II-II (Drioux 1852) Qu.111 a.3
Objections: 1. Il semble que l'hypocrisie ne soit pas opposée à la vertu de la vérité. Car, dans la dissimulation ou l'hypocrisie, il y a le signe et la chose signifiée. Or, sous ces deux rapports, l'hypocrisie ne paraît pas opposée à une vertu spéciale ; car l'hypocrite simule une vertu, et il le fait par des oeuvres vertueuses, par exemple, par le jeûne, la prière et l'aumône (Mt 6). L'hypocrisie n'est donc pas spécialement opposée à la vertu de la vérité.
2. Toute dissimulation paraît provenir d'un dol, et est par conséquent opposée à la simplicité. Or, le dol est contraire à la prudence, comme nous l'avons vu (quest. lv, art. 4). L'hypocrisie, qui est une dissimulation, n'est donc pas opposée à la vérité, mais elle l'est plutôt à la prudence ou à la simplicité.
3. Les espèces des actes moraux se considèrent d'après leur fin. Or, l'hypocrisie a pour fin d'acquérir de l'argent ou la vaine gloire. C'est pourquoi, à l'occasion de ces paroles (Jb 27) : Quae est spes hypocritae, la glose dit (ord. Greg. lib. xviii, Mor. cap. 7) : L'hypocrite, qu'en latin on désigne sous le nom de simulator, est un avare ravisseur qui, désirant être vénéré pour sa sainteté, tout en agissant injustement, ravit ainsi la louange que les autres méritent. Par conséquent, puisque l'avarice ou la vaine gloire n'est pas directement opposée à la vérité, il semble que la dissimulation ou l'hypocrisie ne le soit pas non plus.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Toute dissimulation est un mensonge, comme nous l'avons dit (art, 1 huj. quaest.). Or, le mensonge est directement opposé à la vérité. La dissimulation ou l'hypocrisie l'est donc également.
CONCLUSION. — L'hypocrisie étant une dissimulation par laquelle on feint de jouer un personnage autre qu'on est, elle est par elle-même contraire à la vérité par laquelle on se montre extérieurement, par sa conduite et ses discours, tel qu'on est, quoique par accident elle puisse être contraire à beaucoup d'autres vertus.
Réponse Il faut répondre que, d'après Aristote (Met. lib. x, text. 13 et 14), la contrariété est une opposition relative à la forme, c'est-à-dire au principe d'où l'objet tire son espèce. C'est pourquoi il faut dire que la dissimulation ou l'hypocrisie peut être opposée à une vertu de deux manières : directement et indirectement. Son opposition directe ou sa contrariété doit se considérer d'après l'espèce même de l'acte, qui est pris selon son objet propre. Par conséquent, l'hypocrisie étant une dissimulation par laquelle on feint d'être un personnage qu'on n'est pas, comme nous l'avons dit (art. préc.), il s'ensuit qu'elle est directement opposée à la vérité, par laquelle on se montre tel qu'on est par sa conduite et ses discours, comme on le voit (Eth. lib. iv, cap. 7), — L'opposition ou la contrariété indirecte de l'hypocrisie peut se considérer d'après un accident, tel qu'une fin éloignée ou un instrument de l'acte, ou toute autre chose (1).
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'hypocrite qui simule une vertu la prend pour fin, non en réalité, comme s'il voulait l'avoir, mais en apparence, comme voulant paraître la posséder. D'où il résulte qu'il n'est pas en opposition avec cette vertu; mais qu'il l'est avec la vérité, parce qu'il veut tromper les hommes à l'égard de la vertu qu'il feint. Quant aux oeuvres de cette vertu, il ne les accomplit pas comme s'il les voulait pour elles-mêmes, mais il les produit instrumentalement pour en faire des signes de la vertu qu'il veut feindre. Il n'est donc pas par là en opposition directe avec cette vertu.
2. Il faut répondre au second, que, comme nous l'avons dit (quest. lv, art. 3, 4 et 5), l'astuce est directement opposée à la prudence. C'est à ce vice qu'il appartient de découvrir des voies apparentes et qui ne sont pas vraies pour arriver à ses fins. L'astuce a pour moyens propres d'exécution, le dol quand il s'agit de parler, et la fraude quand il faut agir; et ce que l'astuce est à la prudence, le dol et la fraude le sont à la simplicité. Le dol ou la fraude a pour but principal de tromper, et quelquefois pour but secondaire de nuire. Il appartient donc directement à la simplicité de se préserver de toute supercherie, et sous ce rapport, comme nous l'avons dit (quest. cix, art. 2 ad 4), la vertu de la simplicité est la même que celle de la vérité ; elle n'en diffère que rationnellement. Car on dit qu'il y a vérité, selon que les signes sont d'accord avec les choses signifiées, et on appelle simplicité ce qui ne se porte pas vers des choses diverses (1), comme quand on se propose une chose intérieurement et qu'on en manifeste une autre extérieurement.
3. Il faut répondre au troisième, que le gain ou la gloire est la fin éloignée de celui qui dissimule comme de celui qui ment. Par conséquent, ce n'est pas de cette fin que l'hypocrisie tire son espèce, mais c'est de sa fin prochaine, qui consiste à se montrer autre qu'on est. Ainsi il arrive quelquefois qu'on en fait beaucoup à croire sur son compte, sans autre motif que de se donner le plaisir de dissimuler, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 7), et comme nous l'avons vu au sujet du mensonge (quest. ex, art. 2).
Objections: 1. Il semble que l'hypocrisie soit toujours un péché mortel. Car, d'après saint Jérôme (Is. xvi glos. ord.), si l'on compare ces deux maux, c'est une faute moins grave de pécher ouvertement que de simuler la sainteté. A l'occasion de ces paroles (Jb 1) : Sicut autem Domino placuit , la glose (Aug. Sup. illud Ps. Lxiii, Scrutati sunt iniquitates) dit que l'équité simulée n'est pas de l'équité, mais un double péché. Et sur ces mots du prophète Jérémie (Lm 4) : L’ iniquité de mon peuple est devenue plus grande que le péché de Sodome, la glose dit encore (ordin.) : On déplore les fautes de l'âme qui tombe dans l'hypocrisie, et dont l'iniquité surpasse le péché des habitants de Sodome. Or, les péchés des Sodomites sont des péchés mortels. L'hypocrisie est donc toujours un péché mortel aussi.
2. Saint Grégoire dit (Mor. lib. xxxi, cap. 8) que les hypocrites pèchent par malice. Or, c'est la faute la plus grave, parce qu'elle appartient au péché contre l'Esprit-Saint. L'hypocrite pèche donc toujours mortellement.
3. On ne mérite la colère de Dieu et d'être privé de sa vue que pour un péché mortel. Or, on mérite par l'hypocrisie la colère de Dieu, d'après ces paroles de Job (Jb 36,13) : Les hypocrites et les rusés provoquent la colère de Dieu. L'hypocrite mérite aussi d'être exclu de la vision de Dieu, d'après ces autres paroles (Jb 13,16) : Aucun hypocrite ne viendra en sa présence. L'hypocrisie est donc toujours un péché mortel.
En sens contraire Mais c'est le contraire. 1° L'hypocrisie est un mensonge d'action, puisqu'elle est une dissimulation. Or, tout mensonge d'action n'est pas un péché mortel. Toute hypocrisie n'en est donc pas un non plus. — 2° L'intention de l'hypocrite, c'est de paraître bon. Or, ceci n'est pas opposé à la charité.
L'hypocrisie n'est donc pas un péché mortel en soi. — 3° L'hypocrisie naît de la vaine gloire, comme le dit saint Grégoire (Mor. lib. xxxi, cap. 17). Or, la vaine gloire n'est pas toujours un péché mortel. Par conséquent l'hypocrisie non plus.
CONCLUSION. — L'hypocrisie par laquelle on ne cherche pas à être saint, mais à le paraître, est un péché mortel ; celle par laquelle on se propose de simuler la sainteté, quoiqu'on ne soit pas saint, peut être un péché véniel ou un péché mortel, selon qu'elle est ou qu'elle n'est pas contraire à la vérité.
Réponse Il faut répondre que dans l'hypocrisie il y a deux choses : le défaut de sainteté et l'acte par lequel on simule cette vertu. Par conséquent, si on appelle hypocrite celui qui ace double tort, c'est-à-dire celui qui s'inquiète peu d'être saint et qui veut seulement le paraître, comme l'Ecriture a coutume de le faire, il est évident que cette hypocrisie est un péché mortel ; car on n'est totalement privé de la sainteté que par un péché semblable. — Mais si on entend par hypocrite celui qui a l'intention de simuler la sainteté dont le péché mortel l'a privé, quoiqu'il soit alors dans le péché mortel et privé de la grâce, cette dissimulation n'est pas toujours pour lui un péché mortel; elle peut quelquefois n'être qu'un péché véniel. C'est ce qu'il faut distinguer d'après la fin qu'on se propose. Si cette fin répugne à l'amour de Dieu ou du prochain, il y a un péché mortel, comme quand on simule la sainteté pour répandre une fausse doctrine, ou pour obtenir une dignité ecclésiastique dont on est indigne, ou pour d'autres biens temporels dans lesquels on met sa fin. Mais si le but qu'on se propose ne répugne pas à la charité, la faute n'est que vénielle, comme quand on prend plaisir dans la fiction elle-même. Celui qui en est là, dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 7), est plutôt vain que méchant. Car il faut raisonner sur la dissimulation comme sur le mensonge. — Il arrive aussi quelquefois qu'on simule une perfection de sainteté qui n'est pas de nécessité de salut. Cette dissimulation n'est pas toujours un péché mortel, et n'est pas toujours non plus accompagnée d'un péché de ce genre.
La réponse aux objections est par là même évidente.
Nous avons maintenant à nous occuper de la jactance et de l'ironie, qui sont des parties du mensonge, d'après Aristote (Eth. lib. iv, cap. 7). A l'égard de la jactance il y a deux questions : 1° A quelle vertu est-elle opposée? — 2° Est-elle un péché mortel ?
Objections: 1. Il semble que la jactance ne soit pas opposée à la vertu de la vérité. Car le mensonge est contraire à cette vertu. Or, quelquefois il peut y avoir jactance sans qu'il y ait mensonge; comme quand on vante sa propre supériorité. Ainsi il est dit (Est 1,3) qu’Assuérus fit un grand festin pour montrer les richesses de sa gloire et de son royaume, pour étaler sa grandeur et faire jactance de son pouvoir. La jactance n'est donc pas opposée à la vertu de la vérité.
2. Saint Grégoire fait de la jactance une des quatre espèces d'orgueil (Mor. lib. xxiii, cap. 4), qui consiste à se vanter d'avoir ce qu'on n'a pas. C’est ce qui fait dire au prophète (Jr 48,29) : Nous avons appris l'orgueil de Moab (et il est extraordinairement superbe), nous connaissons son élévation, son arrogance et la fierté de son coeur altier. Je sais, dit le Seigneur, quelle est sa jactance, mais sa force n'y répond pas. Saint Grégoire dit encore (Mor. lib. xxxi, cap. 7) que la jactance vient de la vaine gloire. Or, l'orgueil et la vaine gloire sont opposés à la vertu de l'humilité. Ce n'est donc pas à la vérité, mais à l'humilité que la jactance est contraire.
3. La jactance paraît être produite par les richesses. C'est ce qui fait dire (Sg 5,8) : Que nous a servi l'orgueil, ou qu'avons-nous retiré de la jactance que nous inspiraient nos richesses ? Or, l'excès des richesses paraît appartenir au péché d'avarice, qui est contraire à la justice ou à la libéralité. La jactance n'est donc pas opposée à la vérité.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. ii et iv, cap. 7) que la jactance est opposée à la vérité.
CONCLUSION. — La jactance est opposée à la vérité par excès.
Réponse Il faut répondre que la jactance proprement dite paraît impliquer que l'homme se vante par ses discours. Car on élève haut ce qu'on veut lancer loin (1). Or, l'homme s'élève, à proprement parler, en disant de lui des choses supérieures à son mérite. Ce qui se fait de deux manières. Car quelquefois on parle de soi de manière à en dire plus que ce que les autres en pensent; ce que l'Apôtre évite en disant (2Co 12,6) : Je me retiens, de peur que quelqu'un ne m'estime au-dessus de ce qu'il voit en moi ou de ce qu'il en apprend. D'autres fois on s'élève par ses paroles en disant de soi plus que ce qu'il en est dans la réalité. Et comme on doit juger une chose plutôt d'après ce qu'elle est en elle-même que d'après ce qu'elle es t dans l'opinion des autres, il s'ensuit qu'il y a plutôt jactance proprement dite quand on s'élève au- dessus de ce qu'on est en soi que quand on s'élève au-dessus de ce qu'on est dans l'opinion des autres, quoique ce mot puisse s'employer des deux manières. C'est pourquoi la jactance proprement dite est opposée à la vérité, parce qu'elle va au-delà.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement repose sur la jactance selon qu'elle va au-delà de l'opinion.
2. Il faut répondre au second, que l'on peut considérer le péché de la jactance de deux manières : 1° Selon l'espèce de l'acte, et il est ainsi opposé à la vérité, comme nous l'avons dit (in cor p. et quest. ex, art. 2). 2° Selon sa cause qui le produit le plus souvent, quoiqu'elle ne le produise pas toujours. En ce sens il vient de l'orgueil comme de la cause qui nous y excite et nous y pousse intérieurement. Car, par là même que l'arrogance élève intérieurement quelqu'un au-dessus de lui-même, il s'ensuit ordinairement qu'il se vante davantage extérieurement ; quoiqu'il arrive aussi quelquefois que ce ne soit pas l'arrogance, mais la vanité qui porte un individu à se vanter, et qu'il y prenne plaisir, parce qu'il en a contracté l'habitude. C'est pourquoi l'arrogance par laquelle on s'élève au-dessus de soi-même est une espèce d'orgueil ; mais elle n'est pas la même chose que la jactance, elle en est seulement le plus souvent la cause. C'est pour ce motif que saint Grégoire met la jactance au nombre des différentes espèces d'orgueil. Celui qui se vante tend ordinairement à tirer gloire de ses vanteries, et c'est pour cela que, d'après le même docteur, ce vice vient de la vaine gloire en raison de sa fin (1).
3. Il faut répondre au troisième, que l'opulence produit aussi la jactance de deux manières : 1° Occasionnellement, quand on s'enorgueillit do ses richesses, et c'est ce qui fait dire expressément au Sage (Pr 8) que les richesses sont superbes. 2° Finalement -, parce que, comme l'observe Aristote (Eth. lib. iv, cap. 7), il y en a qui se vantent non-seulement à cause de la gloire, mais encore à cause du gain, et ils feignent qu'ils ont ce qui peut les mener à la fortune. Ainsi ils se disent médecins, savants ou devins (1).
(I) D'après la théorie d'Aristote, la vérité tient le milieu ; d'un côté se trouve la jactance ou le charlatanisme, de l'autre l'ironie ou la modestie affectée.
(I) Saint Thomas fait ici allusion au mot facture, qui signifie lancer.
(2) Il a pour cause l'arrogance et pour fin la vaine gloire.
(1) On se fait de la réputation pour en tirer de l'argent.
Objections: 1. Il semble que la jactance soit un péché mortel. Car il est dit (Pr 28,25) : Celui qui se vante et qui s'enfle d'orgueil excite des querelles. Or, c'est un péché mortel d'exciter des querelles ; puisque Dieu déteste ceux qui sèment la discorde, comme on le voit (Pr 6,16 Pr 6,19). La jactance est donc un péché mortel.
2. Tout ce que la loi de Dieu défend est un péché mortel. Or, à l'occasion de ces paroles (Si 6,2) : Ne vous élevez pas dans la pensée de votre âme, la glose dit (interl.) que la jactance et l'orgueil sont défendus. La jactance est donc un péché mortel.
3. La jactance est un mensonge. Elle n'est pas un mensonge joyeux, ni un mensonge officieux, ce qui est évident d'après la fin du mensonge. Car, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 7), celui qui se vante se dit plus qu'il n'est, quelquefois sans aucun but, d'autres fois pour se faire glorifier ou honorer, ou encore pour gagner de l'argent. Ainsi il est évident que la jactance n'est ni un mensonge joyeux, ni un mensonge officieux. Il faut donc qu'elle soit un mensonge pernicieux, et par conséquent il semble que cette faute soit mortelle.
En sens contraire Mais c'est le contraire. La jactance vient de la vaine gloire, d'après saint Grégoire (Mor. lib. xxxi, cap. 17). Or, la vaine gloire n'est pas toujours un péché mortel, mais elle est quelquefois un péché véniel qu'il appartient aux plus parfaits d'éviter. Car le même Père dit (Mor. lib. viii, cap. 30) qu'il appartient aux parfaits de chercher la gloire de Dieu dans leurs actions une fois qu'elles sont connues, de manière à ne pas se réjouir d'une joie personnelle au sujet des éloges qu'ils en reçoivent. La jactance n'est donc pas toujours un péché mortel.
CONCLUSION. — C'est un péché mortel de se vanter d'une chose en portant atteinte à la gloire de Dieu, par mépris ou par injure pour le prochain ; autrement le péché est mortel ou véniel, selon la gravité ou la légèreté de sa cause.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. ex, art. 4), le péché mortel est celui qui est contraire à la charité. On peut donc considérer la jactance de deux manières : 1° en elle-même, selon qu'elle est un mensonge, et alors elle est tantôt un péché mortel et tantôt un péché véniel. C'est un péché mortel, quand on se vante au point de porter atteinte à la gloire de Dieu, comme ce roi de Tyr, dont le prophète dit (Ez 28,2) : Votre coeur s'est élevé, et vous avez dit : Je suis Dieu. Ou bien quand la jactance est contraire à l'amour du prochain, comme quand, en se vantant soi-même, on couvre de mépris et d'outrages les autres, tel que le pharisien qui disait (Lc 18,11) : Je ne suis pas comme les autres hommes qui sont voleurs, injustes, adultères, ni comme ce publicain. C'est un péché véniel quand on se vante sans rien dire qui soit ou contre Dieu, ou contre le prochain. 2° On peut considérer la jactance relativement à sa cause, qui est l'orgueil ou le désir du gain ou de la vaine gloire. A ce point de vue, si elle procède d'un orgueil ou d'une vaine gloire qui soit un péché mortel, elle est un péché mortel aussi (1) ; autrement elle n'est que vénielle. Mais quelquefois on se vante pour foire un bénéfice, alors cet acte paraît avoir pour but de tromper le prochain et de lui causer un dommage. C'est pourquoi cette espèce de jactance est plutôt un péché mortel. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. iv, cap. 7) que celui qui se vante pour faire un gain est plus blâmable que celui qui se vante pour acquérir de la gloire ou de l'honneur. Elle n'est cependant pas toujours un péché mortel, parce que l'on peut gagner, sans qu'il en résulte pour un autre une perte (2).
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que celui qui se vante pour exciter des querelles pèche mortellement. Mais il arrive quelquefois que la jactance excite des discordes, non par elle-même, mais par accident. Alors elle n'est pas un péché mortel.
2. Il faut répondre au second, que cette glose parle de la jactance, selon qu'elle procède de l'orgueil défendu, qui est un péché mortel.
3. Il faut répondre au troisième, que la jactance n'implique pas toujours un mensonge pernicieux; elle ne l'implique que quand elle est contraire à l'amour de Dieu ou du prochain, ou en elle-même, ou d'après sa cause. Mais qu'un individu se vante parce qu'il trouve en cela un plaisir, c'est une chose vaine, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 7), et qui revient par conséquent au mensonge joyeux. A moins que par hasard il ne préfère cette jouissance à l'amour de Dieu, et que pour ce motif il ne méprise les préceptes divins ; car, dans ce cas, il agirait contrairement à la charité, dans laquelle notre âme doit se reposer comme dans sa fin dernière. La jactance paraît revenir au mensonge officieux quand on se vante pour acquérir de la gloire ou de l'argent, pourvu que ce soit sans préjudice pour les autres, parce qu'alors on retomberait dans le mensonge pernicieux.
(1) Parce que, dans ce cas, elle porte atteinte à la charité.
(2) Il peut aussi se faire que la perte qui en résulte ne soit pas assez grave pour faire un péché mortel.
Nous avons ensuite à examiner l'ironie. — A ce sujet deux questions se présentent : 1° L'ironie est-elle un péché? — 2° Est-elle un péché moins grave que la jactance?
(3) En grec eípwveta. Ce mot, que saint Thomas a conservé, est traduit en latin par le mot cavi I latio, dans la traduction de Théophraste ; et la Bruyère l'a rendu par celui de dissimulation. Nous conservons le mot ironie, tout en rappelant le sens particulier qu'il faut attacher à cette expression (Voy. pag. I2í).
Objections: 1. Il semble que l'ironie par laquelle on se fait moins qu'on est ne soit pas un péché. Car aucun péché ne provient de la force qu'on reçoit de Dieu, et cette force fait cependant qu'on se dit moins qu'on est, d'après ces paroles du Sage (Pr 30,1) : Vision qu'eut Jgure, cet homme inspiré avec lequel Dieu habite et qui est fortifié par sa présence. Il dit : Je suis le plus sot des hommes. On voit dans Amos (vu, 14) : Amos répondit : Je ne suis pas un prophète. L'ironie par laquelle on se dit moins qu'on est n'est donc pas un péché.
2. Saint Grégoire dit dans sa lettre à saint Augustin, l'apôtre de l'Angleterre (Lib. xii Regist. ep. xxxi, interrog. 10) : Il appartient aux bonnes âmes de se reconnaître coupables là où il n'y a pas de fautes. Or, tout péché répugne à la bonté de l'âme. L'ironie n'est donc pas un péché.
3. Ce n'est pas un péché de fuir l'orgueil. Or, il y en a qui se disent moins qu'ils ne sont pour éviter ce vice, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 7). L'ironie n'est donc pas un péché.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. de verb. apost, serm. xxix): Quand vous mentez par humilité, si vous n'étiez pas pécheur avant de mentir, vous le devenez en mentant.
CONCLUSION. — L'ironie par laquelle on s'abaisse en mentant ou en niant ce qu'il y a de grand en soi, est un péché, mais il n'en est pas de même de celle par laquelle nous découvrons nos moindres qualités, en cachant celles qui sont plus excellentes.
Réponse Il faut répondre qu'on peut se dire moins vertueux qu'on est de deux manières : 1° sans blesser la vérité; par exemple, en passant sous silence ce qu'il y a de plus grand en soi, pour ne parler que de choses de moindre importance qui existent dans la réalité telles qu'on les représente. Se dire de cette manière moins qu'on est, ce n'est pas une ironie; ce n'est pas non plus un péché dans son genre, à moins qu'il ne s'y joigne des circonstances mauvaises. 2° On peut s'abaisser en s'écartant de la vérité; comme quand on s'accuse de certaine bassesse qu'on ne reconnaît pas en soi, ou quand on nie de soi quelque chose de grand qu'on sait cependant posséder. Dans ce cas, c'est une ironie et il y a toujours péché.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il y a deux sortes de sagesse et deux sortes de folie. Car il y a une sagesse selon Dieu qui a pour compagne la folie humaine ou mondaine, d'après ces paroles de saint Paul (1Co 3,18) : Si quelqu'un d'entre vous passe pour sage selon le monde, qu'il devienne fou, pour être sage. L'autre sagesse est celle du monde qui, comme l'ajoute l'Apôtre, est folie devant Dieu. Ainsi celui que Dieu fortifie avoue qu'il est le plus insensé au jugement des hommes; parce qu'il méprise les choses humaines que la sagesse des hommes recherche. C'est pourquoi il ajoute : La sagesse des hommes n'est pas avec moi. Puis : Je connais la science des saints. — On peut encore dire que la sagesse des hommes est celle qu'on acquiert par la raison humaine, tandis que la sagesse des saints est celle qui vient de l'inspiration divine. Quant à Amos, il nia qu'il fût prophète d'origine (1), parce qu'il n'était pas de la famille des prophètes. C'est pourquoi il ajoute qu'il n'est pas le fils d'un prophète.
2. Il faut répondre au second, qu'il appartient à la bonté de l'âme de tendre à la perfection de la justice ; c'est pourquoi on se croit répréhensible, non seulement si l'on s’écarte de la justice commune, ce qui est véritablement une faute, mais encore si on s'écarte de la perfection de la justice; ce qui quelquefois n'est pas un péché (2). Mais on n'appelle pas faute ce qu'on ne reconnaît pas pour tel ; ce qui appartiendrait au mensonge qu'on désigne sous le nom d'ironie.
3. Il faut répondre au troisième, que l'on ne doit pas faire un péché pour en éviter un autre; c'est pour cela qu'on ne doit mentir d'aucune manière pour éviter l'orgueil. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Sup. Joan. Tract, xliii) : Ne craignez pas tellement l'arrogance que vous abandonniez la vérité ; et à saint Grégoire (Mor. lib. xxvi, cap. 3) que les humbles qui se jettent dans les filets du mensonge manquent de discrétion et de prudence.
(I) Il n'était pas un prophète comme Jérémie, et il n'avait pas non plus été formé à l'école des prophètes, comme les enfants des prophètes.
(2) C'est une imperfection que les âmes d'élite se reprochent.
Objections: 1. Il semble que l'ironie ne soit pas un péché moindre que la jactance. Car dans l'un et l'autre cas il y a péché, parce qu'on s'écarte de la vérité qui est une égalité. Or, on ne s'écarte pas plus de l'égalité par excès que par défaut. L’ironie n'est donc pas un péché moindre que la jactance.
2. d'après Aristote (Eth. lib. iv, cap. 7) : L'ironie est quelquefois de la jactance, mais la jactance n'est pas de l'ironie. L'ironie n'est donc pas un péché moindre que la jactance.
3. Le Sage dit (Pr 26,25) : Si quelqu'un vous parle d'un ton humble, ne vous fiez pas à lui, parce qu'il cache dans son coeur plusieurs dessins abominables. Or, il appartient à l'ironie de parler d'un ton humble. Il y a donc en elle plusieurs sortes de malice.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. 7) que ceux qui déprécient les qualités qu'ils ont, sont moins répréhensibles moralement.
CONCLUSION. — La jactance est un vice plus grave que l'ironie, quoique, par suite des dispositions mauvaises du coeur, il arrive que l'ironie soit plus grave que la jactance.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. ex, art. 2 et 4), un mensonge est plus grave qu'un autre ; tantôt en raison de la matière sur laquelle il porte, c'est ainsi que le mensonge que l'on fait dans l'enseignement de la religion est le plus grave ; tantôt en raison du motif qui le fait commettre, c'est ainsi qu'un mensonge pernicieux est plus grave qu'un mensonge officieux ou joyeux. Or, l'ironie et la jactance sont des mensonges qui se produisent par des paroles ou par des signes extérieurs, à l'égard du même objet, c'est-à-dire à l'égard de la condition de la personne qui parle. Par conséquent sous cet aspect ils sont égaux. Mais la jactance provient ordinairement d'un motif plus honteux, qui est le désir de l'argent ou de l'honneur; tandis que l'ironie cherche au contraire, bien que d'une manière déréglée, à éviter d'être à charge aux autres par l'orgueil. C'est ce qui fait dire à Aristote (loc. cit.) que la jactance est une faute plus grave que l'ironie (1). Cependant il arrive quelquefois qu'on a l'air de se rabaisser pour un autre motif, par exemple, pour tromper perfidement les autres. Alors l'ironie est plus grave.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement s'appuie sur l'ironie et la jactance, selon qu'on considère la gravité du mensonge en lui-même ou d'après sa matière. Car nous avons dit qu'à ce point de vue ces deux fautes sont égales.
2. Il faut répondre au second, qu'il y a deux sortes de supériorité ; l'une consiste dans les choses spirituelles et l'autre dans les choses temporelles. Or, il arrive quelquefois que par des paroles ou par d'autres signes on affiche une certaine humiliation à l'extérieur, par exemple, en portant de mauvais habits ou en usant de moyens analogues, et qu'on agit do la sorte pour faire croire à son avancement spirituel. C'est ainsi que le Seigneur dit des pharisiens (Mt 6,16) qu'ils exterminent leur visage, pour faire voir aux autres hommes qu'ils jeûnent. Dans ce cas on pèche tout à la fois par ironie et par jactance, quoique sous des rapports divers, et le péché que l'on fait est pour ce motif plus grave. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. iv, cap. 7) que la surabondance et le défaut extrême sont également des preuves de jactance. C'est pour cette raison que, d'après Possidius (Vit. Augxist. cap. 22), saint Augustin ne voulait pas avoir des habits trop riches, ni trop communs, parce que les hommes cherchent leur gloire dans l'un et l'autre cas.
3. Il faut répondre au troisième, que, comme le dit l'Ecriture (Si 19,23) : Tel s'humilie malicieusement, dont le fond du coeur est plein de tromperie. C’est dans le même sens que Salomon parle de celui qui prend malignement un ton modeste par une humilité trompeuse.
(I) La jactance est plus odieuse ; cependant si l'ironie n'est qu'une modestie affectée, qui ait pour but de tromper les autres, elle devient plus grave, parce, qu'elle touche à l'hypocrisie.
Après avoir parlé de la vérité, nous devons traiter de l'amitié qu'on nomme affabilité et des vices qui lui sont contraires, tels que l'adulation et la contradiction. — A l'égard de l'amitié ou de l'affabilité il y a deux questions à traiter : 1° Est-elle une vertu spéciale ? — 2° Est-elle une partie de la justice?
Objections: 1. Il semble que l'affabilité ne soit pas une vertu spéciale. Car Aristote dit (Eth. lib. viii, cap. 3) que l'amitié parfaite est celle qui existe à cause de la vertu. Or, toute vertu est cause de l'amitié; parce que le bien de tous les êtres est aimable, comme l'observe saint Denis (De div. nom. cap. 4). L'affabilité ou l'amitié n'est donc pas une vertu spéciale, mais elle résulte de toute vertu.
2. Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. 6) que cette espèce d'ami ne prend les choses, comme il convient, ni par amour, ni par haine. Or, donner des marques d'amitié à ceux que l'on n'aime pas, cet acte paraît appartenir à la dissimulation qui répugne à la vérité. Cette espèce d'amitié n'est donc pas une vertu.
3. La vertu consiste dans un milieu que le sage doit déterminer, d'après Aristote (Eth. lib. ii, cap. 6). Or, l'Ecriture dit (Qo 7,5) : Le coeur des sages est là où se trouve la tristesse, et le coeur des insensés où est la joie. Par conséquent il appartient à l'homme vertueux de se tenir en garde surtout contre le plaisir, selon la remarque du philosophe (Eth. lib. ii, cap. ult.). Or, cette amitié cherche par elle-même à délecter, et craint de contrister, comme on le voit encore (Eth. lib. iv, cap. 6). Elle n'est donc pas une vertu.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Les préceptes de la loi ont pour objet les actes des vertus. Or, il est dit dans l'Ecriture (Si 4,7) : Rendez-vous affable à rassemblée des pauvres. L'affabilité que nous désignons ici sous le nom d'amitié est donc une vertu spéciale.
CONCLUSION. — L'amitié ou l'affabilité est une vertu spéciale d'après laquelle les hommes étant d'accord ensemble sont bien disposés les uns pour les autres.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. cix, art. 2, et I-II, quest. lv, art. 3), la vertu se rapportant au bien, où il y a une raison spéciale de bien, il faut qu'il y ait une espèce de vertu particulière. Or, le bien consiste dans l'ordre, comme nous l'avons vu (quest. cix, art. 2). Il faut donc que l'homme soit convenablement mis en rapport avec les autres hommes pour sa conduite en général, à l'égard de ses actions aussi bien que de ses paroles ; de manière qu'il soit pour chacun ce qu'il convient. C'est pourquoi il est nécessaire qu'il y ait une vertu spéciale pour observer cette convenance de rapport, et c'est cette vertu qu'on appelle amitié ou affabilité.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'Aristote parle dans sa Morale de deux sortes d'amitié. L'une consiste principalement dans l'affection que l'on a l'un pour l'autre ; elle peut être la conséquence de toute vertu. Nous avons dit ce qui concerne cette espèce d'amitié à l'occasion de la charité (quest. xxi», art. 1 et art. 3 ad 1, et quest. xxv et xxvi). L'autre amitié qu'il distingue consiste exclusivement dans les paroles ou les actes extérieurs. Elle n'a pas tout ce qui constitue l'amitié parfaite, mais elle en a la ressemblance, et c'est elle qui fait qu'on se conduit convenablement à l'égard de ceux avec lesquels on vit.
2. Il faut répondre au second, que tout homme est naturellement pour un autre homme un ami, en ce sens qu'il l'aime d'un amour général. C'est ce que l'Ecriture exprime en disant (Si 13,19) que tout animal aime son semblable. Cet amour se manifeste par les marques d'amitié que l'on donne extérieurement par ses paroles ou ses actions aux étrangers, ou aux inconnus. Il n'y a donc pas là de dissimulation. Car on ne leur donne pas des preuves d'une amitié parfaite, parce qu'on n'agit pas familièrement avec des étrangers, comme avec ceux auxquels on est uni par des liens tout particuliers.
3. Il faut répondre au troisième, qu'on dit que le coeur des sages est là où se trouve la tristesse, ce qui ne signifie pas qu'ils contristent leur prochain. Car l'Apôtre dit (Rm 14,15) : Si en mangeant quelque chose vous attristez vos frères, dès lors vous ne vous conduisez plus selon les règles delà charité. Mais ces paroles indiquent que les sages portent des consolations aux affligés, d'après cet autre passage de l'Ecriture (Si 7,38) : Ne manquez pas de consoler ceux qui sont dans la tristesse et pleurez avec ceux qui pleurent. Au contraire, le coeur des insensés est là où se trouve la joie, non pour réjouir les autres, mais pour jouir de leurs amusements. Il appartient donc au sage de procurer du plaisir à ceux avec lesquels il vit, non ce plaisir coupable que la vertu repousse, mais ces jouissances honnêtes qui font dire au Psalmiste (Ps 137,1) : Combien il est bon, combien il est agréable pour des frères d'habiter ensemble. Quelquefois cependant, pour produire un bien ou pour éviter un mal, l'homme vertueux ne craint pas de contrister ceux avec lesquels il vit, comme l'observe Aristote (Eth. lib. iv, cap. G). C'est pour cela que l'Apôtre dit (2Co 7,8) : Si je vous ai attristés par ma lettre, je ne m'en repens pas. Puis : Je me réjouis non de ce que vous avez eu de la tristesse, mais de ce que cette tristesse vous a portés à la pénitence. C'est pourquoi nous ne devons pas montrer un visage gai à ceux qui sont prêts à pécher, dans la crainte qu'en leur donnant cette satisfaction, nous ne paraissions consentir à leur faute, et que nous ne les encouragions en quelque sorte au mal. D'où il est dit (Si 7,26) : Avez-vous des filles ? Conservez la pureté de leur corps et ne vous montrez pas à elles avec un visage gai.
(I) Cette vertu, qui est ici désignée sous le nom d'affabilité, est ce que nous appelons parmi nous l'honnêteté, la politesse, la civilité. Dans le tableau des vertus morales que M. Coray a tracé, d'après Aristote, il se sert du mot amabilité, et lui donne pour contraires la flatterie et l'humeur farouche ou difficile.
II-II (Drioux 1852) Qu.111 a.3