II-II (Drioux 1852) Qu.158 a.8
Objections: 1. Il semble qu'il n'y ait pas de vice opposé à la colère qui provienne du défaut de cette passion. Car rien de ce qui rend l'homme semblable à Dieu n'est vicieux. Or, par là même que l'homme est absolument sans colère, il ressemble à Dieu qui juge avec tranquillité (Sap. xii, 18). Il ne semble donc pas que ce soit un vice d'être absolument sans colère.
2. La privation de ce qui n'est utile à rien n'est pas un vice. Or, le mouvement de la colère n'est utile à rien, comme le prouve Sénèque dans son ouvrage sur la colère (lib. i, cap. 12). Il semble donc que le défaut de colère ne soit pas vicieux.
3. Le mal de l'homme, d'après saint Denis (De div. nom. cap. 4), c'est d'être en dehors de la raison. Or, si l'on supprime tout mouvement de colère, le jugement de la raison reste encore intact. Le défaut de colère n'est donc pas un vice.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Chrysostome dit (Sup. Matth, hom. ix in op. imperf.) que celui qui ne se fâche pas, quand il y a lieu, pèche. Car la patience, si elle est déraisonnable, sème les vices, favorise la négligence et invite au mal non-seulement les méchants, mais encore les bons (1).
CONCLUSION. — C'est un vice de ne pas ressentir cette colère qui résulte du jugement de la raison.
général, quand elle se trouve dans le chef d uae cité ou d'un Etat quelconque.
(I)Ce vice, qui n'a pas de nom particulier, est cette indulgence stupide qui fait tolérer tous les vices et tous les abus. Elle est très-funeste au bien
Réponse Il faut répondre qu'on peut entendre la colère de deux manières : 1 ° comme un mouvement simple de la volonté par lequel on inflige un châtiment non d'après la passion, mais d'après le jugement de la raison. Si on ne ressent pas cette colère, c'est sans aucun doute un péché. C'est ainsi que saint Chrysostome l'entend quand il dit (loc. cit.) que la colère qui est motivée, n'est pas une colère, mais un jugement. Car par la colère proprement dite on entend le mouvement de la passion. Ainsi quand on se fâche avec raison, cette colère n'est pas l'effet de la passion. C'est pourquoi on dit qu'on juge, mais on ne dit pas qu'on est irrité. 2° On prend la colère pour un mouvement de l'appétit sensitif qui est accompagné de passion et de transformation corporelle. Ce mouvement est nécessairement produit dans l'homme par la simple impulsion de la volonté : parce que l'appétit inférieur suit naturellement le mouvement de l'appétit supérieur, à moins que quelque chose ne s'y oppose. C'est pourquoi le mouvement de la colère ne peut faire totalement défaut dans l'appétit sensitif, sinon par la soustraction ou la débilité du mouvement de la volonté. C'est ce qui fait que le défaut de la passion de la colère est conséquemment vicieux, comme le défaut de mouvement volontaire quand il s'agit de punir selon le jugement de la raison.
Solutions: 1. Ii faut répondre au premier argument, que celui qui ne se fâche pas totalement, quand il doit le faire, imite Dieu, à la vérité, en ce qu'il manque de passion, mais il ne l'imite pas quant à la punition que Dieu inflige par son jugement.
2. il faut répondre au second, que la passion de lacolère est utile, comme tous les autres mouvements de l'appétit sensitif, pour que l'homme exécute plus promptement ce que la raison commande. Autrement l'homme aurait en vain reçu l'appétit sensitif, quoiqu'il n'y ait rien que la nature fasse inutilement.
3. Il faut répondre au troisième, que dans celui qui agit avec ordre, le jugement de la raison n'est pas seulement cause du simple mouvement de la volonté, mais encore de la passion de l'appétit sensitif, comme nous l'avons dit (in corp. art.). C'est pourquoi comme la soustraction de l'effet est le signe de la soustraction delà cause, de même le manque de colère est une preuve qu'il y a aussi défaut de la part du jugement de la raison.
Après avoir parlé de la colère, nous avons à nous occuper de la cruauté. — A cet égard deux questions se présentent : 1" La cruauté est-elle opposée à la clémence? — 2° Diffère-t-elle de la férocité ou de l'inhumanité?
Objections: 1. Il semble que la cruauté ne soit pas opposée à la clémence. Car Sénè- que dit (De clem. lib. ii, cap. 4) qu'on appelle cruels ceux qui dépassent la mesure en punissant; ce qui est contraire à la justice. Or, la clémence n'est pas une partie de la justice, mais de la tempérance. Par conséquent la cruauté ne paraît pas lui être opposée.
2. Le prophète dit (Jr 6,23) : It est cruel et il sera sans compassion. Ainsi il semble que la cruauté soit opposée à la miséricorde. Or, la miséricorde n'est pas la même chose que la clémence, comme nous l'avons dit (quest. clvii, art. 4 ad 3). La cruauté n'est donc pas opposée à cette dernière vertu.
3. La clémence se considère par rapport à la manière dont on inflige les peines, comme nous l'avons vu (quest. clvii, art. 1). Or, la cruauté se considère dans la soustraction des bienfaits, d'après ces paroles de l'Ecriture (Prov. xi, 17) : Celui qui est cruel rejette même ses proches. La cruauté n'est donc pas opposée à la clémence.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Séncque dit (De clem. lib. ii, cap. 4) que la clé- menceapour contraire la cruauté, qui n'est rien autre chose que la barbarie qu'on met dans les châtiments.
CONCLUSION. — Puisque la cruauté suppose de la dureté dans les châtiments qu'on inflige, au lieu que la clémence implique une certaine douceur qui fait qu'on remet ou qu'on adoucit les peines, il est par là même évident que la cruauté est op. posée à la clémence.
Réponse Il faut répondre que le mot de cruauté (crudelitas) paraît venir du mot crudité (cruditas). Ainsi, comme les aliments qui sont cuits et bien préparés ont ordinairement une saveur douce et suave, de même ceux qui sont crus ont une saveur horrible et désagréable. Or, nous avons dit (quest. clvii, art. 3 ad 4, et art. 4 ad 3) que la clémence implique une certaine douceur de caractère qui fait qu'on diminue les peines. Par conséquent, la cruauté est directement opposée à la clémence.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme la diminution des peines qui est conforme à la raison appartient à l'épikie, au lieu que la douceur de caractère qui y porte l'homme appartient à la clémence -, de même l'excès du châtiment par rapport à l'acte extérieur, appartient à l'injustice; mais par rapport à l'austérité de l'âme qui fait qu'on est disposé à ajouter aux peines, il appartient à la cruauté.
2. Il faut répondre au second, que la miséricorde et la clémence sont d'accord en ce que l'une et l'autre fuient et abhorrent la misère d'autrui ; mais non de la même manière. Car il appartient à la miséricorde de venir en aide aux malheureux en leur accordant un bienfait; au lieu qu'il appartient à la clémence d'adoucir leur sort en les délivrant des peines auxquelles ils ont été condamnés. Et comme la cruauté implique un excès dans le châtiment, elle est plus directement opposée à la clémence qu'à la miséricorde. Cependant, à cause de l'analogie qu'il y a entre ces vertus, quelquefois on prend la cruauté pour le défaut de miséricorde.
3. Il faut répondre au troisième, que la cruauté est prise en cet endroit pour le défaut de miséricorde, auquel il appartient de ne pas répandre de bienfaits. — D'ailleurs on pourrait dire que la soustraction d'un bienfait est elle-même une peine.
Objections: 1. Il semble que la cruauté ne diffère pas de la férocité ou de l'inhumanité. Car il n'y a qu'un vice qui soit opposé sous le même rapport à la même vertu.Or, la férocité et la cruauté sont contraires à la clémence par excès. Il semble donc qu'elles ne fassent qu'une même chose.
2. Saint Isidore dit(fym. lib. x, ad litt. S) que le mot sévère (severus) signifie en quelque sorte (saevus et verus) vrai et féroce, parce qu'il observe la j ustice sans commisération. Par conséquent 1 a férocité paraît exclure la remise de la peine dans les jugements; ce qui appartient à la commisération. Or, nous avons dit (art. préc. ad 1) que c'était là ce qui caractérisait la cruauté. La cruauté est donc la même chose que la férocité.
3. Comme il y a un vice opposé à la vertu par excès, de même il y en a un aussi qui lui est opposé par défaut, et ce vice est contraire à la vertu qui consiste dans le milieu et au vice qui consiste dans l'excès. Or, le même vice qui pèche par défaut est opposé à la cruauté et à la férocité; c'est le relâchement ou la faiblesse. Car saint Grégoire dit (Mor. lib. xx, cap. 8): Qu'on ait de l'amour, mais qu'il ne soit pas énervant ; de la rigueur, mais qu'elle n'ait rien d'excessif; du zèle, mais qu'il ne sévisse pas déré- glément; de la commisération, mais qu'elle n'épargne pas plus qu'il ne convient. La férocité est donc la même chose que la cruauté.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Sénèque dit [De clem. lib. ii, cap. 4) que celui qui n'a pas été blessé et qui n'est point irrité contre celui qui l'a offensé ne reçoit pas le nom de cruel, mais on dit qu'il est féroce ou inhumain.
CONCLUSION. — La cruauté diffère de la férocité, comme fa malice humaine de la bestialité.
Réponse Il faut répondre que le mot de férocité (saevitia, feritas) est emprunté par analogie aux bêtes ( ferx ) qu'on appelle aussi féroces (saevae). Car ces animaux nuisent aux hommes en dévorant leur chair, sans motif de justice, puisqu'il n'y a que les êtres raisonnables qui puissent s'élever à cette vertu. C'est pourquoi, dans son sens propre, on appelle férocité ou inhumanité ce sentiment d'après lequel on ne considère pas dans les châtiments qu'on inflige la faute de celui qu'on punit, mais seulement le plaisir qu'on a de le faire souffrir. Ainsi il est évident que ce vice est une sorte de bestialité. Car ce plaisir n'est pas humain, mais c'est la jouissance de la brute, provenant soit d'une mauvaise coutume, soit de la corruption de la nature, comme les autres affections brutales du même genre. — Au contraire, la cruauté considère la faute de celui qu'elle punit, mais elle ne considère pas que cela, et elle dépasse les bornes dans les châtiments qu'elle inflige. C'est pourquoi la cruauté diffère de la férocité ou de l'inhumanité, comme la malice humaine diffère de la bestialité, selon l'expression d'Aristote (Eth. lib. vii , cap. 5).
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la clémence est une vertu humaine; par conséquent la cruauté, qui est la malice humaine, lui est directement opposée. Mais l'inhumanité ou la férocité est contenue sous la bestialité; par conséquent elle n'est pas directement opposée à la clémence, mais à une vertu plus élevée qu'Aristote appelle héroïque ou divine (Eth. lib. vii in princ.), et qui, d'après nous, semble appartenir aux dons del'Es- prit-Saint. On peut donc dire que la férocité est directement opposée au don de piété.
2. Il faut répondre au second, qu'on n'appelle pas sévère celui qui est absolument inhumain, car cette dernière expression désigne un vice, mais on donne à la sévérité par analogie l'épithète de féroce (saevus), parce qu'elle ne diminue pas la peine.
3. Il faut répondre au troisième, que la remise de la peine n'est pas un vice, à moins qu'on ne transgresse l'ordre de la justice d'après lequel on devrait être puni pour une faute que la cruauté châtie trop rudement. Mais la férocité ne tient point du tout compte de cet ordre. C'est pourquoi la remise du châtiment est directement opposée à la cruauté, et non à la férocité.
Nous avons ensuite à nous occuper de la modestie. — Nous parlerons : 1° de la modestie en général; 2° de ses différentes espèces. — Sur la modestie en général, il y a deux questions à examiner: 1" La modestie est-elle une partie de la tempérance ? — 2° Quelle est la matière de la modestie ?
Objections: 1. Il semble que la modestie ne soit pas une partie de la tempérance. Car
(1) Billuart définit la modestie d'après saint Thomas : Virtus qud quis intra modum et limites sui statûs, ingenii et fortunae quantum ad motus tàm internos quàm externos et omnem rerum suarum apparatum se continet.
le mot modestie (modestia) vient du mot mode (modus). Or, dans toutes les vertus, il faut un mode ; car la vertu se rapporte au bien, et le bien, comme le dit saint Augustin (Lib. de nat. bon. cap. 3), consiste dans le mode, l'espèce et l'ordre. La modestie est donc une vertu générale, et par conséquent on ne doit pas en faire une partie de la tempérance.
2. Le mérite de la tempérance paraît consister principalement dans une certaine modération. Or, c'est de là que vient le mot de modestie. La modestie est donc la même chose que la tempérance et n'est pas une de ses parties.
3. La modestie paraît avoir pour objet la correction du prochain, d'après ces paroles de l'Apôtre ( II. Tim. ii, 24) : Il ne faut pas qu'un serviteur de Dieu conteste, mais il doit être doux envers tout le monde, reprenant avec modestie ceux qui résistent à la vérité. Or, la correction des pécheurs est un acte de justice ou de charité, comme nous l'avons vu (quest. xxxiii, art. 1 et 2). Il semble donc que la modestie soit plutôt une partie de la justice que de la tempérance.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Cicéron fait de la modestie une partie de la tempérance (De invent. lib. ii).
CONCLUSION. — Puisque la tempérance a pour objet de comprimer les délectations du tact qui sont les plus difficiles à modérer, au lieu que la modestie s'occupe des autres jouissances qu'il est plus aisé de régler ; il est évident que la modestie est unie à la tempérance comme à sa vertu principale, et qu'elle est pour ce motif une de ses parties potentielles.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. cxli, art. 4, et quest. cLvii, art. 3), la tempérance emploie la modération à l'égard des choses qui sont les plus difficiles à régler, c'est-à-dire à l'égard des concupiscences des délectations du tact. Or, partout où il y a une vertu qui a spécialement pour objet ce qu'il y a de plus grand, il faut qu'il y ait une autre vertu qui se rapporte à ce qui est médiocre, parce qu'il faut que les vertus règlent la vie humaine tout entière sous tous les rapports. C'est ainsi que nous avons dit (quest. cxxxiv, art. 3 ad 1) que la magnificence a pour objet les grandes dépenses, mais qu'indépendamment de cette vertu il faut la libéralité, qui a pour objet les dépenses communes. Par conséquent il est nécessaire qu'il y ait une vertu qui règle les désirs de l'homme à l'égard des autres choses qu'il est plus facile de régler. C'est cette vertu qu'on appelle modestie, et elle est adjointe à la tempérance comme à sa vertu principale.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'on approprie quelquefois le nom commun aux êtres les plus infimes ; c'est ainsi qu'on donne le nom commun d'anges au dernier ordre des esprits célestes. De même le mode que l'on observe en général dans une vertu quelconque est spécialement approprié à la vertu qui l'établit dans les plus petites choses.
2. Il faut répondre au second, qu'il y a des choses qui ont besoin d'être tempérées à cause de leur violence, comme on tempère le vin qui est trop fort. Mais la modération est nécessaire en tout. C'est pourquoi la tempérance se rapporte davantage aux passions violentes, et la modestie aux passions médiocres.
3. Il faut répondre au troisième, que la modestie se prend ici dans son acception générale, selon qu'elle est nécessaire à toutes les vertus.
Objections: 1. Il semble que la modestie ait seulement pour objet les actions extérieures. Car les mouvements intérieurs des passions ne peuvent pas être connus des autres. Or, l'Apôtre dit aux Philippiens (iv, 5) : Que notre modestie soit connue de, tout le monde. La modestie n'a donc pour objet que les actions extérieures. *
2. Les vertus qui se rapportent aux passions se distinguent de la justice qui a pour matière les opérations. Or, la modestie paraît être une vertu unique. Par conséquent, si elle se rapporte aux opérations extérieures, elle n'a pas pour objet les passions intérieures.
3. Une seule et même vertu ne peut pas avoir pour objet les choses qui appartiennent à l'appétit, ce qui est le propre des vertus morales ; ni celles qui regardent la connaissance et qui sont le propre des vertus intellectuelles, ni celles qui se rapportent à l'irascible et au concupiscible. Si la modestie est une vertu unique, elle ne peut donc pas avoir pour matière toutes ces choses.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Dans tout ce que l'on vient d'énumérer, il y a un mode à garder, et c'est de là que la modestie tire son nom. Elle existe donc à l'égard de toutes ces choses.
CONCLUSION. — La modestie n'a pas seulement pour objet de régler les actions extérieures des hommes, mais elle règle encore leurs actions intérieures.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), la modestie diffère de la tempérance en ce que la tempérance règle les choses auxquelles il est le plus difficile de mettre un frein, au lieu que la modestie règle celles qui n'offrent qu'une difficulté médiocre. Mais il y a des auteurs qui paraissent avoir compris la modestie d'une autre manière. Car partout où ils ont remarqué une raison spéciale de bien ou une espèce particulière de difficulté à réprimer, ils l'ont retranché à la modestie, ne lui laissant pour matière que les choses les moins importantes. Or, il est évident pour tout le monde que l'on éprouve une difficulté spéciale à maîtriser les jouissances du tact; par conséquent il n'y a personne qui n'ait distingué la tempérance de la modestie. — Mais indépendamment de cela, Cicéron (De invent. lib. ii) a observé qu'il y avait une espèce de bien particulière dans la modération des peines. C'est pourquoi il a soustrait la clémence à la modestie, laissant à cette dernière vertu le soin de régler toutes les autres choses qui paraissent être au nombre de quatre. La première est le mouvement de l'àme qui tend à s'élever; elle a pour règle Y humilité. La seconde est le désir des choses qui appartiennent à la connaissance, et c'est ce que règle le goût de l'étude, qui est opposé à la curiosité. La troisième, qui appartient aux mouvements et aux actions du corps, consiste en ce que l'on fasse avec honnêteté et décence les choses graves aussi bien que les choses divertissantes (1). La quatrième est ce qui concerne la tenue extérieure (2), telle que les vêtements et les autres ornements de toute sorte. — A l'égard de quelques-unes de ces choses, il y a d'autres philosophes qui ont distingué certaines vertus spéciales. Ainsi Andronic distingue la mansuétude, la simplicité, l'humilité et les autres vertus dont nous avons parlé (quest. cxliii). Aristote distingue aussi la bonne humeur (Eth. lib. iv, cap. 8), qui se rapporte aux plaisirs que l'on trouve au jeu. Toutes ces choses sont comprises sous la modestie, telle que Cicéron l'entend. Ainsi cette vertu ne se rapporte pas seulement aux actions extérieures, mais encore aux actions intérieures.
(2)C'est ce qu'on appelle la modestie dans les habits et les ornements : modestia cultus.
(t)Cette vertu n'a pas de nom particulier ; on la désigne ordinairement sous le nem de modestie extérieure.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'Apôtre parle de la modestie
selon qu'elle a pour objet les choses extérieures ; néanmoins elle règle aussi les actions intérieures, puisqu'elles peuvent se manifester par des signes> extérieurs.
2. Il faut répondre au second, que la modestie comprend les différentes vertus qui sont désignées par les divers auteurs. Par conséquent rien n'empêche que la modestie ne se rapporte à des choses qui demandent des vertus diverses. Toutefois il n'y a pas entre les différentes parties de la modestie autant de différence qu'il y en a entre la justice qui a pour objet les opérations et la tempérance qui se rapporte aux passions. Car, dans les actions et les passions où il n'y a pas de difficulté supérieure du côté de la matière, mais seulement du côté de la règle qu'on doit leur imposer, il n'y a qu'une seule et même vertu pour les modérer (4).
3. La réponse au troisième argument est par là même évidente.
Après avoir parlé de la modestie eo général, nous devons nous occuper de ses différentes espèces. — Nous traiterons : 1" de l'humilité et de l'orgueil qui lui est contraire; 2° de l'étude et de la curiosité qui lui est opposée ; 3° de la modestie selon qu'elle existe dans les discours ou les actions ; 4" de cette même vertu selon qu'elle se rapporte à la tenue extérieure. —Sur l'humilité nous avons six questions à examiner : r L'humilité est-elle une vertu ? — 2° Consiste-t-elle dans l'appétit ou le jugement de la raison ? — 3° Doit-on par humilité se soumettre à tout le monde? — 4° Est-elle une partie de la modestie ou de la tempérance P — >* De son rapport avec les autres vertus. — c° Des degrés de l'humilité.
Objections: 1. Il semble que l'humilité ne soit pas une vertu. Car la vertu implique quelque chose de bon, tandis que l'humilité paraît impliquer un mal qui est une peine, d'après ces paroles du Psahniste (Ps. civ, 18) : Ils Pont humilié jusqu'à lui mettre les fers aux pieds. L'humilité n'est donc pas une vertu.
2. La vertu et le vice sont opposés. Or, l'humilité désigne quelquefois un vice. Car il est dit (Eccli. xix, 23) : Il y en a qui s'humilient malicieusement. L'humilité n'est donc pas une vertu.
3. Aucune vertu n'est opposée à une autre. Or, l'humilité paraît être opposée à la vertu de la magnanimité, qui tend à de grandes choses, puisqu'elle les évite. Il semble donc qu'elle ne soit pas une vertu.
4. La vertu est la disposition de ce qui est parfait, d'après Aristote (Phys. lib. vu, text. 17 et 18). L'humilité paraît au contraire appartenir à ceux qui sont imparfaits. Ainsi il ne convient pas à Dieu de s'humilier, parce qu'il ne peut être soumis à personne. Il semble donc que l'humilité ne soit pas une vertu.
5. Toute vertu morale a pour objet les actions et les passions, comme on le voit (Eth. lib. n, cap. 3). Or, l'humilité n'est pas comptée par Aristote au nombre des vertus qui ont pour objet les passions, et elle n'est pas non plus renfermée dans la justice qui se rapporte aux actions. Il semble donc qu'elle ne soit pas une vertu.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Origène (Hom. viii in ), expliquant ce passage de saint Luc (i) : Respexit humilitatem, dit que dans les Ecritures il n'y a de toutes les vertus, à proprement parler, que l'humilité qui soit louée. Car le Sauveur dit : Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur.
(1)Cette vertu est la modestie, qui embrasse ainsi plusieurs choses, quoiqu'elles appartiennent à vèrtus différentes.
CONCLUSION. — L'humilité est une vertu qui empêche l'âme de s'élever déréglé- ment.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit en traitant des passions (la 2ae, quest. xxiii, art. 2), le bien difficile a quelque chose qui excite l'appétit, c'est sa nature comme chose bonne; mais il a aussi quelque chose qui le repousse, c'est la difficulté de l'obtenir. La première de ces deux choses provoque le mouvement de l'espérance, la seconde le mouvement du désespoir. Or, nous avons dit (1" 2", quest. lx , art. 4) qu'à l'égard des mouvements appétitifs qui marquent une sorte d'impulsion, il faut qu'il y ait une vertu morale qui les règle et qui leur impose un frein ; tandis qu'à l'égard des choses pour lesquelles la volonté éprouve une sorte de répulsion et d'antipathie, il faut que la vertu morale donne à l'âme de la force et lui imprime un mouvement contraire. C'est pourquoi il est nécessaire qu'il y ait deux sortes de vertus qui se rapportent au désir du bien qui est difficile. 11 en faut une qui modère et qui tempère l'esprit, dans la crainte qu'il ne tende avec excès à s'élever, et c'est ce que fait la vertu d'humilité; il en faut aussi une autre qui soutienne l'âme contre le désespoir et la porte à enlfeprendre de grandes choses selon la droite raison, et c'est le propre de la magnanimité. Par conséquent, il est évident que l'humilité est une vertu.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, d'après saint Isidore (Etym. lib. x, ad litt. H), le mot humble (humilis) se dit de ce qui est penché vers la terre (humi acclivis), c'est-à-dire de ce qui s'attache aux choses les plus basses. Ce qui arrive en effet de deux manières : 1° par l'effet d'un principe extrinsèque, comme quand on est renversé par un autre. Dans ce cas, l'humilité est une peine (1). 2° Par un principe intrinsèque, ce qui peut être un bon sentiment, comme quand à la vue de ses misères on se place au-dessous des autres, au rang que l'on mérite (2). C'est ainsi qu'Abraham a dit au Seigneur (Gen. xviii, 27) : Je parlerai à mon Seigneur, quoique je sois poussière et cendre. C'est de cette manière que l'humilité est une vertu. D'autres fois ce sentiment peut être mauvais, comme quand l'homme, ne comprenant pas sa dignité, se compare aux bêtes irraisonnables et devient semblable à elles.
2. Il faut répondre au second, que, comme nous l'avons dit (in sol. praec.), l'humilité, qui est une vertu, implique dans son essence un abaissement digne d'éloges. Quelquefois cet abaissement n'est qu'extérieur et fictif. De là cette fausse humilité dont parle saint Augustin dans une de ses lettres (implic. epist, cxlix), et qui n'est qu'un orgueil immense, parce qu'elle tend à l'excellence delà gloire. Biais dans d'autres circonstances ce sentiment résulte du mouvement intérieur de l'âme, et dans ce cas c'est, à proprement parler, la vertu d'humilité. Car la vertu ne consiste pas dans les manifestations extérieures, mais principalement dans la détermination intérieure de l'âme, comme on le voit par Aristote (Eth. lib. ii, cap. 5).
3. Il faut répondre au troisième, que l'humilité contient l'appétit et l'empêche de tendre à de grandes choses en dehors de la droite raison; au lieu que la magnanimité excite l'âme à ces mêmes choses d'une manière qui est raisonnable. D'où il est évident que la magnanimité n'est pas opposée à l'humilité; mais qu'elles ont cela de commun, c'est que l'une et l'autre sont conformes à la droite raison.
(1) C'est dans ce sens qu'il est dit que celui qui s'é- Billuart : Virtus quâ quis considerans suum lève sera abaissé : Qui se exaltat humiliabitur. defectum tenet se in infimis secundum mo- (2) L'humilité ainsi comprise est définie par dum suum.
4. Il faut répondre au quatrième, qu'on dit qu'une chose est parfaite de deux manières. 4° Absolument, quand il n'y a en elle aucun défaut, ni d'après sa nature, ni par rapport à un autre être. Il n'y a que Dieu qui soit ainsi parfait. L'humilité ne peut lui convenir d'après sa nature divine, elle ne lui convient que d'après la nature humaine qu'il a prise. 2° On peut dire qu'une chose est parfaite sous un rapport, par exemple, selon sa nature, son état ou son temps. C'est ainsi que l'homme vertueux est parfait. Cependant sa perfection se trouve imparfaite par rapport à Dieu, d'après ces paroles du prophète (Is. xl ,47) : Toutes les nations sont devant lui, comme si elles n'étaient pas. Par conséquent l'humilité peut, de la sorte, convenir à tout homme.
5. Il faut répondre au cinquième, qu'Aristote avait l'intention de traiter des vertus, selon qu'elles se rapportent à la vie civile, dans laquelle la soumission d'un homme à un autre est déterminée d'après l'ordre de la loi. C'est pourquoi il a compris cette soumission dans la justice légale. Mais l'humilité, considérée comme une vertu spéciale, a principalement pour objet la soumission de l'homme à Dieu, et à tous ses semblables à cause de Dieu.
Objections: 1. Il semble que l'humilité n'ait pas seulement pour objet l'appétit, mais plutôt le jugement de la raison. Car l'humilité est opposée à l'orgueil. Or, l'orgueil consiste principalement dans ce qui appartient à la connaissance. Car saint Grégoire dit (Mor. lib. xxxiv, cap. 48) que l'orgueil, quand il se manifeste extérieurement, se montre d'abord au moyen des yeux. C'est pourquoi le Psalmiste dit ( Ps. cxxx ) : Seigneur, mon coeur ne s'est point exalté, et mes regards n'ont point été altiers. Les yeux étant notre principal moyen de connaître, il semble donc que l'humilité ait surtout pour objet propre la connaissance qui fait qu'on a de soi une idée peu avantageuse.
2. Saint Augustin dit (lié. de virg. cap. 31) que l'humilité est presque tout ce que le christianisme enseigne. Il n'y a donc rien dans la doctrine chrétienne qui répugne à l'humilité. Or, la morale chrétienne nous engage à désirer ce qu'il y a de meilleur, d'après ces paroles de l'Apôtre (I. Cor. xii, 31) : Désirez avec plus d'ardeur les meilleurs dons. Il n'appartient donc pas à l'humilité de réprimer l'appétit des choses difficiles, mais elle a plutôt pour objet d'abaisser l'opinion qu'on a de soi-même.
3. Il appartient à la même vertu de mettre un frein aux mouvements superflus, et de fortifier l'âme contre la tendance opposée quand elle est excessive. Ainsi, c'est la même vertu, c'est la force qui met un frein à l'audace et qui affermit l'âme contre la crainte. Or, la magnanimité fortifie l'âme contre les difficultés qui se présentent dans l'exécution des grandes choses. Si donc l'humilité mettait un frein au désir des grandes choses, il s'ensuivrait qu'elle ne serait pas une vertu distincte de la magnanimité : ce qui est évidemment faux. Elle n'a donc pas pour objet le désir des grandes choses, mais elle se rapporte plutôt à l'opinion.
4. Andronic donne pour matière à l'humilité la tenue extérieure. Car il dit que l'humilité est une habitude qui fait qu'il n'y a pas d'excès dans les préparatifs et les dépenses. Elle n'a donc pas pour objet le mouvement de l'appétit.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Lib. depoenit. cap. 4) que l'homme humble ést celui qui aime mieux être ignoré dans la maison du Seigneur que d'habiter dans les palais superbes des pécheurs. Or, cette pré- iérence est l'effet de l'élection qui appartient à l'appétit. L'humilité a donc pour objet l'appétit plutôt que l'opinion.
CONCLUSION. — L'humilité a pour objet propre de diriger et de régler le mouvement de l'appétit.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. préc.), le propre de l'humilité est qu'on s'abaisse, pour ne pas se porter à des choses qui sont au-dessus de soi. Pour cela, il est nécessaire que nous connaissions en quoi nous sommes inférieurs à ce qui est au-dessus de nos forces. C'est pourquoi la connaissance de nos propres défauts appartient à l'humilité, comme étant la règle qui dirige l'appétit. Mais l'humilité consiste essentiellement dans l'appétit lui-môrne (1). C'est pour cette raison qu'on doit dire qu'il appartient en propre à cette vertu de régler et de diriger les mouvements de l'appétit.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le regard altier est un signe d'orgueil, en ce qu'il exclut le respect et la crainte. Car ceux qui sont timides et respectueux ont coutume de baisser beaucoup les yeux, comme s'ils n'osaient se comparer aux autres. Mais il ne résulte pas de là que l'humilité ait essentiellement pour objet la connaissance.
2. Il faut répondre au second, qu'il est contraire à l'humilité de tendre à des choses trop élevées, par suite de la confiance que l'on a dans ses propres forces ; mais si l'on met sa confiance en Dieu et qu'on entreprenne ensuite les choses les plus difficiles, cette action n'est pas contraire à l'humilité, surtout quand on considère que l'on s'élève d'autant plus vers Dieu qu'on se soumet à lui plus profondément par l'humilité. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de poenit.) : Autre chose est de s'élever vers Dieu, et autre chose est de s'élever contre lui (2). Celui qui se jette à ses pieds est relevé par lui-, tandis qu'au contraire il renverse celui qui s'élève contre lui.
(2) S'élever contre Dieu est le propre de l'orgueil, au lieu que s'élever vers lui est le propre do l'humilité.
(4) C'est-à-dire dans l'appétit inlclligentiol ou la volonté.
3. Il faut répondre au troisième, que dans la force on trouve également la raison qui nous fait mettre un frein à l'audace et qui affermit notre esprit contre 1a. crainte. Car la raison de ces deux effets provient de ce que l'homme doit préférer le bien de la raison aux dangers de mort. Mais ce n'est pas la même raison qui nous fait mettre un frein à la présomption de l'espérance, ce qui est l'oeuvre de l'humilité, et qui fortifie notre âme contre le désespoir, ce qui appartient à la magnanimité. Car le motif que nous avons d'affermir notre âme contre le désespoir, c'est l'obtention du bien qui nous est propre, de peur que par le désespoir nous ne nous rendions indignes du bien que nous méritions d'obtenir; au lieu que la raison principale qui nous fait réprimer la présomption de l'espérance provient de la révérence que nous portons à Dieu, et qui fait qu'on ne s'arroge pas plus qu'on ne doit recevoir, d'après le rang que Dieu a lui-même assigné à chacun. Par conséquent, l'humilité paraît impliquer principalement la soumission de l'homme envers Dieu. C'est pour cela que saint Augustin (De serm. Dom. lib. i, cap. 4) attribue l'humilité, qu'il entend par la pauvreté d'esprit, au don de crainte, par lequel l'homme craint Dieu. De là il arrive que la force se rapporte à l'audace autrement que l'humilité à l'espérance. Car la force se sert plus de l'audace qu'elle ne la réprime; par conséquent l'excès a plus d'analogie avec elle que le défaut. Au contraire, l'humilité abaisse l'espérance ou la confiance en soi-même plus qu'elle n'en fait usage; par conséquent, la surabondance lui est plutôt contraire que le défaut.
4. Il faut répondre au quatrième, que l'on met ordinairement de l'excès dans le faste et les dépenses extérieures, par suite d'une jactance que l'humilité réprime, et sous ce rapport cette vertu consiste secondairement dans les choses extérieures, selon qu'elles sont des signes du mouvement intérieur de l'appétit.
II-II (Drioux 1852) Qu.158 a.8