III Pars (Drioux 1852) 284
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1 Il semble que le Christ ait dû prendre tous les défauts corporels des hommes. Car saint Jean Damascène dit (De orth. fid. lib. m, cap. 6) : Ce qui ne peut être pris par le Verbe est incurable. Or, le Christ était venu guérir toutes nos infirmités. Il a donc dû les prendre toutes sur lui.
2 Nous avons dit (art. 4 huj. quaest.) que pour satisfaire pour nous, le Christ a dû avoir des habitudes perfectives dans l'âme et des défauts dans le corps. Or, le Christ a pris absolument la plénitude de la grâce par rapport à l'âme. Il a donc dû prendre tous les défauts pour ce qui est du corps.
3 Parmi tous les défauts corporels la mort tient le premier rang. Or, le Christ a pris la mort. A plus forte raison a-t-il dû prendre tous les autres défauts.
20 Mais c'est le contraire. Les contraires ne peuvent pas être produits simultanément dans le même sujet. Or, il y a des infirmités qui sont contraires à elles-mêmes, selon qu'elles résultent de principes opposés. Il n'a donc pas pu se faire que le Christ prit sur lui toutes les infirmités humaines.
CONCLUSION. — Puisqu'il a fallu que le Christ satisfit pour tout le monde, il était convenable qu'il fut parfait en science et en grâce, mais il n'a pas été nécessaire qu'il prit tous les défauts corporels, il a seulement dû prendre ceux qui ont affligé la nature entière tombée par le péché.
21 Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 1 et 2 huj. quaest.), le Christ a pris les misères humaines pour satisfaire pour le péché de notre nature. Pour cela il était nécessaire que son âme eût la perfection de la science et de la grâce. Ainsi il a donc dû prendre les défauts qui résultent du péché qui est commun à toute la nature, et qui ne répugnent point à la perfection de la science et de la grâce. Par conséquent il n'eût pas été convenable qu'il prît tous les défauts ou toutes les infirmités humaines. Car il y en a qui répugnent à la perfection de la science et de la grâce, comme l'ignorance, le penchant pour le mal, et la difficulté que l'on a pour le bien. Il y a aussi des défauts qui n'affectent pas en général toute la nature humaine et qui ne sont pas une conséquence du péché de notre premier père, mais qui sont produits dans quelques individus par des causes particulières, comme la lèpre, le mal caduc, etc. Ces défauts proviennent Quelque fois de la faute de l'individu ; par exemple, ils peuvent être l'effet d'une conduite déréglée; d'autres fois ils résultent de l'imperfection de la puissance formatrice qui n'a pas eu assez d'énergie (1). Ces deux choses ne peuvent convenir au Christ ni l'une ni l'autre. Car la chair a été conçue de l'Esprit-Saint qui est d'une sagesse et d'une vertu infinie, et qui ne peut ni errer, ni défaillir ; et il n'y a rien eu de déréglé dans la conduite du Christ. Enfin il y a une troisième espèce de défauts qui se trouvent en général dans tous les hommes par suite du péché d'Adam, comme la mort, la faim, la soif (2), et les autres souffrances semblables. Le Christ a pris sur lui tous, ces défauts que saint Jean Damascène (Orth. fid. lib. i, cap. 44, et lib. iii, cap. 20) appelle des défauts naturels et des passions irrépréhensibles; des défauts naturels, parce qu'ils sont généralement une conséquence de la nature humaine entière; des passions irrépréhensibles, parce qu'elles n'impliquent ni un défaut de science, ni un défaut de grâce.
31 Il faut répondre au premier argument, que tous les défauts particuliers des hommes sont produits par la corruptibilité et la passibilité du corps, en y surajoutant certaines causes particulières. C'est pourquoi le Christ ayant guéri la passibilité et la corruptibilité de notre corps, par là même qu'il l'a prise, il s'ensuit qu'il a guéri tous nos autres défauts.
32 Il faut répondre au second, que toute la plénitude de la grâce et de la science était due par elle-même à l'âme du Christ par cela seul que le Verbe de Dieu l'avait prise. C'est pourquoi le Christ a pris absolument toute la plénitude de la sagesse et de la grâce. Mais il a pris nos défauts volontairement pour satisfaire pour nos péchés, et non parce qu'ils lui convenaient par eux-mêmes. C'est pour ce motif qu'il n'a pas fallu qu'il les prit tous, mais qu'il prît seulement ceux qui suffisaient pour satisfaire pour les péchés de toute la nature humaine.
33 Il faut répondre au troisième, que la mort est arrivée dans tous les hommes par le péché d'Adam; mais il n'en est pas de même des autres défauts (3), quoiqu'ils soient moindres que la mort. Il n'y a donc pas de parité.
(U) Parmi les misères qui affligent l'humanité, il y en a un très-grand nombre qui proviennent dis péchés actuels des individus ou des fautes de leurs parents. C'est ce que le comte de Maistre fait parfaitement ressortir dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg.
(2) Ainsi il est dit qu'il eut faim après avoir jeûné pendant quarante jours (Mt 1,5), qu'il demanda à boire à la Samaritaine, et qu'il eut soif sur la croix (Jn 4 Jn 19), qu'étant fatigué il s'assit sur le puits de Jacob (Jean. IV).
(3) Ils peuvent résulter des péchés actuels des individus.
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Après avoir parlé des défauts du corps, nous devons nous occuper des défauts de l'âme. — A cet égard dix questions se présentent : 1° Le péché a-t-il existé dans le Christ? — 2° A-t-il eu en lui le foyer du péché? — 3° A-t-il eu en lui l'ignorance? — 4° Son âme a-t-elle été passible? — 5° A-t-il éprouvé la douleur des sens ? — 6° Y a-t-il eu en lui la tristesse? — 7° Y a-t-il eu en lui la crainte? — 8° Y a-t-il eu l'admiration ? — 9° Y a-t-il eu la colère? — 10" A-t-il été voyageur et voyant?
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(4)i Il est de foi que le Christ a été sans péché. Les conciles l'ont décidé, et l'Ecriture le dit dans une foule d'endroits : Tentatum per omnia absque peccato (Hebr. 4). Venit princeps mundi hujus, et iii eum non habet quicquam (Jean. iiv). Talis decebat ut nobis esset pontifex sanctus, innocens, impollutus, Segregatus à peccatoribus (He 7). Qui peccatum non fecit, nec dolus inventus est in ore ejus (1P 2).
1 Il semble que le péché ait existé dans le Christ. Car le Psalmiste dit (Ps 21,4) : Mon Dieu, mon Dieu, jetez les yeux sur moi. Pourquoi m'avez-vous abandonné? les cris de mes péchés ont éloigné de moi le salut. Or, on met ces paroles dans la bouche du Christ, comme on le voit d'après ce qu'il a dit lui-même sur la croix. Il semble donc que le Christ ait eu des péchés.
2 L’Apôtre dit (Rm 5,42) que dans Adam tous ont péché, parce qu'ils ont tous existé originellement en lui. Or, le Christ a été aussi originellement dans Adam. Il a donc péché en lui.
3 L’Apôtre dit (He 48) que c'est parce qu'il a souffert lui-même et qu'il a été tenté et éprouvé, qu'il est puissant pour secourir ceux qui sont tentés et éprouvés. Or, c'est surtout contre le péché que nous avons besoin de son secours.
4 Saint Paul dit encore (2Co 5,21) que Dieu a fait péché pour nous celui qui ne connaissait point le péché, c'est-à-dire le Christ. Or, ce que Dieu fait existe véritablement. Le péché a donc existé véritablement dans le Christ.
5 Selon l'expression de saint Augustin (Lib. de agon. Christ. cap. 44), le Fils de Dieu s'est donné à nous pour exemple dans le Christ. Or, l'homme a besoin d'exemple, non-seulement pour bien vivre, mais aussi pour se repentir de ses péchés. Il semble donc que le péché ait dû exister dans le Christ, afin qu'en faisant pénitence pour nos péchés, il nous donnât l'exemple de cette vertu.
20 Mais c'est le contraire. Le Christ dit (Jn 8,46) : Qui de vous m'accusera de péché f
CONCLUSION. — Le Christ ayant pris nos défauts pour satisfaire pour nous, pour nous montrer la vérité de la nature humaine et nous servir d'exemple, il n'a pris nullement la tache ni du péché originel, ni du péché actuel.
21 Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (art. 4 et 2 huj. quaest.), le Christ a pris nos défauts pour satisfaire pour nous, pour nous prouver que sa nature humaine était véritable et pour nous servir d'exemple de vertu Sous ces trois rapports il est évident qu'il n'a pas dû prendre la tâche du péché :
1° Parce que le péché n'opère rien pour la satisfaction; au contraire, il en empêche la vertu; car, selon l'expression du Sage (Si 34,23) : Le Très-Haut n'approuve pas les dons des simples.
2° Le péché ne démontre pas non plus la vérité de la nature humaine, parce qu'il n'appartient pas à notre nature, dont Dieu est la cause. Il lui est plutôt opposé, ayant été introduit par les suggestions du démon, comme le dit saint Jean Damascène (De fid. or th. lib. ii, cap. 30, et lib. m, cap. 20).
3° Parce qu'en péchant il n'eût pu donner un exemple de vertu, puisque le péché est contraire à la vertu. C'est pourquoi le Christ n'a pris d'aucune manière le défaut ni du péché originel, ni du péché actuel, d'après ces paroles de saint Pierre (1P 2,22) : Il n'a point commis de péché.
31 Il faut répondre au premier argument, que, comme le dit saint Jean Damascène (De orth. fid. lib. iii, cap. 25), on dit une chose du Christ de deux manières : 1° selon sa propriété naturelle et hypostatique, comme on dit que Dieu s'est fait homme et qu'il a souffert pour nous; 2° selon sa propriété personnelle et relative, c'est-à-dire qu'on dit de lui, selon qu'il nous représente, des choses qui ne lui conviennent d'aucune manière, si on le considère en lui-même. Ainsi parmi les sept règles de Triconius (1) que saint Augustin expose (De doct. christ, lib. m, cap. 31), la première se rapporte au Seigneur et à son corps, c'est-à-dire qu'on considère le Christ et l'Eglise comme une seule et même personne. Ainsi le Christ, parlant au nom de ses membres, dit (Ps 21,2) : Les cris de mes péchés, ce qui ne suppose pas que le chef lui-même ait été coupable.
32 Il faut répondre au second, que, comme l'observe saint Augustin (Sup. Genes. ad litt. lib. x, cap. 19 et 20), le Christ n'a pas été absolument dans Adam et dans les autres patriarches de la même manière que nous y avons été nous-mêmes. Car nous avons été dans Adam comme dans notre principe générateur, et selon notre substance corporelle; au lieu que, selon la remarque du même docteur (ibid.), le Christ a pris du sein de la Vierge la substance visible de son corps, et la raison de sa conception n'est pas venue de l'homme, mais d'un autre principe beaucoup plus élevé (2). Il n'a donc pas été dans Adam comme dans sa cause génératrice ; il y a été seulement selon sa substance corporelle. C'est pourquoi le Christ n'a pas reçu activement d'Adam la nature humaine, mais il l'a reçue seulement d'une manière matérielle. C'est de l'Esprit-Saint qu'il la tient activement; comme le corps d'Adam a été matériellement tiré du limon de la terre, et formé activement par Dieu. C'est pourquoi le Christ n'a pas péché dans Adam, en qui il n'a existé que par rapport à la matière (3).
33 Il faut répondre au troisième, que le Christ nous a été d'un grand secours par sa tentation et sa passion, en satisfaisant pour nous. Mais le péché ne contribue pas à la satisfaction, il l'empêche plutôt, comme nous l'avons dit (in corp. art. et quest. iv, art. 6 ad 2). C'est pourquoi il n'a pas été nécessaire que le péché existât en lui, mais il a dû au contraire en être absolument exempt; autrement la peine qu'il a supportée lui aurait été due pour son péché propre.
34 Il faut répondre au quatrième, que Dieu a fait le Christ péché, non pour qu'il eût le péché en lui, mais parce qu'il l'a fait victime pour le péché, selon cette* expression du prophète (Os 4,8) : Ils mangent les péchés de mon peuple, c'est-à-dire que les prêtres sous l'ancienne loi mangeaient les victimes offertes pour le péché c'est aussi dans ce sens qu'il est dit (Is 53,6) que Dieu a mis l'iniquité de tous en lui, c'est-à-dire qu'il l'a livré pour être victime pour les péchés de tous les hommes, ou bien il l'a fait péché, c'est-à-dire qu'il lui a donné la ressemblance de la chair du péché, selon l'expression de saint Paul (Rm 8). Et cela à cause du corps passible et mortel qu'il a pris.
35 Il faut répondre au cinquième, qu'un pénitent peut donner un louable exemple, non pas en péchant, mais en supportant volontairement la peine due au péché. D'où le Christ a donné aux pénitents le plus grand exemple, puisqu'il n'a pas souffert pour ses péchés propres ; mais il a voulu supporter la peine pour les péchés des autres.
(1) Triconius est un donatiste qui, dans un livre intitulé Des règles, a donné des règles pour l'explication des mystères cachés dans les saintes Ecritures. Saint Augustin rapporte ces règles «avec éloge (De doct. christ, lib. m, cap. 50).
(2)H a été conçu de l'Esprit-Saint.
(3) La raison que donne saint Thomas est excellente, mais il est vrai de dire aussi que quand même le Christ serait né d'Adam, comme l'un de nous, il n'en aurait pas moins été exempt de la tache originelle (Voy. Billuart, dissert, xv, art. \ De incarnat.).
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(4) Ce foyer est la concupiscence produite par le péché originel, qui consiste dans l'inclination naturelle qui est contraire à la raison. Il est de foi que le mouvement de l'appétit dans le Christ ne s'est pas porté et n'a pas pu se porter vers ce qui est contraire à la raison. Ainsi le cinquième concile œcuménique a condamné Théodore de Mopsucste, qui avait dit : Alium esse Dei Verbum, alium Christum à passionibus animae et desideriis carnis molestias patientem.
1 Il semble qu'il y ait eu dans le Christ le foyer du péché. Car le foyer du péché et la passibilité du corps ou la mortalité découlent du même principe, c'est-à-dire de la soustraction de la justice originelle, par laquelle simultanément les puissances inférieures de l'âme étaient soumises à la raison, et le corps à l'âme. Or, dans le Christ il y a eu la passibilité du corps et la mortalité. Par conséquent le foyer du péché a existé en lui.
2 Comme le dit saint Jean Damascène (De orlh. fid. lib. iii, cap. 14 et i 5) : Par le bon plaisir de la volonté divine il était permis à la chair du Christ de souffrir et d'opérer les choses qui lui sont propres. Or, le propre de la chair est de désirer ce qui lui est agréable. Par conséquent le foyer du péché n'étant rien autre chose que la concupiscence, selon la remarque de la glose (Rm 7, interi, et ord. Sup. illud : Nam concupiscentiam nesciebam), il semble qu'il ait existé dans le Christ.
3 En raison du foyer du péché, la chair a des désirs contraires à ceux de l'esprit, d'après saint Paul (Gai. 5, 17). Or, l'esprit se montre d'autant plus fort et d'autant plus digne d'être couronné qu'il surpasse davantage l'ennemi, c'est-à-dire la concupiscence de la chair, suivant ces autres paroles du même Apôtre (2Tm 2,5) : Il n'y aura de couronné que celui qui aura légitimement combattu. Le Christ ayant eu l'esprit le plus fort, le plus victorieux et le plus digne d'être couronné, d'après saint Jean qui dit (Ap 6,2) qu'ora lui donna une couronne et qu'il partit en vainqueur pour remporter des triomphes, il s'ensuit que le foyer du péché a dû surtout exister en lui.
20 Mais c'est le contraire. L'Evangile dit (Mt 1,20) : Ce qui est né en elle vient de l'Esprit-Saint. Or, l'Esprit-Saint exclut le péché et l'inclination au péché que le mot de foyer implique. Le foyer du péché n'a donc pas existé dans le Christ.
CONCLUSION. — Puisque la vertu et la grâce ont existé dans le Christ au degré le plus parfait, le foyer du péché n'a existé en lui d'aucune manière.
21 Il faut répondre que, comme nous l'avons dit (quest. vu, art. 2 et 9), le Christ a eu de la manière la plus parfaite la grâce et toutes les vertus. La vertu morale qui réside dans la partie irraisonnable de l'âme fait qu'elle est soumise à la raison, et cette soumission est d'autant plus complète que la vertu est plus parfaite. C'est ainsi que la tempérance soumet le concupiscible, la force et la douceur l'irascible, comme nous l'avons dit (I-II 56,4). L'inclination de l'appétit sensuel vers ce qui est contraire à la raison appartenant à l'essence du foyer de la concupiscence, il est évident que plus la vertu est parfaite dans quelqu'un et plus la force de ce foyer s'affaiblit en lui. Ainsi la vertu ayant été dans le Christ au degré le plus parfait, il s'ensuit que le foyer du péché n'a point existé en lui ; puisque ce défaut n'est pas de nature à se rapporter à la satisfaction, mais qu'il lui est plutôt contraire.
31 Il faut répondre au premier argument, que les puissances inférieures C qui appartiennent à l'appétit sensible doivent naturellement obéir à la raison, mais qu'il n'en est pas de même des puissances corporelles qui se rapportent aux humeurs du corps ou à l'âme végétative, comme on le voit (Eth. lib. i. cap. ult.). C'est pourquoi la perfection de la vertu qui est conforme à la droite raison, n'exclut pas la passibilité du corps; mais elle exclut le foyer du péché dont l'essence consiste dans la résistance de l'appétit sensuel à la raison.
32 Il faut répondre au second, que la chair désire naturellement ce qui lui est agréable d'après le désir de l'appétit sensitif, mais la chair de l'homme qui est un animal raisonnable le désire selon le mode et l'ordre de la raison. Ainsi le Christ désirait naturellement, par son appétit sensitif, manger, boire, dormir et les autres choses qu'on recherche conformément à la droite raison, comme on le voit dans saint Jean Damascène (De fid. orth. lib. iii, cap. 44). Mais il ne résulte pas de là que le Christ ait eu le foyer du péché qui implique le désir des choses agréables contrairement à l'ordre de la raison.
33 Il faut répondre au troisième, que la force d'un esprit quelconque se montre par là même qu'il résiste au désir de la chair qui lui est contraire. Mais il montre encore mieux sa force si par sa vertu il comprime totalement la chair et l'empêche de pouvoir lutter contre lui. C'est pourquoi c'était là ce qui convenait au Christ dont l'esprit avait atteint le degré de force le plus élevé. Et quoiqu'il n'ait pas eu à lutter intérieurement contre la concupiscence, cependant il a eu à supporter extérieurement les attaques du monde et du démon, et en les surmontant il a mérité la palme du triomphe.
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1 Il semble que l'ignorance ait existé dans le Christ. Car il y a eu dans le Christ ce qui lui convenait par rapport à sa nature humaine, quoique ces deux choses ne lui aient pas convenu relativement à sa nature divine. Telles furent sa passion et sa mort. Or, l'ignorance a convenu au Christ selon sa nature humaine, puisque saint Jean Damascène dit (De crth. /id. lib. iii, cap. 21) qu'il a pris une nature ignorante et servile. L'ignorance a donc existé véritablement dans le Christ.
2 On dit qu'on est ignorant par défaut de connaissance. Or, le Christ a manqué d'une connaissance; car l’Apôtre dit (2Co 5,21) : Il a péri victime du péché pour nous, celui qui n'a pas connu le péché. L'ignorance a donc existé en lui.
3 Le prophète dit (Is 8,4) : Avant que l'enfant sache appeler son père et sa mère, la force de Damas sera dissipée. Or, cet enfant est le Christ. Il a donc ignoré certaines choses.
20 Mais c'est le contraire. L'ignorance n'est pas détruite par l'ignorance. Or, le Christ est venu pour nous délivrer de notre ignorance, car il est venu pour éclairer ceux qui sont assis dans les ténèbres et à l'ombre de la mort (Lc 1,79). Il n'y a donc pas eu d'ignorance en lui.
CONCLUSION. — Comme le foyer du péché n'a pas existé dans le Christ par suite de sa plénitude de vertu et de grâce, de même l'ignorance n'a pu exister en lui d'aucune manière à cause de la perfection de la science qu'il a possédée.
21 Il faut répondre que comme la plénitude de la grâce et de la vertu a existé dans le Christ, de même il a eu toute la plénitude de la science, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (III 7,9 III 9,4). Or, comme dans le Christ la plénitude de la grâce et de la vertu exclut le foyer du péché, de même la plénitude de la science exclut l'ignorance qui lui est opposée. Par conséquent, comme il n'y a pas eu en lui le foyer de la concupiscence, de même il n'y a pas eu non plus l'ignorance.
31 Il faut répondre au premier argument, que la nature prise par le Christ peut être considérée de deux manières : 1° selon la nature de son espèce. C'est dans ce sens que saint Jean Damascène dit qu'elle est ignorante et servile. Car, ajoute-t-il, la nature de l'homme est l'esclave de celui qui la faite, c'est-à-dire de Dieu, et elle n'a pas la connaissance des choses futures. 2° On peut la considérer suivant ce qu'elle possède par suite de son union avec la personne divine, C'est de là que lui vient sa plénitude de science et de grâce, d'après ces paroles de saint Jean (i, 44) : Nous l'avons vu, comme le Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité. De la sorte la nature humaine n'a pas été ignorante dans le Christ.
(1) Cet article est dirigé contre l'hérésie des agnoëtes, qui prétendaient que l'humanité du Christ, unie hypostatiquement au Verbe, a ignoré beaucoup de choses.
32 Il faut répondre au second, qu'on dit que le Christ n'a pas connu le péché, parce qu'il ne l'a pas su par expérience, mais il l'a su par la simple connaissance.
33 Il faut répondre au troisième, que le prophète parle là de la science humaine du Christ (4). Car il dit : Avant que l'enfant sache, il s'agit là de l'humanité, appeler son père, c'est-à-dire saint Joseph qui était son père putatif, et sa mère, qui était Marie, la force de Damas sera détruite. Ce qui ne doit pas s'entendre comme s'il avait été homme et qu'il eût ignoré cela; mais avant qu'il sache, c'est-à-dire avant qu'il se soit fait homme, ayant la science humaine, littéralement la force de Damas sera détruite et les dépouilles de Samarie seront enlevées par le roi des Assyriens, ou bien dans le sens spirituel, n'étant pas encore né il sauvera son peuple par sa seule invocation, d'après la glose (interi. Hieron.). Saint Augustin dit (Serm. Epiph. xxxii) que cela s'est accompli dans l'adoration des mages. Car, dit- il, avant que sa bouche ne prononce aucune parole, il a reçu la force de Damas, c'est-à-dire les richesses, parce que c'est là ce qui faisait l'orgueil de cette ville, et que parmi les richesses, c'est à l'or qu'on donne le premier rang. Quant aux dépouilles de Samarie ce sont les habitants de cette ville. Car Samarie désigne en cet endroit l'idolâtrie, parce que c'est là que le peuple d'Israël, après s'être éloigné de Dieu, s'est réuni pour adorer les idoles. Enfant il a donc enlevé à la domination de l'idolâtrie ses premières dépouilles. Ainsi ces paroles ; Avant de savoir, signifient avant de montrer qu'il sait.
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1 Il semble que l'âme du Christ n'ait pas été passible. Car rien ne souffre que par l'action d'un être plus fort; parce que l'agent l'emporte toujours sur le patient, comme le disent saint Augustin (Sup. Gen. litt. lib. xii, cap. 46) et Aristote (De anim. lib. m, text. 49). Or, aucune créature n'a été supérieure à l'âme du Christ. Elle n'a donc rien pu souffrir de la part d'une créature. Par conséquent elle n'a pas été passible; car elle aurait eu en vain la puissance de souffrir, si rien n'avait pu mettre en acte cette puissance.
2 Cicéron dit (De Tusc. lib. m) : que les passions de lame sont des maladies. Or, dans l'âme du Christ il n'y a pas eu de maladie. Car la maladie de l'âme est une suite du péché, comme on le voit par ces paroles (Ps 40,5) : Guérissez mon âme, parce que j'ai péché contre vous. Il n'y a donc pas eu de passions dans l'âme du Christ.
3 Les passions de l'âme paraissent être la même chose que le foyer de la concupiscence : d'où l’Apôtre les appelle (Rm 7) des passions de péchés. Or, le foyer de la concupiscence n'a pas existé dans le Christ, comme nous l'avons dit (art. 2). Il semble donc qu'il n'y ait point eu de passions en lui et que par conséquent son âme n'ait pas été passible.
(t) Voyez sur la science du Christ ce qui a été dit plus haut (pag. 458).
(2) l'Ecriture nous montre dans une foule d'endroits que l'âme du Christ a été passible : JV«nc anima mea turbata est (Luc. xix). Vident civitatem, flevit super illam (Luc. xix). Circumspiciens eos cum ird, contristatus super coecitate cordis eorum (Mare. in). Quia pueri communicaverunt carni et sanguini, et ipse similiter participavit eisdem IHebr. n).
20 Mais c'est le contraire. Le Psalmiste fait dire au Christ (Ps 87,4): Mon âme a été remplie de maux, non de péchés, mais de souffrances et de douleurs, comme le dit la glose (interi. Aug.). L'âme du Christ a donc été passible.
CONCLUSION. — L'âme du Christ a été passible par rapport aux souffrances corporelles, elle a eu des passions animales, mais non à la façon des autres hommes; car elles ne se portaient pas vers les choses défendues, elles ne prévenaient pas le jugement de l'âme raisonnable, mais elles le suivaient et n'entravaient la raison d'aucune manière.
21 Il faut répondre qu'il arrive que l'âme pâtit de deux manières : 1° d'une passion corporelle ; 2° d'une passion animale. Elle pâtit d'une passion corporelle quand le corps éprouve une blessure. Car l'âme étant la forme du corps, il s'ensuit que son être et celui du corps est un. C'est pourquoi le corps étant troublé par une passion corporelle, il est nécessaire que l'âme soit troublée par accident, c'est-à-dire quant à l'être qu'elle a dans le corps. Ainsi le corps du Christ ayant été passible et mortel, comme nous l'avons dit (III 14,2), il a été nécessaire que son âme fût passible de cette manière. — On dit que l'âme pâtit de la passion animale selon l'opération qui est propre à l'âme ou qui appartient plus à l'âme qu'au corps. Quoique dans l'intelligence et le sentiment on dise que l'âme pâtit de cette manière, cependant, comme nous l'avons vu (I-II 22,0), on donne plus proprement le nom de passions aux affections de l'appétit sensitif, qui ont existé dans le Christ, comme les autres choses qui appartiennent à la nature humaine. D'où saint Augustin dit (De civ. lib. xiv, cap. 9) : Le Seigneur ayant daigné mener la vie humaine sous la forme d'un esclave, a employé les passions où il a jugé devoir le faire ; car par là même qu'il avait un corps d'homme véritable et une âme véritablement comme la nôtre , les affections humaines ne devaient pas être fausses en lui. Cependant il faut savoir que ces passions ont été dans le Christ d'une autre manière qu'en nous, sous trois rapports : 1° Quant à leur objet : parce qu'en nous ces passions se portent ordinairement vers ce qui est illicite, ce qui n'a pas eu lieu dans le Christ. 2° Quant à leur principe; parce que ces passions préviennent souvent en nous le jugement de la raison; tandis que dans le Christ tous les mouvements de l'appétit sensitif s'élevaient conformément à la disposition de cette faculté. D'où le même docteur remarque (loc. cit.) que grâce à leur dispensation certaine, le Christ n'a reçu ces affections dans son cœur d'homme que quand il l'a voulu, comme il s'est fait homme quand il l'a voulu aussi. 3° Quant à leur effet, parce qu'en nous quelquefois ces mouvements ne s'arrêtent pas à l'appétit sensitif, mais ils entraînent la raison, ce qui ne s'est pas fait dans le Christ; car les mouvements qui conviennent naturellement au corps s'arrêtaient dans l'appétit sensitif, de sorte que la raison n'était empêchée par là d'aucune manière de faire ce qui convenait. C'est ce qui fait dire à saint Jérôme (Sup. Matth, sup. illud cap. xxvi : Coepit contristari), que Notre-Seigneur, pour prouver qu'il s'était fait homme véritablement, s'attrista en réalité; mais de peur qu'on ne croie que la passion a pris l'empire sur son esprit, on dit, par propassion (1), qu'il commença à s'attrister. Car il y a passion parfaite quand l'esprit ou la raison se trouve dominé, et il y a propassion quand l'affection est commencée dans l'appétit sensitif, mais qu'elle ne s'étend pas au delà.
(t) Nous avons ici conservé cette expression, qui se trouve d'ailleurs définie, et nous la reproduirons toutes les fois qu'il sera nécessaire, parce qu'elle n'a pas d'équivalent dans notre langue.
31 Il faut répondre au premier argument, que l'âme du Christ pouvait à la vérité résister aux passions et les empêcher de l'atteindre, surtout par la vertu divine; mais elle se soumettait par sa volonté propre aux passions corporelles aussi bien qu'aux passions animales.
32 Il faut répondre au second, que Cicéron parle en cet endroit d'après l'opinion des stoïciens, qui ne donnaient pas le nom de passions à tous les mouvements de l'appétit sensitif, mais seulement à ceux qui étaient déréglés (4). Il est évident que ces sortes de passions n'ont pas existé dans le Christ.
33 Il faut répondre au troisième, que les passions des péchés sont des mouvements de l'appétit sensitif qui tendent vers ce qui est illicite : ce qui n'a pas existé dans le Christ (2), pas plus que le foyer de la concupiscence.
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1 Il semble que la douleur sensible n'ait pas existé véritablement dans le Christ. Car saint Hilaire dit (De Trin. lib. x) : Puisque mourir pour le Christ c'est vivre, que doit-on penser qu'il ait voulu dans le sacrement de sa mort, lui qui a donné la vie à ceux qui meurent pour lui? Et plus loin il ajoute : Le Fils unique de Dieu, sans rien déroger à sa divinité, s'est fait véritablement homme ; malgré les coups qui sont tombés sur lui, malgré les blessures qu'il a reçues, malgré les nœuds qui l'ont serré, malgré son élévation en croix, toutes ces choses qui soulevaient l'impétuosité des passions, n'ont cependant pas produit en lui la douleur, pas plus qu'un trait qui passerait à travers de l'eau. Le Christ n'a donc pas éprouvé une véritable douleur.
2 Il semble que ce soit une chose propre à la chair conçue dans le péché que de se soumettre à la nécessité de la douleur. Or, la chair du Christ n'a pas été conçue avec le péché, mais elle a été conçue de l'Esprit-Saint dans le sein de la Vierge. Elle n'a donc pas été soumise à la nécessité de souffrir la douleur.
3 La délectation de la contemplation des choses divines diminue le sentiment de la douleur ; d'où il est dit que la considération de l'amour divin a rendu aux martyrs leurs souffrances plus tolérables. Or, l'âme du Christ se délectait souverainement dans la contemplation de Dieu qu'elle voyait dans son essence, comme nous l'avons dit (quest. ix, art. 2). Elle ne pouvait donc sentir aucune douleur.
20 Mais c'est le contraire. Le prophète dit (Is 53,1): Il a véritablement porté nos douleurs.
CONCLUSION. — Puisque le corps du Christ a été passible et mortel et que son âme a eu toutes ses puissances naturelles d'une manière parfaite, il ne doit être douteux pour personne que le Christ a éprouvé véritablement la douleur.
21 Il faut répondre que, comme on le voit d'après ce que nous avons dit (I-II 35,4), il faut pour que la douleur sensible soit véritable que le corps soit lésé et qu'on ait le sentiment de celte lésion. Or, le corps du Christ pouvait être lésé, parce qu'il était passible et mortel, comme nous l'avons vu (III 14,4); et il n'a pas manqué de sentir cette lésion, puisque son âme avait toutes les puissances naturelles d'une manière parfaite. Il ne doit donc être douteux pour personne qu'il ait éprouvé une douleur véritable.
(1) C'est ainsi qu'il faut entendre les passages des Pères, où ils disent que le Christ n'a pas eu de passions.
(2) Le sixième concile œcuménique a décidé ce point de doctrine (act. Xl).
(3) Cet article est contraire à l'hérésie de Manès, de Cerdon et des autres hérétiques qui ont prétendu que le Christ n'a pas souffert véritablement, mais seulement d'une manière putative ou fantastique.
31 Il faut répondre au premier argument, que dans ce passage et dans les autres semblables saint Hilaire n'a pas voulu montrer que la douleur du Christ n'avait pas été véritable, mais il a voulu prouver seulement qu'elle n'avait pas été nécessaire (1). Aussi après les paroles citées dans l'objection il ajoute : Car quand le Seigneur a eu soif, ou faim, ou qu'il a pleuré, on ne l'a pas vu boire, manger ou se plaindre. Mais pour prouver que son corps est véritable, il a accepté la loi qui régit le nôtre, de sorte qu'il a satisfait aux habitudes de notre nature. Ainsi quand il a bu et quand il a mangé, il ne l'a point fait par nécessité, mais il s'est soumis à la coutume. Il n'a pas été forcé de prendre sur soi nos douleurs par rapport à leur cause première, qui est le péché, comme nous l'avons dit (III 14,1, et III 14,3 ad 2). Ainsi on dit que le corps du Christ n'a pas été nécessairement soumis à ces défauts, parce que le péché n'a pas existé en lui. C'est pourquoi saint Hilaire ajoute : Il a eu un corps, mais un corps propre à son origine, qui n'existe pas d'après les vices de la conception humaine, mais qui subsiste sous la forme du n être par la vertu de sa puissance. Cependant, quant à la cause prochaine de ces défauts qui est la composition d'éléments contraires, le corps du Christ a été soumis nécessairement à ces défauts, comme nous l'avons vu (III 14,2).
32 Il faut répondre au second, que la chair conçue dans le péché est soumise à la douleur, non-seulement parce que ses principes naturels lui en font une nécessité, mais encore parce qu'elle doit y être soumise à cause du péché. Cette dernière nécessité n'a pas existé dans le Christ, il n'y a eu que la première.
33 Il faut répondre au troisième, que, comme nous l'avons dit ( ad 2), par la vertu de la divinité du Christ la béatitude était contenue dans l'âme, de manière qu'elle ne rejaillissait pas sur le corps, et qu'elle ne détruisait ni sa passibilité, ni sa mortalité. Pour la même raison, la délectation de la contemplation était retenue dans l'âme, de telle sorte qu'elle ne s'étendait pas aux facultés sensitives et qu'elle n'excluait pas la douleur sensible.
III Pars (Drioux 1852) 284