II-II (Drioux 1852) Qu.161 a.3
Objections: 1. Il semble que l'on ne doive pas se soumettre à tout le monde par humilité. Car, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 3), l'humilité consiste principalement dans la soumission de l'homme à Dieu. Or, on ne doit pas offrir à l'homme ce que l'on doit à Dieu, comme on le voit pour tous les actes de latrie. L'homme ne doit donc pas se soumettre à son semblable par humilité.
2. Saint Augustin dit ( Lib. de nat. et grat. cap. 34 ) : L'humilité doit toujours être placée dans la vérité et non dans la fausseté. Or, si ceux qui sont dans les positions les plus élevées se soumettaient à leurs inférieurs, il ne pourrait en être ainsi sans fausseté. L'homme ne doit donc pas se soumettre à tout le monde par humilité.
3. Personne ne doit faire ce qui tourne au détriment du salut d'un autre. Or, si l'on se soumettait à un autre par humilité, cet acte tournerait quelquefois au détriment de ce dernier, soit parce qu'il s'en enorgueillirait, soit parce qu'il mépriserait celui qui se soumettrait alui. C'est ce qui fait dire à saint Augustin [Epist, ccxxi) qu'il faut prendre garde qu'en trop se préoccupant de l'humilité on ne perde l'autorité nécessaire au commandement. On ne doit donc pas se soumettre à tout le monde par humilité.
En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (Phil, ii , 3) : Que chacun, par humilité, croie les autres au-dessus de soi.
CONCLUSION. — Tout homme qui reconnaît en lui un défaut doit se soumettre à un autre par l'humilité; cependant il ne doit pas se soumettre à tout homme indistinctement, mais à celui dans lequel il croit que ce défaut n'existe pas.
Réponse Il faut répondre que, dans l'homme, il y a deux choses que l'on peut considérer : ce qui est de Dieu et ce qui est de l'homme. Tout ce qui est défaut appartient à l'homme ; mais tout ce qui regarde le salut et la perfection vient de Dieu, d'après ces paroles d'Osée (xiii, 9) : Votre perdition vient de vous, ô Israel ! et c'est de moi seulement que vous lirez votre secours. Or, l'humilité, comme nous l'avons dit (art. 1 huj. quaest. ad 5 et art. 1 ad 3), a proprement pour objet la révérence avec laquelle l'homme se soumet à Dieu. C'est pourquoi tout homme doit, d'après ce qui lui est propre, se soumettre au prochain quant à ce qu'il y a de Dieu en lui; mais l'humilité n'exige pas qu'un individu soumette ce qu'il y a de Dieu en lui à ce qu'il croit voir de Dieu dans un autre. Car ceux qui participent aux dons de Dieu connaissent qu'ils les ont, d'après ces paroles de l'Apôtre (I. Cor. ii, 12) : Afin que nous connaissions les dons que Dieu nous a faits. C'est pour cela que, sans nuire à l'humilité, ils peuvent préférer les dons qu'ils ont reçus aux dons qu'ils voient que Dieu a accordés aux autres (1), comme le dit saint Paul au sujet de l'incarnation (Eph. iii, 5) : Ce mystère n'a pas été découvert aux enfants des hommes dans les autres temps, comme il I'et été maintenant à ses saints apôtres. — De même l'humilité ne demande pas que l'on
(1) Mais tout en reconnaissant l'excellence des grâces que l'on a reçues, on peut s'humilier en considérant le peu de profit que l'on en a retiré.
Et l'on peut se dire h bon droit que si d'autres avaient reçu les mêmes faveurs, ils auraient fait de plus grands progrès.
soumette ce que l'on possède en propre à ce que le prochain possède de la même manière ; autrement il faudrait que l'on se crût plus pécheur que tout autre ; ce que l'Apôtre ne veut pas, puisqu'il dit, sans faire tort à l'humilité [Galat. ii, 15) : Nous sommes Juifs par naissance et non pécheurs du nombre des gentils. On peut cependant remarquer qu'il y a quelque chose de bon dans le prochain qu'on n'a pas , ou que l'on a en soi quelque chose de mal qui n'existe pas dans un autre (1), et sous ce rapport on peut se soumettre à lui par humilité.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que nous ne devons pas seulement révérer Dieu en lui-même ; mais nous devons encore révérer dans tout homme ce qui est de Dieu, quoique nous ne devions pas le révérer de la même manière que Dieu. C'est pourquoi nous devons, par l'humilité, nous soumettre à tous nos semblables à cause de Dieu, d'après ces paroles de saint Pierre (I. Pet. ii, 13) : Soyez soumis à toute créature humaine à cause de Dieu. Mais il n'y a qu'à Dieu que nous devions rendre le culte de latrie.
2. Il faut répondre au second, que si nous préférons ce qu'il y a de Dieu dans le prochain à ce qu'il y a en nous qui nous est propre, nous ne pouvons tomber dans l'erreur (2). C'est pourquoi, à l'occasion de ces paroles de saint Paul (Phil, ii) : Que chacun croie les autres au-dessus de soi, la glose dit (ord. Aug. in lib. lxxxiii Quaest. quaest. 71) : Nous ne devons pas penser qu'il s'agit ici d'une simple fiction ; mais nous devons penser véritablement qu'il peut y avoir dans les autres un bien caché qui les mette au-dessus de nous, tandis que ce qu'il y a de bon en nous, et qui nous fait paraître au-dessus d'eux, se montre ouvertement.
3. Il faut répondre au troisième, que l'humilité, comme les autres vertus, consiste principalement dans les dispositions intérieures de l'âme. C'est pourquoi un homme peut se soumettre à un autre d'après l'acte intérieur de son âme, sans que cet acte soit pour ce dernier une occasion qui nuise à son salut. C'est ce que dit saint Augustin (Epist, ccxxn) : Que le supérieur pénétré de la crainte de Dieu vous soit soumis. Mais pour les actes extérieurs d'humilité, comme pour les actes des autres vertus, on doit y apporter une certaine modération, de peur qu'ils ne deviennent funestes aux autres. D'ailleurs si l'on fait ce que l'on doit et que les autres en prennent occasion de pécher, celui qui agit avec humilité n'en est pas responsable ; parce qu'il ne scandalise pas, quoiqu'un autre soit scandalisé (3).
Objections: 1. Il semble que l'humilité ne soit pas une partie de la modestie ou de la tempérance. Car l'humilité a principalement pour objet la révérence avec laquelle on est soumis à Dieu, comme nous l'avons dit (art. préc.). Or, il appartient à la vertu théologale d'avoir Dieu pour objet. L'humilité est donc plutôt une vertu théologale qu'une partie de la tempérance ou de la modestie.
2. La tempérance existe dans le concupiscible, tandis que l'humilité paraît être dans l'irascible, comme l'orgueil qui lui est opposé, et dont l'objet est ce qui est ardu. Il semble donc que l'humilité ne soit pas une partie de la tempérance ou de la modestie.
(4)On doit se dire aussi qu'on s'exagère souvent ses propres qualités et qu'on ne voit pas ses défauts, tandis qu'on voit mieux les défauts du prochain que ses vertus, ce qui est cause qu'on se fait souvent illusion.
(2)Puisque ce qu'il y a de Dieu dans l'homme esthon, tandis que ce qui vient de nous est mauvais, ou du moins imparfait.
(5)Le scandale est alors purement pharisaique. Voy. quest. xliii.
3. L'humilité et la magnanimité ont pour objet les mêmes choses, comme on le voit évidemment d'après ce que nous avons dit (art. 1 huj. quaest. ad 3, et quest. cxxix, art. 5 ad 4). Or, on ne regarde pas la magnanimité comme une partie de la tempérance, mais plutôt comme une partie de la force, ainsi que nous l'avons vu (quest. cxxix, art. 5). Il semble donc que l'humilité ne soit pas une partie de la tempérance ou de la modestie.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Origène dit (Sup. Luc. hom. viii) : Si vous voulez savoir le nom de cette vertu, et comment elle est appelée par les philosophes, sachez que l'humilité que Dieu regarde est la même que celle qu'ils nomment p.sTpioTiic, c'est-à-dire mesure ou modération ; ce qui appartient évidemment à la modestie ou à la tempérance. L'humilité est donc une partie de la modestie ou de la tempérance.
CONCLUSION. — L'humilité est une partie de la tempérance, comme la modestie qui ta renferme.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. cxxvui, et quest. cxxix, art. 5, et quest. clvii, art. 3), en désignant les parties d'une vertu on considère principalement les analogies qu'elles ont avec elle quant au mode. Or, le mode de la tempérance d'où elle tire principalement son mérite, c'est la répression ou la modération de l'impétuosité de certaine passion. C'est pourquoi toutes les vertus qui règlent ou qui répriment l'impétuosité de quelques affections, ou qui modèrent leurs actions, sont des parties de la tempérance. Or, comme la douceur réprime le mouvement de la colère, de même l'humilité réprime celui de l'espérance, qui est un mouvement de l'esprit qui tend à de grandes choses. C'est pourquoi l'humilité est une partie de la tempérance au même titre que la douceur. C'est ce qui fait dire à Aristote [Eth. lib. iv, cap. 3) que celui qui ne tend qu'à de petites choses et qui ne se croit capable que de cela, n'est pas magnanime, mais que c'est un homme sensé, que nous pouvons appeler un homme humble. Pour les raisons que nous avons données (quest. préc. art. 1), entre les autres parties de la tempérance, l'humilité est comprise sous la modestie, d'après ce que Cicéron en dit (De invent. lib. ii); dans le sens que cette vertu n'est rien autre chose qu'une certaine modération de l'esprit. C'est ce qu'exprime saint Pierre en parlant (I. Pet. iii, 4) de la pureté incorruptible d'un esprit tranquille et modeste.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que les vertus théologales, dont l'objet est la fin dernière, qui est le premier principe pour tout ce qui est du domaine de l'appétit, sont causes de toutes les autres vertus. Par conséquent de ce que l'humilité est produite par la révérence due à Dieu, rien n'empêche qu'elle ne soit une partie de la modestie ou de la tempérance.
2. Il faut répondre au second, qu'on détermine les parties des vertus principales, non d'après leur convenance sous le rapport du sujet ou de la matière, mais selon leur convenance sous le rapport de leur mode formel (1), comme nous l'avons dit (quest. cxxxvn, art. 2 ad 1, et quest. clvii, art. 3 ad 2). C'est pourquoi bien que l'humilité existe dans l'irascible, comme dans son sujet, elle n'en est pas moins une partie de la tempérance et de la modestie, à cause de son mode.
3. Il faut répondre au troisième, que quoique la magnanimité et l'humilité aient la même matière, elles diffèrent cependant pour le mode, en raison
(1) Les vertus secondaires ressemblent à la vertu principale à laquelle on les rattache, parce qu'elles ont le même procédé ou la même manière d'agir.
duquel la magnanimité est considérée comme une partie de la force, et l'humilité comme une partie de la tempérance.
Objections: 1. Il semble que l'humilité soit la plus excellente des vertus. Car saint Chrysostome, expliquant [Hom. v de incompreh. Dei natura) ce qu'il est rapporté du pharisien et du publicain dans l'Evangile (Luc. xviii), dit que si l'humilité mêlée aux péchés est si rapide dans ses progrès, qu'elle passe facilement la justice jointe à l'orgueil, où n'ira-t-elle pas, si vous l'unissez à la justice? Elle ira, s'écrie-t-il, se placer près du tribunal de Dieu au milieu des anges. Ainsi il est évident que l'humilité l'emporte sur la justice. Et comme la justice est la plus illustre de toutes les vertus et qu'elle les renferme toutes en elle, ainsi qu'on le voit (Eth. lib. v, cap. 1), il s'ensuit que l'humilité est la plus grande des vertus.
2. Saint Augustin dit (Lib. de ver. Dom. serm. x, cap. 1) : Voulez-vous élever une machine d'une grande hauteur? songez d'abord au fondement de l'humilité. D'où il semble que l'humilité est le fondement de toutes les vertus, et que par conséquent elle paraît l'emporter sur toutes les autres.
3. La plus grande récompense est due à la plus grande vertu. Or, c'est à l'humilité qu'est due la récompense la plus grande, parce que celui qui s'humilie sera exalté, comme le dit l'Evangile (Luc. xiv, 11). L'humilité est donc la plus grande des vertus.
4. Comme le remarque saint Augustin (Lib. de ver. relig. cap. 16), toute la vie que le Christ a passée sur la terre avec notre nature qu'il a daigné revêtir, a été un enseignement moral. Or, il nous a principalement proposé son humilité à imiter, en disant (Matth, xi, 29) : Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur. Et saint Grégoire dit (Past. part, iii, cap. 1, admoniti 8) que l'humilité de Dieu est la marque de notre rédemption. L'humilité paraît donc être la plus grande des vertus.
En sens contraire Mais c'est le contraire. La charité l'emporte sur toutes les vertus, d'après ces paroles de saint Paul (Coloss. ur, 14) : Ayez la charité qui est au-dessus de tout. Ce n'est donc pas l'humilité qui est la plus grande des vertus.
CONCLUSION. — L'humilité est la plus grande et la plus excellente des vertus, après les vertus théologales et intellectuelles, et après la justice légale.
Réponse Il faut répondre que le bien de la vertu humaine consiste dans l'ordre de la raison. Cet ordre se considère principalement par rapport à la fin ; par conséquent les vertus théologales qui ont la fin dernière pour objet sont les plus excellentes. On le considère secondairement selon que les moyens se règlent d'après la nature de 1a. fin. Cette coordonation consiste essentiellement dans la raison qui la règle, et elle existe par participation dans l'appétit qui est réglé par la raison. La justice et principalement la justice légale met en pratique cet ordre universellement. L'humilité fait que l'homme s'y soumet parfaitement en général pour toutes choses, et toute autre vertu fait qu'il s'y soumet pour une matière spéciale. C'est pourquoi après les vertus théologales et les vertus intellectuelles qui se rapportent à la raison elle- même, et après la justice et surtout la justice légale (2), l'humilité l'emporte sur toutes les autres vertus.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'humilité ne l'emporte pas sur la justice elle-même, mais sur la justice unie à l'orgueil et qui cesse
(4) Cet article admirable indique le sens que 1 on doit attacher aux propositions que l'on trouve dans les livres ascétiques sur cette matière. (2) La justice légale, qui l'ait quu l'appétit est
universellement soumis ala raison, comprend l'obéissance , qui est aussi avant l'humilité, puisqu'elle règle la volonté à l'égard de l'accomplissement de toute la loi.
d'être une vertu; tandis qu'au contraire le péché est remis par l'humilité. Car il est dit du publicam (Luc. xviii) qu'à cause de son humilité il descendit tout justifié dans sa maison. C'est ce qui fait dire à saint Chrysostome (loc. cit. in arg.) : Donnez-moi unis ensemble, d'une part la justice et l'orgueil, de l'autre le péché et l'humilité, et vous verrez le péché se changer en justice, non d'après ses propres forces, mais par la vertu de l'humilité, au lieu que de l'autre côté vous verrez la justice tomber, non par l'effet de sa fragilité, mais par le poids et la force de l'orgueil.
2. Il faut répondre au second, que comme on compare métaphoriquement à un édifice l'ensemble des vertus quand elles sont bien ordonnées ; de même ce que l'on acquiert tout d'abord en matière de vertus, on le compare au fondement parce que c'est par là qu'on commence un édifice. Or, les vertus sont véritablement infuses de Dieu en nous. Par conséquent ce que l'on acquiert tout d'abord en matière de vertus peut se considérer de deux manières : 1° On peut entendre par là ce qui écarte les-choses qui faisaient obstacle (1). A ce point de vue l'humilité tient le premier rang; dans le sens qu'elle repousse l'orgueil auquel Dieu résiste et qu'elle rend l'homme soumis et tout prêt à recevoir l'influx de la grâce divine, en faisant disparaître l'enflure qui est l'effet de la superbe. C'est ce qui fait dire à saint Jacques (Jac. iv, 6) que Dieu résiste aux superbes, mais qu'il donne sa grâce aux humbles. C'est ainsi qu'on dit que l'humilité est le fondement de l'édifice spirituel. 2° Ce qu'il y a de premier dans les vertus, c'est dans un sens direct ce qui fait que nous nous approchons de Dieu. Or, notre premier mouvement vers Dieu s'opère par la foi, d'après ces paroles de saint Paul (Heb. xi, 6) : Pour s'approcher de Dieu il faut croire. En ce sens la foi est le fondement de l'édifice spirituel et d'une manière plus noble que l'humilité.
3. Il faut répondre au troisième, qu'on promet les choses du ciel à celui qui méprise les choses de la terre, comme on promet les trésors célestes à ceux qui méprisent les trésors d'ici-bas, d'après ces paroles de l'Evangile (Matth. vi, 19) : Ne vous amassez point de trésors sur la terre, mais faites-vous des trésors dans le ciel. De même on promet les consolations du ciel à ceux qui méprisent les joies du monde, d'après ces autres paroles (Matth, v, 5): Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés. C'est dans le même sens que l'on promet à l'humilité l'élévation spirituelle, non parce qu'elle est la seule qui mérite cette récompense, mais parce que le propre de cette vertu est de mépriser les grandeurs humaines. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de poenit.) : Ne pensez pas que celui qui s'humilie soit toujours au-dessous des autres, puisqu'il est dit qu'il sera exalté ; mais ne croyez pas non plus que son élévation se fasse aux yeux des hommes par des honneurs corporels.
4. Il faut répondre au quatrième, que le Christ nous a principalement recommandé l'humilité, parce que c'est le moyen le plus efficace pour écarter ce qui empêche le salut de l'homme, qui consiste à le faire tendre aux choses célestes et spirituelles, dont il est détourné, quand il s'applique à ses intérêts terrestres. C'est pourquoi le Seigneur pour détruire l'obstacle du salut a montré par des exemples d'humilité qu'il fallait mépriser les grandeurs extérieures. Par conséquent l'humilité est une disposition qui facilite le libre progrès des hommes dans les biens spirituels et divins. Ainsi comme la perfection l'emporte sur la disposition, de même la charité et les
(D) Ainsi l'humilité est la première des vertus, comme disposition. Mais dans le sens direct et positif c'est la foi.
autres vertus qui portent l'homme directement vers Dieu l'emportent sur l'humilité.
Objections: 1. Il semble que ce soit à tort que l'on distingue douze degrés dans l'humilité, comme on le fait dans la règle de saint Benoît (cap. vii). Le premier consiste à se montrer toujours humble, en tenant les yeux baissés vers la terre; le second à parler peu et à dire des choses sensées sans élever la voix; le troisième à ne pas rire légèrement ou à propos de rien; le quatrième à garder le silence jusqu'à ce qu'on soit interrogé ; le cinquième à observer ce que commande la règle commune du monastère; le sixième à se croire et à se dire plus méprisable que les autres ; le septième à s'avouer et à se penser indigne et incapable de tout ; le huitième à faire l'aveu de ses fautes; le neuvième à recevoir avec patience par obéissance les choses les plus dures et les plus fâcheuses ; le dixième à se soumettre avec obéissance au supérieur; le onzième à ne pas aimer faire sa volonté propre ; le douzième à craindre Dieu et à se rappeler tout ce qu'il a commandé. Car là onénumère des choses qui appartiennent à d'autres vertus, comme l'obéissance et la patience. On en énumère aussi qui paraissent se rapporter à une opinion fausse qui ne peut être compatible avec aucune vertu; comme, par exemple, se dire plus méprisable que tous les autres, s'avouer et se croire indigne de tout et absolument inutile. C'est donc à tort que l'on met ces choses au nombre des degrés de l'humilité.
2. L'humilité va de l'intérieur à l'extérieur, comme les autres vertus. C'est donc à tort qu'en déterminant ces degrés on a parlé de ce qui regarde les actes extérieurs avant de parler de ce qui concerne les actes intérieurs.
3. Saint Anselme distingue sept degrés dans l'humilité [Lib. de simil. cap. xciv et seq.) : le premier consiste à savoir que l'on est méprisable, le second à en gémir, le troisième à l'avouer, le quatrième à le persuader et à vouloir qu'on le croie, le cinquième à supporter patiemment qu'on le dise, le sixième à souffrir qu'on soit traité avec mépris, le septième à l'aimer. Les degrés dont nous avons parlé plus haut sont donc superflus.
4. Sur ces paroles de saint Matthieu (iii), implere omnem justitiam, la glose dit (ord.) que l'humilité parfaite a trois degrés. Le premier c'est de se soumettre à celui qui est au-dessus de soi et de ne pas se mettre au-dessus de ses égaux ; c'est l'humilité suffisante. Le second consiste à se soumettre à ses égaux, sans se préférer à ceux qui sont au-dessous de soi, et c'est ce qu'on appelle une humilité abondante. Le troisième fait qu'on se soumet au dernier des hommes, et c'est là la plénitude de la justice. Les degrés précédemment énumérés paraissent donc inutiles.
5. Saint Augustin dit (Lib. de virg. cap. 31) : Chacun doit prendre la mesure de son humilité sur celle de sa grandeur qui est dangereusement exposée à l'orgueil, car ce vice dresse de terribles embûches à ceux qui sont les plus élevés. Or, la mesure de la grandeur humaine ne peut pas se déterminer d'après un nombre certain de degrés. Il semble donc qu'on ne puisse pas assigner les degrés particuliers de l'humilité.
CONCLUSION. — Il y a dans l'humilité une multitude de degrés divers qui embrassent la perfection de cette vertu, et que saint Benoit a parfaitement divisés en douze parties.
Réponse Il faut répondre que, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (art. 2 huj. quaest.), l'humilité consiste essentiellement dans l'appétit, selon qu'on met un frein à l'impétuosité de son esprit, pour l'empêcher de tendre dérèglement à de grandes choses. Mais elle a pour règle la connaissance qui fait qu'on ne se croit pas au-dessus de ce qu'on est, et le principe et la racine de ces deux choses, c'est le respect que l'on a pour Dieu. La disposition intérieure de l'humilité se produit extérieurement par les paroles, les actions et les gestes qui manifestent ce qui est au fond du coeur, comme il en est d'ailleurs de toutes les autres vertus. Car, comme le dit l'Ecriture [Eccli. xix, 26), on connaît V homme à la vue, et on distingue à l'air du visage celui qui a du bon sens. C'est pourquoi, dans l'énumération des degrés précédents, il y a quelque chose qui appartient à la racine de l'humilité, c'est le douzième degré qui fait que l'on craint Dieu et que l'on se rappelle tous ses préceptes. — 11 y a aussi quelque chose qui appartient à l'appétit et qui l'empêche de tendre déréglément à sa propre excellence; ce qui se fait de trois manières : 1° en empêchant l'homme de suivre sa propre volonté, ce qui produit le onzième degré ; 2° en l'habituant à la régler d'après le sentiment de son supérieur, ce qui concerne le dixième ; 3° en le fortifiant de manière que les difficultés et les peines qu'il rencontre ne le fassent pas renoncer à son dessein, ce qui regarde le neuvième. — Il y en a d'autres qui ont pour objet l'opinion que l'homme a de lui- même , et qui lui fait reconnaître ses imperfections. C'est ce qui se fait encore de trois manières : 1° Il faut qu'il reconnaisse ses propres défauts et qu'il les avoue, ce qui appartient au huitième degré. 2° Cette considération doit le persuader qu'il est incapable de grandes choses, ce que fait le septième. 3° Il doit sous ce rapport mettre les autres avant lui, ce qui est le sixième. — Enfin il y en a qui se rapportent aux signes extérieurs, dont l'un consiste dans les actions. A cet égard, il faut que l'homme ne s'écarte pas dans ses actes de la voie commune, ce qui appartient au cinquième. Il y en a deux autres qui consistent dans les paroles. On ne doit pas parler trop tôt, ce qui est l'objet du quatrième ; ni parler excessivement, ce qui regarde le second. Enfin les autres signes consistent dans les gestes extérieurs; par exemple, il faut que l'on baisse les yeux, ce qui est le premier degré, et qu'on comprime extérieurement les rires et les autres signes d'une joie folle, ce qui est l'objet du troisième.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que sans fausseté on peut se dire et se croire au-dessous de tous les autres, en raison des défauts secrets qu'on reconnaît en soi, et des dons de Dieu qui sont cachés dans les autres (4). C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Lib. de virg. cap. 52) : Croyez qu'il y en a qui vous surpassent dans leur obscurité, quoique vous paraissiez plus parfaits qu'eux aux yeux des hommes. De même on peut aussi sans fausseté avouer et croire que l'on est absolument inutile et incapable de tout par ses propres forces, pour rapporter à Dieu tout ce que l'on est, d'après ces paroles de l'Apôtre (H. Cor. iii , 5) : Nous ne sommes pas capables de former de nous-mêmes aucune bonne pensée, comme de nous-mêmes, mais c'est Dieu qui nous en rend capables. D'ailleurs il ne répugne pas que l'on attribue à l'humilité ce qui appartient à d'autres vertus, parce que, comme un vice vient d'un autre vice, de même l'acte d'une vertu procède naturellement de l'acte d'une autre vertu.
2. Il faut répondre au second, que l'homme parvient à l'humilité par deux moyens. Premièrement et principalement par le don de la grâce, et sous ce rapport les choses intérieures précèdent celles qui sont extérieures. Mais
(1)Billuart se demande si les supérieurs doivent s'abaisser ainsi devant leurs inférieurs, et il repond qu ils doivent avoir intérieurement «es sentiments, mais qu'extérieurement ils doivent user de discrétion, dans la crainte de nuire à leur autorité.
l'action de l'homme sur lui-même se produit autrement.il comprime d'abord les choses extérieures, puis il arrive à extirper la racine intérieure, et c'est d'après ce dernier ordre que l'on distingue ici les degrés de l'humilité.
3. Il faut répondre au troisième, que tous les degrés que saint Anselme distingue reviennent au sentiment, à la manifestation et à l'amour de sa propre abjection. En effet, le premier degré appartient à la connaissance qu'on a de ses propres défauts. Mais parce qu'on serait blâmable d'aimer ses propres imperfections, ce sentiment est exclu par le second degré. Le troisième et le quatrième se rapportent à la manifestation de ses imperfections, de manière qu'on n'exprime pas seulement les défauts que l'on a, mais que l'on persuade encore aux autres qu'ils sont réels. Les trois autres degrés appartiennent à l'appétit qui ne cherche pas à exceller, mais qui souffre avec une grande égalité d'âme à être abaissé extérieurement, soit par des paroles, soit par des actions. Car, comme le dit saint Grégoire (in Regist. lib. n, indic. x, epist, xxiv), il n'est pas étonnant que nous soyons humbles à l'égard de ceux qui nous honorent-, c'est ce que font tous les hommes du siècle; mais nous devons nous humilier surtout près de ceux dont nous avons à souffrir quelque chose, ce qui appartient au cinquième et au sixième degré. Ou bien on reçoit avec joie les abaissements extérieurs, ce qui regarde le septième. Par conséquent tous ces degrés sont compris sous le sixième et le septième que nous avons énumérés plus haut (arg. 1).
4. Il faut répondre au quatrième, que ces trois degrés se considèrent, non par rapport à la chose elle-même, c'est-à-dire d'après la nature de l'humilité , mais par rapport aux hommes qui sont ou supérieurs, ou inférieurs, ou égaux.
5. Il faut répondre au cinquième, que ce raisonnement s'appuie sur les degrés de l'humilité, considérés non d'après la nature même de la chose, comme l'a fait saint Benoît, mais d'après les différentes conditions des hommes.
Après avoir parlé de l'humilité, nous avons à nous occuper de l'orgueil. — Nous parlerons : 1° de l'orgueil en général; 2° du péché du premier homme qui n'est rien autre chose que l'orgueil. — Sur l'orgueil en général nous avons huit questions à examiner : 1° L'orgueil est-il un péché? — 2° Est-ce un vice spécial ? — 3" En quoi exis- te-t-il comme dans son sujet? — 4° De ses espèces. — 5° Est-ce un péché mortel? — 6° Est-ce le plus grave de tous les péchés ? — 7° De son rapport avec les autres péchés. — 8° Doit-on le considérer comme un vice capital ?
Objections: 1. Il semble que l'orgueil ne soit pas un péché. Car aucun péché n'est l'objet d'une promesse de la part de Dieu, puisque Dieu promet ce qu'il doit faire et qu'il ne fait pas de péchés. Or, on compte l'orgueil parmi les promesses divines. Ainsi il est dit (Is. lx, 15) : Je ferai de vous l'orgueil des siècles, et votre joie s'étendra de génération en génération. L'orgueil n'est donc pas un péché.
2. Ce n'est pas un péché de désirer ressembler à Dieu. Car c'est ce que désire naturellement toute créature, et c'est en cela que consiste sa perfection. Ce qui est principalement vrai de la créature raisonnable qui a été faite à l'image et à la ressemblance de Dieu. Or, comme on le voit (Lib. Sent. Prosperi, art. 292), l'orgueil est l'amour de sa propre excellence, par laquelle l'homme s'assimile à Dieu qui est le plus excellent des êtres. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Conf. lib. 11, cap. 6) : L'orgueil imite ce qui est élevé, et il n'y a que vous, ô mon Dieu, qui soyez au-dessus de toutes choses. L'orgueil n'est donc pas un péché.
3. Un péché n'est pas seulement contraire à la vertu, mais il l'est encore au vice qui lui est opposé, comme on le voit dans Aristote (Eth. lib. n, cap. 8). Or, on ne trouve aucun vice qui soit opposé à l'orgueil. L'orgueil n'est donc pas un péché.
En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Ecriture dit (Tob. iv, 14) : Ne souffrez jamais que l'orgueil domine ni dans vos pensées ni dans vos paroles.
CONCLUSION. — L'orgueil par lequel l'homme désire, contrairement à la droite raison, s'élever au-dessus de sa condition, est certainement un vice et un péché.
Réponse Il faut répondre que l'orgueil (superbia) tire son nom de ce que l'on tend à s'élever au-dessus de ce que l'on est. C'est ce qui fait dire à saint Isidore (Etym. lib. x, litt. 5) que l'orgueilleux est ainsi appelé parce qu'il veut paraître au-dessus de ce qu'il est. Or, la droite raison demande que la volonté de chaque individu se porte vers ce qui lui est proportionné. C'est pourquoi il est évident que l'orgueil implique quelque chose de contraire à la droite raison ; et c'est ce qui en fait un péché (1). Car, d'après saint Denis (De div. nom. cap. 4), le mal de l'àme consiste dans ce défaut de conformité avec la raison. D'où il est évident que l'orgueil est un péché.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'orgueil peut s'entendre de deux manières. D'abord on entend par orgueil ce qui dépasse la règle de la raison, et c'est en ce sens que nous disons qu'il est un péché. On peut aussi désigner par cette expression simplement quelque chose de surémi- nent. De cette manière on peut désigner sous le nom d'orgueil tout ce qui excède la mesure commune. Ainsi l'orgueil que Dieu promet est une surabondance de bien. C'est pourquoi la glose dit (Hieronym. sup. illud. Is 61, Vos autem, sacerdotes) qu'il y a un orgueil bon et un orgueil mauvais. — D'ailleurs on peut dire que l'orgueil se prend matériellement en cet endroit pour l'abondance des choses dont les hommes peuvent s'enorgueillir (2).
2. Il faut répondre au second, que c'est à la raison à régler les choses que l'homme désire naturellement. Par conséquent si l'on s'écarte de la règle de la raison , en plus ou en moins, alors l'appétit devient vicieux, comme on le voit à l'égard de la nourriture que l'on désire naturellement. Or, l'orgueil désire s'élever au-delà des limites que détermine la droite raison. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (De civ. Dei, lib. xiv, cap. 13) que l'orgueil est le désir d'une élévation perverse. D'où il résulte que, comme le dit le même docteur (De civ. Dei, lib. xix, cap. 13), l'orgueil imite Dieu d'une manière coupable. Car il déteste d'avoir sous lui des égaux, et il veut leur imposer sa propre domination.
3. Il faut répondre au troisième, que l'orgueil est directement opposé à la vertu d'humilité, et il se rapporte d'une certaine manière aux mêmes choses que la magnanimité, comme nous l'avons dit (quest. préc. art. i ad 3). Par conséquent le vice qui est opposé à l'orgueil sous le rapport du défaut, se rapproche du vice de la pusillanimité qui est opposé à la magnanimité au même point de vue. Car, comme il appartient à la magnanimité de porter l'âme à de grandes choses, contrairement au désespoir, de même il appartient à l'humilité de l'éloigner du désir déréglé des grandes
(D) L'orgueil coupable est défini par saint (2) D'après son étymologie, le mot superbia 'lhomas : Appetitus inordinatus propriae désigne en effet ce qui surpassc.ce qui va au excellentiae. delà de la mesure (super ire, supergredi).
entreprises, contrairement à la présomption. Quant à la pusillanimité, si elle implique un défaut dans la poursuite des grandes choses, elle est opposée proprement à la magnanimité sous ce rapport; mais si elle implique l'application de l'esprit à des choses trop basses pour l'homme, elle est opposée d'après cela à l'humilité. Car ces deux excès proviennent l'un et l'autre de la faiblesse de l'esprit. Au contraire, l'orgueil peut être opposé tout à la fois, d'après ce qu'il a d'extrême, à la magnanimité et à l'humilité, sous des rapports divers. Ainsi il est opposé à l'humilité, selon qu'il méprise la soumission, et il est opposé à la magnanimité, selon qu'il s'étend déréglément à de grandes choses. Mais parce qu'il implique une certaine supériorité, il est plus directement opposé à l'humilité, comme la pusillanimité, qui suppose la faiblesse de l'esprit pour les grandes entreprises, est plus directement contraire à la magnanimité.
II-II (Drioux 1852) Qu.161 a.3