II-II (Drioux 1852) Qu.180 a.2
Objections: 1. Il semble que les vertus morales appartiennent à la vie contemplative. Car saint Grégoire dit (Sup. Ezech. hom. xiv) que la vie contemplative consiste à conserver l'amour de Dieu et du prochain de toute son âme. Or, toutes les vertus morales dont la loi commande les actes reviennent à l'amour de Dieu et du prochain, parce que la plénitude de la loi est l'amour, comme on le voit (Hom. x1, 10). Il semble donc que les vertus morales appartiennent à la vie contemplative.
(1) c'est ce qu'oïl appelle l'amour d'amitié. (2) Cette espèce d'amour l'araour de conctf"
piiceuce.
2. La vie contemplative a principalement pour but la contemplation de Dieu. Car saint Grégoire dit (loc. cit.) : qu'après avoir foulé aux pieds tous les autres soins, l'âme s'embrase du désir de voir la face de son créateur. Or, on ne peut arriver là que par la pureté que la vertu morale produit ; puisqu'il est dit ( Matth, Mt 5,8) : Heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu. Et saint Paul ajoute (Hebr, xii, 14) : Tâchez d'avoir la paix avec tout le monde et de vivre dans la sainteté, sans laquelle personne ne verra Dieu. Il semble donc que les vertus morales appartiennent à la vie contemplative.
3. Saint Grégoire dit ( Sup. Ezech. loc. cit.) que la vie contemplative est belle, et c'est pour cela qu'elle est figurée par Rachel, dont l'Ecriture dit qu'elle avait un beau visage (Gn 29). Or, la beauté de l'àme se considère d'après les vertus morales, et principalement d'après la tempérance, comme le dit saint Ambroise ( De ofíic. lib. i, cap. 43, 45 et 46 ). Il semble donc que les vertus morales appartiennent à la vie contemplative.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Les vertus morales se rapportent aux actions extérieures (1). Or, saint Grégoire dit (Mor. lib. vi, cap. 48) qu'il appartient à la vie contemplative de se reposer de toute action extérieure. Les vertus morales n'appartiennent donc pas à cette vie.
CONCLUSION. — Les vertus morales ne se rapportent à la vie contemplative que par manière de disposition.
Réponse Il faut répondre qu'une chose peut appartenir à la vie contemplative de deux manières : essentiellement et comme disposition. 4° Les vertus morales n'appartiennent pas essentiellement à cette vie, parce que la fin de la vie contemplative est la considération de la vérité. La science qui appartient à cette sorte de considération a en effet peu d'importance relativement aux vertus morales, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 2, et lib. x, cap. ult.). C'est pourquoi, d'après ce même philosophe (Eth. lib. x, cap. 7 et 8), les vertus morales appartiennent à la félicité active et non à la félicité contemplative. — 2° Comme dispositions, les vertus morales appartiennent à la vie contemplative. Car l'acte de la contemplation, dans lequel la vie contemplative consiste essentiellement, est empêché parla violence des passions, qui détourne l'attention de l'àme des choses intelligibles pour la porter vers les choses sensibles, et par le tumulte extérieur. Les vertus morales mettant un frein à la violence des passions et calmant le bruit des occupations extérieures, il s'ensuit qu'elles appartiennent, à titre de dispositions, à la vie contemplative.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (art. préc.), la vie contemplative tire son motif de l'affection, et sous ce rapport l'amour de Dieu et l'amour du prochain lui sont nécessaires. Mais les causes motrices n'entrent pas dans l'essence de la chose; elles la disposent et la perfectionnent. Par conséquent, il ne résulte pas de là que les vertus morales appartiennent essentiellement à la vie contemplative.
2. Il faut répondre au second, que la sainteté ou la pureté résulte des vertus qui ont pour objet les passions qui troublent la raison. La paix est un effet de la justice qui se rapporte aux opérations, d'après ces paroles du prophète (Is 32,47) : a paix est l'oeuvre de la justice; en ce sens du moins que celui qui ne fait point d'injustices fait disparaître ce qui occasionne les querelles et les rixes. Ainsi les vertus morales disposent à la vie contemplative, selon qu'elles produisent la paix et la pureté.
3. Il faut répondre au troisième, que la beauté, comme nous l'avons dit (quest. cxLv, art. 2), consiste dans la charité et dans une proportion convenable. Ces deux choses se trouvent radicalement l'une et l'autre dans la raison ; c'est à cette faculté qu'il appartient de régler, dans les autres choses, la proportion qui convient, et c'est à elle que se rapporte l'éclat qui la manifeste. C'est pourquoi la beauté se trouve par elle-même et essentiellement dans la vie contemplative, qui consiste dans l'acte de la raison; d'où l'écrivain sacré dit au sujet de la contemplation de la sagesse (Sg 6,2) : Je suis devenu épris de sa beauté. Mais on trouve dans les vertus morales la beauté par participation, selon qu'elles participent à l'ordre de la raison, et elle existe surtout dans la tempérance, qui réprime les convoitises qui obscurcissent le plus la'lumière de la raison. D'où il suit que la vertu de chasteté surtout rend l'homme apte à la contemplation, parce que les jouissances sensuelles sont ce qui abaisse le plus l'âme vers les choses sensibles, selon la remarque de saint Augustin ( Solil. lib. i, cap. 10).
Objections: 1. Il semble qu'il y ait différents actes qui appartiennent à la vie contemplative. Car Richard de Saint-Victor (De contempl. lib. 1, cap. 3) distingue entre la contemplation, la méditation et la pensée. Or, toutes ces choses paraissent appartenir à la vie contemplative. Il semble donc qu'il y ait dans cette vie des actes différents.
2. Saint Paul dit .(2Co 1,18) : Nous qui n'avons point de voile sur le visage, nous recevons comme des miroirs la gloire de Dieu; nous sommes transformés dans la même clarté. Or, cet effet appartient à la vie contemplative. Par conséquent, indépendamment des trois choses que nous avons auparavant désignées, la spéculation appartient encore à la vie contemplative.
3. Saint Rernard dit (De cons. lib. v, cap. ult.) que la première et la plus haute contemplation, c'est l'admiration de la majesté. Or, l'admiration, d'après saint Jean Damascène (Orth. fid. lib. ii, cap. 15), est une espèce de crainte. Il semble donc que la vie contemplative exige plusieurs actes différents.
4. On dit que la prière, la lecture et la méditation, appartiennent à la vie contemplative. Il lui appartient aussi d'écouter ; car il est dit de Marie, qui figure la vie contemplative (Lc 10,39), qu'étant assise aux pieds du Seigneur, elle écoutait sa parole. H semble donc que la vie contemplative demande plusieurs actes.
En sens contraire Mais c'est le contraire. La vie désigne ici l'opération à laquelle l'homme s'applique principalement. Si donc il y avait dans la vie contemplative plusieurs opérations, elle ne serait pas une, mais multiple.
CONCLUSION. — Quoique la vie contemplative soit consommée par un acte unique de contemplation, cependant les hommes s'y élèvent par différentes opérations de l'esprit, par l'audition, la lecture, la prière, la méditation, la considération, la pensée, etc.
Réponse Il faut répondre que nous parlons maintenant de la vie contemplative, selon qu'elle appartient à l'homme. Mais il y a entre l'homme et l'ange une différence, comme le remarque saint Denis (De div. nom. cap. 7)5 c'est que l'ange voit la vérité par la simple perception, au lieu que l'homme n'arrive à l'intuition de la vérité pure que progressivement, à l'aide de beaucoup de choses. Par conséquent, la vie contemplative n'a en effet qu'un acte dans lequel elle se perfectionne finalement ; c'est la contemplation de la vérité, d'où elle tire son unité ; mais elle a beaucoup d'actes par lesquels elle parvient à cet acte final. Parmi ces actes, il y en a qui ont pour objet de recevoir les principes au moyen desquels on arrive à la contemplation de la vérité (1), les autres appartiennent à la déduction des principes par laquelle on est conduit à la vérité de la chose qu'on cherche à connaître (2) ; enfin le dernier acte, qui est le complément, est la contemplation même de la vérité.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la pensée, d'après Richard de Saint-Victor (loc. cit.), paraît appartenir à l'examen de beaucoup de choses dont on cherche à retirer une seule vérité simple. On peut donc comprendre sous ce nom les perceptions des sens qui ont pour but de connaître certains effets et certaines images, et le mouvement discursif de la raison à l'égard des signes divers ou de tout ce qui mène à la connaissance d'une vérité qu'on a en vue; quoique, d'après saint Augustin (De Trin. lib. xiv, cap. 7), on puisse entendre par pensée toute opération actuelle de l'intellect. La méditation paraît appartenir au mouvement de la raison, selon qu'elle s'occupe de quelques principes par lesquels on peut arriver à la contemplation de certaine vérité. La considération revient au même, d'après saint Bernard (loc. cit. in arg. 3, et lib. ii, cap. 2), quoique, d'après Aristote (De an. lib. m), on donne le nom de considération à toute opération de l'intellect. Quant à la contemplation, elle appartient à la simple intuition de la vérité. C'est ce qui fait dire au même Richard de Saint-Victor (ibid. cap. 4) que la contemplation est la vue pénétrante et libre des choses qui sont à voir; la méditation est la vue de l'esprit occupé à la recherche de la vérité, et la pensée s'exerce quand l'esprit est disposé à se dissiper.
2. Il faut répondre au second, que le mot spéculation, d'après la glose de saint Augustin (ord. de Trin. lib. xv, cap. 8), vient du mot speculum, miroir. Or, voir une chose dans un miroir, c'est voir la cause par l'effet dans lequel brille son image : la spéculation paraît donc revenir à la méditation.
3. Il faut répondre au troisième, que l'admiration est une espèce de crainte résultant de la perception d'une chose qui surpasse nos facultés : ainsi l'admiration (3) est un acte produit par la contemplation d'une vérité sublime. Car nous avons dit (art. -1) que la contemplation a pour terme l'affection.
4. Il faut répondre au quatrième, que l'homme arrive à la connaissance de la vérité de deux manières : 1° par ce qu'il reçoit d'un autre ; ainsi, par rapport aux choses que l'homme reçoit de Dieu, la prière est nécessaire, d'après ces paroles (Sg 7,7) : J'ai invoqué le Seigneur, et l'esprit de sagesse est venu en moi; quant à ce qu'il reçoit de ses semblables, il est nécessaire qu'il écoute pour recueillir les paroles de celui qui lui parle, et il faut qu'il lise pour qu'il reçoive ce qui est transmis par l'Ecriture. 2° Il est nécessaire qu'il ait recours à ses propres efforts, et c'est pour cela qu'on requiert la méditation (1).
(M) Ces actes sont l'audition, la lecture et l'oraison.
(2) Ces actes sont la méditation , la spéculation, la considération et la pensée. La définition de tous ces termes est dans la réponse au premier et au second argument.
(5) L'admiration vient'à la suite de la contemplation, tandis que les autres actes que nous avons nommés la précèdent.
CONSIDÉRATION D'UNE VÉRITÉ QUELCONQUE?
Objections: 1. Il semble que la vie contemplative ne consiste pas seulement dans la contemplation de Dieu, mais encore dans la considération de toute vérité, quelle qu'elle soit. Car le Psalmiste dit (138, 44) : Vos ouvrages sont admirables, et mon âme est avide de les connaître. Or, la connaissance des oeuvres de Dieu est l'effet d'une certaine contemplation de la vérité. Il semble donc qu'il appartienne à la vie contemplative, non-seulement de contempler la vérité divine, mais encore toute autre vérité.
2. Saint Bernard dit (De cons. lib. v, cap. ult.) que la première contemplation est l'admiration de la majesté, la seconde a pour objet les jugements de Dieu, la troisième ses bienfaits, et la quatrième ses promesses. Or, de ces quatre choses il n'y a que la première qui appartienne à la vérité divine, les trois autres se rapportent à ses effets. La vie contemplative ne consiste donc pas seulement dans l'étude de la vérité divine, mais encore dans l'étude de la vérité à l'égard des effets divins.
3. Richard de Saint-Victor (De contemni, lib. i, cap. 6) distingue six espèces de contemplations : la première ne se rapporte qu'à l'imagination, quand nous considérons les choses corporelles; la seconde existe dans l'imagination, d'après la raison, quand nous considérons l'ordre et la disposition des choses sensibles ; la troisième est dans la raison d'après l'imagination, [quand, au moyen du spectacle des choses visibles, nous nous élevons aux choses invisibles ; la quatrième a lieu dans la raison d'après la raison elle-même, quand l'esprit s'applique à des choses invisibles que l'imagination ne connaît pas; la cinquième est supérieure à la raison, quand, d'après la révélation divine, nous connaissons ce que la raison humaine ne peut comprendre ; la sixième est supérieure à la raison et lui échappe complètement, quand la lumière divine nous fait connaître des choses qui paraissent répugner à la raison humaine, comme ce que l'on dit du mystère de la sainte Trinité. Or, il n'y a que cette dernière chose qui paraisse appartenir à la vérité divine. La contemplation de la vérité ne se rapporte donc pas seulement à la vérité divine, mais encore à celle que l'on considère dans les créatures.
4. Dans la vie contemplative, on cherche la contemplation de la vérité selon qu'elle est une perfection de l'homme. Or, toute vérité est une perfection de l'entendement humain. La vie contemplative consiste donc dans toute contemplation de la vérité.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Mor. lib. vi, cap. 18) que dans la contemplation on cherche le principe, qui est Dieu.
CONCLUSION. — La vie contemplative embrasse premièrement et principalement la contemplation de la vérité divine, et elle comprend à titre de disposition et d'une manière secondaire les vertus morales et l'étude des effets divins.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 4 huj. quaest.), une chose appartient à la vie contemplative de deux manières : 1° principalement, 2° secondairement ou par manière de disposition. La contemplation de la vérité divine appartient principalement à la vie contemplative, parce que cette sorte de contemplation est la fin de toute la vie humaine. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (De Trin. lib. i, cap. 8) que la contemplation de Dieu nous est promise comme la fin de toutes nos actions et la perfection éternelle de toutes nos joies. Cette contemplation sera parfaite dans la vie future, quand nous verrons Dieu face à face ; par conséquent, elle nous rendra parfaitement heureux. Mais maintenant, nous ne pouvons contempler qu'imparfaitement la vérité divine, c'est-à-dire dans un miroir et en énigme; ainsi par elle nous obtenons un commencement de la béatitude, qui débute ici pour être continuée dans la vie à venir. C'est pour cela qu'A- ristote (m. lib. x, cap. 7 et 8) place la félicité dernière de l'homme dans la contemplation du bien suprême intelligible. — Mais parce que les effets divins nous conduisent à la contemplation de Dieu, d'après ces paroles de l'Apôtre (Rm 1,20) : Les choses invisibles de Dieu nous sont manifestées par celles qu'il a faites, il s'ensuit que la contemplation des effets divins appartient secondairement à la vie contemplative, en ce sens que l'homme est conduit par là à la connaissance de Dieu. D'où saint Augustin dit (Lib. de verá relig. cap. 29) qu'il ne faut pas considérer les créatures avec une curiosité vaine et passagère, mais qu'on doit s'en faire des degrés pour s'élever aux choses qui sont immortelles et qui durent éternellement. D'après ce que nous avons dit (art. 4, 2 et 3 préc.), il est donc évident qu'il y a quatre choses qui appartiennent dans un certain ordre à la vie contemplative : 4° les vertus morales, 2° les actes qui sont autres que celui de la contemplation, 3° la contemplation des effets divins, 4" la contemplation même de la vérité divine.
(I) Ainsi l'oraison Ini est nécessaire, pour que ture, pour qu'il la reçoive de ses semblables, etla la vérité lui vienne de Dieu ; l'audition et la lec- méditation pour qu il la tire de lui-même.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que David cherchait la connaissance des oeuvres de Dieu pour être conduit par là à Dieu lui-même; c'est pourquoi il dit (Ps 142,5) : Je médite sur tous vos ouvrages, et je réfléchis sur toutes les oeuvres de vos mains; j'ai élevé mes mains vers vous.
2. Il faut répondre au second, qu'en considérant les jugements de Dieu l'homme est amené à la contemplation de la justice divine, et en considérant ses bienfaits et ses promesses, il est conduit à la connaissance de la miséricorde ou de la bonté de Dieu, comme par les effets qu'elle a produits ou qu'elle doit produire.
3. Il faut répondre au troisième, que par ces six espèces de contemplation on désigne les degrés par lesquels on arrive à la contemplation de Dieu au moyen des créatures. En effet, au premier degré on place la perception des choses sensibles; au second, le mouvement qui va des choses sensibles aux choses intelligibles ; au troisième, le jugement des choses sensibles d'après les choses intelligibles; au quatrième, la considération absolue des choses intelligibles auxquelles on est parvenu au moyen des choses sensibles; au cinquième, la contemplation des choses intelligibles que l'on ne peut découvrir par les sens et qu'on ne peut saisir que par la raison; au sixième, la considération des choses intelligibles que la raison ne peut ni découvrir ni saisir (1), c'est-à-dire celles qui appartiennent à la contemplation sublime de la vérité divine, qui en sont le couronnement final.
4. Il faut répondre au quatrième, que la perfection dernière de l'entendement humain est la vérité divine, au lieu que les autres vérités perfectionnent l'intellect par rapport à celle-là.
(t) Ces choses intelligibles sont les vérités surnaturelles <;ui sont supérieures à la raison humaine et que la foi seule peut nous faire connaître.
Objections: 1. Il semble que la vie contemplative puisse, dans l'état de la vie présente, s'élever à la vision de l'essence divine. Car, comme le dit Jacob (Gn 32,20) : f ai vu Dieu face à face, et mon âme a été sauvée. Or, la vision de la face de Dieu, c'est la vision de l'essence divine. Il semble donc que l'on puisse dans la vie présente s'élever par la contemplation jusqu'à voir Dieu dans son essence.
2. Saint Grégoire dit (Mor. lib. vi, cap. 27) que les grands contemplatifs rentrent en eux-mêmes, et qu'en méditant sur les choses spirituelles ils éloignent avec discernement l'ombre des choses corporelles qu'elles entraînent avec elles, et que, désirant voir la lumière qui n'a pas de bornes, ils repoussent tout ce qui a l'apparence d'une délimitation, et, en désirant arriver à ce qui est au-dessus d'eux, ils triomphent de ce qu'ils sont. Or, l'homme n'est empêché de voir l'essence divine, qui est la lumière illimitée, que parce qu'il est forcé de faire usage d'images sensibles. Il semble donc que la contemplation de la vie présente puisse aller jusqu'à voir la lumière infinie de Dieu dans son essence.
3. Saint Grégoire dit (Dial. lib. ii, cap. 35) : Toute créature est peu de chose pour l'âme qui voit le créateur. L'homme de Dieu, c'est-à-dire saint Benoît, qui voyait un globe de feu dans une tour et les anges retourner au ciel, ne pouvait assurément voir ces choses que dans la lumière de Dieu. Or, saintBenoît était encore sur cette terre. Par conséquent, la contemplation ici-bas peut s'étendre jusqu'à la vision de l'essence divine.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Hom. xiv in ) : Tant que l'on vit dans cette chair mortelle, on ne fait pas dans la vertu de la contemplation de si grands progrès que l'oeil de l'âme plonge dans les rayons de la lumière divine, qui est sans bornes.
CONCLUSION. — Il est impossible que dans l'état de la vie présente, tant qu'on fait usage des sens, on arrive par la contemplation à voir l'essence divine, quoique cela puisse se faire par le ravissement, comme cela est arrivé à saint Paul.
Réponse Il faut répondre que, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. litt. lib. xii, cap. 27), aucun de ceux qui voient Dieu ne vit de cette vie dont nous vivons ici-bas, enveloppés que nous sommes dans les sens de ce corps mortel, et si l'on ne meurt en quelque sorte à cette vie, soit que l'âme quitte absolument le corps, soit qu'elle soit séparée des sens charnels, on ne s'élève pas à cette vision. C'est d'ailleurs ce que nous avons vu avec plus de détails (quest. clxxv, art. 4 et 5) en parlant du ravissement, et ailleurs, en traitant de la vision de Dieu (part. I, quest. xii, art. 2). — Par conséquent on doit dire qu'on peut être en cette vie de deux manières : 1° en acte, selon qu'on fait actuellement usage des sens corporels. De la sorte, la contemplation de la vie présente ne peut s'élever d'aucune manière à la vision de l'essence de Dieu. 2° On peut être en cette vie potentiellement, sans y être en acte, dans le sens que l'âme de l'homme est unie à son corps mortel comme sa forme, mais de manière à ne faire usage ni des sens corporels, ni de l'imagination, comme il arrive dans le ravissement. De cette façon la contemplation ici-bas peut s'élever à la vision de l'essence divine. Par conséquent, le degré le plus élevé de la contemplation dans la vie présente, c'est celui de saint Paul dans son ravissement. Il s'éleva à un état qui tient le milieu entre celui de la vie présente et celui de la vie future.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Denis dans sa lettre au moine Caius (Ep. i), si quelqu'un en voyant Dieu a compris ce qu'il a vu, il n'a pas vu Dieu lui-même, mais quelque chose de ce qui est à lui. Et saint Grégoire observe (Sup. Ezech. hom. xiv) que l'on ne voit jamais le Dieu tout-puissant dans sa clarté, mais l'âme que voit sous elle quelque chose qui la fortifie et qui lui permet ensuite de s'élever à la gloire de sa vision. Ainsi quand Jacob dit : J'ai vu Dieu face à face, on ne doit donc pas entendre qu'il a vu l'essence de Dieu, mais qu'il a vu la forme, c'est- à-dire la vision imaginaire dans laquelle Dieu lui a parlé. Ou parce que nous connaissons tous nos semblables par leur visage, il a appelé la connaissance de Dieu sa face, comme le dit la glose d'après saint Grégoire (Mor. lib. xxiv, cap. 5).
2. Il faut répondre au second, que l'homme dans l'état de la vie présente ne peut rien contempler sans images ; parce qu'il lui est naturel de voir les espèces intelligibles sous des images sensibles, comme le dit Aristote (De anima, lib. m, text. 30). Cependant la connaissance intellectuelle ne consiste pas dans ces images, mais elle contemple en elles la pureté de la vérité intelligible, et il en est ainsi non-seulement pour la connaissance naturelle, mais encore pour les choses que nous connaissons par la révélation. Car saint Denis dit (De coelest. hier. cap. 1 et 2) que la clarté divine nous manifeste les hiérarchies des anges sous des symboles figuratifs, et que sa puissance nous rétablit dans la lumière pure, c'est-à-dire dans la simple connaissance de la vérité intelligible. Par conséquent on doit comprendre que saint Grégoire dit que les contemplatifs n'entraînent pas avec eux l'ombre des choses corporelles, parce que leur contemplation ne s'arrête pas à elles, mais qu'elle consiste plutôt dans la considération de la vérité intelligible.
3. Il "fa ut répondre au troisième, que ces paroles de saint Grégoire ne signifient pas que dans cette vision saint Benoît a vu Dieu dans son essence; mais il veut mon trer que toute créature étant peu de chose pour celui qui voit le Créateur, il s'ensuit que celui qui est éclairé de la lumière divine peut facilement tout voir. C'est pourquoi il ajoute : Pour peu qu'il ait reçu la lumière du Créateur, tout ce qui est créé lui paraît petit.
Objections: 1. Il semble que l'on ait tort de diviser l'opération de la contemplation en trois mouvements, le circulaire, le droit et l'oblique (De div. nom. cap. 4). Car la contemplation n'appartient qu'au repos, d'après ces paroles de la Sagesse (Sg 6,6) : En entrant dans ma maison je me reposerai avec elle. Or, le mouvement est opposé au repos. Les opérations de la vie contemplative ne doivent donc pas être désignées par ces mouvements.
2. L action de la vie contemplative appartient à l'intellect qui est ce que l'homme a de commun avec les anges. Or, dans les anges saint Denis désigne ces mouvements autrement que dans l'âme. En effet ce qu'il désigne (loc. cit..) par le mouvement circulaire de l'ange, c'est ce qui résulte des illuminations du beau et du bien. Quant au mouvement circulaire de l'âme il le détermine d'après plusieurs choses ; la première est l'entrée de l'âme qui s'éloigne des choses extérieures pour se retirer en elle-même, la seconde est le mouvement de ses puissances qui la délivre de l'erreur et de toute préoccupation extérieure ; la troisième est son union avec ce qui est au-dessus d'elle. De même il décrit différemment le mouvement droit de l'un et de l'autre. Car il dit que le mouvement de l'ange est droit, selon qu'il a pour but de pourvoir à ceux qui lui sont soumis, et il fait consister le mouvement droit de l'âme en deux choses : 1° en ce qu'elle s'avance vers ce qui se rapporte à elle ; 2° en ce qu'elle s'élève des choses extérieures aux contemplations pures. Il détermine aussi le mouvement oblique diversement à l'égard de l'un et de l'autre. Car il dit que dans les anges le mouvement oblique provient de ce qu'en pourvoyant à ceux qui sont au-dessus d'eux ils restent dans le même état à l'égard de Dieu, tandis qu'il fait venir le mouvement oblique de l'âme de ce qu'elle est éclairée rationnellement et d'une manière diffuse des connaissances divines. Les opérations de la contemplation ne paraissent donc pas convenablement déterminées de la manière précédente.
3. Richard de Saint-Victor [De cont. lib. i, cap. b) distingue plusieurs autres espèces de mouvements par analogie a vec les oiseaux du ciel. Les uns, dit-il, tantôt s'élèvent aux régions les plus hautes et tantôt se précipitent vers les plus basses, et recommencent souvent ce mouvement contraire ; d'autres se jettent à droite et à gauche une foule de fois; il y en a qui se portent fréquemment en avant ou en arrière; quelques-uns tournent en cercle, traçant des orbites plus ou moins allongées ; enfin on en voit qui restent immobiles et comme suspendus à la même place. Il semble donc qu'il n'y ait pas que trois mouvements dans la contemplation.
En sens contraire Mais l'autorité de saint Denis prouve le contraire (cit. in arg. 4).
CONCLUSION. — Toute l'essence de la contemplation parfaite est comprise dans ces trois mouvements de l'âme : le circulaire par lequel toutes les opérations de l'âme sont ramenées à la contemplation simple de la vérité divine ; le droit par lequel on s'élève des choses sensibles extérieures aux choses intelligibles ; et l'oblique par lequel on se sert des lumières divines en raisonnant.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 4 ad 3), l'opération de l'intellect dans laquelle la contemplation consiste essentiellement, est appelée un mouvement, selon que le mouvement est l'acte de ce qui est parfait, comme le dit Aristote (De animâ, lib. 1, text. 28). Comme nous arrivons par les choses sensibles à la connaissance des choses intelligibles, les opérations sensibles ne se font pas sans mouvement ; d'où il suit que l'on décrit les opérations intelligibles comme des mouvements, et qu'on désigne par analogie la différence qu'il y a entre ces mouvements. Or, de tous les mouvements corporels les premiers et les plus parfaits sont les mouvements locaux, comme le prouve Aristoteles, lib.v1, text. 55et 57). C'est pourquoi on décrit les principales opérations intelligibles d'après leur ressemblance. Ces mouvements sont de trois sortes : il y a le mouvement circulaire d'après lequel une chose se meut uniformément autour du même centre ; le mouvement droit d'après lequel on va d'un point à un autre; enfin le mouvement oblique qui est en quelque sorte composé de l'un et de l'autre. C'est pour ce motif que dans les opérations intelligibles ce qui a simplement de l'uniformité est attribué au mouvement circulaire; l'opération intelligible d'après laquelle on va d'une chose à une autre est attribuée au mouvement droit, et celle qui a quelque chose d'uniforme et qui se porte tout à la fois vers divers points est attribuée au mouvement oblique.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les mouvements corporels extérieurs sont opposés au repos de la contemplation que l'on conçoit comme exempt de toute préoccupation extérieure; mais les mouvements des opérations intelligibles appartiennent à ce repos.
2. Il faut répondre au second, que l'homme a l'intellect de commun avec les anges sous le rapport du genre ; mais la puissance intellectuelle est beaucoup plus élevée dans l'ange que dans l'homme. C'est pourquoi il faut que l'on détermine ces mouvements d'une autre manière dans les hommes que dans les anges, selon qu'ils se rapportent différemment à l'uniformité. Car l'entendement de l'ange a une connaissance uniforme sous deux rapports : 1° parce qu'il n'acquiert pas la vérité intelligible d'après la variété des choses composées ; 2° parce qu'il ne comprend pas la vérité des choses intelligibles discursivement, mais par la simple intuition. Au contraire l'entendement humain reçoit la vérité intelligible des choses sensibles et il la comprend au moyen des procédés discursifs de la raison. C'est pourquoi saint Denis désigne le mouvement circulaire dans les anges, selon qu'ils voient Dieu uniformément et constamment sans principe et sans fin, comme le mouvement circulaire qui n'a ni commencement ni fin s'opère uniformément autour du même centre. Mais dans l'âme humaine, avant de parvenir à cette uniformité, il faut qu'on éloigne deux sortes de difformité : 1° celle qui résulte de la diversité des choses extérieures : l'âme s'en éloigne en quittant ce qui est au dehors, et c'est le premier caractère que saint Denis assigne au mouvement circulaire, en disant que l'âme s'éloigne des choses extérieures pour entrer en elle-même ; 2° il faut ensuite éloigner la seconde difformité qui est produite par le procédé discursif de la raison, et c'est ce qui arrive quand toutes les opérations de l'âme sont ramenées à la simple contemplation de la vérité intelligible. C'est ce que dit saint Denis en second lieu quand il exige un mouvement uniforme des puissances intellectuelles de l'âme, c'est-à-dire qu'il veut que l'âme ayant cessé de discourir fixe ses regards sur la contemplation de la vérité une et simple. Dans cette opération de l'âme il n'y a pas d'erreur ; comme il est évident qu'on n'erre pas à l'égard de l'intelligence des premiers principes que nous connaissons par une simple intuition. Alors ces deux choses étant préalablement établies, arrive en troisième lieu l'uniformité conforme aux anges, et qui fait qu'après avoir mis tout de côté on s'arrête à la seule contemplation de Dieu. C'est la pensée de saint Denis, qui dit qu'ensuite il en résulte une union uniforme qui fait que toutes les puissances étant unies, nous sommes conduits au beau et au bien. Le mouvement droit dans l'ange ne peut pas résulter de ce que dans la contemplation il va d'une chose à une autre, mais on peut seulement le considérer selon l'ordre de sa providence, c'est-à-dire selon que l'ange supérieur illumine les inférieurs par les anges intermédiaires. Et c'est ce qu'exprime saint Denis quand il dit que les anges ont un mouvement direct quand ils pourvoient à ceux qui leur sont soumis en suivant ce qui est droit, c'est-à-dire les choses qui sont disposées selon l'ordre légitime. Mais pour l'âme il fait consister la rectitude du mouvement en ce qu'elle va des choses sensibles extérieures à la connaissance des choses intelligibles. Dans l'ange, le mouvement oblique, qui se compose du mouvement droit et du mouvement circulaire, consiste en ce que d'après la contemplation de Dieu il pourvoit aux êtres qui sont au-dessous de lui ; au lieu que dans l'âme ce même mouvement, composé du mouvement droit et du mouvement circulaire, consiste en ce que l'âme fait usage des lumières divines en raisonnant.
l'en ce résulte de ce qui est en haut et en bas, à droite et à gauche, en avant et fin arrière et des divers circuits, sont tous contenus sous le mouvement droit ou oblique : car par là on désigne les mouvements discursifs de la raison. Si le raisonnement va du genre à l'espèce, ou du tout à la partie, ou va, comme le dit lui-même Richard de Saint-Victor, en haut et en bas ; s'il part de l'un des contraires pour arriver à l'autre, il va à droite et à gauche ; s'il descend des causes aux effets, il est en avant et en arrière ; s'il repose sur les accidents qui environnent la chose qui est prochaine ou éloignée, c'est un circuit. La marche du raisonnement, quand elle va des choses sensibles aux choses intelligibles, selon l'ordre de la raison naturelle, appartient au mouvement droit ; quand elle suit les lumières divines, elle appartient au mouvement oblique, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (in solut. praec.). L'immobilité seule dont il parle appartient au mouvement circulaire. D'où il est évident que saint Denis décrit le mouvement de la contemplation d'une manière beaucoup plus complète et plus métaphysique.
II-II (Drioux 1852) Qu.180 a.2