II-II (Drioux 1852) Qu.170 a.2
Objections: 1. Il semble que les préceptes qui regardent les vertus annexées à la tempérance ne soient pas convenablement exprimés dans la loi de Dieu. Car les préceptes du Décalogue, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 3), sont les principes Universels de toute la loi divine. Or, l'orgueil est le commencement de tout péché, d'après l'Ecriture (Si 10,15). On aurait donc dû mettre dans le Décalogue un précepte qui défendît ce vice.
2. On doit surtout mettre dans le Décalogue les préceptes qui portent le
(1) Dictum est antiquis: Non moechaberis. Ego autem dico vobis : Quid omnis, qui viderit mulierem ad concupiscendum eam, jam moechatus est eam in corde suo (Matth. y).
plus l'homme à l'accomplissement de la loi ; parce que ce sont ceux-là qui paraissent les plus importants. Or, il semble que ce soit principalement par l'humilité, qui rend l'homme soumis à Dieu, que l'on soit disposé à observer la loi divine, puisqu'on compte l'obéissance parmi les degrés de cette vertu, comme nous l'avons vu (quest. clxi, art. 6). On doit raisonner de même sur la douceur, qui fait que l'on ne se met pas en opposition avec l'Ecriture sainte, comme le dit saint Augustin (De doct. christ, lib. ii, cap. 7). Il semble donc qu'on aurait dû mettre dans le Décalogue des préceptes sur l'humilité et la douceur.
3. Nous avons dit (art. préc.) que l'adultère est défendu dans le Décalogue, parce qu'il est contraire à l'amour du prochain. Or, le dérèglement des mouvements extérieurs, qui est contraire à la modestie, est aussi opposé à l'amour du prochain. C'est ce qui fait dire à saint Augustin (Ep. ccxu) : Qu'il n'y ait rien dans tous vos mouvements qui blesse les regards de quelqu'un. Il semble donc que ce dérèglement doive être défendu par un précepte du Décalogue.
En sens contraire Mais l'autorité de l'Ecriture nous suffit pour affirmer le contraire.
CONCLUSION. — Il a été convenable qu'il y eût des préceptes, non-seulement pour la tempérance, mais encore à l'égard des vertus qui lui sont annexées.
Réponse Il faut répondre que les vertus annexées à la tempérance peuvent être considérées de deux manières: en soi et dans leurs effets. 1° En soi, elles n'ont pas de rapport direct avec l'amour de Dieu ou du prochain ; mais elles ont plutôt pour objet la modération des choses qui appartiennent à l'homme lui-même. 2° Quant à leurs effets, elles peuvent se rapporter à l'amour de Dieu ou du prochain. Ainsi il y a dans le Décalogue des préceptes qui ont pour but de défendre les effets des vices opposés aux parties de la tempérance. C'est ainsi que la colère qui est contraire à la mansuétude mène quelquefois à l'homicide que le Décalogue défend, ou elle nous empêche aussi de rendre à nos parents l'honneur qui leur est dû ; ce qui peut aussi provenir de l'orgueil qui est cause qu'une foule d'hommes transgressent les préceptes de la première table.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'orgueil est le commencement du péché, mais il est caché dans le coeur; son dérèglement n'est pas non plus saisi communément par tout le monde. On n'a donc pas dû mettre sa défense parmi les préceptes du Décalogue, qui sont des premiers principes évidents par eux-mêmes.
2. Il faut répondre au second, que les préceptes qui portent par eux-mêmes à l'observance de la loi présupposent la loi préalablement existante. On ne peut donc pas les placer dans le Décalogue à titre de premiers préceptes.
3. Il faut répondre au troisième, que le dérèglement des mouvements extérieurs n'est pas une offense envers le prochain d'après l'espèce même de l'acte, comme l'homicide, l'adultère et le vol que le Décalogue défend: il ne s'y rapporte qu'autant qu'il est le signe d'un dérèglement intérieur, comme nous l'avons vu (quest. clxviii, art. 1, ad 4).
Après avoir parlé de chacune des vertus et de chacun des vices qui appartiennent aux conditions de tous les hommes, nous avons maintenant à considérer les états en ce qui concerne spécialement quelques individus. Or, il y a entre les hommes trois sortes de différences fondées sur ce qui appartient aux habitudes et aux actes de l'âme raisonnable : 1° Ils diffèrent d'après les grâces gratuitement données ; parce que, comme le dit saint Paul (1Co 12) : Les dons sont diversement partagés; les uns reçoivent le don de parler avec sagesse, les autres celui de parler avec science, etc. 2° Ils diffèrent aussi en raison de leur vie, qui est ou active ou contemplative ; ce qui résulte de ce que leurs modes d'action sont divers. C'est pourquoi l'Apôtre dit aussi (ibid.): qu'il y a diversité dans les opérations. Car le genre d'action de Marthe qui était fort occupée à préparer ce qu'il fallait à Jésus, ce qui appartient à la vie active, est autre que celui de Marie qui se tenait aux pieds du Seigneur écoutant sa parole, ce qui est le symbole de la vie contemplative, comme on le voit (Lc 10). 3° Les hommes se distinguent encore d'après leurs emplois et leurs positions, d'après ces paroles de saint Paul (Ep 4,11) : C'est lui-même qui a donné à son Eglise les uns pour être apôtres, d'autres pour être prophètes, d'autres pour être évangélistes, d'autres pasteurs et docteurs, ce qui appartient aux divers emplois dont il est dit (1Co 12,5) : qu'il y a diversité dans les ministères. On doit aussi observer à l'égard des grâces gratuitement données qui sont l'objet de la première considération, que les unes se rapportent à la connaissance, les autres à la parole et les troisièmes à l'action. Tout ce qui appartient à la connaissance peut être compris sous la prophétie. Car la révélation prophétique s'étend non-seulement aux événements futurs des hommes, mais encore aux choses divines par rapport aux choses de foi qui sont proposées à la croyance de tout le monde, et par rapport aux mystères plus profonds qui sont connus des parfaits et qui appartiennent à la sagesse. La révéfation prophétique a aussi pour objet ce qui regarde les substances intellectuelles qui nous portent au bien ou au mal, ce qui appartient au discernement des esprits. Elle s'étend aussi à la direction des actes humains, ce qui concerne la science, comme nous le verrons (quest. clxxvi). C'est pourquoi nous avons d'abord à nous occuper de la prophétie et du ravissement qui est un de ses degrés. — Sur fa prophétie il y a quatre choses à examiner : 1° son essence ; 2° sa cause; 3° le mode de la connaissance prophétique; 4° la division delà prophétie. —Sur l'essence nous avons six questions à traiter : 1° La prophétie appartient-elle à la connaissance?— 2° Est-elle une habitude? — 3° N'a-t-elle pour objet que les futurs contingents? — 4° Le prophèteconnait-il tout ce qui peut être l'objet de la prophétie? — 5° Distingue-t-il ce qu'il apprend par la révélation de ce qu'il voit par son esprit propre? — 6° Peut-il y avoir de la fausseté dans une prophétie P
Objections: 1. Il semble que la prophétie n'appartienne pas à la connaissance. Car il est dit (Si 48,14) : que le corps d'Elisée prophétisa quand il fut mort, et plus loin, l'Ecriture dit de Joseph (xlix, 18) : que ses os furent visités et qu'ils prophétisèrent après la mort. Or, après la mort, il ne reste plus aucune connaissance dans le corps, ni dans les os. La prophétie n'appartient donc pas à la connaissance.
2. D'après saint Paul (1Co 14,3) : Celui qui prophétise parle aux hommes pour leur édification. Or, la parole est l'effet de la connaissance ; mais elle n'est pas la connaissance même. Il semble donc que la prophétie n'appartienne pas à la connaissance.
3. Toute perfection cognitive exclut la sottise et le défaut de bon sens. Or, ces vices peuvent exister simultanément avec la prophétie; puisque Osée dit (Cor. 9, 7) : Sachez que vos prophètes sont des sots et des insensés. La prophétie n'est donc pas une perfection cognitive.
4. Comme la révélation appartient à l'intellect, de même l'inspiration paraît appartenir à la volonté, parce qu'elle implique un mouvement. Or, on dit que la prophétie est une inspiration ou une révélation, d'après Cas- siodore (in proleg. sup. Ps. cap. 1). Il semble donc que la prophétie n'appartienne pas plus à l'intellect qu’a la volonté.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Il est dit (1S 9,9): Celui qu'on appelle au- jourd'huiprophète, était autrefois appelé voyant. Or, la vision appartient à la connaissance ; donc la prophétie aussi.
CONCLUSION.—La prophétie consiste premièrement et principalement dans la connaissance, et secondairement dans la parole.
Réponse Il faut répondre que la prophétie consiste premièrement et principalement dans la connaissance, parce que les prophètes connaissent ce qui est loin, et ce qui se trouve éloigné de la connaissance des hommes. On peut donc dire que le mot prophète vient du mot qui signifie loin (procul) et de «pav&í (i), qui veut dire apparition, parce que les choses qui sont éloignées leur apparaissent. C'est pourquoi, selon la remarque de saint Isidore (Etym. lib. vu, cap. 8), dans l'Ancien Testament on les appelait voyants, parce qu'ils voyaient ce que les autres ne voyaient pas, et qu'ils savaient à l'avance ce qui était secret et mystérieux. Aussi les gentils leur donnaient le nom de vates à cause de la force de leur intelligence (vis mentis). Mais parce que, selon .la pensée de l'Apôtre (1Co 12,7), les dons de l'Esprit ne sont donnés à chacun que pour l'utilité de l'Eglise, et qu'il est dit à tout le monde (xiv, 12) : cherchez à être enrichis des dons les plus excellents pour l'édification de l'Eglise; il s'ensuit que la prophétie consiste secondairement dans la parole, selon que les prophètes connaissant ce qui leur a été divinement appris, l'annoncent pour l'édification des autres, suivant cette parole d'Isaïe (Is 21,10) : Je vous ai annoncé ce que j'ai appris du Seigneur des armées, Dieu d'Israël. D'après cela, on peut dire avec saint Isidore (Etym. lib. vii, cap. 8) que les prophètes sont, en quelque sorte, des hommes qui parlent à l'avance (praefatores), parce qu'ils parlent de choses éloignées et qu'ils prédisent la vérité sur les événements futurs (porro fantur). Quant aux choses que Dieu révèleetqui sontau-dessus de la connaissance humaine, elles ne peuvent pas être établies par notre raison qu'elles dépassent, mais elles peuvent l'être par l'opération de la vertu divine, d'après ces paroles de l'Evangile (Mare. ult. 20) : Ils allèrent prêcher partout, le Seigneur coopérant avec eux et confirmant leur parole par les miracles dont elle était suivie. Par conséquent, le don des miracles appartient en troisième lieu à la prophétie, comme preuve des choses qu'elle avance (2). C'est pourquoi il est dit (Dt 34 Dt 10) : Il ne s'éleva plus dans Israël de prophète semblable à Moïse, à qui le Seigneur parla comme à lui face à face, ni qui eut fait toutes sortes de miracles et de prodiges.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ces passages se rapportent à la prophétie relativement à ce qui lui appartient en troisième lieu à titre de preuve.
2. Il faut répondre au second, que l'Apôtre parle en cet endroit de l'expression de la prophétie.
3. Il faut répondre au troisième, que ces prophètes qu'on appelle des insensés et des sots, ne sont pas de vrais, mais de faux prophètes. C'est d'eux qu'il est dit (Jr 23,16) : N'écoutez pas les paroles des prophètes qui vous prophétisent et qui vous trompent : ils expriment les visions de leur coeur, mais ils ne parlent pas par la bouche du Seigneur. Et ailleurs (Ez 13,
(U) Cette étymologie est vicieuse. En grec Io mot npo ne signifie pas été procul, mais antè, et il faudrait pca'vw pour signifier apparition. La véritable étymologie, c'est de tirer ce mot de Ttpà, qui signifie prae, et de qui signifie parler (dicere) praedico, je parie à l'avance.
(2) Il est à remarquer que la prophétie est elle-même un miracle; avant son accomplissement elle a recours au miracle pour se faire admettre, mais une fois qu'elle est accomplie elle est a elle-même la preuve de son caractère surnaturel.
(3) : Voici ce que dit le Seigneur: Malheur aux faux prophètes qui suivent leur esprit et qui ne voient rien.
4. Il faut répondre au quatrième, que dans la prophétie la pensée de l'âme doit s'élever pour percevoir les choses de Dieu. D'où il est dit (Ez 2,1) : Fils de l'homme, tenez-vous sur vos pieds, et je parlerai avec vous. Cette élévation de la pensée est produite par le mouvement de l'Esprit-Saint ; c'est pourquoi le prophète ajoute : L'Esprit est entré en moi, et m'a fait tenir sur mes pieds. Après que l'âme a été ainsi élevée vers les régions supérieures, elle perçoit les choses divines. Aussi ajoute-t-il : Je l'ai entendu me parler. Par conséquent l'inspiration est nécessaires la prophétie quant à l'élévation de l'âme, d'après ces paroles de Job (Jb 32,8) : L'inspiration du Tout-Puissant donne l'intelligence; et il faut la révélation quant à la perception même des choses divines ; elle est le complément de la prophétie, parce qu'elle écarte le voile de l'obscurité et de l'ignorance, d'après ces autres paroles (Jb 12,22) : Il découvre ce qui était caché dans de profondes ténèbres.
Objections: 1. Il semble que la prophétie soit une habitude. Car, comme le dit Aristote (Eth. lib. ii, cap. 5), il y a dans l'âme trois choses : la puissance, la passion et l'habitude. Or, la prophétie n'est pas une puissance, parce qu'elle se trouverait alors dans tous les hommes, puisqu'ils ont tous les mêmes puissances. Elle n'est pas non plus une passion, parce que les passions appartiennent à la puissance appétitive, comme nous l'avons vu (1* 2", quest. xxii, art. 2), tandis que la prophétie appartient principalement à la connaissance, comme nous l'avons dit (art. préc.). La prophétie est donc une habitude.
2. Toute perfection de l'âme qui n'est pas toujours en acte est une habitude. Or, la prophétie est une perfection de l'âme, mais elle n'est pas toujours en acte ; autrement on ne pourrait donner le nom de prophète à celui qui dort. Il semble donc que la prophétie soit une habitude.
3. On compte la prophétie parmi les grâces gratuitement données. Or, la grâce est dans l'âme quelque chose d'habituel, comme nous l'avons vu (1" 2", quest. ex, art. 2). La prophétie est donc une habitude.
En sens contraire Mais c'est le contraire. L'habitude est une chose par laquelle on agit quand on le veut, selon la pensée du commentateur (III. De anim. com. xviii). Or, on ne peut pas faire usage de la prophétie quand on le veut. Ainsi il est dit d'Elisée (4. Reg. 3), que Josaphat l'ayant interrogé sur l'avenir, et l'esprit de prophétie lui faisant défaut, il fit venir un joueur de harpe, pour que cet esprit de prophétie descendit en lui au son de l'instrument, et qu'il remplît son intelligence de ce qui devait arriver, comme le dit saint Grégoire (Sup. Ezech. hom. i). La prophétie n'est donc pas une habitude.
CONCLUSION. — La lumière prophétique existe dans les saints prophetes, non à la manière d'une habitude, mais à la manière d'une passion ou d'une impression qui passe.
Réponse Il faut répondre que, comme le dit saint Paul (Ep 5,13), Tout ce qui se manifeste est lumière. Car, comme la manifestation de la vision du corps se fait au moyen de la lumière matérielle; de même la manifestation de la vision de l'esprit se fait par la lumière intellectuelle. Il faut donc que la manifestation soit proportionnée à la lumière par laquelle elle se produit, comme l'effet est proportionné à sa cause. Par conséquent, puisque la prophétie appartient à la connaissance qui est supérieure à la raison naturelle, comme nous l'avons dit (art. préc.), il s'ensuit que la prophétie requiert une lumière intellectuelle qui surpasse la lumière naturelle de la raison. D'où le prophète s'écrie (Mi 7,8) : Quand je serai assis dans les ténèbres, le Seigneur est ma lumière. — Or, la lumière peut être dans quelqu'un de deux manières : 1° à la manière d'une forme permanente, comme la lumière corporelle est dans le soleil et dans le feu; 2° à la manière d'une passion ou d'une impression qui passe, comme la lumière est dans l'air. La lumière prophétique n'est pas dans l'intelligence du prophète à la manière d'une forme permanente : autrement il faudrait qu'un prophète eût toujours la faculté de prophétiser ; ce qui est évidemment faux. Car saint Grégoire dit (Sup. Ezech. hom. 1) : Quelquefois les prophètes n'ont pas l'esprit de prophétie, il n'est pas toujours présent à leur intelligence, de telle sorte que quand ils ne l'ont pas, ils reconnaissent qu'ils le doivent à un don, lorsqu'ils le possèdent. C'est ce qui a fait dire à Elisée au sujet de la Sunamite (4. Reg.1, 27) : Son coeur est dans l'amertume et le Seigneur me l'a caché et ne me l'a pas découvert. — La raison en est que la lumière intellectuelle, qui est dans quelqu'un à la manière d'une forme permanente et parfaite, perfectionne l'entendement principalement pour connaître le principe des choses qui nous sont manifestées par cette lumière. C'est ainsi que par la lumière de l'intellect agent l'entendement connaît principalement les premiers principes de toutes les choses que l'on connaît naturellement. Mais le principe des choses qui appartiennent à la connaissance surnaturelle que la prophétie manifeste est Dieu lui-même, que les prophètes ne voient pas dans son essence. Il est vu ainsi par les bienheureux dans le ciel, et cette lumière est en eux à la manière d'une forme permanente et parfaite, d'après ces paroles de David (Ps 35,10) : Nous verrons la lumière dans votre lumière. — Reste donc à dire que la lumière prophétique est dans l'âme du prophète à la manière d'une passion ou d'une impression qui passe, et c'est ce que signifient ces paroles (Ex 33,22) : Quand ma gloire passera, je vous mettrai dans le trou de la pierre, etc. Et il est dit à Elie (3. Reg. 19, 11) : Sortez et tenez-vous sur la montagne en présence du Seigneur ; voilà que le Seigneur passe, etc. De là il résulte que comme l'air a toujours besoin d'être illuminé de nouveau ; de même l'esprit du prophète a toujours besoin d'une révélation nouvelle ; comme le disciple qui ne possède pas encore les principes d'un art, a besoin d'être instruit sur chaque chose. C'est pourquoi Isaïe dit (Is. l, 4) : Le matin il me rend attentif, et je l'écoute comme mon maître. C'est aussi ce que désignent ces locutions qui caractérisent les prophéties, quand il est dit : Le Seigneur a parlé à tel ou tel prophète ; la parole du Seigneur s'est fait entendre ; ou bien : la main du Seigneur s'est étendue sur lui. L'habitude étant une forme permanente, il est donc évident que la prophétie n'est pas, à proprement parler, une habitude (1).
(I) Cet ai licle a pour but de nous faire comprendre tout ce que l'Ecriture nous .raconte des prophetes et de la manière dont ils étaient ins pires.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que cette division d'Aristote ne comprend pas absolument tout ce qui est dans l'âme, mais toutes les choses qui peuvent être les principes des actes moraux. Car ces actes proviennent en effet tantôt de la passion, tantôt de l'habitude, tantôt d'une simple puissance, comme on le voit dans ceux qui agissent d'après le jugement de la raison avant d'avoir une habitude. Toutefois la prophétie
(1) Pour Lien comprendre cette conclusion, il faut se rappeler que saint Thomas a défini l'habitude : Illud quo quit agit, cùm voluerit.
peut se ramener à la passion, si l'on prend le mot de passion pour toute espèce de réceptivité, dans le sens qu'Aristote dit (De animá, lib. m, text. 12) : que comprendre, c'est pâtir. Car, comme dans la connaissance naturelle de l'intellect possible on est passif par rapport à la lumière de l'intellect agent ; de même dans la connaissance prophétique l'entendement huiaain est passif par rapport à la lumière divine qui l'éclairé.
2. Il faut répondre au second, que comme dans les choses corporelles, la passion cessant, il reste en elles une aptitude qui fait qu'elles peuvent pâtir de nouveau, comme le bois qui a été une fois enflammé prend flamme de nouveau plus facilement ; de même quand l'illumination actuelle cesse, il y a dans l'entendement du prophète une aptitude qui fait qu'il est de nouveau plus facilement illuminé. C'est aussi de la sorte que l'âme qui a été excitée une fois à la dévotion, revient plus facilement ensuite à sa dévotion d'autrefois. C'est pourquoi saint Augustin dit (Ep. cxxx, cap. 9) : qu'il est nécessaire de prier souvent, de peur que la dévotion que l'on a eue ne s'éteigne totalement. Néanmoins on peut dire qu'un homme est un prophète, même quand la lumière prophétique ne brille pas actuellement en lui, uniquement d'après la mission qu'il a reçue de Dieu, suivant ce mot de Jérémie (i, 5) : Je vous ai établi prophète parmi les nations.
3. Il faut répondre au troisième, que tout don de la grâce élève l'homme à quelque chose qui est supérieur à la nature humaine ; ce qui peut avoir lieu de deux manières : 1° Quant à la substance de l'acte, comme faire des miracles, connaître les secrets et les mystères de la divine sagesse. L'homme ne reçoit pas le don habituel de la grâce pour produire ces actes. 2° Une chose est supérieure à la natpre humaine quant au mode de l'acte, mais non quant à sa substance ; comme aimer Dieu et le connaître dans les créatures où il se reflète : le don habituel de la grâce nous est donné dans ce but.
Objections: 1. Il semble que la prophétie n'ait pour objet que les futurs contingents. Car Cassiodore dit (in prol. sup. Ps. cap. 1) que la prophétie est l'inspiration ou la révélation divine qui fait connaître les événements avec une vérité immuable. Or, les événements sont les futurs contingents. La révélation prophétique n'a donc que ces futurs pour objet.
2. La grâce de la prophétie se distingue par opposition de la sagesse et de la foi, qui ont pour objet les choses divines, du discernement des esprits qui porte sur les esprits créés, et de la science qui se rapporte aux choses humaines, comme on le voit (1Co 12). Or, les habitudes et les actes se distinguent d'après leurs objets, comme on le voit par ce que nous avons dit (1* 2", quest. liv, art. 2). Il semble donc que la prophétie n'embrasse rien de ce qui appartient à quelqu'une de ces choses, et que par conséquent elle ne se rapporte qu'aux futurs contingents.
3. La diversité d'objet produit la diversité d'espèce, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (1* 2", quest. liv, art. 2). Si donc une prophétie se rapporte aux futurs contingents, et une autre à d'autres choses, il semble qu'il en résulte que ce n'est pas la même espèce de prophétie.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dit (Sup. Ez. hom. i) qu'il y a une prophétie qui a pour objet l'avenir, comme celle-ci d'Isaïe (vii) : Voilà que la Vierge concevra et enfantera un fils; une autre se rapporte au passé,. comme ces paroles de la Genèse (Gn 1) : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre; et une autre au présent (1Co 14) : Si tous prophétisent et qu'un infidèle entre dans l'assemblée, les secrets de son coeur sont, découverts. La prophétie n'a donc pas seulement pour objet les futurs contingents.
CONCLUSION. — Quoiqu'il soit certain que la lumière prophétique se rapporte aussi bien aux choses divines qu'aux choses humaines, aux choses spirituelles qu'aux choses corporelles, cependant la révélation des événements futurs lui appartient de la manière la plus propre.
Réponse Il faut répondre que la manifestation qui est produite par une lumière peut s'étendre à tout ce qui est soumis à cette lumière ; comme la vision corporelle s'étend à toutes les couleurs, et la connaissance naturelle de l'âme à toutes les choses qui sont soumises à la lumière de l'intellect agent. La connaissance prophétique étant l'effet de la lumière divine par laquelle on peut tout connaître, les choses divines aussi bien que les choses humaines, les choses spirituelles aussi bien que les choses corporelles, il s'ensuit que la révélation faite aux prophètes s'étend à toutes ces choses. C'est ainsi que la révélation prophétique faite à Isaïe avait pour objet ce qui regarde l'excellence de Dieu et le ministère des anges. J'ai vu, dit-il, le Seigneur assis sur un trône très-haut et très-élevé (cap. vi, 1). La prophétie comprend aussi ce qui regarde les corps naturels, d'après ces autres parolesdu même prophète (xl, 12) : Qui est celui quia mesuré les eaux dans le creux de sa main ? Elle renferme également ce qui concerne la morale, suivant ce précepte (Is 58,7) : Rompez votre pain et donnez-le à celui qui a faim, etc. Enfin elle embrasse ce qui appartient aux événements futurs, d'après ce passage (Is 47,9) : Ces deux maux viendront tout à coup fondre sur vous dans un même jour, la stérilité et le veuvage. — Cependant il est à remarquer que la prophétie ayant pour objet ce qui est éloigné de notre connaissance, une chose lui appartient d'une manière d'autant plus propre qu'elle est plus éloignée de la connaissance humaine. Or, il y a à cet égard trois degrés. Le premier comprend les choses qui sont éloignées de la connaissance de tel ou tel individu par rapport à ses sens ou à son intelligence, mais qui ne sont pas ainsi éloignées de la connaissance de tous les hommes. Ainsi un homme connaît au moyen de ses sens les choses qui lui sont présentes par rapport au lieu, quoiqu’un autre ne les connaisse pas de la sorte, parce qu'elles sont pour lui absentes. C'est ainsi qu'Elisée connut prophétiquement ce que son disciple Giézi avait fait en son absence, comme on le voit (4. Reg. 5). Les pensées du coeur d'une personne sont aussi manifestées prophétiquement à une autre, suivant l'Apôtre (1Co 14), et de cette manière ce que l'un sait par suite d'une démonstration extérieure peut être révélé à un autre prophétiquement.—Le second degré a pour objet les choses qui dépassent universellement la connaissance de tous les hommes, non parce qu'elles ne sont pas en elles-mêmes susceptibles d'être connues, mais parce que la connaissance humaine est trop imparfaite pour les atteindre. Tel est le mystère de la sainte Trinité, qui a été révélé par les séraphins, qui disaient : Saint, saint, saint, etc., comme on le voit (Is 6). — Le dernier degré embrasse les choses qui sont loin de la connaissance de tous les hommes, parce qu'elles ne peuvent être connues en elles- mêmes; comme les futurs contingents dont la vérité n'est pas déterminée. Et parce que ce qui existe universellement et par soi l'emporte sur ce qui existe particulièrement et par un autre ; il s'ensuit que la révélation des événements futurs (1) est ce qui appartient le plus en propre à la prophétie, saint Grégoire dit (Sup. Ezech. hom. i) : que la prophétie désignant ce qui annonce à l'avance l'avenir, elle perd la raison de son nom quand elle parle du passé ou du présent.
(1) C'est là le caractère propre «le la prophétie. Ou demande qu'elle ait pour objet un futur Ii ' et c'est de là que le mot de prophétie paraît être tiré. C'est pourquoi
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que la prophétie est définie en cet endroit selon le sens propre du mot, et c'est de la sorte qu'elle se divise en opposition avec les grâces gratuitement données.
2. La réponse au second argument est donc évidente. Mais on peut dire que toutes les choses qui sont l'objet de la prophétie ont ceci de commun, c'est que l'homme ne peut les connaître que par la révélation divine. Cependant il peut connaître par la raison naturelle celles qui appartiennent à la sagesse, à la science et à l'interprétation des langues; mais elles lui sont manifestées d'une manière plus élevée par les lumières divines. Au contraire, quoique la foi ait pour objet les choses qui sont invisibles à l'homme, néanmoins il ne lui appartient pas de connaître ce qu'elle croit, mais elle a pour but de faire adhérer avec certitude à ce qui est connu par d'autres.
3. Il faut répondre au troisième, que ce qu'il y a de formel dans la connaissance prophétique, c'est la lumière divine, et c'est de l'unité de cette lumière que la prophétie tire son unité d'espèce, quoique les choses qui sont manifestées prophétiquement par la lumière divine soient diverses.
Objections: 1. Il semble que le prophète connaisse par la révélation divine toutes les choses qui peuvent être connues prophétiquement. Car Amos dit (m, 7) : Le Seigneur notre Dieu ne fera rien sans avoir auparavant révélé son secret aux prophètes ses serviteurs. Or, toutes les choses qui sont révélées prophétiquement sont des choses que Dieu fait. Il n'y en a donc aucune qui ne soit révélée au prophète.
2. Les oeuvres de Dieu sont parfaites, dit la loi (Dt 32,4). Or, la prophétie est une révélation divine, comme nous l'avons dit (art. préc.). Elle est donc parfaite ; ce qui ne serait pas, si toutes les choses qui peuvent être prophétisées n'étaient parfaitement révélées par la prophétie; parce que le parfait est ce qui ne manque de rien, comme l'observe Aristote (Phys. lib. iii, text. 63). Le prophète sait donc tout ce qui peut être l'objet de la prophétie.
3. La lumière divine qui produit la prophétie est plus puissante que la lumière de la raison naturelle qui a pour effet la science humaine. Or, l'homme qui a une science, connaît tout ce qui appartient à cette science. Ainsi un grammairien sait toutes les règles de la grammaire. Il semble donc que le prophète connaisse tout ce qui peut être prophétisé.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Grégoire dît (Sup. Ezech. hom. i) que parfois l'esprit de prophétie éclaire le prophète sur les choses présentes, sans lui faire rien connaître des choses futures, et d'autres fois il lui fait connaître l'avenir, sans lui montrer le présent. Le prophète ne connaît donc pas tout ce qui peut être l'objet de la prophétie.
CONCLUSION. — La vérité première étant le principe de toutes les choses qui sont manifestées prophétiquement, ii n'est pas nécessaire que les prophètes sachent tout ce qui peut être l'objet de la prophétie, mais seulement les choses dont la révélation divine les instruit.
bre que l'on ne puisse connaître ni par l'art, ni l'événement, mais que ce ne soit pas l'événement par la science naturelle ; qu'elle ait de ce futur qui s'accommode à elle, une connaissance certaine, et qu'elle détermine
Réponse Il faut répondre qu'il n'est pas nécessaire que les choses qui sont diverses existent simultanément, sinon à cause d'une autre chose qui leur sert de lien et dont elles dépendent, comme nous l'avons dit (4a 2*, quest. lxv, art. 1 et 3). C'est ainsi que toutes les vertus doivent nécessairement exister ensemble à cause de la prudence ou de la charité. Or, toutes les choses que l'on connaît par un principe sont unies à ce principe et en dépendent. C'est pourquoi celui qui connaît parfaitement un principe selon toute son étendue, connaît en même temps tout ce que ce -principe fait connaître. Au contraire, quand on ignore un principe général ou qu'on ne le perçoit que vaguement, il n'est pas nécessaire que l'on connaisse en même temps toutes les choses qu'il renferme. Mais chacune de ces choses doit être manifestée par elle-même, et par conséquent on peut connaître les unes et ne pas connaître les autres. — Or, le principe des choses que la lumière divine manifeste prophétiquement est la vérité première que les prophètes ne voient pas en elle-même. C'est pour ce motif qu'ils ne doivent pas connaître tout ce qui peut être l'objet de la prophétie; mais chacun d'eux connaît seulement les choses particulières qu'il a apprises par une révélation spéciale.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le Seigneur révèle aux prophètes tout ce qui est nécessaire à l'instruction des fidèles ; mais il ne révèle pas tout à chacun d'eux, il dit une chose à l'un et une autre chose à l'autre (1).
2. Il faut répondre au second, que la prophétie est quelque chose d'imparfait dans le genre de la révélation divine. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre (1Co 13,8) que les prophéties n'existeront plus, et que nous prophétisons ex parte, c'est-à-dire imparfaitement. La révélation divine sera parfaite dans le ciel, et c'est pour cela qu'il ajoute : Que ce qui est parfait arrivant, ce qui est imparfait s'évanouira. Il n'est donc pas nécessaire que rien ne manque à la révélation prophétique, mais il faut seulement qu'elle ne soit privée d'aucune des choses qui appartiennent à la prophétie.
3. Il faut répondre au troisième, que celui qui possède une science en connaît les principes dont dépendent toutes les choses qui appartiennent à cette science même. C'est pourquoi celui qui a parfaitement l'habitude d'une science, sait tout ce qui la concerne. Mais par la prophétie on ne connaît pas en soi le principe des connaissances prophétiques qui est Dieu. Par conséquent, il n'y a pas de parité.
II-II (Drioux 1852) Qu.170 a.2