II-II (Drioux 1852) Qu.122 a.4

ARTICLE IV. — le troisième précepte qui regarde la sanctification du sabbat, a-t-il été convenablement conçu (1)?


(1) Le troisième commandement est ainsi fonça : Memento ut diem sabbati sanctifices. Sex diebus operaberis et facies opera tua. Septima autem die sabbatum Domini Dei tui est (Ex 20,7 et serj.).


Objections: 1. Il semble que le troisième précepte sur la sanctification du sabbat ne soit pas convenable. Car ce précepte pris spirituellement est général; puisqu'à l'occasion de ces paroles de l'Evangile (Lc 13): Archisynagogus indignans, quod sabbato curasset, le vénérable Bède dit (Com. lib. iv, cap. 43) : La loi du sabbat ne défend pas de guérir quelqu'un ; mais elle empêche de faire des oeuvres serviles, c'est-à-dire de faire des péchés. Dans le sens littéral c'est un précepte cérémoniel, puisqu'il est dit (Ex 31,13) : Ayez soin d'observer mes jours de repos, car ce sera un signe entre vous et moi dans la suite des générations. Or, les préceptes du Décalogue sont des préceptes spirituels et des préceptes moraux. C'est donc à tort que ce précepte en fait partie.

2. Les préceptes cérémoniels de la loi renferment les choses sacrées, les sacrifices, les sacrements et les observances, comme nous l'avons dit (la 2®, quest. ci, art. i). Or, les choses sacrées ne comprenaient pas les jours sacrés, mais les lieux, les vases et les autres choses semblables. D'ailleurs il y avait beaucoup de jours sacrés indépendamment du sabbat. On a donc eu tort de faire mention exclusivement de l'observation du sabbat, sans parler de tous les autres préceptes cérémoniels.

3. Celui qui transgresse un précepte du Décalogue pèche. Or, sous l'ancienne loi, il y en a qui transgressaient l'observation du sabbat sans pécher; tels étaient ceux qui faisaient circoncire leurs enfants le huitième jour, les prêtres qui remplissaient leurs fonctions dans le temple le samedi; tel fut Elie, qui vint à la montagne d'Oreb (1R 19), après avoir marché quarante jours ; ce qui suppose qu'il voyagea le samedi. Il est pareillement rapportées, 6) que les prêtres portèrent l'arche du Seigneur pendant sept jours, ce qui suppose qu'ils la portèrent le samedi. Enfin on lit (Lc 13,15) : Y-a-t-il quelqu'un de vous qui ne délie pas son boeuf ou son âne le jour du sabbat, pour les mener boire ? C'est donc à tort qu'on met ce précepte dans le Décalogue.

4. Les préceptes du Décalogue doivent être aussi observés sous la loi nouvelle. Or, on n'observe ce précepte sous la loi nouvelle ni le samedi, ni le dimanche, où l'on prépare les aliments, on voyage, on pêche et l'on fait d'autres choses semblables. C'est donc à tort qu'on a donné ce précepte sur la sanctification du sabbat.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'autorité de l'Ecriture le prouve.

CONCLUSION. — Il a été convenable, après avoir éloigné l'homme de ce qui est contraire à la religion par le premier et le second précepte, qu'on lui prescrivit par le troisième ce que demande cette vertu, quant au culte extérieur de la Divinité.

Réponse Il faut répondre qu'après avoir écarté les obstacles de la vraie religion, par le premier et le second précepte du Décalogue, comme nous l'avons dit (art. 2 et 3 huj. quaest.), il a fallu ensuite que le troisième précepte établît ce que l'homme avait à faire pour jeter les fondements de cette vertu. Or, il appartient à la religion de rendre à Dieu un culte; car comme l'Ecriture sainte nous est donnée sous des images de choses corporelles, de même nous devons à Dieu un culte extérieur qui s'exprime par quelque signe sensible. La loi a dû particulièrement prescrire ce culte extérieur, parce que l'homme est principalement porté par l'impulsion intérieure de l'Esprit-Saint au culte intérieur qui consiste dans la prière et la dévotion. De plus, les préceptes du Décalogue étant les principes premiers et généraux de la loi, c'est pour ce motif que le troisième précepte ordonne le culte extérieur de Dieu en signe d'un bienfait commun qui regarde tous les hommes. Car ce fut pour représenter l'oeuvre de la création du monde, dont il est dit que Dieu se reposa le septième jour, qu'il a été ordonné de sanctifier ce septième jour, c'est-à- dire de l'employer au service de Dieu. C'est pourquoi, après avoir exprimé le précepte de la sanctification du sabbat, l'Ecriture en donne la raison en disant (Ex 20,11) que Dieu fit en six jours le ciel et la terre, et qu'il se reposa le septième.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le précepte de la sanctification du sabbat, entendu littéralement, est en partie moral et en partie cérémoniel. Il est moral en ce que l'homme emploie une partie de sa vie à s'occuper des choses divines ; car l'homme est naturellement porté à consacrer quelque temps à tout ce qui lui est nécessaire. Ainsi il lui faut un temps pour renouveler ses forces corporelles, pour dormir et pour remplir d'autres fonctions de cette nature. Il lui faut donc aussi un temps, d'après le dictamen de la raison naturelle, pour se procurer cette réfection spirituelle par laquelle l'âme humaine se retrempe en Dieu. Par conséquent l'obligation de consacrer un temps quelconque au service de Dieu relève d'un précepte moral. Mais quand il s'agit de préciser à ce sujet un temps spécial en signe de la création du monde, alors c'est un précepte cérémoniel. Il est également cérémoniel, si on l'interprète allégoriquement, comme le signe du repos du Christ dans le sépulcre, qui eut lieu le septième jour. Il en est de même si on le considère selon sa signification morale, c'est-à-dire comme indiquant la cessation de tout péché et le repos de l'âme en Dieu. A ce point de vue, c'est en quelque sorte un précepte général. Il est aussi cérémoniel d'après sa signification anagogique, c'est-à-dire selon qu'il figure à l'avance le repos dont nous jouirons en Dieu, lorsque nous serons dans le ciel. Par conséquent le précepte de la sanctification du sabbat est placé dans le Décalogue comme précepte moral; mais non comme précepte cérémoniel.

2. Il faut répondre au second, que les autres cérémonies de la loi sont des signes de certains bienfaits particuliers de Dieu, au lieu que l'observation du sabbat est le signe d'un bienfait général, c'est-à-dire de la production de toute créature. C'est pourquoi il était plus convenable de le mettre dans le Décalogue que tout autre précepte cérémoniel de la loi.

3. Il faut répondre au troisième, que dans l'observation du sabbat il y a deux choses à considérer : La première c'est la fin ; ce précepte a été établi pour que l'homme s'occupe des choses divines, ce que signifient ces paroles : Souvenez-vous de sanctifier le jour du sabbat. Car la loi dit qu'une chose est sanctifiée du moment qu'elle est employée au culte de Dieu. La cessation des oeuvres que l'on indique plus loin est toute autre chose. Il est dit : Le septième jour du Seigneur votre Dieu, vous ne ferez aucune oeuvre. On voit de quelle oeuvre il s'agit, d'après ce qui est dit dans un autre endroit (Lv 23,3) : Vous ne ferez en ce jour aucune oeuvre servile. L'oeuvre servile vient de la servitude. Or, il y a trois sortes de servitude : l'une qui assujettit l'homme au péché, d'après ces paroles de saint Jean (Jn 8,34) : Le pécheur est l'esclave du péché. En ce sens tout acte coupable est une oeuvre servile. La seconde servitude est celle qui assujettit l'homme à son semblable. L'homme n'est pas l'esclave d'un autre quant à l'esprit, il l'est seulement quant au corps, comme nous l'avons vu (quest. civ, art. 5, et 6 ad 1). C'est pour cela que sous ce rapport on entend par oeuvres serviles, les oeuvres corporelles par lesquelles un homme en sert un autre. La troisième servitude est celle de Dieu. On pourrait ainsi donner le nom d'oeuvre servile à tout acte de latrie qui appartient au service divin. Si on prend l'oeuvre servile dans ce dernier sens, elle n'est pas défendue le jour du sabbat, parce que ce serait contraire à la fin pour laquelle on observe ce jour-là. Car l'homme s'abstient en ce jour des autres oeuvres pour vaquer à celles qui regardent le service de Dieu. D'où il résulte que, comme on le voit (Jn 7,23) , L'homme est circoncis le jour du sabbat, sans que la loi de Moïse soit détruite. Il s'ensuit aussi que, comme il est dit (Mt 12,5) : Les prêtres violent le sabbat, c'est-à -dire qu'ils travaillent corporellement dans le temple, sans être coupables. De même les prêtres qui portaient l'arche ne transgressaient pas non plus ce précepte. Quand on fait un acte spirituel, par exemple, si l'on enseigne de vive voix ou par écrit, on ne manque pas pour cela d'observer la loi. D'où la glose dit (Ord. Orig. hom. xxiii, in Serm. sup. illud Die autem sabbati) : que les forgerons et tous les autres artisans se reposent le jour du sabbat ; mais celui qui lit la loi de Dieu ou celui qui l'enseigne n'interrompt pas son travail, et que le sabbat n'est pas pour cela violé; mais qu'ils sont innocents comme les prêtres qui violent le sabbat dans le temple. Quant aux oeuvres serviles prises dans le premier et le second sens, elles sont contraires à l'observation du sabbat, en ce qu'elles empêchent l'homme de s'appliquer aux choses divines. Mais parce que l'homme est plus détourné du service de Dieu par une oeuvre coupable que par une oeuvre licite, quoiqu'elle soit corporelle; il s'ensuit que celui qui pèche dans un jour de fête pèche plus contre ce précepte que celui qui fait une oeuvre corporelle qui est licite. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de dec. chordis, cap. 3) : Le juif ferait mieux de travailler utilement dans son champ que d'aller exciter une sédition au théâtre ; et il vaudrait mieux que leurs femmes travaillassent la laine le jour du sabbat que d'aller danser, d'une manière impudique, pendant toute la journée, dans leurs néoménies. Toutefois, celui qui pèche véniellement le jour du sabbat ne pèche pas contre ce précepte, parce que le péché véniel n'exclut pas la sainteté. — Pour les oeuvres corporelles qui n'appartiennent pas au culte spirituel de Dieu, elles sont d'autant plus serviles qu'elles sont plus propres à ceux qui servent les autres; quand elles sont communes aux esclaves et aux hommes libres, on ne les appelle pas des oeuvres serviles. Or, tout homme, qu'il soit esclave ou libre, est tenu de pourvoir dans le cas de nécessité, non-seulement à lui-même, mais encore au prochain. Il doit le faire d'abord en ce qui regarde le salut du corps, d'après ces paroles de l'Ecriture (Pr 24,44) : Délivrez ceux qu'on mène à la mort ; ensuite pour éviter la perte de ce que l'on possède, d'après ces recommandations de la loi (Dt 22,4) : Lorsque vous verrez le boeuf ou la brebis de votre frère égarés, vous ne passerez pas outre, mais vous les ramènerez à votre frère. C'est pourquoi l'oeuvre corporelle, qui a pour but la conservation de son propre corps, n'est pas une transgression du sabbat. On ne le viole pas non plus quand on mange et qu'on fait tout ce qui est nécessaire pour vivre. Ainsi les Macchabées n'ont pas violé le sabbat en combattant ce jour-là pour leur propre défense, comme on le voit (1M 2). Il en est de même d'Elie qui s'enfuit de la face de Jézabel un jour de sabbat. Pour la même raison, le Seigneur (Mt 12) excuse ses disciples qui cueillaient des épis le jour du sabbat, parce qu'ils étaient pressés par la nécessité. De même l'oeuvre corporelle, qui a pour but de sauver la vie du prochain, n'est pas contraire à l'observation du sabbat. C'est pour cela que le Seigneur dit (Jn 7,23) : Pourquoi vous indignez-vous contre moi, parce que f ai guéri un homme, dans tout son corps, un jour de sabbat ? De même, celui qui travaille pour éviter la perte imminente d'une chose extérieure, ne viole pas le sabbat. D'où le Seigneur dit encore (Mt 12,44) : Quel est l'homme d'entre vous qui, ayant une brebis, si elle tombe dans un fossé le jour du sabbat, ne la prenne pas pour l'en retirer ?

4. Il faut répondre au quatrième, que l'observation du dimanche a succédé sous la loi nouvelle à l'observation du sabbat, non en vertu du précepte, mais d'après l'institution de l'Eglise(1) et la coutume du peuple chrétien. Car : Placuit Ecclesiae Dei ut diei sabbati cette observation n'est pas singulière, comme le fut celle du sabbat, sous la loi ancienne. C'est pourquoi la défense de travailler n'est pas aussi stricte pour le dimanche que pour le sabbat. Il y a des choses qu'on laisse faire le dimanche et qui étaient défendues le jour du sabbat, comme la préparation des aliments. A l'égard des choses défendues, on dispense aussi plus facilement, dans le cas de «nécessité, sous la loi nouvelle que sous l'ancienne, parce que la figure doit être l'expression de la vérité à laquelle on ne doit porter la plus légère atteinte ; au lieu que les oeuvres, considérées en elles- mêmes, peuvent changer selon les lieux et les temps.

(I) C'est ce qu'exprime le catéchisme du concile de Trentecultus et celebritasin dominicam transferatur diem. Saint Alphonse de Liguori regarde ce sentiment comme beaucoup plus grave que le sentiment contraire, et il en conclut que le pape pourrait restreindre l'observation du dimanche à quelques heures et permettre certaines oeuvres serviles (Theolog. moral. lib. m, n" 2Gb).


ARTICLE V. — le quatrième précepte qui nous ordonne d'honorer nos parents, est-il convenablement exprimé (1)?

(I) Le quatrième précepte est ainsi conçu: Honora patrem tuum et matrem tuam ut sis longoevus super terram quam Dominus Deus tuus dabit tibi (Ex 20,12).

Objections: 1. Il semble que le quatrième précepte qui nous ordonne d'honorer nos parents ne soit pas convenable. Car ce précepte est celui qui appartient à la piété. Or, comme la piété est une partie de la justice, de même aussi le respect, la reconnaissance et toutes les autres vertus dont nous avons parlé (quest. ci et en, et seq.). Il semble donc qu'on n'aurait pas dû faire un précepte spécial pour la piété, sans en faire pour les autres vertus.

2. La piété ne rend pas seulement un culte aux parents, mais elle en rend encore un à la patrie, à ceux qui nous sont unis par le sang et aux bienfaiteurs de notre pays, comme nous l'avons dit (quest. ci, art. 1 et 2). C'est donc à tort que dans ce quatrième précepte il est seulement fait mention de l'honneur que l'on doit à son père et à sa mère.

3. On ne doit pas seulement honorer ses parents, mais on doit encore les soutenir. Il ne suffit donc pas d'ordonner de les honorer exclusivement.

4. Il arrive quelquefois que ceux qui honorent leurs parents meurent très-jeunes, et qu'au contraire, ceux qui ne les honorent pas vivent longtemps. C'est donc à tort que l'on ajoute à ce précepte cette promesse : Pour que vous soyez longtemps sur la terre.

En sens contraire Mais c'est le contraire. L'autorité de l'Ecriture le démontre.

CONCLUSION. — Après les préceptes qui règlent nos rapports avec Dieu, notre principe universel, il était convenable de placer le précepte qui nous ordonne d'honorer nos parents, qui sont notre principe particulier.

Réponse Il faut répondre que les préceptes du Décalogue se rapportent à l'amour de Dieu et du prochain. Or, parmi le prochain nous avons surtout des obligations envers nos parents. C'est pourquoi, après les préceptes qui règlent nos rapports avec Dieu, on place immédiatement celui qui règle nos rapports avec nos parents qui sont le principe particulier de notre être, comme Dieu en est le principe universel. Il y a par conséquent une certaine affinité entre ce précepte et ceux de la première table.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (quest. ci, art. 2), la piété a pour objet ce que l'on doit aux parents, ce qui est commun à tout le monde. Comme les préceptes du Décalogue sont des préceptes généraux, on a dû y mettre ce qui regarde la piété plutôt que ce qui regarde les autres parties de la justice qui ont pour objet quelque devoir spécial.

2. Il faut répondre au second, que nous sommes obligés envers nos parents, avant de l'être envers notre patrie et nos proches ; parce que notre patrie et nos proches ne nous touchent que parce que nos parents nous ont donné le jour. C'est pourquoi les préceptes du Décalogue étant les premiers préceptes de la loi, le quatrième précepte règle plutôt les rapports de l'homme avec son père et sa mère, que ceux qu'il doit avoir avec sa patrie et ses proches. Néanmoins, dans ce précepte qui a pour objet de nous faire honorer nos parents (1), on comprend tout ce qui regarde les devoirs qu'on doit rendre à toutes les autres personnes, comme ce qui est secondaire se trouve renfermé dans ce qui est principal.

3. Il faut répondre au troisième, qu'on doit respecter les parents, comme tels, mais on ne doit les sustenter qu'en raison de quelque accident, par exemple, parce qu'ils sont indigents ou esclaves, ou pour quelque autre motif semblable, comme nous l'avons dit (quest. ci, art. 2). Et parce que ce qui est par soi est avant ce qui est par accident ; on recommande spécialement, parmi les premiers préceptes de la loi qui sont les préceptes du Décalogue, d'honorer les parents, mais par là on entend que l'on commande, à plus forte raison, de les sustenter et de leur donner tout ce qu'on leur doit.

4. Il faut répondre au quatrième, qu'on promet à ceux qui honorent leurs parents une longue vie, non-seulement par rapport à la vie future, mais encore par rapport à la vie présente, d'après ces paroles de l'Apôtre (1Tm 4,8) : La piété est utile à tout, et c'est à elle que les biens de la vie présente et de la vie future ont été promis. Et c'est avec raison. Car celui qui se montre reconnaissant pour un bienfait, mérite que ce bienfait lui soit conservé, ou du moins il y a là une certaine convenance ; au lieu que quand on est ingrat, on mérite de perdre le bienfait qu'on a reçu. Or, après Dieu, nous devons à nos parents le bienfait de la vie corporelle ; c'est pourquoi celui qui honore ses parents mérite de conserver la vie, parce qu'il est reconnaissant pour le bienfait qu'il a reçu, tandis que celui qui ne les honore pas mérite de la perdre, comme un ingrat. Toutefois les biens ou les maux actuels n'étant l'objet du mérite ou du démérite qu'autant qu'ils se rapportent à la récompense future, comme nous l'avons dit (I1 2*, quest. cxiv, art. 12), il s'ensuit que parfois, d'après la raison secrète des jugements de Dieu qui regardent surtout la rémunération à venir, il y en a qui sont pieux envers leurs parents et qui meurent de bonne heure, tandis qu'il y en a d'autres qui se conduisent très-mal à leur égard et qui vivent plus longtemps.

(2) Voyez tom. m, p. 4b6 et suiv.
(M) Sous le nom de Père on comprend tous ceux que la Providence a placés au-dessus de nous dans l'ordre spirituel et dans l'ordre temporel.

ARTICLE VI. — les six autres préceptes du décalogue sont-ils convenablement exprimés ?


Objections: 1. Il semble que les six autres préceptes du Décalogue soient mal conçus. Car il ne suffît pas pour être sauvé de ne pas nuire à son prochain, mais il faut encore lui rendre ce qu'on lui doit, d'après ces paroles de saint Paul (Rm 13,47) : Rendez à chacun ce qui lui est dû. Or, les six derniers préceptes défendent seulement de faire tort au prochain. Ils ne sont donc pas convenablement exprimés.

2. Ces préceptes défendent l'homicide, l'adultère, le vol et le faux témoignage. Or, on peut nuire au prochain de beaucoup d'autres manières comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. lxxii et seq.). il semble donc que ces préceptes soient mal conçus.


3. On peut considérer la concupiscence de deux manières : 4° Comme un acte de la volonté ; c'est ainsi qu'il est dit (Sg 6) : La concupiscence de la sagesse mène au royaume éternel. 2° Comme un acte de la sensualité, et c'est de la sorte que l'entend saint Jacques quand il dit (Jc 4,4) : D'où viennent les guerres et les disputes qui s'élèvent parmi vous ? N'est-ce pas de la concupiscence qui combat dans votre chair ? Or, le précepte du Décalogue ne défend pas la concupiscence de la sensualité, parce que, d'après cette hypothèse, les mouvements premiers seraient des péchés mortels, comme étant contraires au précepte du Décalogue ; il ne défend pas non plus la concupiscence de la volonté, parce qu'elle est renfermée dans tout précepte. C'est donc à tort que, parmi les préceptes du Décalogue, on en a mis qui défendent la concupiscence.

4. L'homicide est un péché plus grave que l'adultère ou le vol. Or, il n'y a pas de précepte qui défende de désirer l'homicide. C'est donc à tort qu'on en a fait qui défendent de désirer le vol et l'adultère.

En sens contraire Mais le contraire est établi par l'Ecriture.

CONCLUSION. — Indépendamment des préceptes qui règlent les oeuvres de religion et de piété dont l'homme doit s'acquitter envers Dieu et le prochain, il a été nécessaire d'ajouter d'autres préceptes qui lui ordonnent d'observer la justice envers ses semblables.

Réponse Il faut répondre que, comme au moyen des parties de la justice, on rend ce que l'on doit aux personnes particulières à l'égard desquelles on est obligé d'après une raison spéciale; de même par la justice proprement dite on rend en général à tout le monde ce qui lui est dû. C'est pourquoi après les trois préceptes qui regardent la religion par laquelle on rend à Dieu ce qu'on lui doit; après le quatrième précepte qui a pour objet la piété par laquelle on rend aux parents ce qui leur est dû, ce qui comprend tout ce que l'on doit d'après une raison spéciale, il a fallu mettre ensuite des préceptes à l'égard de la justice proprement dite, qui rend indifféremment à tout le monde ce qui lui appartient.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'homme est tenu en général de ne faire tort à personne. C'est pourquoi on a dû mettre dans le Décalogue des préceptes négatifs qui défendent de nuire au prochain, parce que ce sont des préceptes généraux. Quant aux choses que nous devons à nos semblables, nous devons les rendre à divers individus et d'une manière diverse. C'est pour cela qu'on n'a pas dû mettre à cet égard de préceptes affirmatifs dans le Décalogue.

2. Il faut répondre au second, que tous les autres torts que l'on fait au prochain peuvent être ramenés à ce que ces préceptes défendent, comme à des choses communes et plus importantes. Ainsi tout ce que l'on peut faire pour nuire à la personne du prochain, se trouve compris dans la défense de l'homicide, comme dans la chose la plus principale. Tout ce que l'on peut faire contre une personne mariée, surtout d'après l'inspiration de la passion, est simultanément défendu avec l'adultère. Ce qui regarde le dommage causé dans les biens est renfermé dans la défense du vol. Les mauvaises paroles, comme les détractions, les blasphèmes et tout le reste, sont comprises dans le faux témoignage qui est plus directement opposé à la justice.

3. Il faut répondre au troisième, que, par les préceptes qui défendent la concupiscence, on n'entend pas qu'ils interdisent les mouvements premiers de la concupiscence qui se renferme dans les limites de la sensibilité, mais on entend qu'ils défendent directement le consentement de la volonté qui se rapporte à l'action ou à la jouissance.

4. Il faut répondre au quatrième, que l'homicide n'est pas par lui-même une chose désirable, mais c'est plutôt une chose horrible, parce qu'il n'a rien de bon en lui-même. Au contraire, l'adultère a quelque chose de bon qui consiste dans l'agréable, et le vol a quelque chose de bon qui consiste dans l'utile. Et comme ce qui est bon est de soi-même désirable, il s'ensuit qu'il a fallu défendre par des préceptes particuliers le désir du vol et de l'adultère, et non celui de l'homicide.




QUESTION 123: DE LA FORCE.


Après avoir traité de la justice, nous devons nous occuper de la force. — Nous parlerons : 1" de la vertu même de la force ; 2° de ses parties; 3° du don qui lui correspond ; 4° des préceptes qui la concernent. — A l'égard de la force il y a trois choses à considérer : 1° la force elle-même ; 2° son acte principal qui est le martyre ; 3° les vices qui lui sont opposés. — Sur le premier de ces trois points douze questions se présentent : 1° La force est-elle une vertu ? — 2° Est-elle une vertu spéciale ? — 3" N'a-t-elle pour objet que la crainte et l'audace? — 4° N'a-t-elle pour objet que la crainte de la mort?—5°N'existe-t-ellequ'à la guerre? —6° Son acte principal est-il de soutenir l'adversité? — 7° Opère-t-elle pour son bien propre? — 8° Se délecte-t-elle dans son acte? — 9° Consiste-t-elle principalement dans ce qui est imprévu ? —10° Se sert-elle delà colère quand elle agit? — 11° Est-elle une vertu cardinale? — 12° Ce qu'elle est par rapport aux autres vertus de ce genre.

ARTICLE I. — la force est-elle une vertu (1) ?


Objections: 1. Il semble que la force ne soit pas une vertu. Car saint Paul dit (2Co 12,9) que la vertu trouve dans la faiblesse sa perfection. Or, la force est opposée à la faiblesse ; par conséquent elle n'est donc pas une vertu.

2. Si elle est une vertu, c'est une vertu théologale, ou intellectuelle, ou morale. Or, elle n'est pas du nombre des vertus théologales, ni des vertus intellectuelles, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (4* 2", quest. lvii, art. 2, et quest. lxii, art. 3). Elle ne paraît pas être non plus une vertu morale-, parce que, comme le dit Aristote (Eth. lib. iii, cap. 7 et 8), il y en a qui sont courageux à cause de leur ignorance ou de leur expérience, tels que les soldats ; ce qui appartient plutôt à l'art qu'à la morale. Il y en a d'autres qui doivent leur courage aux passions qui les émeuvent; ainsi il y en a qui sont braves, parce qu'ils craignent les menaces qu'on leur a faites ou le déshonneur, ou parce qu'ils sont excités par la tristesse, la colère et l'espérance. La vertu morale n'agissant pas par passion, mais par élection, comme nous l'avons vu (I12", quest. lv, art. 4), il s'ensuit que la force n'est pas une vertu.

3. La vertu humaine consiste surtout dans l'âme. Car elle est une bonne qualité de l'esprit, comme nous l'avons dit (ibid.). Or, la force paraît consister dans le corps ou du moins résulter de sa complexion. Il semble donc qu'elle ne soit pas une vertu.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin (Lib. de moribus Eccles. cap. xv, xxi et xxii) met la force au nombre des vertus.

CONCLUSION. — La force est une vertu qui maintient l'homme dans les limites de la raison, en repoussant ce qui pourrait empêcher de quelque manière l'usage de cette faculté ou les choses qui lui sont conformes.

(f) D'après tous les articles que comprend cette question, on peut définir ainsi la force : une vertu qui règle les mouvements de l'âme à l'égard de tout ce qui inspire la crainte, surtout quand il s'agit de braver ou de repousser un dan ger de mort.

Réponse Il faut répondre que, d'après Aristote (Eth. lib. ii, cap. 6), la vertu est ce qui rend bon celui qui la possède, et ce qui rend aussi bonne son action. Par conséquent, la vertu humaine dont nous parlons est ce qui rend l'homme bon et ce qui rend bons ses actes. Or, le bien de l'homme consiste dans sa conformité avec la raison, d'après saint Denis (De div. nom. cap. 4). C'est pourquoi il appartient à la vertu humaine de rendre l'homme bon et de faire que ses aetgs soient conformes à la raison. C'est ce qui a lieu de trois manières : 1° selon que la raison est elle-même rectifiée, ce que produisent les vertus intellectuelles; 2° selon que la droiture de la raison est maintenue dans les actions humaines, ce qui appartient à la justice; 3° selon que les obstacles qui s'opposent à l'établissement de cette droiture sont détruits. Or, il y a deux choses qui empêchent la volonté humaine de suivre la droiture de la raison. La première, c'est qu'elle est attirée par la jouissance à d'autres choses que celles que la droiture de la raison requiert; cet obstacle est détruit par la vertu de la tempérance. La seconde, c'est que la volonté est éloignée de faire ce que prescrit la raison, à cause de la difficulté qu'elle y trouve. Pour lever cet empêchement, il faut la force de l'àme par laquelle on résiste à ces difficultés, comme au moyen delà force corporelle l'homme surmonte et repousse tous les obstacles matériels. D'où il est évident que la force est une vertu, parce qu'elle fait agir l'homme conformément à la raison.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la vertu n'est pas perfectionnée par la faiblesse de l'âme, mais par l'infirmité de la chair, dont parlait l'Apôtre. Au contraire il appartient à la force de l'âme de supporter avec courage cette infirmité, ce qui appartient à la vertu de la patience ou de la force, et de reconnaître sa propre faiblesse, ce qui regarde la perfection qu'on désigne sous le nom de l'humilité.

2. Il faut répondre au second, que ceux qui produisent l'acte extérieur d'une vertu, sans avoir cette vertu, le font pour un autre motif que la vertu elle- même(l). C'est pourquoi Aristote distingue (Eth. lib. m, cap. 8) cinq sortes d'hommes que l'on appelle courageux par analogie, parce qu'ils exercent l'acte de la force sans avoir cette vertu. Ce qui arrive de trois manières : 1° parce qu'ils se portent vers ce qui est difficile, ce qui a lieu encore de trois façons. Car on le fait tantôt par ignorance, parce qu'on ne voit pas la grandeur du péril; tantôt parce qu'on a bon espoir de surmonter le danger, parce qu'on sait par expérience qu'on en est souvent sorti victorieux ; tantôt on s'y expose parce qu'on a confiance dans sa science et dans son art. C'est ainsi que les soldats qui sont habiles dans le maniement des armes, ne regardent pas comme graves les périls de la guerre. Ils croient que par leur art ils sauront s'en défendre; car, comme ledit Végèce (De re viilit. lib. i, cap. 1), personne ne craint de faire ce qu'il a confiance d'avoir bien appris. On l'ait un acte de force sans avoir cette vertu sous l'impulsion d'une passion, telle que la tristesse qu'on veut repousser ou telle que la colère. 3° Enfin on agit ainsi par élection (2), non dans le but d'arriver à une bonne fin, mais pour obtenir un avantage temporel, comme un honneur, un plaisir, ou de l'argent, ou pour éviter un désagrément, comme un blâme, une affliction ou une perte.

ment d'honneur; celui qui obéit à un autre motif n'est courageux qu'en apparence. v

(2) Par choix ou librement.
(D) d après Aristote, les hommes qui ont un courage véritable n'agissent que par un senti

3. Il faut répondre au troisième, que la force de l'âme dont on fait une vertu est ainsi désignée par analogie avec la force du corps, comme nous l'avons dit (in solut. ad 4). Il n'est d'ailleurs pas contraire à l'essence de la vertu que l'on ait naturellement de l'inclination pour elle par suite de la complexion du corps, comme nous l'avons vu (I[4] 2*, quest. lxiii, art. 4).

ARTICLE II. — la force est-elle une vertu spéciale ?


Objections: 1. Il semble que la force ne soit pas une vertu spéciale. Car il est dit (Sg 8,7) que la sagesse enseigne la sobriété et la prudence, la justice et la vertu; le mot vertu est pris là pour la force. Par conséquent, puisque le nom de virtus est commun à toutes les vertus, il semble que la force soit une vertu générale.

2. Saint Ambroise dit (De offic. lib. i, cap. 39) que la force est le fait d'une grande âme, puisqu'elle défend à elle seule les ornements de toutes les vertus, elle garde les jugements, et elle soutient une lutte acharnée contre tous les vices; indomptable au travail, forte dans les dangers, austère contre les plaisirs, dure contre l'attrait des passions, elle met en fuite l'avarice, comme une tache honteuse qui effémine la vertu. Il poursuit de même son énumération à l'égard des autres vices. Or, tous ces caractères ne peuvent convenir à une vertu spéciale. La force n'est donc pas une vertu de ce genre.

3. Le mot de force (fortitudo) paraît venir du mot fermeté (firmitas). Or, il appartient à toute vertu d'être ferme, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 4). La force est donc une vertu générale.

En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire la compte au nombre des autres vertus (Mor. lib. xxii, cap. 4).

CONCLUSION. — La force, considérée comme une certaine fermeté d'âme, est une vertu générale ou plutôt elle est la condition de toutes les vertus; mais selon qu'elle fortifie l'esprit contre l'étendue et la grandeur du danger, elle est une vertu spéciale.

En sens contraire Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (4a 2", quest. lxi, art. 3 et4), le mot de force peut s'entendre de deux manières : 4° selon qu'il implique absolument une certaine fermeté d'âme. En ce sens, c'est une vertu générale ou plutôt c'est la condition de toute vertu; parce que, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii I oc. cií.), la vertu demande qu'on agisse d'une manière ferme et immuable. 2° On peut considérer la force selon qu'elle implique seulement la fermeté nécessaire pour supporter et repousser les choses qu'il est le plus difficile de braver, c'est-à-dire les graves dangers (1). C'est ce qui fait dire à Cicéron (Rhet. lib. ii de invent.) que la force consiste à braver les périls et à supporter les travaux. Elle est donc une vertu spéciale, puisqu'elle a une matière déterminée.

Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que d'après Aristote (De caelo, lib. i, text. 44 6), le mot de vertu se rapporte au dernier effort de la puissance. Or, on appelle naturelle la puissance d'après laquelle on peut résister à ce qui nuit, et celle qui est un principe d'action (2), comme on le voit (Metaph. lib. v, text. 47). C'est pourquoi cette acception étant la plus générale, le mot de vertu selon qu'il implique le dernier effort de cette puissance est un terme commun. Car la vertu prise en général n'est rien autre chose qu'une habitude par laquelle on peut bien agir. Mais selon qu'elle implique le dernier effort de la puissance prise dans le premier sens, qui est beaucoup plus spécial, on l'attribue à une vertu particulière qui est la force et à laquelle il appartient de résister fermement à toute espèce d'attaque.

(2) Si la vertu est considérée comme principe d'action, dans ce cas, c'est un terme général qui convient à toutes les bonnes habitudes.

2. Il faut répondre au second, que saint Ambroise prend la force dans un sens large, selon qu'elle implique de la fermeté d'âme relativement à toutes les attaques possibles. D'ailleurs en la considérant comme une vertu spéciale, ayant une matière déterminée, elle aide à résister aux assauts de tous les vices. Car celui qui peut soutenir avec fermeté le choc des choses qui sont les plus difficiles à braver est conséquemment propre à résister aux autres qui sont plus faciles.

3. Il faut répondre au troisième, que cette objection repose sur la force entendue dans le premier sens.

ARTICLE III. — la force a-t-elle pour objet la crainte et l'audace?


II-II (Drioux 1852) Qu.122 a.4