qui a lieu quand on rend plus qu'on a reçu. La reconnaissance doit donc tendre à surpasser le bienfait.
CONCLUSION. — La raison et le devoir de l'honnêteté demandent que la reconnaissance n'égale pas seulement le bienfait, mais encore qu'elle le surpasse.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), la reconnaissance se rapporte au bienfait considéré conformément à la volonté du bienfaiteur. Or, ce qu'il y a eu principalement de louable dans le bienfaiteur, c'est qu'il a accordé gratuitement un bienfait auquel il n'était pas tenu. C'est pourquoi celui qui a reçu le bienfait est tenu par le devoir de l'honnêteté à lui rendre aussi gratuitement quelque chose. Mais il ne semble pas lui accorder quelque chose de gratuit, s'il ne surpasse pas l'étendue du bienfait qu'il a reçu-, parce que tant qu'il lui donne moins ou qu'il lui donne une chose égale, il ne semble pas faire pour lui gratuitement quelque chose, il paraît rendre ce qu'il a reçu. C'est pour ce motif que la reconnaissance tend toujours, selon son pouvoir, à surpasser le bienfait que l'on a reçu.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (art. 3 huj. quaest. ad 5 et art. préc.), dans la reconnaissance on doit considérer le bon coeur plus que l'effet. Si donc nous considérons l'effet du bienfait que l'enfant a reçu de ses parents, c'est-à-dire l'être et la vie, aucune reconnaissance ne peut l'égaler, comme le dit Aristote (Eth. lib. viii). Mais si on regarde à la volonté de celui qui donne et de celui qui rend, le fils peut rendre au père plus qu'il n'en a reçu, comme le dit Sénèque (De benef. lib. iii, cap. 29,30 et 35). Si cependant il ne le pouvait pas, il suffirait à la reconnaissance qu'il eût le désir de le faire.
2. Il faut répondre au second, que le devoir de la reconnaissance découle de la charité, à l'égard de laquelle plus on paye et plus on doit, d'après cette parole de saint Paul (Rm 13,8) : Ne soyez redevables de rien à personne, sinon de l'amour qu'on se doit les uns aux autres. Il ne répugne donc pas que la dette de la reconnaissance ne s'éteigne jamais (1).
3. Il faut répondre au troisième, que, comme dans la justice, qui est une vertu cardinale, on considère l'égalité des choses, de même dans la reconnaissance on considère l'égalité des volontés : et comme le bienfaiteur, par l'élan de sa volonté, a fait une chose à laquelle il n'était pas tenu, de même celui qui a reçu un bienfait cherche à faire par reconnaissance au bienfaiteur plus qu'il ne lui doit (2).
(1) Elle est indéfinie, comme la charité dont elle découle va elle-même toujours croissant, sans pouvoir jamais dépasser son terme.
(2) L'égalité consiste en ce que, de part et d'autre, on tend à faire plus qu'on ne doit.
question g VII
Sur l'ingratitude il y a quatre questions à examiner : 1° L'ingratitude est-elle toujours un péché? — 2° Est-elle un péché spécial? — 3° Toute ingratitude est-elle un péché mortel? — 4° Doit-on priver les ingrats des bienfaits qu'ils ont reçus?
Objections: 1. Il semble que l'ingratitude ne soit pas toujours un péché. Car Sénèque dit (De benef. lib. iii, cap. 1) : que l'ingrat est celui qui ne rend pas un bienfait. Or, quelquefois on ne pourrait récompenser un bienfait qu'en péchant, par exemple, si on a aidé un individu à faire le mal. Par conséquent, puisque ce n'est pas une faute que de s'abstenir de pécher, il semble que l'ingratitude ne soit pas toujours un crime.
2. Tout péché est au pouvoir de celui qui le fait : parce que, d'après saint Augustin (De lib. arb. lib. m, cap. 17 et 18 ; et Ret. lib. i, cap. 9), personne ne pèche en faisant ce qu'il ne peut éviter. Or, quelquefois il n'est pas au pouvoir de celui qui pèche par ingratitude d'éviter cette faute, par exemple, quand il n'a pas de quoi rendre. L'oubli ne dépend pas de nous non plus, et cependant Sénèque dit (loc. cit.) que celui qui oublie est le plus ingrat de tous les hommes. L'ingratitude n'est donc pas toujours un péché.
3. Il ne semble pas pécher celui qui ne veut pas devoir quelque chose, d'après ce conseil de l'Apôtre (Rm 13,8) : Ne devez rien à personne. Or, celui qui doit à contre-coeur est un ingrat, comme le dit Sénèque (De benef. lib. iv, in fin.). L'ingratitude n'est donc pas toujours un péché.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Paul compte l'ingratitude parmi les autres péchés, quand il dit (2Tm 3,2) : qu'il y aura des hommes qui désobéiront à leurs parents, qui seront ingrats et impies.
CONCLUSION. — Toute ingratitude est un péché, puisqu'elle est contraire à la reconnaissance.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. A ad i et art. 6), le devoir de la reconnaissance est un devoir d'honnêteté que la vertu exige. Or, une chose est un péché par là même qu'elle répugne à une vertu. D'où il est manifeste que toute ingratitude en est un.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la reconnaissance a pour objet un bienfait. Or, celui qui aide une autre personne à mal faire, ne lui accorde pas un bienfait, mais elle lui nuit plutôt. C'est pourquoi on ne lui doit pas d'action de grâces, sinon à cause de sa bonne volonté, dans le cas où il aurait été trompé en croyant l'aider pour le bien (1), tout en lui faisant faire un péché. Mais on ne lui doit rien pour avoir aidé à pécher; parce que ce ne serait pas récompenser le bien, mais le mal ; ce qui est contraire à la reconnaissance.
2. Il faut répondre au second, que l'impuissance de rendre n'excuse personne d'ingratitude, puisque, pour témoigner sa reconnaissance, la seule volonté suffit, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 6 ad i). Quant à l'oubli d'un bienfait, c'est de l'ingratitude, non quand il provient d'un défaut naturel qui n'est pas soumis à la volonté (2), mais quand il est l'effet de la négligence. Car, comme l'observe Sénèque (De benef. lib. iii, cap. i), celui qui oublie un bienfait fait voir qu'il n'a pas souvent pensé à le rendre.
3. Il faut répondre au troisième, que le devoir de la reconnaissance vient du devoir de l'amour, dont personne ne doit chercher à s'affranchir. Ainsi quand on se sent redevable à quelqu'un malgré soi, cette pensée paraît provenir d'un défaut d'affection pour le bienfaiteur.
(I) Il peut se faire qu'on aide quelqu'un dans une oeuvre qu'on croit bonne, et qu'ensuite celui qui a été aidé corrompe cette oeuvre par ses mauvaises intentions. Dans ce cas, il doit de la reconnaissance à celui qui l'a secouru.
(2) Le défaut de reconnaissance peut provenir d'un défaut de mémoire, ce qui peut être un défaut purement naturel. Mais quand il s'agit d’un bienfait important, cette excuse n'est guère admissible.
II-II (Drioux 1852) Qu.106