II-II (Drioux 1852) Qu.137 a.2
Objections: 1. Il semble que la persévérance ne soit pas une partie de la force. Car, d'après Aristote (Eth. lib. vu, cap. 7), la persévérance a pour objet les peines qui viennent des sens. Or, ces peines appartiennent à la tempérance. La persévérance est donc plutôt une partie de la tempérance qu'une partie de la force.
2. Toute partie d'une vertu morale a pour objet les passions qui sont modérées par cette vertu. Or, la persévérance n'implique pas la modération des passions ; car plus les passions sont vives et plus paraît louable celui qui persévère à agir conformément à la raison. Il semble donc que la persévérance ne soit pas une partie de quelque vertu morale, mais qu'elle se rattache plutôt à la prudence qui perfectionne la raison.
3. Saint Augustin dit (Lib. de persever. cap. 1 ) que personne ne peut perdre la persévérance, mais que l'on peut perdre les autres vertus. Par con séquent la persévérance l'emporte sur toutes les autres vertus. Cependant la vertu principale vaut mieux que sa partie. La persévérance n'est donc pas une partie d'une vertu, mais elle est plutôt une vertu principale elle-même.
rencontrcr. Cette facilité résulte de ses bonnes (f) C'est par cet acte que l'on doit terminer sa dispositions, et n'affaiblit en rien son mérite. carrière.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Cicéron fait de la persévérance une partie de la force [De invent. lib. ii).
CONCLUSION. — La persévérance est unie à la force, comme une vertu secondaire aune vertu principale.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit ( quest. cxxiii , art. 2, et la 2% quest. lxi , art. 3 et 4), la vertu principale est celle à laquelle se rapporte principalement ce qu'il y a de méritoire dans une vertu, parce qu'elle exécute à l'égard de sa propre matière ce qu'il y a de plus difficile et de meilleur à observer. C'est d'après ce principe que nous avons dit (quest. cxxiii, art. 2) que la force est une vertu principale, parce qu'elle nous fait rester fermes dans les circonstances où il est plus difficile de rester inébranlable, c'est-à-dire dans les dangers de mort. C'est pourquoi il est nécessaire qu'on adjoigne à la force, comme une vertu secondaire à une vertu principale, toute vertu dont le mérite consiste à supporter avec fermeté ce qui est difficile. Or, le mérite de la persévérance consiste à supporter la difficulté qui résulte de ce qu'une bonne oeuvre dure longtemps -, mais cette difficulté n'est pas aussi grave que celle qui a pour objet de supporter les dangers de mort. C'est pourquoi la persévérance est unie à la force comme une vertu secondaire à une vertu principale.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le rapport de la vertu secondaire à la vertu principale ne se considère pas seulement d'après la matière, mais plutôt d'après le mode ; parce que dans chaque être la forme l'emporte sur la matière. Par conséquent quoique la persévérance paraisse avoir plus de rapport avec la tempérance qu'avec la force à l'égard de sa matière, néanmoins elle a dans le mode plus d'affinité avec la force, parce qu'elle est cause que nous restons fermes et inébranlables, malgré la difficulté de la durée.
2. Il faut répondre au second, que cette persévérance dont parle Aristote (Eth. lib. vii, cap. 4 et 7) ne modère pas des passions, mais elle consiste seulement dans une certaine fermeté de raison et de volonté. Au contraire la persévérance, qui est une vertu, modère certaines passions, telles que la crainte d'être fatigué ou de manquer de quelque chose à cause de la durée de l'épreuve. Cette vertu réside par conséquent dans l'irascible, comme la force.
Il faut répondre au troisième, que saint Augustin parle en cet endroit de la persévérance, selon que cette expression désigne non l'habitude de la vertu, mais son acte continué jusqu'à la fin (1), d'après ces paroles de l'Evangile (Mt 24,43) : Celui qui aura persévéré jusqu'à la fin sera sauvé. C'est pourquoi il est de la nature de la persévérance ainsi entendue d'être inamissible, parce qu'autrement elle ne durerait pas jusqu'à la fin.
Objections: 1. Il semble que la constance n'appartienne pas à la persévérance. Car la constance appartient à la patience, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 5). Or, la patience diffère de la persévérance. La constance n'appartient donc pas à cette dernière vertu.
2. La vertu a pour objet ce qui est difficile et bon. Or, il ne paraît pas difficile d'être constant dans les petites choses; il n'y a de difficulté que pour les grandes qui sont l'objet de la magnificence. La constance appartient donc plus à la magnificence qu'à la persévérance.
(I) Jusqu'à la fin de la vie. C'est l'acte qui couronne l'existence et qui ne peut se perdre, qu'après lui l'épreuve a cessé.
3. Si la constance appartenait à la persévérance, elle ne paraîtrait point du tout en différer, parce que l'une et l'autre impliquent une certaine immutabilité. Or, elles diffèrent, puisque Macrobe (lib. i in Somn. Scip. cap. 8) distingue la constance de la fermeté, qu'il confond avec la persévérance, comme nous l'avons dit (quest. cxxvin, ad 6). La constance n'appartient donc pas à la persévérance.
En sens contraire Mais c'est le contraire. On dit qu'un homme est constant par là même qu'il reste inébranlablement attaché à une chose. Or, il appartient à la persévérance de s'attacher à certaines choses, comme on le voit d'après la définition qu'en donne Andronic. La constance appartient donc à la persévérance.
CONCLUSION. — La constance se rapporte à la persévérance, puisqu'elle a la même fin qui consiste à s'attacher fermement à un bien quelconque malgré les difficultés, quoique relativement à ce qui produit la difficulté, elle ait plus d'analogie avec la patience.
Réponse Il faut répondre que la persévérance et la constance ont la même fin, parce qu'il appartient à l'une et à l'autre de persister fermement dans un bien quelconque ; mais elles diffèrent en raison des choses qui rendent cette persistance difficile. Car la vertu de la persévérance proprement dite fait que l'homme persiste fermement dans le bien, malgré la difficulté qui résulte de la durée prolongée de l'acte ; au lieu que la constance fait que l'on persiste fermement dans le bien, malgré la difficulté qui provient de tous les autres empêchements extérieurs quels qu'ils soient. C'est pourquoi la persévérance est une partie plus principale de la force que la constance ; parce que la difficulté qui provient de la durée de l'acte est plus essentielle à l'acte vertueux que celle qui provient des obstacles extérieurs.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les principaux obstacles extérieurs qui nous empêchent de persister dans le bien, ce sont ceux qui produisent la tristesse, et la tristesse est l'objet de la patience, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 1). C'est pourquoi la constance a la même fin que la persévérance, et elle se confond avec la patience relativement à ce qui produit la difficulté qu'elle supporte. Mais la fin étant ce qu'il y a de principal, elle appartient, pour ce motif, à la persévérance plutôt qu'à la patience.
2. Il faut répondre au second, qu'il est plus difficile en effet de persister dans les grandes entreprises. Mais dans celles qui sont médiocres ou de peu d'importance, il y a aussi de la difficulté à persister longtemps. Si cette difficulté ne provient pas de la grandeur de l'acte que la magnificence a pour objet, du moins elle provient de sa durée qui est l'objet de la persévérance. C'est pourquoi la constance peut appartenir à l'une et à l'autre (1).
3. Il faut répondre au troisième, que la constance appartient à la persévérance en ce qu'elle a de commun avec elle; cependant elle ne lui est pas identique, puisqu'elle en diffère, comme nous l'avons dit (in corp. art.).
Objections: 1. Il semble que la persévérance n'ait pas besoin du secours de la grâce.
(4) Elle appartient à la magnanimité relativement à la grandeur de l'acte qui sent les douleurs qu'on éprouve ; elle appartient à la patience en raison de sa matière, et à la persévérance en raison de sa fin, qui consiste à persévérer jusqu'au bout.
(2) Voyez sur cette question ce que nous avons dit, tome m, pages a'J'J-tiOI.
Car la persévérance est une vertu, comme nous l'avons dit (art. 4 huj. quaest.) Or, la vertu, d'après Cicéron (De invent. lib. ii), agit à la manière de la nature. Par conséquent l'inclination seule de la vertu suffit pour persévérer ; le secours de la grâce n'est donc pas pour cela nécessaire.
2. Le don de la grâce du Christ l'emporte sur le mal qu'Adam nous a causé, comme le dit saint Paul (Rm 5). Or, avant le péché l'homme a été établi de manière qu'il pouvait persévérer au moyen de ce qu'il avait reçu, comme le dit saint Augustin (De corrept. et gr at. cap. 11). A plus forte raison l'homme réparé par la grâce du Christ peut-il persévérer sans le secours d'une grâce nouvelle.
3. Des actions coupables sont quelquefois plus difficiles que des actions vertueuses. Ainsi le Sage fait dire aux impies (Sg 5,7) : Nous avons marché par des voies difficiles. Or, il y en a qui persévèrent dans le péché sans aucun secours étranger. On peut donc aussi persévérer dans le bien sans le secours de la grâce.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. depersever. cap. 1) :Nous affirmons que la persévérance par laquelle on persévère dans le Christ jusqu'à la fin est un don de Dieu.
CONCLUSION. — Le bien de la persévérance a besoin pour se conserver en nous non-seulement du don de la grâce habituelle, mais encore du secours de Dieu qui conserve l'homme dans le bien jusqu'à la fin de fa vie.
Réponse Il faut répondre que, comme on le voit, d'après ce que nous avons dit (art. 1 huj. quaest. ad2, et art. 2 ad 3), la persévérance s'entend de deux manières : 1° On entend par là l'habitude de la persévérance selon qu'elle est une vertu. En ce sens elle a besoin du don de la grâce habituelle, comme toutes les autres vertus infuses. 2° On peut entendre l'acte de la persévérance qui dure jusqu'à la mort. De cette manière elle a besoin non-seulement de la grâce habituelle, mais encore du secours gratuit de Dieu qui conserve l'homme dans le bien jusqu'à la fin de la vie, comme nous l'avons dit en traitant de la grâce (la2ae, quest. cix, art. 10). — En effet le libre arbitre étant mobile et changeant par sa nature, et la grâce habituelle ne lui enlevant pas ici-bas ce caractère, il n'est pas au pouvoir du libre arbitre qui a été réparé par la grâce de se fixer dans le bien d'une manière immuable, quoiqu'il soit en son pouvoir de le choisir. Car le plus souvent nous avons le pouvoir de fixer notre choix, notre détermination, mais il n'en est pas de même de l'exécution.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la vertu de la persévérance nous porte à persévérer, autant qu'il est en elle ; mais l'habitude étant une chose dont on use comme on veut, il n'est pas nécessaire que celui qui a l'habitude delà vertu en fasse usage d'une manière immuable jusqu'à la mort.
2. Il faut répondre au second, que, comme le dit saint Augustin (Lib. de corrept. etgrat. cap. 11), il a été donné au premier homme, non de persévérer, mais de pouvoir le faire par son libre arbitre; parce qu'il n'y avait alors dans la nature humaine aucune corruption qui rendit cette persévérance difficile. Mais maintenant il est donné à ceux qui ont été prédestinés par la grâce du Christ non-seulement de pouvoir persévérer, mais de persévérer réellement. Ainsi le premier homme qui n'avait rien à redouter, ayant usé de son libre arbitre contre l'ordre de Dieu lui-même, n'est pas resté en jouissance de son bonheur, malgré toute la facilité qu'il avait à ne pas pécher; au lieu que les prédestinés restent inébranlables dans la foi quoique le monde entier s'agite pour les renverser.
3. Il faut répondre au troisième, que l'homme peut par lui-même tomber dans le péché, mais il ne peut pas en sortir par lui-même sans le secours de la grâce. C'est pourquoi par là même que l'homme tombe dans le péché, il fait, autant qu'il est en lui, tout ce qu'il faut pour y persévérer, si la grâce de Dieu ne l'en délivre pas. Mais de ce qu'il fait le bien, il ne fait pas ce qu'il faut pour y persévérer, parce que de lui-même il peut pécher. C'est pourquoi il a besoin à cet égard du secours de la grâce.
Nous avons maintenant à nous occuper des vices opposés à la persévérance. — A cet égard deux questions sont à examiner. Nous traiterons : 1° de la mollesse; — 2° do l'opiniâtreté.
Objections: 1. 1l semble que la mollesse ne soit pas opposée à la persévérance. Car à l'occasion de ces paroles de l'Apôtre (1Co 6) : Neque adulteri, neque molles, neque masculorum concubitores, la glose dit (interl.) : Ceux qui sont mous, c'est-à-dire ceux qui ont des moeurs efféminées. Or, ce défaut est opposé à la chasteté. Par conséquent, la mollesse n'est pas un vice contraire à la persévérance.
2. Aristote dit (Eth. lib. vu, cap. 7) que les délices sont une sorte de mollesse. Or, il semble que ce qui est délicieux appartient à l'intempérance. La mollesse n'est donc pas contraire à la persévérance, mais elle est plutôt opposée à la tempérance.
3. Aristote dit au même endroit (loc. cit.) que celui qui a l'habitude du jeu est un homme mou. Or, la passion excessive du jeu est opposée à la bonne humeur qui est une vertu qui a pour but de régler ces jouissances, comme le dit Aristote (Eth. lib. iv, cap. 8). La mollesse n'est donc pas opposée à la persévérance.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. vii, cap. 7) que celui qui est persévérant est l'opposé de celui qui est mou.
CONCLUSION. — La mollesse est opposée à la vertu de la persévérance.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. 1 et 2), le mérite de la persévérance consiste en ce qu'on ne s'écarte pas du bien à cause des longues difficultés et des longues peines qu'on éprouve. D'où l'on voit qu'on est directement en opposition avec cette vertu quand on s'éloigne du bien sans peine, par suite de quelques difficultés qu'on ne peut pas supporter. Et c'est là ce qui caractérise la mollesse ; car on appelle mou tout ce qui cède facilement à ce qui le touche. En effet, on ne dit pas qu'une chose est molle, parce qu'elle cède à une autre qui l'attaque fortement ; car les murs cèdent sous les coups de la machine qui les bat en brèche. C'est pourquoi on ne regarde pas comme un homme mou, celui qui cède à des adversaires qui l'attaquent très-vivement. C'est ce qui fait dire à Aristote (loc. cit.) que si on se laisse vaincre par des plaisirs ou des peines d'une vivacité ou d'une violence extrême, cela n'a rien de surprenant, mais qu'on est très- excusable, si on s'efforce d'y résister. Or, il est évident que l'on est plus vivement impressionné par la crainte des dangers que par l'attrait des plaisirs. D'où Cicéron dit (De offic. lib. i in tit. Vera Magnanim.) : Il ne peut pas se faire que celui qui a résisté à la crainte soit renversé par la cupidité, ni que celui que le travail n'a pu vaincre soit dompté par la volupté. Le Plaisir agit plus vivement en nous attirant que la tristesse qui est produite en nous par la privation du plaisir ne le fait en nous éloignant ; parce que la privation du plaisir est une chose purement négative (4). C'est pourquoi, d'après Aristote (loc. sup. cit.), on appelle mou, à proprement parler, celui qui s'éloigne du bien à cause de la tristesse qui résulte d'une privation de jouissance, parce qu'il cède à un faible moteur.
(1) La mollesse (mollities) dout il est ici question n'est rien autre chose que l'inconstance.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette mollesse vient de deux causes : 4° De la coutume. Car quand on a la coutume de jouir des plaisirs (2), on peut plus difficilement en supporter la privation. 2° De la disposition de la nature, en ce sens que l'esprit est moins constant par suite de la débilité du tempérament. C'est là ce qui fait comparer ces hommes aux femmes, comme le dit Aristote (Eth. lib. vu, loc. cit.). C'est pourquoi ceux qui sont efféminés reçoivent le nom de mous, parce qu'ils sont devenus comme des femmes.
2. Il faut répondre au second, que le travail est opposé au plaisir du corps, et c'est pour cela que les choses laborieuses sont un si grand obstacle à la volupté. Ceux qui vivent dans les délices, ce sont ceux qui ne peuvent supporter le moindre travail, ni la moindre peine qui affaiblisse leurs plaisirs. D'où il est parlé (Dt 28,56) : de la femme délicate, accoutumée à une vie molle, qui ne pouvait pas seulement marcher et qui avait peine à poser un pied sur la terre à cause de son extrême mollesse. C'est pourquoi les délices sont une espèce de mollesse. Mais la mollesse a pour objet propre le défaut de jouissances, tandis que les délices se rapportent à la cause qui empêche la délectation, comme le travail ou quelque autre motif semblable.
3. Il faut répondre au troisième, que dans le jeu il y a (deux choses à considérer : 1° le plaisir, et sous ce rapport l'amour déréglé du jeu est opposé à la bonne humeur. 2° Il y a le délassement ou le repos qui est opposé au travail. C'est pourquoi comme il appartient à la mollesse de ne pouvoir pas supporter le travail, de même elle nous porte à trop rechercher les délassements du jeu ou tout autre repos.
Objections: 1. Il semble que l'opiniâtreté ne soit pas opposée à la persévérance. Car saint Grégoire dit (Mor. lib. xxxi, cap. 47) que l'opiniâtreté vient de la vaine gloire. Or, la vaine gloire n'est pas opposée à la persévérance, mais elle l'est plutôt à la magnanimité, comme nous l'avons dit (quest. cxxxii, art. 2). L'opiniâtreté n'est donc pas opposée à la persévérance.
2. Si l'opiniâtreté est opposée à la persévérance, c'est par excès ou par défaut. Or, ce n'est pas par excès, parce que l'opiniâtre cède encore à certaine délectation et à certain chagrin ; car, comme le dit Aristote ( Eth. lib. vii, cap. 9), on a du plaisir à vaincre, mais on a de la peine quand les résolutions qu'on a prises paraissent sans effet. Si c'est par défaut, elle sera la même chose que la mollesse ; ce qui est évidemment faux. L'opiniâtreté n'est donc opposée à la persévérance d'aucune manière.
3. Comme celui qui persévère persiste dans le bien malgré les afflictions ; de même celui qui est continent et tempérant le fait malgré les plaisirs; celui qui est fort malgré les craintes ; celui qui est doux malgré la colère.
(I) Ainsi il y a trois motifs qui peuvent détourner l'homme de la poursuite du bien : le premier est la crainte des périls, le second le désir des jouissances sensuelles, le troisième est la tristesse qui résulte de la privation de ces jouissances. Ce dernier est le moindre, et cependant il suffit pour arrêter celui qui est mou et inconstant.
(2) Ce défaut provient d'une éducation trop molle et trop délicate.
(3) L'opiniâtreté est un vice qui fait qu'on persévère dans une chose commencée au-delà du terme que la raison prescrit.
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Or, on dit que quelqu'un est opiniâtre, parce qu'il persiste trop dans une chose. l'opiniâtreté n'est donc pas plus opposée à la persévérance qu'aux autres vertus.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Cicéron dit (De invent. lib. ii) que l'opiniâtreté est à la persévérance ce que la superstition est à la religion. Or, la superstition est opposée à la religion, comme nous l'avons dit (quest. xcn, art. 1). L'opiniâtreté l'est donc aussi à la persévérance.
CONCLUSION. — L'opiniâtreté est opposée à la persévérance.
Réponse Il faut répondre que, comme le dit saint Isidore (.Etym. lib. x ad litt. P), on appelle opiniâtre celui qui soutient une chose impudemment et qui est tenace pour tout. On lui donnait aussi le nom de pervicax, parce qu'il persévère dans son sentiment jusqu'à ce qu'il soit victorieux, car les anciens désignaient la victoire sous le nom de vicia. Aristote donne aux opiniâtres (Eth. lib. vii,cap. 9) les nom d'entêtés (ío/uoovvwp.oveç), d'hommes à idées propres (tîi&pwaoveç), parce qu'ils persévèrent dans leur propre sentiment plus qu'il ne faut. Ceux qui sont mous n'y tiennent pas assez, au lieu que celui qui persévère y tient autant qu'il faut. D'où il est évident que la persévérance est louée, comme occupant le milieu, tandis que l'opiniâtreté pèche par excès et la mollesse par défaut.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'un individu persiste trop dans son propre sentiment, parce qu'il veut par-là montrer sa supériorité, et c'est pour cela que l'opiniâtreté vient de la vaine gloire comme de sa cause. Or, nous avons dit (quest. cxxvii, art. 2 ad 1, et quest. cxxxiu, art. 2) que l'opposition des vices aux vertus ne se considère pas d'après leur cause, mais d'après leur espèce propre.
2. Il faut répondre au second, que l'opiniâtre pèche par excès en ce qu'il persiste dérèglement dans son sentiment malgré toutes les difficultés qu'on lui oppose. Néanmoins il trouve du plaisir dans sa fin, comme celui qui est fort et persévérant. Mais comme ce plaisir est vicieux, parce qu'il le recherche trop et qu'il fuit la tristesse opposée, l'opiniâtre est assimilé à celui qui est incontinent ou mou.
3. Il faut répondre au troisième, que quoique les autres vertus persistent contre le choc des passions, leur mérite ne provient pas de leur persistance même, comme celui de la persévérance. Ainsi celui de la continence paraît venir surtout de ce qu'on triomphe des délectations. C'est pourquoi l'opiniâtreté est directement contraire à la persévérance.
Nous avons à examiner le don qui répond à la force et qui porte le même nom. —- A cet égard deux questions se présentent : 1° La force est-elle un don? — 2° Quelle est la béatitude et quels sont les fruits qui lui correspondent ?
Objections: 1. 1l semble que la force ne soit pas un don. Car les vertus diffèrent des dons. Or, la force est une vertu ; on ne doit donc pas en faire un don.
2. Les actes des dons demeurent dans le ciel, comme nous l'avons vu (la 2ae, quest. lxviii, art. 6). Or, l'acte de la force n'y subsiste pas : car saint Grégoire dit (Mor. lib. i, cap. 15) que la force donne confiance à celui qui redoute l'adversité, et l'adversité n'existe pas dans le ciel. La force n'est donc pas un don.
3. Saint Augustin dit (De doct. christ, lib. ii, cap. 7) qu'il appartient à la force de nous éloigner absolument de toutes les jouissances mortelles qu'offrent les choses qui passent. Or, les jouissances nuisibles ou les plaisirs coupables sont plutôt l'objet de la tempérance que de la force. Il semble donc que la force ne soit pas un don qui réponde à la vertu du même nom.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Le prophète (Is 11) met la force au nombre des autres dons de l'Esprit-Saint.
CONCLUSION. — La force par laquelle l'homme persiste jusqu'à la fin de sa vie dans une bonne oeuvre commencée et par laquelle il surmonte tous les périls qui le menacent, est un don de l'Esprit-Saint.
Réponse Il faut répondre que la force implique une certaine fermeté d'esprit, comme nous l'avons dit (quest. cxxiii, art. 2, et 1*2", quest. lxi, art. 3). Cette fermeté d'esprit est requise pour faire le bien et pour supporter le mal, surtout quand il s'agit de biens ou de maux qui sont ardus. Or, l'homme peut avoir, selon le mode qui lui est propre et naturel, cette fermeté sous ces deux rapports, de manière qu'il n'abandonne pas le bien à cause de la difficulté qu'il trouve soit à exécuter quelque oeuvre difficile, soit à supporter quelque peine grave. C'est ainsi que la force est une vertu générale ou spéciale, comme nous l'avons dit (quest. cxxiii, art. 2). — Mais en outre l'Esprit-Saint meut le coeur de l'homme pour qu'il parvienne à achever toutes les oeuvres qu'il commence et qu'il échappe à tous les périls qui le menacent -, ce qui est au-dessus de la nature humaine. Car quelquefois il n'est pas au pouvoir de l'homme de mener son oeuvre à sa fin ou d'échapper aux maux et aux périls, puisqu'ils sont quelquefois pour lui des causes de mort; mais le Saint-Esprit opère en lui cet effet, puisqu'il le mène à la vie éternelle qui est la fin de toutes les bonnes oeuvres et le terme de tous les dangers. Il communique à cet égard une certaine confiance à l'âme, il en bannit la crainte contraire, et c'est ainsi que la force est un de ses dons (4). Car nous avons vu (1* 2", quest. lxviii, art. 1 et 2) que les dons se rapportent à l'impulsion que l'âme reçoit de l'Esprit-Saint.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la force qui est une vertu perfectionne lame pour qu'elle supporte tous les périls ; mais elle ne suffit pas pour lui donner la confiance d'y échapper; c'est ce qui appartient à la force qui est un don de l'Esprit-Saint.
2. Il faut répondre au second, que les dons ne produisent pas dans le ciel les mêmes actes que sur la terre; là ils produisent des actes qui ont pour objet la jouissance de la fin. Ainsi dans le ciel l'acte de la force consiste à jouir avec une pleine sécurité, sans craindre ni fatigues, ni peines.
3. Il faut répondre au troisième, que le don de force se rapporte à la vertu de ce nom, non-seulement selon qu'elle consiste à supporter les dangers, mais encore selon qu'elle consiste à faire quelques bonnes oeuvres difficiles. C'est pourquoi le don de force est dirigé par le don de conseil qui paraît avoir surtout pour objet les biens les plus parfaits.
Objections: 1. Il semble que la quatrième béatitude : Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, ne réponde pas au don de force. Car le don de force ne répond pas à la vertu de la justice, mais c'est plutôt le don de piété. Or, il appartient à l'acte de la justice d'avoir faim et soif de cette vertu. Cette béatitude appartient donc plus au don de piété qu'au don de force.
lement d'à ^ 1 4me «"naturel
lement d après une lumière supérieure aux règles
delà prudence, et elle se trouve animée d'uni
confiance qui exclut toute crainte contraire. Ces deux conditions distinguent le don de force de la vertu qui porte le même nom.
2. La faim et la soif de la justice impliquent le désir du bien. Or, ce désir appartient proprement à la charité, à laquelle ne répond pas le don de force, mais plutôt le don de sagesse, comme nous l'avons dit (quest. xlv). Cette béatitude ne répond donc pas au don de force, mais au don de su- gesse.
3. Les fruits sont les conséquences des béatitudes, parce que la délectation est de l'essence de la béatitude, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. 8). Or, il ne semble pas que dans les fruits il y ait quelque chose qui appartienne à la force. Il n'y a donc aucune béatitude qui réponde à ce don.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (lib. i cle serm. Dom. in mont. cap. 4) : La force convient à ceux qui ont faim et soif; car ils travaillent ceux qui souhaitent jouir des vrais biens et qui désirent éloigner leur amour des choses terrestres et corporelles.
CONCLUSION. — La béatitude qui proclame bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice répond au don de force.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. cxxi, art. 2), saint A ugustin attribue les béatitudes aux dons selon l'ordre où ils sont énumérés, tout en observant cependant entre eux une certaine convenance. C'est pour cela qu'il attribue la quatrième béatitude, qui a pour objet la faim et la soif de la justice, au quatrième don, qui est le don de la force, il y a cependant entre ces deux choses un certain rapport. Car, comme nous l'avons dit (art. préc.), la force consiste dans ce qu'il y a de difficile. Or, il est très-difficile, non-seulement de faire des oeuvres de vertu qui sont appelées en général des oeuvres de justice, mais encore de les faire avec ce désir insatiable que l'on peut entendre par la faim et la soif de la justice
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Chrysostome(5fc/>. Matth, hom. xv), la justice peut ici s'entendre, non-seulement de la justice particulière, mais encore de la justice universelle, qui se rapporte aux oeuvres de toutes les vertus, comme le dit Aristote (Eth. lib. v, cap. 1) ; et c'est ce qu'il y a de difficile dans ces oeuvres qui est l'objet du don de force.
2. Il faut répondre au second, que la charité est la racine de tous les dons et de toutes les vertus, comme nous l'avons dit (quest. xxiii, art. 8 ad 3, et 1" 2", quest. lxviii, art. 4 ad 3). C'est pourquoi tout ce qui appartient à la force peut aussi appartenir à la charité.
3. Il faut répondre au troisième, que parmi les fruits il y en a deux qui répondent assez bien au don de force : la patience, qui nous fait supporter les maux, et la longanimité, qui peut se rapporter à la longue attente du bien et à sa réalisation.
Nous avons enfin à examiner les préceptes de la force. — Nous parlerons : 1° des préceptes qui regardent la force elle-même ; 2° de ceux qui concernent ses parties.
Objections: 1. Il semble que les préceptes de la force ne soient pas convenablement formulés dans la loi de Dieu. Car la loi nouvelle est plus parfaite que l'ancienne. Or, dans la loi ancienne il y a des préceptes qui concernent cette vertu, comme on le voit (Dent. 20). On aurait donc dû en mettre aussi dans la loi nouvelle.
(1) Dans cet article et le suivant, saint Thomas a pour Lut de justifier l'Ecriture relativement aux préceptes qu'elle renferme à l'égal' la force et de ses parties.
2. Les préceptes affirmatifs paraissent l'emporter sur les préceptes négatifs, parce que ce qui est affirmatif renferme ce qui est négatif, mais non réciproquement. C'est donc à tort que dans la loi nouvelle on n'a donné à l'égard de la force que des préceptes négatifs qui défendent la crainte.
3. La force est une des vertus principales, comme nous l'avons vu (quest. cxxiii, art. 11, et 1" 2*, quest. lxi, art. 2). Or, les préceptes se rapportent aux vertus comme à leurs fins; par conséquent ils doivent leur être proportionnés. On aurait donc dû mettre les préceptes qui regardent la force au nombre des préceptes du Décalogue, qui sont les préceptes principaux de la loi.
En sens contraire Mais on voit le contraire, d'après la sainte Ecriture (1).
CONCLUSION. — Quoiqu'il n'ait pas été nécessaire, cependant il a été convenable que la loi divine donnât aux hommes des préceptes à l'égard de la force pour que les dangers corporels ne les détournassent pas du culte de Dieu.
Réponse Il faut répondre que les préceptes de la loi se rapportent à l'intention du législateur. Par conséquent, selon les fins différentes que le législateur se propose, il faut qu'il établisse dans sa loi différentes espèces de préceptes. C'est ainsi que dans les choses humaines autres sont les lois démocratiques, autres les lois royales et autres les lois tyranniques. Or, la fin de la loi divine, c'est que l'homme s'attache à Dieu. C'est pourquoi les préceptes de la loi divine sur la force aussi bien que sur les autres vertus sont donnés de la manière qu'il convient pour mettre l'âme en rapport avec Dieu. C'est pour ce motif qu'il est dit ( Deut. Dt 20,3) : Ne les craignez pas, parce que le Seigneur votre Dieu est au milieu de vous, et il combattra pour vous contre vos adversaires. Au contraire, les lois humaines ont pour but les biens de ce monde, et c'est d'après la nature de ces biens qu'elles renferment des préceptes à l'égard de la force.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'Ancien Testament renfermait des promesses temporelles, mais que le Nouveau en renferme de spirituelles et d'éternelles, comme le dit saint Augustin (Cont. Faust, lib. iv, cap. 2). C'est pourquoi il a été nécessaire, dans l'ancienne loi, d'apprendre au peuple comment il devait combattre corporellement pour faire la conquête de ses possessions terrestres; au lieu que dans la nouvelle on a dû apprendre aux hommes comment, en combattant spirituellement, ils parviendraient à la possession de la vie éternelle, d'après ces paroles de l'Evangile (Mt 11,12) : Le royaume des deux souffre violence, et ce sont les violents qui le ravissent. D'où saint Pierre nous donne ce précepte (1P 5,8) : Le démon, votre ennemi, tourne autour de vous comme un lion rugissant, cherchant qui il pourra dévorer ; résistez-lui en demeurant fermes dans la foi. Et saint Jacques (Jc 4,7) : Résistez au diable et il vous fuira. Mais parce que les hommes qui tendent aux biens spirituels peuvent en être détournés par les dangers corporels, on a dû mettre dans la loi nouvelle des préceptes à l'égard de la force pour qu'on supporte courageusement tous les maux temporels, d'après ces paroles de saint Matthieu (Mt 10,28) : Ne craignez pas ceux qui tuent le corps.
(Is 7,4): Cor tuum ne formidet. (Luc. xir, 4)
2. Il faut répondre au second, que la loi se propose, dans ses préceptes, de donner un enseignement général. Or, ce que l'on doit faire dans les périls ne peut pas être ramené à quelque chose de général, comme ce que l'on doit éviter. C'est pourquoi les préceptes de la force sont plutôt négatifs qu'affirmatifs.
(D) (Jos. viiií : IS'e timeas, neque formides. J\e terreamini ab his qui occidunt corpus.
3. Il faut répondre au troisième, que, tel que nous l'avons dit (quest. cxxn, art. 1), les préceptes du Décalogue sont dans la loi comme les premiers principes qui doivent être immédiatement connus de tout le monde. C'est pourquoi ces préceptes ont dû avoir principalement pour objet les actes de justice, dans lesquels la raison du devoir paraît se montrer avec la plus grande évidence, mais non les actes de force, parce que l'on ne voit pas aussi clairement qu'on doive ne pas redouter les dangers de mort.
II-II (Drioux 1852) Qu.137 a.2