II-II (Drioux 1852) Qu.117 a.3

ARTICLE III. — l'emploi de l'argent est-il un acte de libéralité ?


Objections: 1. Il semble que l'emploi de l'argent ne soit pas un acte de libéralité. Car les vertus différentes produisent des actes différents. Or, il convient à d'autres vertus, comme la justice et la magnificence, de faire usage de l'argent. Ce n'est donc pas un acte propre à la libéralité.

2. Il appartient au libéral non-seulement de donner, mais encore de recevoir et de garder. Or, ces deux derniers actes ne paraissent pas appartenir à l'usage de l'argent. C'est donc à tort qu'on dit que cet usage est l'acte propre de la libéralité.

3. L'usage de l'argent ne consiste pas seulement à le donner, mais à le dépenser. Or, la dépense se rapporte à celui qui consomme à son profit, et par conséquent elle ne paraît pas être un acte de libéralité. Car Sénèque dit (De bene f. lib. v, cap. 9) qu'on n'est pas libéral quand on donne à soi-même. Donc tout usage de l'argent n'appartient pas à la libéralité.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. iv, cap. 1) : Celui qui possède la vertu relative à chaque chose doit être le plus capable de faire de chaque chose un bon usage ; et par conséquent, celui qui possède la vertu relative aux richesses, sait aussi le mieux en faire un bon emploi. Or, c'est là ce qui fait le libéral. Le bon usage des richesses est donc un acte de libéralité.

CONCLUSION. — L'acte propre de la libéralité est le bon usage des richesses.

Réponse Il faut répondre que l'espèce de l'acte se tire de son objet, comme nous l'avons vu (I-II, quest. xviii, art. 2). Or, l'objet ou la matière de la libéralité est l'argent, et tout ce qui peut être estimé à prix d'argent, ainsi que nous l'avons dit (art. préc. ad 2). Et comme toute vertu se rapporte convenablement à son objet, il s'ensuit que, la libéralité étant une vertu, son acte doit être proportionné à l'argent (1). De plus, l'argent étant du nombre des biens utiles, puisque tous les biens extérieurs existent pour que l'homme en use, il en résulte que l'acte propre de la libéralité est l'usage de l'argent ou des richesses.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il appartient à la libéralité de faire un bon usage des richesses considérées comme telles, parce que les richesses sont la matière propre de cette vertu. Il appartient à la justice d'en user sous un autre rapport, c'est-à-dire à titre de choses dues, selon qu'une chose extérieure est due à autrui. Il appartient à la magnificence d'employer les richesses d'après une autre raison spéciale, c'est-à-dire de s'en servir pour l'accomplissement d'une grande oeuvre. Par conséquent la magnificence vient s'ajouter d'une certaine manière à la libéralité, comme nous le verrons (quest. cxxxiv).

2. Il faut répondre au second, qu'il appartient à l'homme vertueux non-seulement de faire un bon usage de sa matière ou de son instrument, mais encore de préparer tout ce qui peut l'aider à en faire un bon usage. C'est ainsi qu'il appartient à la force du soldat non-seulement de tirer le glaive contre l'ennemi, mais encore de l'aiguiser et de le conserver dans son fourreau. Par conséquent il appartient à la libéralité non-seulement de faire un bon usage de l'argent, mais encore de le préparer et de le conserver (2) pour un usage convenable.

3. Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit (art. préc. ad I), la libéralité a pour matière prochaine les passions intérieures qui affectent l'homme à l'égard de l'argent. C'est pourquoi il appartient principalement à cette vertu d'empêcher que l'homme ne manque jamais, par suite d'un attachement déréglé pour l'argent, d'en faire un usage convenable. Or, on peut employer l'argent de deux manières : pour soi, ce qui constitue les frais ou la dépense; pour les autres, ce qui se rapporte aux présents. C'est pourquoi il appartient à la libéralité d'empêcher qu'une personne ne soit détournée par l'amour immodéré de l'argent de faire les dépenses et les dons qu'elle doit faire. Par conséquent la libéralité a pour objet les dons et les dépenses (1), d'après Aristote (Eth. lib. iv, cap. 4). Quant au passage de Sénèque il doit s'entendre de la libéralité selon qu'elle se rapporte aux dons; car on ne dit pas qu'un individu est libéral parce qu'il se donne quelque chose à lui-même.

(1) C'est-à-dire que la libéralité doit nous apprendre à faire de l'argent l'usage le plus convenable.
(2) Le libéral ne dissipe pas sans motif : il sait conserver et attendre l'occasion la plus avantageuse pour donner.
(1) Mais elle se rapporte plus au don qu'à la dépense que l'on fait pour soi.



ARTICLE IV. — LE DON EST-IL L'ACTE PRINCIPAL DE LA LIBÉRALITÉ (2) ?


Objections: 1. Il semble qu'il n'appartienne pas au libéral principalement de donner. Car la libéralité est dirigée par la prudence, comme toute autre vertu morale. Or, il semble que la fonction principale de la prudence soit de conserver les richesses. C'est ce qui fait dire à Aristote (Eth. lib. iv, cap. 4), que ceux qui n'ont pas gagné leur fortune, mais qui jouissent du bien qui leur a été transmis sont plus généreux, parce qu'ils n'ont point éprouvé l'indigence. Il semble donc que le don ne soit pas l'acte principal de la libéralité.

2. On ne s'attriste jamais de ce qu'on a principalement en vue et on ne cesse pas de le poursuivre. Or, quelquefois le libéral s'attriste de ce qu'il a donné, et il ne donne pas à tout le monde, comme le remarque Aristote (Eth. lib. iv loc. cit.). Donner n'est donc pas l'acte principal qui appartienne au libéral.

3. Pour faire ce qu'il a principalement en vue, l'homme use de tous les moyens qui sont en son pouvoir. Cependant le libéral ne demande pas, comme le dit Aristote (loc. cit.), quoiqu'il puisse se procurer par là la faculté de donner aux autres. Il semble donc que son but principal ne soit pas de donner.

4. L'homme est plus tenu de songer à lui qu'aux autres. Or, par ses dépenses il pourvoit à lui et par ses dons il pourvoit aux autres. Il appartient donc au libéral de dépenser plutôt que de donner.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (loc. cit.) que la libéralité consiste à donner surabondamment.

CONCLUSION. — Le don est l'acte principal de la libéralité, parce qu'il est plus parfait de donner que de recevoir ou de dépenser pour soi.

Réponse Il faut répondre que l'usage de l'argent est l'acte propre de la libéralité. L'usage de l'argent consiste dans son émission; car le gain de l'argent ressemble plus à sa production qu'à son usage, et sa conservation s'assimile à l'habitude, en tant qu'elle se rapporte à la faculté d'en user. Or, l'émission d'une chose procède d'une vertu d'autant plus forte que l'objet qu'elle atteint est plus éloigné, comme on le voit à l'égard des choses qu'on lance. C'est pourquoi il y a plus de vertu à émettre de l'argent en le donnant aux autres que si on le dépensait pour soi-même. Le propre de la vertu étant de tendre précisément à ce qu'il y a de plus parfait; puisque la vertu est une perfection, comme le dit Aristote (Phys. lib. vii, text. 17 et 18), il s'ensuit que le libéral mérite des éloges principalement à cause des dons qu'il fait.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il appartient à la prudence de garder l'argent pour empêcher qu'il ne soit volé ou dépensé inutilement. Mais il n'y a pas moins de prudence à le dépenser utilement qu'à le conserver de la sorte ; il y en a même davantage ; parce qu'il y a plus de choses à considérer relativement à l'usage de l'argent qui ressemble au mouvement, qu'à l'égard de la conservation qui ressemble au repos. Quant à ceux qui jouissent des richesses qu'on leur a transmises, ils dépensent plus libéralement, parce qu'ils n'ont pas éprouvé l'indigence, s'ils font leurs largesses uniquement à cause de ce défaut d'expérience, (sans avoir la vertu de la libéralité. Mais quelquefois cette inexpérience ne fait qu'enlever l'obstacle qui arrête la libéralité et elle est cause alors qu'on agit libéralement d'un meilleur coeur. Car la crainte de l'indigence qui provient de ce qu'on l'a éprouvée empêche quelquefois ceux qui ont amassé de l'argent de l'employer libéralement, et il en est de même de l'amour qu'ils lui portent comme à l'effet dont ils sont la cause, ainsi que le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 4).

2. Il faut répondre au second, que, comme nous l'avons dit (in corp. art. et art. préc.), il appartient à la libéralité de faire un bon usage de son argent et par conséquent de donner quand il faut ; ce qui s'appelle user de sa fortune. Mais toute vertu s'attriste de ce qui est contraire à son acte et évite ce qui peut l'empêcher de l'exercer. Or, il y a deux choses qui sont opposées à la convenance du don; c'est de ne pas donner quand il faut et de donner quand il ne faut pas. Le libéral évite l'une et l'autre, mais principalement la première, parce qu'elle est plus opposée à son acte propre. C'est pourquoi il ne donne pas à tout le monde; car il ne pourrait bientôt plus exercer sa libéralité, s'il donnait à chacun; puisqu'il n'aurait pas de quoi donner à ceux auxquels il convient d'offrir des dons.

3. Il faut répondre au troisième, que donner et recevoir sont entre eux comme agir et pâtir. Or, le principe de l'activité et de la passivité n'est pas le même. Par conséquent la libéralité étant le principe du don, il n'appartient pas au libéral d'être prêt à recevoir et beaucoup moins à demander. C'est ce qui a fait dire : Si quelqu'un veut plaire en ce monde à une foule de personnes, qu'il donne beaucoup, qu'il reçoive peu et qu'il ne demande rien. Le libéral a pour but de donner dans les limites que la vertu prescrit, c'est-à-dire qu'il donne le revenu de ses propres possessions qu'il recueille avec soin pour en user libéralement.

4. Il faut répondre au quatrième, que la nature engage à dépenser pour soi ; mais user de ses richesses au profit des autres, c'est le propre de la vertu.

(2) On distingue dans la libéralité quatre actes : le premier consiste à amasser, le second à conserver ce qu'on possède, le troisième à dépenser pour soi, le quatrième à faire des dons. Les deux premiers préparent la matière ; les deux autres l'emploient, mais le dernier est l'acte principal, comme le prouve saint Thomas.



ARTICLE V. — la libéralité est-elle une partie de la justice?


Objections: 1. Il semble que la libéralité ne soit pas une partie de la justice. Car la justice se rapporte à ce qui est dû. Or, plus une chose est due et moins on la donne avec libéralité. La libéralité n'est donc pas une partie de la justice, mais elle lui est contraire.

2. La justice a pour objet les opérations, comme nous l'avons vu (quest. viii, art. 9, et 2% quest. lx, art. 2 et 3). Or, la libéralité a principalement pour objet l'amour et le désir de l'argent qui sont des passions. Elle paraît donc plus appartenir à la tempérance qua la justice.

3. Il appartient à la libéralité principalement de donner comme il convient, ainsi que nous l'avons dit (art. préc. ad 2). Or, cette convenance appartient à la bienfaisance et à la miséricorde qui se rattachent à la charité, comme nous l'avons vu (quest. xxx et xxxi). La libéralité est donc plutôt une partie de la charité qu'une partie de la justice.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Ambroise dit (De offic. lib. i, cap. 28) : La justice se rapporte à la société humaine. Car la raison de la société se divise en deux parties, la justice et la bienfaisance qu'on appelle aussi libéralité et bonté. La libéralité appartient donc à la justice.

CONCLUSION. — Quoique la libéralité ne soit pas une espèce de la justice, cependant elle lui est annexée comme une de ses parties, comme une vertu secondaire l'est à une vertu principale.

Réponse Il faut répondre que la libéralité n'est pas une espèce de justice : parce que la justice rend à autrui ce qui est à lui, tandis que la libéralité donne le sien. Cependant il y a deux choses qui lui sont communes avec la justice: la première c'est qu'elle se rapporte principalement à autrui, comme la justice; la seconde c'est qu'elle a, comme elle, les choses extérieures pour objet; quoique ce soit sous un autre rapport, ainsi que nous l'avons dit (art. 2 ad 3). C'est pourquoi il y a des auteurs qui font de la libéralité une partie de la justice, et qui la rattachent à elle comme une vertu secondaire à sa vertu principale.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la libéralité, quoiqu'elle n'ait pas pour objet la dette légale qui regarde la justice, a cependant pour objet une dette morale qui résulte de la convenance, mais non d'une obligation que l'on a contractée envers autrui ; par conséquent c'est une dette moins stricte.

2. Il faut répondre au second, que la tempérance a pour objet le désir des jouissances du corps, au lieu que le désir de l'argent et la délectation qui en résulte n'est pas une passion corporelle, mais elle est plutôt une passion animale (1). La libéralité n'appartient donc pas à proprement parler à la tempérance.

3. Il faut répondre au troisième, que le don de la bienfaisance et de la miséricorde provient de ce que l'homme est affecté d'une certaine manière à l'égard de celui qui le reçoit (2) ; c'est pourquoi ce don appartient à la charité ou à l'amitié. Au contraire le don de la libéralité provient de ce que le donateur est affecté d'une certaine façon à l'égard de l'argent, puisqu'il n'a pour lui ni convoitise, ni amour. D'où il arrive qu'il donne non-seulement à ses amis, mais encore aux inconnus quand il le faut. C'est pourquoi la libéralité n'appartient pas à la charité, mais elle appartient plutôt à la justice qui a pour objet les choses extérieures.

(1) C'est-à-dire qu'elle repose sur l'opinion, «t non sur les sens. Le mot animalis a ici le sens du mot anima d'où il dérive.
(2) Dans la bienfaisance et la miséricorde, on donne par amour pour la personne, par la libéralité on donne uniquement parce qu'on n'a pas un attachement excessif pour les biens extérieurs, et qu'on sait s'en dessaisir toutes les fois qu'il le faut.


ARTICLE VI. — LA LIBÉRALITÉ EST-ELLE LA PLUS GRANDE DES VERTUS?


Objections: 1. Il semble que la libéralité soit la plus grande des vertus. Car toute vertu humaine est une ressemblance de la bonté divine. Or, c'est surtout par la libéralité que l'homme ressemble à Dieu qui donne à tous libéralement, sans reprocher ses dons, comme le dit saint Jacques (Jc 1,6). La libéralité est donc la plus grande des vertus.

2. D'après saint Augustin (De Trin. lib. vi, cap. 8), quand il s'agit de choses qui ne doivent pas leur grandeur à leur volume, plus grand et meilleur sont des mots synonymes. Or, la raison de la bonté paraît appartenir surtout à la libéralité; parce que le bien tient à se répandre, comme on le voit dans saint Denis (De div. nom. cap. 4), et c'est ce qui fait dire à saint Ambroise (De offic. lib. i, cap. 28) : La justice exerce la censure, la libéralité la bonté. La libéralité est donc la plus grande des vertus.

3. Les hommes sont honorés et aimés à cause de leur vertu. Or, Boèce dit (De cons. lib. ii, pros. 5) que la libéralité est ce qui illustre davantage. Et d'après Aristote (Eth. lib. iv, cap. 1), de tous les hommes vertueux, c'est le libéral qu'on aime le plus. La libéralité est donc la plus grande des vertus.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Ambroise dit (De offic. lib. i, cap. 28) que la justice est plus élevée que la libéralité, mais que la libéralité est plus agréable. Aristote dit également (Rhet. lib. i, cap. 9) que les justes et les forts sont ceux qu'on honore le plus et qu'après eux viennent ceux qui sont libéraux.

CONCLUSION. — Quoique la libéralité ait pour conséquence une certaine supériorité, cependant elle n'est pas principalement et par elle-même la plus grande] des vertus, mais elle est surpassée par toutes celles qui ont un objet plus noble.

Réponse Il faut répondre que toute vertu tend à un bien quelconque. Par conséquent une vertu est d'autant plus élevée qu'elle tend à un objet plus noble. Or, la libéralité tend au bien de deux manières: 1° principalement et par elle-même; 2° par voie de conséquence. 1° Son but premier et principal, c'est de régler l'affection de chacun à l'égard de la possession des richesses et de leur usage. Sous ce rapport elle vient après la tempérance qui règle les convoitises et les jouissances qui regardent notre propre corps; la force et la justice qui ont pour but le bien commun, l'une en temps de paix et l'autre en temps de guerre ; et l'on doit mettre avant toutes les autres vertus celles qui ont pour but le bien divin. Car le bien divin l'emporte sur le bien humain quel qu'il soit, et parmi les biens humains le bien public l'emporte sur le bien privé, et parmi ces derniers le bien du corps l'emporte sur le bien des choses extérieures (1). 2° La libéralité se rapporte au bien par voie de conséquence; de cette manière elle peut tendre à tous les biens que nous venons d’énumérer. Car par là même qu'un homme n'est pas attaché à l'argent, il s'ensuit qu'il en use facilement pour lui, et dans l'intérêt des autres et pour la gloire de Dieu. A ce point de vue la libéralité a une certaine supériorité, parce qu'elle est utile à une foule de choses. Mais parce qu'on doit juger une chose d'après ce qui lui convient principalement et par elle-même, plus que d'après ce qui se rapporte à elle conséquemment, on doit donc dire que la libéralité n'est pas la plus grande des vertus.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le don de Dieu provient de ce qu'il aime les hommes auxquels il l'accorde, mais non de l'affection qu'il a pour les choses qu'il donne. C'est pourquoi il semble appartenir à la charité, qui est la plus grande des vertus, plutôt qu'à la libéralité.

2. Il faut répondre au second, que toute vertu participe à la nature du bien quant à l'émission de l'acte qui lui est propre ; mais les actes de certaines vertus (2) valent mieux que l'argent qu'émet celui qui est libéral.

3. Il faut répondre au troisième, que ceux qui sont libéraux sont les plus aimés, non de l'amitié de l'honnête, comme s'ils étaient les meilleurs, mais de l'amitié de l'utile, parce que relativement aux biens extérieurs que les hommes désirent le plus en général ils rendent les plus grands services ; c'est aussi pour cette même cause qu'ils deviennent illustres.

(I) Par conséquent la tempérance est au-dessus de la libéralité, la justice et la force sont au-dessus de la tempérance, puisqu'elles se rapportent au bien commun, et les vertus théologales sont les plus élevées, puisqu'elles ont pour objet le bien divin.
(2) Ainsi un acte de justice ou de religion est bien supérieur à un don d'argent quel qu'il soit.




Question CXVIII.


DES VICES OPPOSÉS A LA LIBÉRALITÉ ET D'ABORD DE L'AVARICE.


Après avoir parlé de la libéralité, nous avons à nous occuper des vices qui lui sont opposés. — Nous traiterons d'abord de l'avarice, puis de la prodigalité. — Sur l'avarice il y a huit questions à examiner : 1° L'avarice est-elle un péché? — 2° Est-elle un péché spécial ? — 3° A quelle vertu est-elle opposée? — 4° Est-elle un péché mortel ? — 5° Est-ce le plus grave des péchés ? — 6° Est-ce un péché charnel ou un péché spirituel ? — 7° Est-ce un vice capital? — 8° Quelles sont les fautes qui en naissent?


ARTICLE I. — l'avarice est-elle un péché?


Objections: 1. Il semble que l'avarice ne soit pas un péché. Car le mot avarice (avaritia) désigne en quelque sorte le désir avide de l'argent (aeris aviditas) ; parce que ce vice consiste dans le désir des richesses, et par là on peut comprendre tous les biens extérieurs. Or, ce n'est pas un péché de rechercher les biens extérieurs ; car l'homme les désire naturellement, soit parce qu'ils lui sont soumis par nature, soit parce que la vie de l'homme se conserve par leur moyen ; ce qui les fait appeler le soutien de l'existence humaine. L'avarice n'est donc pas un péché.

2. Tout péché est contre Dieu, ou contre le prochain, ou contre soi-même, comme nous l'avons vu (I-II quest. lxxii, art. 4). Or, l'avarice n'est pas proprement un péché contre Dieu; car elle n'est opposée ni à la religion, ni aux vertus théologales qui mettent l'homme en rapport avec Dieu. Elle n'est pas non plus un péché que l'on commet contre soi-même, car cette espèce de péché appartient en propre à la gourmandise et à la luxure, dont l'Apôtre dit (1Co 6,48) que celui qui fait une fornication pèche contre son corps. Elle ne paraît pas davantage un péché contre le prochain, parce que l'on ne fait injure à personne en retenant ce qui est à soi. L'avarice n'est donc pas un péché.

3. Les choses qui arrivent naturellement ne sont pas des péchés. Or, l'avarice résulte naturellement de la vieillesse et de toute espèce d'infirmité, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 4). Elle n'est donc pas un péché.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Paul dit (He 13,8) : Que votre vie soit exempte d'avarice, soyez contents de ce que vous avez.

CONCLUSION. — L'avarice est un péché par lequel on désire plus qu'on ne le doit acquérir ou conserver les richesses.

Réponse Il faut répondre que dans toutes choses où le bien consiste en une certaine mesure, il faut nécessairement que le mal provienne de ce que l'on dépasse cette mesure ou de ce que l'on reste en deçà. Or, dans tout ce qui existe pour une fin, le bien consiste en une certaine mesure. Car les moyens doivent nécessairement être proportionnés à leur fin, comme la médecine est proportionnée à la santé, ainsi qu'on le voit (Pol. lib. i, cap. 6). Les biens extérieurs sont utiles pour une fin, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 3, et I-II, quest. ii, art. 4). Il est donc nécessaire que le bien de l'homme à leur égard consiste dans une certaine mesure, puisque l'homme cherche d'après une certaine proportion à posséder des richesses extérieures, selon qu'elles lui sont nécessaires pour vivre conformément à sa condition (1). C'est pourquoi le péché consiste à dépasser cette mesure, par exemple, quand on veut acquérir ou conserver de la fortune plus qu'on ne doit ; et c'est là ce qui constitue l'avarice, qu'on définit l'amour immodéré des richesses. D'où il est évident qu'elle est un péché.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le désir des choses extérieures est naturel à l'homme, comme il est naturel de désirer les moyens pour arriver à la fin. C'est pourquoi il n'est pas répréhensible, tant qu'il se maintient dans la règle qui est déterminée d'après la nature même de cette fin. Mais l'avarice dépasse cette règle, et c'est pour ce motif qu'elle est un péché.

2. Il faut répondre au second, que l'avarice peut impliquer deux sortes de dérèglement à l'égard des choses extérieures : 1° L'un se rapporte immédiatement à leur acquisition ou à leur conservation, et résulte de ce qu'on en acquiert ou de ce qu'on en conserve plus qu'on ne doit. En ce sens, l'avarice est un péché qui blesse directement le prochain ; parce qu'un homme ne peut pas avoir des richesses extérieures surabondamment sans qu'un autre soit dans le besoin ; puisqu'il ne peut pas se faire qu'il y ait une foule d'individus qui possèdent simultanément les biens temporels. 2° Elle peut impliquer un dérèglement à l'égard des affections intérieures que l'on a pour les richesses ; comme quand on les aime, ou qu'on les recherche, ou qu'on se délecte en elles immodérément. A ce point de vue, l'avarice est un péché de l'homme contre lui-même ; parce que ses sentiments sont par-là déréglés, quoique son corps ne le soit pas, comme il l'est par les vices charnels. Elle est aussi conséquemment un péché contre Dieu, comme tous les péchés mortels, en tant que l'homme préfère au bien éternel les biens temporels.

3. Il faut répondre au troisième, que les inclinations naturelles doivent être réglées conformément à la raison qui régit la nature humaine. C'est pourquoi, bien que les vieillards, par suite de l'infirmité de leur nature, recherchent avec plus d'avidité le secours des choses extérieures, comme celui qui est dans le besoin cherche avec ardeur de quoi suppléer à son indigence, cependant ils ne sont pas pour cela exempts de péché, s'ils vont à l'égard des richesses au-delà de la limite imposée par la raison.

(I) La véritable mesure d'après laquelle on doit aimer les richesses consiste à les aimer selon qu'elles sont nécessaires à l'état et à la condition où l'on se trouve, sans aller au-delà.



ARTICLE II. — l'avarice est-elle un péché spécial?


Objections: 1. Il semble que l'avarice ne soit pas un péché spécial. Car saint Augustin dit (De lib. arb. lib. iii, cap. 17) : L'avarice, qu'en grec on désigne sous le nom de «ptXapppía, n'a pas seulement pour objet l'argent ou les écus, mais encore toutes les choses que l'on désire avec excès. Or, dans tout péché il y a le désir immodéré de quelque chose ; parce que le péché consiste à s'attacher aux biens qui changent, par mépris pour le bien qui ne change pas, comme nous l'avons vu (I-II, quest. lxxi, art. 6, arg. 3). L'avarice est donc un péché général.

2. D'après saint Isidore (Etym. lib. x ad litt. A), on appelle avare (avarus) celui qui est avide d'argent (avidus aeris). C'est pour cela que ce vice est désigné en grec sous le nom de eptXap-yupía., qui signifie amour de l'argent. Or, le mot d'argent, qui désigne des pièces de monnaie, indique aussi tous les biens extérieurs, dont on peut apprécier la valeur en espèces, comme nous l'avons vu (quest. préc. art. 2 ad 2). L'avarice consiste donc dans le désir de toutes les choses extérieures, et par conséquent elle paraît être un péché général.

3. A l'occasion de ces paroles de saint Paul (Rm 7,7) : Nam concupiscentiam nesciebam, etc., la glose dit (Ord. Aug. lib. de Spir. et litt. cap. 4) : La loi est bonne, puisqu'en défendant la concupiscence elle défend tout ce qui est mal. Or, il semble que la loi défende spécialement la concupiscence de l'avarice. D'où il est dit (Ex 20,17) : Vous ne désirerez pas ce qui appartient à votre prochain. Par conséquent, la convoitise de l'avarice comprenant tout ce qui est mal, il s'ensuit que l'avarice est un péché général.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Paul place l'avarice parmi tous les autres péchés spéciaux, quand il dit (Rm 1,29) que les hommes ont été remplis d'injustice, de méchanceté, d'impureté, d'avarice, etc.

CONCLUSION. — L'avarice considérée comme un amour de l'argent et des propriétés est un péché spécial, mais si on la considère comme un désir déréglé de posséder quoi que ce soit, c'est un péché général.

Réponse Il faut répondre que les péchés tirent leur espèce de leurs objets, comme nous l'avons vu (la 2ae, quest. lxxii, art. 1). L'objet du péché est le bien vers lequel se porte l'appétit déréglé. C'est pourquoi là où il y a une raison spéciale du bien que l'on recherche dérèglement, il y a une raison spéciale de péché. Or, la raison du bien qui est utile n'est pas la même que celle du bien qui délecte. Les richesses sont en elles-mêmes quelque chose d'utile ; car on ne les recherche qu'à cause de l'usage que l'on en fait. C'est pourquoi l'avarice est un péché spécial quand on la considère comme le désir immodéré d'avoir des biens que l'on estime à prix d'argent ; et c'est de l'argent que ce vice tire son nom. —Mais le verbe avoir, qui paraît avoir primitivement exprimé les choses que nous possédons et dont nous sommes totalement les maîtres, a été ensuite appliqué à une foule d'autres choses. C'est ainsi qu'on dit qu'un homme a la santé, une femme, un vêtement, etc., comme on le voit dans les Catégories (cap. ult. post praed.). Par conséquent le mot d'avarice s'est étendu à tout désir immodéré d'avoir quoi que ce soit(l). C'est dans ce sens que saint Grégoire observe (Hom. xvi in ev.) que l'avarice n'a pas seulement pour objet l'argent, mais qu'elle embrasse encore l'élévation, quand on l'ambitionne plus qu'on ne doit. En ce sens l'avarice n'est pas un péché spécial, et c'est à ce point de vue que saint Augustin en parle dans le passage cité (in arg. 1).

Solutions: 1. La réponse au premier argument est donc évidente.

2. Il faut répondre au second, que toutes les choses extérieures dont on fait usage dans la vie humaine sont désignées sous le nom d'argent, en tant que ces choses sont utiles. Mais il y a des biens extérieurs que l'on peut acquérir à prix d'argent, comme les plaisirs, les honneurs et toutes les autres choses que l'on peut convoiter sous un autre rapport. C'est pourquoi leur désir ne constitue pas, à proprement parler, l'avarice, selon qu'on la considère comme un vice spécial.

3. Il faut répondre au troisième, que cette glose parle de la convoitise déréglée de toute chose. Car on peut entendre qu'en défendant de désirer les choses que les autres possèdent, on défend de désirer tout ce que l'on peut se procurer par leur moyen.

ARTICLE 3. — l'avarice est-elle opposée à la libéralité?


Objections: 1. Il semble que l'avarice ne soit pas opposée à la libéralité. Car, à l'occasion de ces paroles de l'Evangile (Mt 5) : Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, saint Chrysostome dit (Hom. 15 in Mt.) qu'il y a deux sortes de justice, l'une générale et l'autre spéciale, à laquelle l'avarice est opposée. C'est aussi ce que dit Aristote (Eth. lib. v, cap. 2). L'avarice n'est donc pas opposée à la libéralité.

chose. Mais nous entendons ici par l'avarice l'amour déréglé des richesses, et à ce point de vue c'est un péché spécial.

2. Le péché de l'avarice consiste en ce que l'homme passe la mesure à l'égard des choses qu'il possède. Or, cette mesure est établie par la justice. L'avarice lui est donc directement opposée et non à la libéralité.

3. La libéralité est une vertu qui tient le milieu entre deux vices contraires, comme on le voit (Eth. lib. i, cap. 7, et lib. iv, cap. 1). Or, l'avarice n'a pas de péché qui lui soit contraire et opposé, ainsi qu'on le voit (Eth. lib. v, implic. cap. 1 et 2). Elle n'est donc pas contraire à la libéralité.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Ecriture dit (Qo 5,9) que l’avare ne sera pas rassasié d'argent, et que celui qui aime les richesses n'en retire pas de fruit. Or, il est contraire à la libéralité qui tient le milieu à l'égard du désir des richesses de ne pas être satisfait de celles que l'on a et de les aimer immodérément. L'avarice est donc contraire à la libéralité.

CONCLUSION. — L'avarice en tant qu'elle implique des moyens illégitimes pour amasser de l'argent et pour le conserver est contraire à la justice, mais elle est opposée à la libéralité, si on la considère comme un attachement excessif pour les richesses.

Réponse Il faut répondre que l'avarice implique deux sortes d'excès à l'égard des richesses : l° L'un se rapporte immédiatement à la manière dont on les acquiert et dont on les conserve, par exemple lorsqu'on amasse de l'argent plus qu'on ne doit, en s'emparant de ce qui est à autrui ou en le retenant. Dans ce sens l'avarice est opposée à la justice, et c'est de cette manière qu'il faut l'entendre dans ce passage (Ez 22,27) : Ses princes étaient au milieu d'elle comme des loups toujours attentifs à ravir leur proie, à répandre le sang et à courir après le gain pour satisfaire leur avarice. 2° L'autre excès se rapporte à l'attachement intérieur que l'on a pour les richesses ; comme quand on les aime ou qu'on les désire trop vivement, ou qu'on se délecte trop en elles, sans avoir pour cela l'intention de ravir aux autres ce qui leur appartient. De cette manière l'avarice est opposée à la libéralité qui modère ces affections, comme nous l'avons vu (quest. préc. art. 2 ad 3, et art. 3 ad 3, et art. 6). C'est ainsi que saint Paul comprend l'avarice quand il dit (2Co 9,5) : Qu'ils aient soin que la charité que vous avez promis de faire soit toute prête avant notre arrivée, mais de telle sorte que ce soit un don offert par la charité, mais non arraché par l'avarice. La glose ajoute (interl.), qu'ils les empêchent de pleurer pour ce qu'ils ont donné et d'affaiblir ainsi leur don.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que saint Chrysostome et Aristote parlent de l'avarice prise dans le premier sens. Quand il la prend dans le second, Aristote lui donne le nom d'illibéralité.

2. Il faut répondre au second, que la justice établit proprement la mesure que l'on doit observer selon ce qui est dû légalement pour acquérir et pour conserver sa fortune ; c'est-à-dire qu'elle fait que l'homme ne reçoive et ne retienne rien de ce qui est à autrui. Au lieu que la libéralité établit la mesure de la raison principalement à l'égard des affections intérieures, et par conséquent pour ce qui est de recevoir, de conserver et d'émettre de l'argent, selon que ces actions émanent des sentiments intérieurs ; et à ce sujet ce le n'est pas astreinte à remplir une dette légale, mais une dette morale qui s'apprécie selon la règle de la raison.

3. Il faut répondre au troisième, que l'avarice selon qu'elle est contraire à la justice n'a pas de vice qui lui soit opposé ; parce que l'avarice consiste à avoir plus qu'on ne devrait posséder d'après la justice ; son contraire consiste donc à avoir moins, ce qui n'est pas une faute, mais une peine. Mais, selon qu'elle est opposée à la libéralité, l'avarice a pour contraire la prodigalité.

ARTICLE IV. — l'avarice est-elle toujours un péché mortel?


II-II (Drioux 1852) Qu.117 a.3