II-II (Drioux 1852) Qu.174 a.6
Objections: 1. Il semble que les degrés de la prophétie changent selon le progrès des temps. Car la prophétie a pour but la connaissance des choses divines, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (quest. préc. art. 2 et 4). Or, comme le dit saint Grégoire (hom. xvi in ), la connaissance des choses de Dieu a augmenté pendant la succession des siècles. Les degrés de la prophétie doivent donc se distinguer d'après le progrès des âges.
(1) Saint Thomas n'exprime ce dernier sentiment que dans l'hypothèse où l'on n'admettrait pas l'Ecclésiastique parmi les livres de l'Ancien Testament. Voyez ce qu'il dit (tom. ii, p. 184). Mais aujourd'hui on .ne peut plus raisonner dans cette hypothèse, puisque le concile de Trente a positivement décidé la question.
(2) Cet article a pour objet de montrer comment la foi s'est développée et la manière dont oq doit entendre le progrès dans l'Eglise de Dieu.
2. La prophétie se révèle au moyen de la parole que Dieu adresse à l'homme. Or, les prophètes font connaître par leurs paroles et leurs écrits ce qui leur a été révélé.Car il est dit (1S 1,1) : qu'avant Samuel la parole du Seigneur était précieuse, c'est-à-dire rare; depuis, cette parole s'est fait entendre à un grand nombre. De même on ne trouve pas que les prophètes aient écrit des ouvrages avant Isaïe, à qui il a été dit : Prenez un grand livre et écrivez-y en caractères connus (Is 6,4). Mais après lui il y a eu plusieurs prophètes qui ont écrit leurs prophéties. Il semble donc que le degré de la prophétie ait progressé à mesure qu'on a avancé dans les siècles.
3. Le Seigneur dit (Mt 11,43) : La loi et les prophètes ont prophétisé jusqu'à Jean. Le don de prophétie fut ensuite accordé aux disciples du Christ d'une manière bien plus excellente qu'aux anciens prophètes, d'après ces paroles de l'Apôtre (Eph. 3, 5) : Le mystère du Christ n'a point été découvert aux enfants des hommes dans les autres temps, comme il a été révélé maintenant à ses saints apôtres et aux prophètes par le Saint-Esprit. Il semble donc que le degré de la prophétie se soit développé avec le mouvement des années.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Moïse fut le plus excellent des prophètes, comme nous l'avons dit (art. 4 huj. quaest.), et cependant il a précédé tous les autres. Le degré de la prophétie n'est donc pas allé en croissant selon le cours des temps.
CONCLUSION.— La prophétie, selon qu'elle avait pour but la manifestation de la foi, a augmenté par la suite des temps; mais en tant qu'elle dirigeait le genre humain dans ses actions, ii n'a pas été nécessaire qu'eile changeât seton la marche des siècles, mais selon la nature des peuples et des affaires.
Réponse Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 2 et 4 huj. quaest., et quest. préc. art. 2 et 4), la prophétie a pour but la connaissance de la vérité divine. La contemplation de cette vérité ne nous instruit pas seulement dans la foi, mais elle nous dirige encore dans nos actions, d'après ces paroles du Psalmiste (Ps 42,3) : Envoyez-moi votre lumière et votre vérité et elles me conduiront. Or, notre foi consiste principalement dans deux choses : 1° Dans la vraie connaissance de Dieu, d'après ces paroles de saint Paul (Ileb. 11, 6) : Il faut que celui qui approche de Dieu croie qu'il existe. 2° Dans le mystère de l'incarnation du Christ, d'après ce passage de l'Evangile (Jn 14,1) : Fous qui croyez en Dieu, croyez aussi en moi. Si donc nous parlons de la prophétie selon qu'elle se rapporte à la connaissance de la Divinité, elle s'est développée à ces trois époques : avant la loi, sous la loi et sous l'état de grâce. En effet, avant la loi Abraham et les autres patriarches ont été instruits prophétiquement de ce qui regarde la croyance de la Divinité. C'est pourquoi on leur donne le nom de prophètes, d'après ces paroles du psaume (Ps 104,15) : Ne faites point de mal à mes prophètes, ce qui s'entend spécialement d'Abraham et d'Isaac. Sous la loi la révélation prophétique qui s'est faite à l'égard de ce qui concerne la croyance de Dieu était plus excellente que les autres : parce qu'il ne fallait pas seulement éclairer quelques individus ou quelques familles, mais un peuple tout entier. Ainsi le Seigneur dit à Moïse (Ex 6,2) : Je suis le Seigneur qui ai apparu à
Abraham, à Isaac et à Jacob dans le Dieu tout-puissant; et je ne leur ai pas indiqué mon nom d'Adonaï. En effet, les patriarches précédents avaient été instruits dans la foi au sujet de la toute-puissance de Dieu; au lieu que Moïse fut ensuite plus pleinement instruit sur la simplicité de l'essence divine, puisqu'il lui a été dit (Ex 3,14) : Je suis celui qui suis. C'est ce nom que les juifs expriment par le mot d'Adonaï, à cause de la vénération qu'ils ont pour ce nom ineffable. Puis, sous la loi de grâce, le mystère de la Trinité a été révélé par le Fils de Dieu, d'après ces paroles de l'Evangile (Mt 28 Mt 17) : Allez, enseignez toutes les nations en les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit (1). — Cependant dans chaque état la première révélation fut la plus excellente. Ainsi, avant la loi, la première révélation a été faite à Abraham, au moment où les hommes ont commencé à s'écarter (2) de la foi en l'unité de Dieu pour se livrer à l'idolâtrie. Auparavant cette révélation n'était pas nécessaire, puisque tout le monde persévérait dans le culte de l'unité de Dieu. La révélation faite à Isaac est inférieure, parce qu'elle a en quelque sorte pour fondement celle qui a été faite à Abraham. D'où il est dit (Gn 26,24) : Je suis le Dieu d'Abraham votre père. De meme il a été dit à Jacob (Gn 26,12) : Je suis le Dieu d'Abraham votre père et le Dieu d'Isaac. Pareillement sous la loi, la première révélation faite à Moïse a été la plus excellente. C'est sur elle que sont fondées toutes les autres révélations faites aux prophètes. De même, sous la loi de grâce, toute la foi de l'Eglise repose sur la révélation faite aux apôtres au sujet de la foi dans l'unité de Dieu et dans sa Trinité, d'après ces paroles de l'Evangile (Mt 16,18) : C'est sur cette pierre, c'est-à-dire sur cette confession de foi, que je bâtirai mon Eglise. — Quant à la foi de l'incarnation du Christ, il est évident que plus les prophètes ont été rapprochés du Christ, soit avant, soit après, et plus ils ont été pleinement instruits de ce mystère (3). Cependant ceux qui sont venus après l'ont mieux connu que ceux qui sont venus auparavant, comme le dit saint Paul (Ep 3). — A l'égard de la direction des actes humains, la révélation prophétique a changé, non d'après la marche des temps, mais selon la condition des peuples et des affaires. Car, comme il est dit (Pr 29,18) : Quand il n'y aura plus de prophète le peuple s'égarera. C'est pourquoi en tout temps les hommes ont été instruits de Dieu sur leurs devoirs (4), selon qu'il convenait au salut des élus.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que ce passage de saint Grégoire doit s'entendre des temps qui ont précédé l'incarnation du Christ, relativement à la connaissance de ce mystère.
2. Il faut répondre au second, que d'après la remarque de saint Augustin (De civ. Dei, lib. xv1, cap. 27), comme ce fut dans les premiers temps du royaume d'Assyrie que vécut Abraham, qui fut publiquement le dépositaire des promesses, de même ce fut à la naissance de la Babylone d'Occident, c'est-à-dire de la ville de Rome, que se répandirent ces prophéties, parce que c'était sous son empire que devait naître J.-C., en qui s'accomplirent les oracles des prophètes, dont les paroles et les écrits attestent ce grand événement.
(1) On peut voir dans le Discours sur l'histoire universelle le chapitre où Bossuet parle de Jésus-Christ et de sa doctrine (part. II, ch. 19).
(2) Bossuet fait encore parfaitement remarquer les motifs de ce nouveau développement (part. ii, ch.2).
(5) Quand on étudie les prophètes selon l'ordre des temps, on voit en effet que la lumière va toujours en croissant depuis Adam, qui puvrela marche en recevant la promesse, jusqu'à Malachie, qui la ferme en annonçant le précurseur.
(4) C'est la conséquence qui ressort de l'étude de l'histoire ancienne au point de vue religieux. On voit que la grâce n'a manqué à aucune nation, même dans les temps où l'idolâtrie exerçait le plus d'empire sur les esprits.
Car depuis les rois, les prophètes ne manquèrent presque jamais au peuple d'Israël, et ne parurent d'abord que dans l'intérêt de ce peuple. Mais l'ère des prophéties moins obscures, et qui s'adressent aux nations, devait s'ouvrir avec l'ère de Rome, la future souveraine de tous les peuples. C'est pourquoi il a fallu que les prophètes fussent plus nombreux principalement au temps des rois, parce qu'alors le peuple n'était pas opprimé par des étrangers, mais qu'il avait son propre roi. C'est pour cela qu'il était nécessaire que les prophètes l'instruisissent de ses devoirs, comme étant un peuple libre (1).
3. Il faut répondre au troisième, que les prophètes qui ont prédit la venue du Messie n'ont pu venir que jusqu'à saint Jean, qui a montré le Christ du doigt, lorsqu'il se trouva devant lui. Cependant, comme le remarque saint Jérôme, le Seigneur n'emploie pas cette expression pour dire qu'il n'y aura plus de prophètes après saint Jean. Car nous lisons dans les Actes des apôtres qu'Agabus et les quatre filles de Philippe ont prophétisé. Saint Jean a écrit un livre prophétique sur la fin de l'Eglise ; et dans tous les temps il y a eu des hommes qui ont eu l'esprit de prophétie, non pour donner de nouveaux enseignements de foi, mais pour diriger les actes humains. Ainsi saint Augustin rapporte (De civ. Dei, lib. v, cap. 26) que l'empereur Théodose envoya vers Jean qui habitait le désert de l'Egypte, et qu'il savait pàr la renommée doué de l'esprit prophétique. Il reçut de lui la nouvelle très-certaine de sa victoire (2).
Nous avons maintenant à nous occuper du ravissement, et à ce sujet six questions se présentent: i* L'àme de l'homme est-elle ravie vers les choses divines ?—2° Le ravissement appartient-il à la puissance appétitive ou cognitive ? — 3° Saint Paul a-t-il vu l'essence de Dieu dans son ravissement? —4° A-t-il été privé de ses sens ? — 5° Son âme a-t-elle été dans cet état totalement séparée de son corps ? — 6° Qu'a-t-il su et qu'a-t-il ignoré à cet égard ?
Objections: 1. Il semble que l'âme de l'homme ne soit pas ravie vers les choses divines. Car il y en a qui définissent le ravissement : l'élévation de ce qui est selon la nature vers ce qui est au-dessus d'elle, par la force d'une puissance supérieure. Or, il est conforme à la nature de l'homme de s'élever vers les choses divines, puisque saint Augustin dit (Conf. in princ.): Fous nous avez fait pour vous, Seigneur, et notre coeur est inquiet jusqu'à ce qu'il se repose en vous. L'âme de l'homme n'est donc pas ravie vers les choses divines.
2. Saint Denis dit (De div. nom. cap. 8 et 9) que la justice de Dieu consiste en ce qu'il distribue à tous les êtres ce qui leur convient selon leur mode et leur dignité. Or, il n'appartient pas au mode ou à la dignité de l'homme de s'élever au-dessus de ce qui est conforme à la nature. Il semble donc que l'esprit de l'homme ne soit pas ravi par Dieu vers les choses divines.
3. Le ravissement implique une certaine violence. Or, Dieu ne nous régit pas par la violence et la coaction, comme le dit saint Jean Damascène (De orth. fid. lib. ii, cap. 30). L'esprit de l'homme n'est donc pas ravi vers les choses divines.
En sens contraire Mais c'est le contraire. L'Apôtre dit (2Co 12,2) Je sais qu'un homme qui est à Jésus-Christ fut ravi jusqu'au troisième dei. D'après la giose (ordin. Pet. Lombardi), le mot ravi signifie enlevé contre nature.
(J) Tous ces synchronismes sont de la plus (2) Vid. Cassiefl collât. iv, cap. 13; TLéodoret, haute importance pour l'intelligence des vues de lib. V, cap. 24. et Sozomène, lib. VII, cap. 22. la Providence sur le monde.
CONCLUSION. — Quelquefois l'àme humaine est ravie, quand l'esprit de Dieu l'élève aux choses surnaturelles, en l'abstrayant des choses sensibles.
Réponse Il faut répondre que le ravissement implique une certaine violence, comme nous l'avons dit (in arg. 3). On appelle violent ce qui a son principe au dehors, en sorte que celui qui est l'objet de l'action n'y contribue en rien, comme on le voit (Eth. lib. m, cap. 1). Or, chaque être contribue à l'acte vers lequel il tend par son inclination propre, volontairement ou naturellement. C'est pourquoi il faut que celui qui est ravi par une cause extérieure, le soit vers un objet différent de celui vers lequel son inclination le porte. Cette différence se considère de deux manières : 1° quant à la fin de l'inclination ; comme si une pierre qui est naturellement portée à tomber en bas était jetée en l'air; 2° quant au mode ; comme si une pierre est jetée à terre plus rapidement qu'elle n'y serait tombée par son mouvement naturel. Par conséquent on dit de deux manières que l'âme de l'homme est ravie vers ce qui est en dehors de sa nature : l° Quant au terme du ravissement; comme quand on est ravi dans les enfers (1), d'après ces paroles du Psalmiste (49, 22) : Dans la crainte qu'il ne le ravisse et qu'il n'y ait personne pour le délivrer. 2° Quant au mode naturel à l'homme, qui consiste à comprendre la vérité au moyen des choses sensibles. C'est pourquoi quand l'âme est abstraite de la perception des choses sensibles, on dit qu'elle est ravie, quoiqu'elle soit élevée vers des choses auxquelles elle se rapporte naturellement (2), pourvu toutefois que ceci n'ait pas lieu d'après l'intention propre de l'individu, comme il arrive dans le sommeil qui est conforme à la nature et qu'on ne peut appeler un ravissement proprement dit. — Cette abstraction, quel que soit son objet, peut résulter de trois causes : 1° de la cause corporelle : c'est ce qui a lieu dans ceux qui sont aliénés par suite de quelque infirmité; 2° d'après la vertu des démons, comme on le voit dans lesénergumènes; 3° d'après la vertu divine. C'est dans ce dernier sens que nous parlons ici du ravissement, selon qu'on est élevé par l'esprit de Dieu vers des choses surnaturelles avec abstraction des sens, d'après ces paroles d'Ezéchiel (6, 3) : L'Esprit m'éleva entre le ciel et la terre et m'amena en vision à Jérusalem. — Il est à remarquer qu'on dit quelquefois qu'on est ravi non-seulement quand on est hors des sens, mais encore quand on est distrait de la chose à laquelle on s'appliquait ; comme quand on se laisse aller à une distraction contre son gré. Mais on n'emploie alors cette expression que dans un sens impropre.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, qu'il est naturel à l'homme de tendre aux choses divines par la perception des choses sensibles, d'après ces paroles de saint Paul (Rm 1,20) : Les choses invisibles de Dieu ont été rendues visibles par celles qui ont été faites. Mais il n'est pas naturel à l'homme de s'élever aux choses divines en faisant abstraction des choses sensibles.
Dieu ; mais il peut être ravi vers elles quand il les contemple, son âme faisant abstraction des choses sensibles.
(1) Cette espèce Je ravissement est une conséquence du péché.
(2) Ainsi l'homme se rapporte naturellement aux choses divines, puisqu'il a été créé pour
2. Il faut répondre au second, qu'il appartient au mode et à la dignité de l'homme d'être élevé vers les choses divines, par là même qu'il a été fait à l'image de Dieu. Et parce que le bien divin surpasse infiniment les facultés humaines, l'homme a besoin d'un secours surnaturel pour obtenir ce bien, et c'est ce qui se fait par le bienfait de la grâce. Par conséquent l'élévation de l'âme par Dieu au moyen du ravissement n'est pas un acte contre nature, mais c'est un acte supérieur aux forces naturelles.
3. Il faut répondre au troisième, que ce mot de saint Jean Damascène doit s'entendre des choses que l'homme doit faire ; quant à celles qui sont au- dessus des forces du libre arbitre, il est nécessaire qu'il y soit élevé par une opération supérieure. Cette opération peut recevoir sous un rapport le nom de coaction (1), si on considère son mode, mais il n'en est pas de même si on considère son terme qui est la fin à laquelle la nature de l'homme et son intention se rapportent.
Objections: 1. Il semble que le ravissement appartienne plus à la puissance appétitive qu'à la puissance cognitive. Car saint Denis dit (De div. nom. cap. 4) qu'il y a l'amour divin qui produit l'extase. Or, l'amour appartient à la puissance appétitive. Donc aussi l'extase ou le ravissement.
2. Saint Grégoire dit (Dial. lib. ii, cap. 3) que celui qui nourrit les pourceaux est tombé au-dessous de lui-même par les écarts de son esprit et par son impureté ; au lieu que saint Pierre que l'ange délivre a été ravi en extase; son esprit n'a pas été hors de lui, mais au-dessus de lui. Or, c'est par la volonté que l'enfant prodigue est tombé au fond de l'abîme. C'est donc aussi par la volonté que l'on est ravi au ciel.
3. Sur ces paroles (Ps 30) : J'ai espéré en vous, Seigneur, je ne serai pas éternellement confondu, la glose dit (interl. Aug.) : L'extase en grec, qu'on appelle en latin excessus mentis, est ce transport de l'esprit qui se produit de deux manières, soit par la crainte des choses terrestres, soit par le ravissement de l'esprit vers les choses célestes et l'oubli de tout ce qui se passe ici-bas. Or, la crainte des choses terrestres appartient à la volonté. Le ravissement vers les choses supérieures résultant d'un mouvement opposé appartient donc aussi à cette faculté.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Sur ces paroles (Ps 115) : J'ai dit dans mon transport, tout homme est menteur, la glose dit (ord. Aug.) : que l'on emploie en cet endroit le mot d'extase (excessus), parce que l'âme n'est pas transportée par la crainte, mais qu'elle est élevée en haut par une inspiration de la révélation. Or, la révélation appartient à la puissance intellectuelle. Donc aussi l'extase ou le ravissement.
CONCLUSION. — Quoique l'homme soit ravi selon la force intellectuelle, cependant parce que la puissance appétitive peut être une cause de ravissement etqu'elle est quefquefois mue par lui, c'est avec raison qu'on dit que cet effet se rapporte à elle.
Il faut répondre que nous pouvons parler du ravissement de deux manières : 1° Par rapport à l'objet vers lequel on est ravi. Ainsi, à proprement parler, le ravissement ne peut appartenir à la puissance appétitive, mais seulement à la puissance cognitive. Car nous avons dit (art. préc.) : que le ravissement n'est pas conforme à l'inclination propre de celui qui est ravi; tandis que le mouvement delà puissance appétitive est une inclination qui se porte vers le bien qu'on désire. Par conséquent, de ce que l'homme désire une chose, il n'est pas ravi, à proprement parler, mais il est mû par lui-même. 2° On peut considérer le ravissement quant à sa cause. A ce point de vue sa cause peut provenir de la vertu appétitive. Car, par là même que l'appétit est vivement attaché à une chose, il peut se faire que la violence de son affection le détourne de tout le reste. Le ravissement produit aussi de l'effet sur la puissance appétitive, puisqu'on se délecte dans les choses vers lesquelles on est ravi. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre qu'il a été ravi non-seulement au troisième ciel, ce qui appartient à la contemplation de l'intellect, mais encore au paradis, ce qui est propre à l'affection.
(i) Il y » daiis ce cas le concours de deux puis- qui esl fait est librement consenti et voulu par sances, la force divine et la volonté humaine; l'agent qui l'a fait, niais la volonté n'est pas contrainte, puisque ce
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que le ravissement ajoute quelque chose à l'extase (1). Car l'extase implique simplement le transport hors de soi, qui fait que l'on est placé hors de sa sphère, au lieu que le ravissement y ajoute une certaine violence. L'extase peut donc appartenir à la puissance appétitive, comme quand le désir de quelqu'un se porte vers des choses qui sont hors de lui. C'est ainsi que, d'après saint Denis, l'amour divin produit l'extase, dans le sens qu'il fait que l'appétit de l'homme se porte vers les choses qu'il aime. C'est pourquoi il ajoute ensuite que Dieu lui- même, qui est la cause de tous les êtres, se porte hors de lui par l'excès de son amour en pourvoyant à tout ce qui existe. D'ailleurs si on appliquait expressément ces paroles au ravissement, elles signifieraient seulement que l'amour en est la cause.
2. Il faut répondre au second, qu'il y a dans l'homme deux sortes d'appétit: l'appétit intelligentiel qu'on appelle la volonté, et l'appétit sensitif qu'on appelle la sensualité. Or, il est propre à l'homme que l'appétit inférieur soit soumis à l'appétit supérieur et que celui-ci meuve l'autre. L'homme peut donc être mis hors de lui-même de deux manières relativement à l'appétit : 1° Quand l'appétit intelligentiel se porte totalement vers les choses divines, laissant de côté celles pour lesquelles l'appétit sensitif a de l'inclination. C'est ce qui fait dire à saint Denis (De div. nom. cap. 4) que saint Paul ravi en extase par la vertu de l'amour divin prononça ces paroles : Je vis, mais ce n'est plus moi, c'est le Christ qui vit en moi. 2° Quand, laissant de côté l'appétit supérieur, l'homme se porte totalement vers les choses qui appartiennent à l'appétit inférieur, et c'est de la sorte que celui qui a fait paître les pourceaux est tombé au-dessous de lui-même (2). Ce transport ou cette extase approche plus de la nature du ravissement que le premier (3), parce que l'appétit supérieur est plus propre à l'homme. Par conséquent, quand l'homme est séparé par la violence de l'appétit inférieur du mouvement de l'appétit supérieur, il est privé davantage de ce qui lui est propre. Cependant, comme il n'y a pas là de violence, parce que la volonté peut résister à la passion, il n'y a pas de ravissement véritable; à moins que la passionne soit si forte qu'elle enlève totalement l'usage de la raison, comme il arrive à ceux qui tombent dans le délire par suite de la violence de la colère ou de l'amour. Toutefois il est à remarquer que ces deux extases qui existent par rapport à l'appétit peuvent l'une et l'autre jeter la puissance cognitive hors d'elle-même : soit parce que l'intelligence est emportée vers les choses intelligibles après avoir été séparée des sens ; soit parce qu'elle est élevée à une vision imaginaire ou à une apparition phantastique.
3. Il faut répondre au troisième, que comme l'amour est un mouvement de l'appétit par rapport au bien, de même la crainte est un mouvement de l'appétit par rapport au mal. Par conséquent il peut résulter de l'un et de l'autre pour la même raison une extase (1), surtout puisque la crainte est produite par l'amour, comme ledit saint Augustin (De civit. Dei, lib. xiv, cap. 7).
(*) Le mot extase, rl'anrpa snn éfvmnWip in- ÍS'l Dans la «Ane nna la símnitc esnère d'eïtase
Objections: 1. Il semble que saint Paul n'ait pas vu l'essence de Dieu dans son ravissement. Car, comme il est dit de saint Paul, qu'il a été ravi jusqu'au troisième ciel ; de même il est dit de saint Pierre (Ac 10) qu'il lui survint un ravissement d'esprit. Or, Pierre dans son ravissement n'a pas vu l'essence de Dieu, mais une vision imaginaire. Il semble donc que Paul n'ait pas vu l'essence de Dieu non plus.
2. La vision de Dieu rend l'homme heureux. Or, saint Paul dans ce ravissement n'a pas été heureux; autrement il ne serait jamais revenu à cette vie de misère, et son corps aurait été glorifié par le surcroît de la gloire de son âme, comme il arrivera dans les saints après la résurrection ; ce qui est évidemment faux. Saint Paul n'a donc pas vu l'essence de Dieu dans son ravissement.
3. La foi et l'espérance ne peuvent exister simultanément avec la vision de l'essence divine, comme on le voit (1Co 11). Or, saint Paul a eu la foi et l'espérance dans cet état. Il n'a donc pas vu l'essence de Dieu.
4. Comme ledit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. xii, cap. 6 et 7) : Dans la vision imaginaire on voit des images des corps. Or, il est dit que saint Paul a vu dans son ravissement des images, comme celles du troisième ciel et du paradis (2Co 12). Il semble donc que dans son ravissement il ait eu une vision imaginaire plutôt que la vision de l'essence divine.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Epist, cxlvii, cap. 13) que la substance de Dieu a pu être vue par des hommes qui étaient encore en ce monde, comme Moïse et saint Paul qui dans son ravissement a entendu des paroles ineffables qu'il n'est pas permis à l'homme de reproduire.
CONCLUSION.— Saint Paul, ravi par la vertu divine jusqu'au troisième ciel, a vu Dieu dans son essence.
Réponse Il faut répondre qu'il y a des auteurs qui ont dit que saint Paul n'avait pas vu l'essence de Dieu dans son ravissement, mais un reflet de sa clarté. Saint Augustin établit manifestement le contraire, non-seulement dans la lettre que nous avons citée, mais encore dans son livre sur la Genèse (Gen. ad litt. lib. xii , cap. 28), et on le lit dans la glose (ord. sup. 2Co 12). C'est d'ailleurs ce que les paroles mêmes de l'Apôtre indiquent ; car il dit qu'i/ a entendu des paroles ineffables qu'il n'est pas permis à un homme de rapporter. Or, telles sont les choses qui appartiennent à la vision des bienheureux qui est au-dessus de la vie présente, d'après ces paroles du prophète (Is 64,5) : Sans vous, ô mon Dieu, l'oeil n'a pas vu ce que vous avez préparé à ceux qui vous aiment. Il est donc plus convenable de dire qu'il a vu l'essence de Dieu.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que l'esprit humain est ravi par Dieu pour voir la vérité divine de trois manières : 1° pour la contempler par des ressemblances imaginaires, et tel fut le ravissement d'esprit qu'eut saint Pierre ; 2° pour la contempler par des effets intelligibles ; ce fut le ravissement de David, s'écriant (Ps 115,2) : J'ai dit dans mon transport : tout homme est menteur; 3° pour la contempler dans son essence, et ce fut le ravissement de saint Paul et de Moïse. Ce qui du reste est assez convenable. Car comme Moïse fut le premier docteur des Juifs de même saint Paul fut le premier docteur des gentils.
M) Amor fugient quod adveriatur timor (2) Cette question revient à ce qui a été dit de est. Moïse (pag. SOu).
2. Il faut répondre au second, qu'une intelligence créée ne peut voir l'essence divine que parla lumière de la gloire, dont il est dit (Ps 35,10) : Nous verrons la lumière dans votre lumière. On peut participer à cette lumière de deux manières : 1° A la manière d'une forme immanente, et c'est ainsi qu'elle rend les saints bienheureux dans le ciel. 2° A la manière d'une impression qui passe, comme nous l'avons dit (quest. clxxi , art. 2) au sujet de la lumière de la prophétie. C'est ainsi que saint Paul reçut cette lumière quand il eut son ravissement. C'est pourquoi cette vision ne le rendit pas absolument bienheureux au point de rejaillir sur son corps; elle le rendit seulement heureux sous un rapport. C'est pour ce motif que ce ravissement appartient d'une certaine manière à la prophétie.
3. Il faut répondre au troisième, que saint Paul dans son ravissement n'ayant pas eu l'habitude de la béatitude, mais en ayant seulement exercé l'acte, il s'ensuit qu'il ne produisit pas simultanément un acte de foi, mais il conserva néanmoins en lui simultanément l'habitude de cette vertu (1).
3. Il faut répondre au quatrième, que sous le nom de troisième ciel on peut entendre : 1° quelque chose de corporel. Alors le troisième ciel désigne le ciel empyrée, qui est le troisième par rapport au ciel aérien et au ciel sidéral, ou plutôt par rapport au ciel sidéral et au ciel cristallin (2). On dit qu'il a été ravi au troisième ciel, non parce qu'il a été ravi pour voir l'image d'une chose corporelle, mais parce que c'est le lieu de contemplation des bienheureux. D'où la glose dit\loc. cit.) que le troisième ciel est le ciel spirituel, où les anges et les âmes des saints jouissent de la contemplation de Dieu. En disant qu'il a été ravi là, saint Paul indique que Dieu lui a montré la vie dans laquelle on doit le voir pendant l'éternité. 2° Par le troisième ciel on peut entendre une vision qui soit au-dessus de ce monde; on peut lui donner le nom de troisième ciel pour trois raisons : 1° Selon l'ordre des puissances cognitives. Ainsi on appellerait premier ciel la vision corporelle supramondaine, qui se produit par les sens ; comme on vit la main de celui qui écrivait sur la muraille (ban. v). Le second ciel serait la vision imaginaire, comme celle que virent Isaïe et saint Jean dans tl'Apocalypse. Enfin on dirait que le troisième ciel est la vision intellectuelle, selon l'interprétation de saint Augustin (Sup. Gen. ad litt. lib. x», cap. 28). 2° On peut encore désigner le troisième ciel selon l'ordre des choses que nous pouvons connaître. Dans ce cas le premier ciel serait la connaissance des corps célestes ; le second la connaissance des esprits célestes, et le troisième la connaissance de Dieu lui-même. 3° On peut enfin appeler troisième ciel la contemplation de Dieu selon les degrés de la connaissance par laquelle on le voit. Le premier de ces degrés se rapporte aux anges de la dernière hiérarchie; le second aux anges de la moyenne; et le troisième aux anges de la hiérarchie la plus élevée, comme le dit la glose (loc. cit.)? Et parce que la vision de Dieu ne peut avoir lieu sans délectation, saint Paul pour ce motif dit non-seulement, qu'il a été ravi au troisième ciel en raison de la contemplation, mais il ajoute encore qu'il a été ravi au paradis en raison de la délectation qui s'en est suivie.
(1) Il y a des choses que saint Paul n'a pas vues dans l'essence divine, puisqu'il dit : Sive in corpore, sive extra corpus, nescio, Deus scit. A l'égard de ce qu'il n'a pas vu, sa foi pouvait s'exercer en acte. Relativement à ce qu'il a vu, elle pouvait être habituelle, dans le sens qu'il avajt la disposition de croire, quand même il n'aura»t pas vu.
(2) Voyez ce que n0Us avons dit du ciel emPT- rée (tom. ii, p- 237, ettom. i, p. S75).
Objections: 1. Il semble que saint Paul dans son ravissement n'ait pas été privé de ses sens. Car saint Augustin dit [Sup. Gen. ad litt. lib. xii, cap. 28) : Pourquoi ne croirions-nous pas que Dieu a voulu montrer à ce grand apôtre, le docteur des nations, en le ravissant jusqu'à cette vision céleste, la vie dans laquelle nous devons le voir éternellement après que nous serons sortis de ce monde? Or, dans cette vie future, après la résurrection, les saints verront l'essence de Dieu, sans faire abstraction de leurs sens corporeis. Saint Paul n'en a donc pas fait abstraction non plus.
2. Le Christ fut véritablement voyageur, et il jouissait continuellement de la vision de l'essence divine; cependant il ne faisait pas abstraction de ses sens. H n'a donc pas été nécessaire que saint Paul en fit abstraction pour voir l'essence de Dieu.
3. Saint Paul, après avoir vu Dieu dans son essence, s'est souvenu de ce qu'il avait vu dans cette vision ; puisqu'il disait (2Co 12,4) : J'ai entendu des paroles secrètes qu'il n'est pas permis à l'homme de prononcer. Or, la mémoire appartient à la partie sensitive, comme on le voit dans Aristote (Lib. de ment, et reminisc. cap. 4). Il semble donc que saint Paul en voyant l'essence de Dieu n'ait pas été privé de ses sens.
En sens contraire Mais c'est le contraire. Saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt. lib. xii, cap. 27) : que d'ici-bas on n'arrive pas à cette vision à moins qu'on ne meure d'une certaine manière, soit que l'àme sorte totalement du corps, soit qu'elle soit privée ou détournée de l'usage des sens corporels.
CONCLUSION. — 11 est impossible que l'homme dans l'état de la vie présente voie Dieu dans son essence, à moins qu'il ne soit détaché des sens.
Réponse Il faut répondre que l'homme ne peut pas voir l'essence divine par une autre puissance cognitive que par l'intellect. L'intellect humain ne se porte vers les choses intelligibles que par les images qu'il reçoit des sens au moyen des espèces intelligibles, et c'est en les considérant qu'il juge des choses sensibles et qu'il en dispose. C'est pourquoi dans toute opération où notre intellect est abstrait des images, il est nécessaire qu'il soit abstrait des sens. Or, ici-bas il est nécessaire que l'intellect de l'homme soit dépourvu d'images pourvoir l'essence de Dieu. Car on ne peut pas voir l'essence de Dieu par une image, on ne peut pas même la voir par une espèce intelligible créée, parce que l'essence de Dieu surpasse infiniment non-seulement tous les corps dont les images sont la représentation, mais encore toute créature intelligible. Comme l'entendement humain est élevé à la vision de l'essence de Dieu la plus haute, il faut que toutes les forces de l'âme s'appliquent de ce côté, de manière qu'elle ne comprenne rien autre chose d'après des images, mais qu'elle se porte totalement vers Dieu. Par conséquent il est impossible que l'homme ici-bas voie Dieu dans son essence, sans qu'il fasse abstraction de ses sens.
Solutions: 1. Il faut répondre au premier argument, que, comme nous l'avons dit (art. préc. arg. 2), après la résurrection, il y aura dans les bienheureux qui verront l'essence de Dieu une surabondance de gloire qui refluera de l'intellect aux puissances inférieures de l'âme et jusque sur le corps ; par conséquent l'âme s'appliquera aux images et aux choses sensibles, selon la règle même de la vision divine. Cet effet ne se produit pas (4) dans ceux qui ont
(I) Cet effet ne se produit pas dans l'état actuel. des ravissements, comme nous l'avons dit (art. préc. ad 2); c'est pourquoi il n'y a pas de parité.
2. Il faut répondre au second, que l'intellect de l'âme du Christ avait été glorifié par la lumière habituelle de la gloire, et il voyait ainsi l'essence divine beaucoup plus parfaitement qu'un ange ou qu'un homme. Il était voyageur, parce que son corps était passible, et, sous ce rapport, il était un peu au-dessous des anges, comme le dit saint Paul (He 2), mais il n'en était pas ainsi à cause de l'imperfection de son entendement. Il n'y a donc pas lieu de raisonner sur le Christ comme sur les autres voyageurs, qui sont à l'état d'épreuve.
3. Il faut répondre au troisième, que saint Paul, après qu'il eut cessé de voir l'essence de Dieu, se rappela ce qu'il avait vu dans cette vision au moyen des espèces intelligibles qui lui en étaient restées à l'état d'habitude dans l'intellect ; comme quand l'objet sensible a disparu, il en reste dans l'âme des impressions que l'on se rappelle ensuite en les comparant à des images. C'est pourquoi il ne pouvait reproduire par la pensée toute cette connaissance (1), ni l'exprimer par des paroles.
II-II (Drioux 1852) Qu.174 a.6