II-II (Drioux 1852) Qu.141 a.7
Objections: 1. Il semble que la tempérance ne soit pas une vertu cardinale ; carie bien de la vertu morale dépend de la raison. Or, la tempérance a pour objet les choses les plus éloignées de la raison, c'est-à-dire les jouissances qui nous sont communes avec les animaux, comme le dit Aristote (Eth. lib. m, cap. 40). Elle ne paraît donc pas être une vertu principale.
2. Plus une chose est impétueuse et plus il paraît difficile de lui mettre un frein. Or, la colère que la douceur modère paraît être plus impétueuse que la concupiscence qui est réglée par la tempérance. Car l'Ecriture dit (Pr 27,4) : La colère n'a pas de compassion, et il en est de même de la fureur qui éclate; qui pourra supporter l'impétuosité de l'esprit quand il a été ainsi mis en mouvement? La mansuétude est donc une vertu plus principale que la prudence.
3. L'espérance est un mouvement de l'âme qui l'emporte sur le désir et la concupiscence, comme nous l'avons vu (l[7] 2*, quest. xxv, art. 4). Or, l'humilité met un frein à la présomption de l'espérance immodérée. Il semble donc que cette vertu soit plus principale que la tempérance qui met un frein à la concupiscence.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire (Mor. lib. ii, cap. 26) met la tempérance au nombre des vertus principales.
CONCLUSION. — La tempérance est une vertu cardinale, parce que la modération, qui est commune à toutes les vertus, mérite les plus grands éloges dans la tempérance.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. cxxiii, art. 2, et 1° 2", quest. lxi, art. 3), on appelle vertu principale ou cardinale celle qu'on loue davantage pour quelques-unes des choses qui sont communément requises pour l'essence de la vertu (2). Or, la modération qui est nécessaire dans toute vertu est surtout louable à l'égard des délectations du tact qui sont l'objet de la tempérance : soit parce que ces délectations nous étant les plus naturelles, il est pour ce motif plus difficile de s'en abstenir et de mettre un frein à leur désir; soit parce que leurs objets sont ce qu'il y a de plus nécessaire à la vie présente, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. 4). C'est pour cela que la tempérance est mise au nombre des vertus principales ou cardinales.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la vertu d'un agent paraît d'autant plus grande qu'il peut étendre son action sur des choses plus éloignées. C'est pourquoi la vertu de la raison paraît d'autant plus grande qu'elle peut modérer les délectations et les convoitises qui sont les plus éloignées d'elle. Et c'est là par conséquent ce qui montre que la tempérance est une vertu cardinale.
2. Il faut répondre au second, que l'impétuosité de la colère provient d'un accident, par exemple, d'un dommage qui fait peine; c'est pour cette raison qu'elle passe rapidement, quoiqu'elle ait beaucoup d'impétuosité. Mais l'ardeur de la concupiscence qui résulte des jouissances du tact, provient d'une cause naturelle; par conséquent elle est plus générale et a plus de durée. C'est pourquoi il faut une vertu plus principale pour la régler.
3. Il faut répondre au troisième, que les choses qui sont l'objet de l'espérance sont plus élevées que celles qui sont l'objet de la concupiscence, et c'est pour ce motif que l'espérance est une passion principale qui réside dans l'irascible. Mais les choses qui sont l'objet de la concupiscence et de la délectation du tact, émeuvent plus vivement l'appétit, parce qu'elles sont plus naturelles. C'est pourquoi la tempérance qui les règle est une vertu principale.
(2) Ces quatre conditions communes à toute vertu sont : le discernement, la droiture, la fermeté et la modération, qui correspondent aux quatre vertus cardinales : la prudence, la justice, la force et la tempérance.
Objections: 1. Il semble que la tempérance soit la plus grande des vertus. Car saint Ambroise dit (De ofíic. lib. i, cap. 43) : que dans la tempérance on considère et l'on recherche principalement le soin de l'honnête et la contemplation du beau. Or, la vertu n'est louable qu'autant qu'elle est honnête et belle. La tempérance est donc la plus grande des vertus.
2. C'est à la vertu la plus grande à faire ce qu'il va de plus difficile. Or, il est plus difficile de mettre un frein aux concupiscences et aux délectations du tact, que de rectifier les actions extérieures. La première de ces deux choses appartenant à la tempérance, et la seconde à la justice, la tempérance est donc une vertu plus grande que la justice.
3. Une chose paraît d'autant plus nécessaire et meilleure qu'elle est plus commune. Or, la force a pour objet les dangers de mort qui se présentent plus rarement que les choses qui flattent le tact qu'on rencontre tous les jours. Ainsi comme on fait plus souvent usage de la tempérance que de la force, il s'ensuit qu'elle est une vertu plus noble que cette dernière.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Rhet. lib. i, cap. 9) que les plus grandes vertus sont celles qui sont les plus utiles aux autres, et que c'est pour ce motif que nous honorons principalement ceux qui sont forts et justes.
CONCLUSION. — La tempérance n'est pas la plus excellente des vertus morales, mais la justice et la force l'emportent.
Réponse Il faut répondre que, comme le dit Aristote (Eth. lib. i, cap. 2), le bien de la multitude est plus divin que le bien d'un seul ; c'est pourquoi une vertu est d'autant meilleure qu'elle a pour objet le bien d'un plus grand nombre. Or, la justice et la force appartiennent au bien de la multitude plus que la tempérance, parce que la justice porte sur les communications ou les échanges qu'on fait avec les autres, et la force affronte les dangers de la guerre que l'on supporte pour le salut général de l'Etat; au lieu que la tempérance modère seulement les convoitises et les délectations des choses qui regardent l'individu lui-même. D'où il est évident que la justice et la force sont des vertus supérieures à la tempérance, et elles ont au-dessus d'elles la prudence et les vertus théologales.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'on attribue l'honnêteté et la beauté surtout à la tempérance, non à cause de l'élévation de son bien propre, mais à cause de la turpitude du mal dont elle éloigne, puisque c'est elle qui modère les délectations qui nous sont communes avec les animaux.
2. Il faut répondre au second, que la vertu ayant pour objet ce qui est difficile et bon, sa dignité s'apprécie plutôt d'après la nature du bien, qui est le rapport sous lequel la justice l'emporte, que d'après la nature de la difficulté qui est le rapport sous lequel la tempérance a l'avantage.
3. Il faut répondre au troisième, que pour les choses communes (1), ce qui fait qu'une vertu se rapporte au bien de la multitude, contribue plus à l'excellence de sa bonté que ce qui fait qu'il y a souvent lieu de l'appliquer. Dans le premier sens, c'est la force qui l'emporte; mais dans le second, c'est la tempérance. Par conséquent la force est, absolument parlant, la première, quoique sous certain rapport (2) on puisse dire que la tempérance est non- seulement avant elle, mais encore avant la justice.
(5) Billuart définit ainsi l'insensibilité : Insensibilitas est cum quis ità aversatur delectationes sensuum, maxime tactîis et gustûs,ut noiit eis uti, ubi, quendà, quomodo, aut quantum recta ratio dictât esse illis 'flendum.
(1) On appelle commune une chose qui existe pour le bien général et une chose qui n'est pas rare. C’est ce double sens que saint Thomas distingue ici.
(2) La tempérance est avant la force et la justice, si l'on considère la fréquence de leurs actes ; car elle se rapporte à des choses pour lesquelles nous devons combattre à tout instant.
Nous avons maintenant à nous occuper des vices opposés à la tempérance. — A ce sujet quatre questions se présentent : 1° L'insensibilité est-elle un péché? — 2° L'intempérance est-elle un vice puéril? — 3° De la comparaison de l'intempérance avec la timidité. — 4° Le vice de l'intempérance est-il le plus ignominieux ?
Objections: 1. Il semble que l'insensibilité ne soit pas un vice. Car on appelle insensibles ceux qui ne se laissent pas émouvoir par les délectations du tact. Or, il semble que cette disposition soit une chose louable et vertueuse; car le prophète dit (Da 10,2) : En ces jours-là, moi, Daniel, je fus dans les pleurs tous les jours, pendant trois semaines; je ne mangeai d'aucun pain agréable; il n'entra ni chair ni vin dans ma bouche, et je ne me parfumai en aucune manière. L'insensibilité n'est donc pas un péché.
2. Le bien de l'homme consiste à être conforme à la raison, d'après saint Denis [De div. nom. cap. 4). Or, l'abstinence de toutes les choses qui délectent le tact fait faire à l'homme beaucoup de progrès dans le bien de la raison; puisqu'il est dit (Da 1,17) que Dieu donna aux jeunes gens qui oie mangeaient que des légumes, la science et la connaissance de tous les livres et de toute la sagesse. L'insensibilité qui repousse universellement ces délectations n'est donc pas vicieuse.
3. La chose par laquelle on s'écarte le plus du péché ne paraît pas être vicieuse. Or, le meilleur moyen de s'abstenir de péché c'est de fuir les délectations, ce qui appartient à l'insensibilité. Car Aristote dit (Eth. lib. n, cap. ult.) que nous péchons moins quand nous renonçons aux délectations. L'insensibilité n'est donc pas une chose vicieuse.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Il n'y a que le vice qui soit opposé à la vertu. Or, l'insensibilité est opposée à la vertu de tempérance, comme on le voit dans Aristote ( Eth. lib. ii , cap. 7, et lib. m, cap. 2). Elle est donc un vice.
CONCLUSION. — L'insensibilité par laquelle on fuit la délectation au point que pour l'éviter on omet ce qui est nécessaire à la conservation de la nature est un vice.
Réponse Il faut répondre que tout ce qui est contraire à l'ordre naturel est vicieux. Or, la nature a attaché une délectation aux opérations nécessaires à la vie de l'homme. C'est pourquoi l'ordre naturel exige que l'homme fasse usage de ces jouissances, autant qu'il est nécessaire à la conservation de son existence ou de son espèce. Par conséquent si quelqu'un se refusait ces plaisirs, au point d'omettre ce qui est nécessaire à la conservation de son être, il pécherait (I) parce qu'il irait contre l'ordre naturel; et c'est ce qui appartient au vice de l'insensibilité. Cependant il faut savoir qu'il est quelquefois louable ou même nécessaire de s'abstenir, pour une fin, de certains plaisirs qui résultent de ces opérations. Ainsi il y en a qui, dans l'intérêt de leur santé, s'abstiennent de certaines jouissances à l'égard du boire, du manger et des actes charnels. 11 y en a aussi qui sont obligés de le faire pour pouvoir remplir les devoirs de leur charge, comme les athlètes et les soldats. De même les pénitents, pour recouvrer la santé de l'âme, s'abstiennent de ces jouissances et s'imposent une sorte de diète. Il faut aussi que ceux qui veulent se livrer à la contemplation et à la méditation des choses divines, se dégagent beaucoup des désirs charnels. Mais aucune de ces mortifications n'appartient au vice de l'insensibilité, parce qu'elles sont conformes à la droite raison.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que Daniel s'abstenait de toutes les jouissances sensibles, non parce qu'il les considérait comme mauvaises en elles-mêmes (2) ; mais il le faisait dans un but louable, pour se rendre apte à la sublimité des contemplations, en se privant ainsi des délectations corporelles. C'est pourquoi l'Ecriture ajoute immédiatement qu'il eut une révélation.
2. Il faut répondre au second, que l'homme ne pouvant pas faire usage de sa raison sans les puissances sensitives qui ont besoin d'un organe corporel, comme nous l'avons vu (part. I, quest. xxxiv, art. 7 et 8), il est nécessaire que l'homme sustente son corps pour qu'il se serve de sa raison. Or, il le sustente par des opérations qui le délectent. Par conséquent, le bien de la raison ne peut exister dans l'homme, s'il s'abstient de tout ce qui le délecte. Cependant selon que l'homme en exécutant l'acte de sa raison a plus ou moins besoin de la vertu corporelle, il doit aussi nécessairement user plus ou moins des délectations sensibles. C'est pourquoi les hommes qui ont pour devoir de vaquer à la contemplation et de transmettre aux autres le bien spirituel en le propageant, ont raison de s'abstenir d'une foule de jouissances auxquelles ne doivent pas renoncer ceux qui ont pour fonction de se livrer aux travaux du corps et qui sont mariés.
3. Il faut répondre au troisième, que pour éviter le péché, on ne doit pas fuir totalement la délectation, mais on doit ne pas s'y arrêter plus que la nécessité ne le demande.
pour vivre ou négliger d'autres devoirs auxquels on est tenu sub gravi.
(2) C'était le sentiment des manichéens.
Objections: 1. Il semble que l'intempérance ne soit pas un péché puéril. Car à l'occasion de ces paroles de l'Evangile (Mt 18) : Si vous ne vous convertissez et si vous ne devenez comme des enfants, etc., saint Jérôme dit : qu'un enfant ne persévère pas dans la colère, qu'il oublie le coup qu'il a reçu, qu'à la vue d'une belle femme il n'éprouve pas de plaisir ; ce qui est contraire à l'intempérance. L'intempérance n'est donc pas un péché puéril.
2. Les enfants n'ont que des concupiscences naturelles. Or, à l'égard de ces concupiscences il y en a peu qui pèchent par intempérance, comme ledit Aristote (Eth. lib. iii, cap. 11). L'intempérance n'est donc pas un péché puéril.
3. On doit élever et nourrir les enfants. Or, la concupiscence et la délectation qui sont l'objet de l'intempérance doivent être toujours affaiblies et extirpées, d'après ces paroles de l'Apôtre (Col 3,5) : Faites mourir les membres de l'homme terrestre qui est en vous, qui sont la concupiscence, etc. L'intempérance n'est donc pas un péché puéril.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. m, cap. ult.) que nous rapportons le mot d'intempérance aux péchés puérils.
CONCLUSION. — L'intempérance est appelée par les philosophes un péché puéril, non parce que ce vice est propre aux enfants, mais parce qu'il a beaucoup d'analogie avec le caractère de l'enfance.
Réponse Il faut répondre qu'on dit qu'une chose est puérile de deux manières : l° parce qu’elle convient aux enfants; ce n'est pas dans ce sens qu'Aristote a dit que le péché de l'intempérance est puéril. 2° On peut employer cette expression métaphoriquement, et c'est de cette manière qu'on dit que les péchés d'intempérance sont puérils. Car le péché d'intempérance est un péché de concupiscence superflue qu'on assimile à un enfant sous trois rapports : 1° Par rapport à ce que l'un et l'autre désire. Car comme l'enfant, de même la concupiscence désire quelque chose de honteux. La raison en est que le beau dans les choses humaines se considère selon qu'une chose est ordonnée conformément à la raison. C'est ce qui fait dire à Cicéron (De offic. lib. i, tit .Duplex decorum) que te beau est ce qui est conforme à l'excellence de l'homme dans les choses par lesquelles sa nature diffère des autres animaux. Or, l'enfant ne fait aucune attention à l'ordre de la raison, et la concupiscence n'écoute pas non plus cette faculté, comme le dit Aristote (Eth. lib. vu, cap. 6). 2° Par rapport à l'événement. Car l'enfant, s'il est abandonné à sa volonté, s'attache de plus en plus à son propre sentiment; d'où l'Ecriture dit (Si 30,8) : Un cheval indompté devient intraitable, et l'enfant abandonné à sa volonté devient insolent. De même aussi la concupiscence, si on la satisfait, n'en devient que plus forte. C'est pour cela que saint Augustin dit (Confess. lib. viii, cap. 5): Quand on écoute la passion, elle devient une habitude, et quand on ne résiste pas à l'habitude, elle devient une nécessité. 3° Par rapport au remède qui leur convient. Car on améliore l'enfant en le corrigeant : d'où il est dit (Pr 23,13) : N'épargnez pas la correction à l'enfant. C'est à vous à le frapper avec la verge, et vous délivrerez son âme de l'enfer. De même quand on résiste à la concupiscence, elle finit par se renfermer dans les bornes de l'honnête. C'est la pensée de saint Augustin qui dit (Mus. lib. vi, cap. 6) que quand l'esprit est attaché d'une manière fixe et inébranlable aux choses spirituelles, l'impétuosité de la coutume, c'est-à-dire de la concupiscence charnelle, est détruite et elle s'éteint après avoir été peu à peu réprimée. Car elle était plus grande, ajoute- t-il, quand nous la suivions ; et si elle n'est pas absolument nulle, elle est certainement moindre quand nous lui imposons un frein. C'est pourquoi Aristote dit (Eth. lib. iii, cap. ult. in fin.) que, comme il faut que l'enfant vive conformément aux ordres de son précepteur, de même il faut que la concupiscence soit réglée par la raison.
(I) Nous avons conservé cette expression, empruntée d'Aristote, puisque cet article n'est autre chose que l'explication de cette épitkète métaphorique.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce raisonnement suppose que le mot puéril désigne ici ce qui se trouve dans les enfants. Mais ce n'est pas en ce sens qu'on l'applique à l'intempérance, on l'entend métaphoriquement, comme nous l'avons dit (in corp. art.).
2. Il faut répondre au second, qu'une concupiscence peut être appelée naturelle de deux manières : 1 ° selon son genre. En ce sens la tempérance et l'intempérance ont pour objet les concupiscences naturelles, car elles se rapportent aux plaisirs de la table et aux jouissances charnelles qui ont pour but la conservation de la nature. 2° On peut appeler naturelle une concupiscence selon l'espèce de la chose que la nature requiert pour sa propre conservation. Il n'arrive pas souvent qu'on pèche à l'égard de ces concupiscences naturelles, car la nature ne requiert que ce qu'il faut pour subvenir à ses propres nécessités, et en désirant ces choses on ne peut pécher qu'en tombant dans l'excès sous le rapport de la quantité. On ne pèche que de cette manière à l'égard de la concupiscence naturelle, comme le dit Aristote (Eth. lib. m, cap. 11). Les autres choses qui sont souvent une occasion de péché, ce sont les attraits que l'industrie humaine a inventés pour exciter la concupiscence ; tels que les mets préparés avec recherche, les parures des femmes. Quoique les enfants s'inquiètent peu de toutes ces choses, on n'en appelle pas moins l'intempérance un péché puéril, pour la raison que nous avons donnée (in corp. art.).
3. Il faut répondre au troisième, que ce qui appartient à la nature doit être nourri et développé dans les enfants, mais qu'il n'en est pas de même de ce qui appartient en eux au défaut de raison ; on doit plutôt le corriger, comme nous l'avons dit (in corp. art.).
Objections: 1. Il semble que la timidité soit un vice plus grand que l'intempérance. Car on blâme un vice par là même qu'il est opposé au bien de la vertu. Or, la timidité est opposée à la force qui est une vertu plus noble que la tempérance, à laquelle l'intempérance est opposée, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. préc. et quest. préc. art. 8). La timidité est donc un vice plus grand que l'intempérance.
2. On est d'autant moins blâmable que les choses où l'on pèche sont plus difficiles à vaincre. D'où Aristote dit (Eth. lib. vu, cap. 7) que si on se laisse vaincre par des jouissances ou des peines très-vives et très-violentes, il n'y a rien de surprenant, mais qu'on mérite quelque indulgence. Or, il paraît plus difficile de vaincre les délectations que les autres passions. C'est ce qui fait dire encore au philosophe (Eth. lib. ii, cap. 3) qu'il est plus difficile de combattre la volupté que la colère qui paraît être plus forte que la crainte. L'intempérance qui est vaincue par la délectation est donc un péché moindre que la timidité qui est vaincue par la crainte.
3. Il est de l'essence du péché qu'il soit volontaire. Or, la timidité est plus volontaire que l'intempérance : car personne ne désire être intempérant, mais il y en a qui désirent fuir les dangers de mort -, ce qui appartient à la timidité. La timidité est donc un péché plus grave que l'intempérance.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (Eth. lib. ni, cap. 12) que l'intempérance a plus de rapport avec le volontaire que la timidité. Elle est donc plus coupable.
CONCLUSION. — L'intempérance est absolument parlant un plus grand péché que la timidité.
Réponse Il faut répondre qu'un vice peut être comparé à un autre de deux manières : par rapport à sa matière ou son objet ; par rapport au pécheur lui- même (1). Sous ces deux rapports l'intempérance est un vice plus grand que la timidité. En effet : 1° sous le rapport de la matière. Car la timidité fuit les dangers de mort que la nécessité de notre conservation nous engage à éviter. Au contraire, l'intempérance a pour objet les délectations dont l'appétit n'est pas aussi nécessaire à la conservation de la vie. Car ce vice, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 2), a plutôt pour objet les délectations ou les concupiscences qui sont l'effet de l'art que les concupiscences ou les délectations naturelles. Et comme le péché est d'autant plus léger que ce qui nous porte au mal paraît être plus nécessaire, il s'ensuit que l'intempérance est un vice plus grand que la timidité relativement à l'objet ou à la matière qui nous y porte. 2° Il en est de même du côté de l'homme qui pèche, et cela pour trois raisons. 1° Un péché est d'autant plus grave que celui qui le commet est plus parfaitement maître de sa raison : ainsi on n'impute pas aux aliénés leurs fautes. Or, les craintes et les afflictions graves, principalement dans les dangers de mort, stupéfient l'esprit de l'homme; ce que ne produit pas la délectation qui porte à l'intempérance. 2° Plus un péché n’est volontaire et plus il est grave. Or, l'intempérance a plus de volontaire que la timidité, et cela pour deux raisons : d'abord, parce que les choses que l'on fait par crainte ont pour principe une impulsion extérieure, par conséquent elles ne sont pas absolument volontaires, mais mixtes, comme le dit Aristote (Eth. lib. ni, cap. 1) ; au lieu que les choses que l'on fait par plaisir sont absolument volontaires. Ensuite, parce que les choses qui appartiennent à l'intempérant sont plus volontaires en particulier, mais elles le sont moins en général. Car personne ne voudrait être intempérant; cependant on y est excité par les jouissances particulières qui font contracter à l'homme ce défaut. C'est pourquoi pour éviter l'intempérance le meilleur remède n'est pas de s'arrêter à la méditation de chacune des choses qui en sont l'objet, au lieu que pour ce qui regarde la timidité, c'est le contraire. Chacun des actes en particulier est moins volontaire, comme jeter son bouclier ou faire quelque autre chose semblable ; mais ce qu'il y a de général, comme le salut qu'on cherche dans la fuite, l'est davantage. Or, ce qu'il y a de plus volontaire absolument, c'est ce qui l'est davantage dans les choses particulières, puisque c'est dans ces choses particulières que les actes consistent. C'est pourquoi l'intempérance étant absolument plus volontaire que la timidité est un plus grand vice. 3° Parce qu'on peut plus facilement remédier à l'intempérance qu'à la timidité : car les jouissances de la table et les plaisirs charnels qui sont l'objet de l'intempérance se présentent toute la vie, et l'homme peut, sans péril, s'exercer à leur égard pour se rendre tempérant ; au lieu que les dangers de mort s'offrent plus rarement et que l'homme ne peut pas s'y exposer avec sécurité pour s'aguerrir contre la timidité. C'est pourquoi la tempérance est un péché absolument plus grave que la timidité.
(U Ou au sujet qui le commet.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la supériorité de la force sur la tempérance peut se considérer de deux manières : 1" De la part de la fin, ce qui appartient à la nature du bien, parce que la force se rapporte plutôt au bien commun que la tempérance. Sous ce rapport la timidité a sur l'intempérance une certaine supériorité, parce qu'il y en a qui par timidité abandonnent la défense du bien général. 2° De la part de la difficulté, parce qu'il est plus difficile d'affronter les dangers de mort que de s'abstenir de certaines jouissances, et à ce point de vue il n'est pas nécessaire que la timidité l'emporte sur l'intempérance. Car comme il est d'une vertu supérieure de n'être pas vaincu par ce qu'il y a de plus fort -, de même il appartient au contraire au moindre vice d'être renversé par ce qu'il y a de plus fort, et au plus grand vice par ce qu'il y a de plus faible.
2. Il faut répondre au second, que l'amour de sa conservation propre pour lequel on évite les dangers de mort est beaucoup plus naturel que les jouissances de la table et les plaisirs charnels qui sont des moyens qu'on emploie pour la conservation de sa vie. C'est pourquoi il est plus difficile de vaincre la crainte des dangers de mort que la concupiscence des délectations qui consiste dans les mets et les voluptés. Cependant il est plus difficile de résister à cette concupiscence qu'à la colère, à la tristesse et à la crainte d'autres maux.
3. Il faut répondre au troisième, que dans la timidité on considère plus le volontaire en général, mais moins en particulier; c'est pourquoi le volontaire existe davantage en elle relativement, mais non absolument.
Objections: 1. Il semble que le péché d'intempérance ne soit pas le plus répréhensible. Car comme on doit honorer la vertu, de même on doit blâmer le péché. Or, il y a des péchés plus graves que l'intempérance, tels que l'homicide, le blasphème, etc. Le péché d'intempérance n'est donc pas le plus répréhensible.
2. Les péchés qui sont les plus communs paraissent être les moins répréhensibles, parce que les hommes en rougissent moins. Or, les péchés d'intempérance sont les plus communs, parce qu'ils ont pour objet les choses dont les hommes font usage communément et à l'égard desquels le plus grand nombre pèchent. Les péchés d'intempérance ne paraissent donc pas être les plus répréhensibles.
3. Aristote dit [Eth. lib. vii, cap. 4) que la tempérance et l'intempérance ont pour objet les concupiscences et les délectations humaines. Or, il y a des concupiscences et des délectations plus honteuses que les concupiscences et les délectations humaines ; ce sont celles qu'on appelle des affections brutales ou maladives, comme le dit le philosophe (ibid. cap. 5). L'intempérance n'est donc pas le vice le plus répréhensible.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Aristote dit (lib. iii, cap. 12) qu'entre les autres vices l'intempérance paraît être celui qui mérite le plus d'être blâmé.
CONCLUSION. — Parmi tous les vices de l'homme l'intempérance est le plus blâmable.
Réponse Il faut répondre que le blâme paraît être opposé à l'honneur et à la gloire. Or, on doit l'honneur à ce qui excelle, comme nous l'avons vu (quest. cm, art. 1 et 2), et la gloire implique la célébrité. l'intempérance est donc le vice le plus blâmable pour deux motifs : 1° parce qu'elle répugne le plus à l'excellence de l'homme. Car elle a pour objet les délectations qui nous sont communes avec les animaux, comme nous l'avons vu (quest. cxli, art. 2 ad 3). C'est ce qui fait dire au Psalmiste (Ps 48,21) : Que l'homme était en honneur, il n'a pas compris, il a été comparé aux bêtes qui n'ont pas de raison et il est devenu semblable à elles. 2° Parce que c'est le vice qui est le plus contraire à 1 éclat ou à la beauté de la vertu, car c'est dans les délectations qui sont l'objet de l'intempérance qu'on voit le moins briller la lumière de la raison à laquelle la vertu emprunte toute sa splendeur et toute sa beauté. C'est pour cela qu'on appelle ces jouissances des jouissances absolument serviles.
(I) Saint Thomas décide que ce vice est Io plus honteux , mais ius péchés qu'il fait commettre ne sont pas les plus graves.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Grégoire (Mor. lib. xxxiii, cap. 11), les vices charnels que l'intempérance renferme sont les plus déshonorants, quoiqu'ils ne soient pas les fautes les plus graves. Car la grandeur de la faute se rapporte à ce qu'elle éloigne de la fin, au lieu que l'infamie résulte de la turpitude que l'on considère principalement d'après ce qu'il y a d'inconvenant dans l'acte de celui qui pèche.
2. Il faut répondre au second, que l'habitude de pécher diminue la honte et l'infamie de la faute d'après l'opinion des hommes, mais non d'après la nature même des vices.
3. Il faut répondre au troisième, que quand on dit que l'intempérance est le vice le plus répréhensible, on doit entendre qu'il s'agit des vices humains que l'on considère d'après les passions qui ont une certaine conformité avec la nature humaine. Quant aux vices qui sortent des limites de notre nature, ils sont encore plus blâmables. Mais ils rentrent toujours néanmoins dans le genre de l'intempérance par le fait même de leur excès, comme si par exemple quelqu'un trouvait son plaisir à manger de la chair humaine (1) ou à faire des actes contre nature (2).
(1) A cette occasion, tes théologiens ont examiné, si dans le cas de nécessité, il est permis de manger de la chair humaine. Sylvius le nie, mais la plupart des autres soutiennent le contraire.
(2) in coitu bestiarum ant masculorum.
Après avoir parlé des vices opposés à la tempérance, nous devons nous occuper des parties de cette vertu. — Nous en parlerons d'abord en général et ensuite nous étudierons chacune d'elles en particulier.
Objections: 1. Il semble que Cicéron ait mal déterminé les parties de la tempérance en disant (De invent. lib. ii) que ces parties sont : la continence, la clémence et la modestie. Car la continence se distingue de la vertu par opposition (Eth. lib. iv, cap. ult., et lib. vii, in princ.), et la tempérance est au contraire contenue dans la vertu. La continence n'est donc pas une partie de la tempérance.
2. La clémence paraît être un adoucissement de la haine ou de la colère. Or, la tempérance n'a pas pour objet ces passions, mais elle se rapporte aux délectations du tact, comme nous l'avons vu (quest. cxli, art. 4). La clémence n'est donc pas une partie de la tempérance.
La modestie consiste dans les actes extérieurs; c'est pourquoi l'Apôtre dit (Ph 4,5) : Que votre modestie soit connue de tous les hommes. Or, les actes extérieurs sont la matière de la justice, comme nous l'avons vu f quest. Lvni, art. 8). La modestie est donc plutôt une partie de la justice qu'une partie de la tempérance.
3. Macrobe (Sup. Somn. Scip. lib. i, cap. 8) suppose dans la tempérance un bien plus grand nombre de parties : car il dit que cette vertu a pour suivantes la modestie, la pudeur, l'abstinence, la chasteté, l'honnêteté, la modération, l'économie, la sobriété et la pudicité. Andronic lui donne pour compagnes l'austérité, la continence, l'humilité, la simplicité, l'ornement, la bonne conduite, ce qui fait qu'on se suffit à soi-même. Il semble donc que Cicéron n'ait pas convenablement énuméré les parties de la tempérance.
CONCLUSION. — La prudence et l'honnêteté sont les parties intégrantes de la tempérance; l'abstinence, la sobriété, la chasteté, la pudicité en sont les parties subjectives; la continence, l'humilité, la mansuétude ou la clémence, la modestie, etc., en sont les parties potentielles.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. xlviii et cxxvin), il peut y avoir dans une vertu cardinale trois sortes de parties : les parties intégrantes, subjectives et potentielles. On appelle parties intégrantes d'une vertu les conditions qui doivent nécessairement concourir à sa formation. La tempérance a deux parties de ce genre : la pudeur par laquelle on évite la turpitude contraire à cette vertu -, et V honnêteté par laquelle on aime sa beauté. Car, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. cxLi, art. 2 ad 3), de toutes les vertus la tempérance est celle qui a le plus d'éclat et les vices qui lui sont opposés sont les plus honteux. — On donne le nom de parties subjectives aux espèces diverses d'une même vertu. Or, il faut que les espèces des vertus changent selon la diversité de leur matière ou de leur objet. La tempérance a pour objet les délectations du tact qui se divisent en deux genres. Car les unes ont pour but la nourriture, et la nourriture comprend le manger, qui est l'objet de l'abstinence, et le boire qui se rapporte à la sobriété. Les autres regardent la génération. A leur égard on distingue la chasteté qui règle la délectation principale de l'union des sexes, et la pudicité qui comprend les délectations secondaires qui accompagnent cette union qui consistent dans les baisers, les embrassements, etc. — Les parties potentielles d'une vertu principale sont les vertus secondaires qui font à l'égard de certaines matières particulières qui n'offrent pas de grandes difficultés ce que fait la vertu principale à l'égard d'une matière plus importante. Ainsi il appartient à la tempérance de régler les délectations du tact qu'il est très-difficile de modérer. Par conséquent toute vertu qui produit de la modération dans une matière quelconque, et qui met un frein à l'appétit relativement à ses tendances, peut être considérée comme une partie de la tempérance, c'est-à-dire comme une vertu qui lui est adjointe. Cette modération est applicable de trois manières : 1° dans les mouvements intérieurs de l'âme-, 2° dans les mouvements extérieurs et les actes du corps ; 3° dans les choses extérieures. Outre le mouvement de la concupiscence que la tempérance règle et modère, il y a dans l'âme trois mouvements qui tendent vers quelque chose. Le premier est le mouvement de la volonté ébranlée par le choc impétueux des passions. Ce mouvement est réglé par la continence qui fait que la volonté de l'homme ne se laisse pas vaincre, quelque vives que soient les concupiscences qu'il éprouve. Le second mouvement intérieur qui se porte vers une chose, c'est le mouvement de l'espérance et de l'audace qui est une conséquence de cette vertu. L'humilité le calme ou l'arrête. Enfin le troisième est celui de la colère qui tend à La vengeance et qui a pour frein la mansuétude ou la clémence. A l'égard des actes et des mouvements du corps, ils ont pour règle la modes- ite qu'Andronic divise en trois parties (1). La première a pour fonction de discerner ce que l'on doit faire, et ce que l'on ne doit pas faire ; il lui appartient de déterminer l'ordre dans lequel on doit agir et de rester ferme dans un sentiment-, c'est ce qu'il appelle la bonne conduite ou la bonne direction. La seconde a pour but de faire observer à l'homme la bienséance dans ses actes, et c'est à cela qu'il rapporte l'ornement. Enfin la troisième existe dans les entretiens des amis ou dans d'autres relations semblables, ce qui est l'objet de l'austérité (2). Pour les choses extérieures on peut faire usage de deux sortes de modération. L'une empêche qu'on ne demande des choses superflues, et c'est le propre de l'économie dont parle Macrobe, et de la vertu qui fait qu'on se suffit à soi-même, d'après Andronic. La seconde nous empêche de rechercher ce qui est trop exquis, et c'est pour cela que Macrobe désigne la modération et Andronic la simplicité.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la continence diffère de la vertu, comme l'imparfait du parfait, ainsi que nous le dirons (quest. clv, art. 1). C'est dans ce sens qu'on la distingue de la vertu par opposition. Cependant elle a la même matière que la tempérance, parce qu'elle a pour objet les délectations du tact, et elle s'accorde avec elle pour le mode, parce qu'elle consiste à mettre un frein aux passions. On a donc eu raison d'en faire une partie de cette vertu.
2. Il faut répondre au second, que la clémence ou la mansuétude n'est pas considérée comme une partie de la tempérance parce qu'elle a la même matière qu'elle, mais parce qu'elle s'accorde avec elle dans la manière de régler et de modérer les passions, comme nous l'avons dit (in corp. art.).
3. Il faut répondre au troisième, qu'à l'égard des actes extérieurs la justice a pour objet ce que l'on doit aux autres. Ce n'est pas là ce que considère la modestie, mais elle a exclusivement pour objet une certaine modération. C'est pourquoi on n'en fait pas une partie de la justice, mais de la tempérance.
4. Il faut répondre au quatrième, que Cicéron comprend sous le nom de modestie tout ce qui regarde la modération des mouvements corporels et des choses extérieures, ainsi que la modération de l'espérance qui appartient, avons-nous dit (in corp. art.), à l'humilité.
(3) Dans cet article, saint Thomas trace le plan général de son Traité sur la tempérance, en indiquant les différentes parties de cette vertu. Il résume avec sa pénétration accoutumée ce qu'ont dit à ce sujet les philosophes anciens.
(t) Saint Thomas n'entre pas dans ces dernières subdivisions. Il se contente de parler de la modestie relativement aux mouvements extérieurs du corps et aux ornements.
(2) Cette expression désigne ici la gravité des entretiens.
II-II (Drioux 1852) Qu.141 a.7