Discours 1980 - Paris (France), Dimanche 1er juin 1980

  RENCONTRE DE JEAN-PAUL II AVEC LES REPRÉSENTANTS DE LA COMMUNAUTÉ JUIVE FRANÇAISE

Issy-les-Moulineaux, Dimanche 1 juin 1980




Chers Frères,

C’est une joie pour moi de recevoir les représentants de la nombreuse et vivante communauté juive de France. Cette communauté a en effet une longue et glorieuse histoire. Est-il besoin de rappeler ici les théologiens, les exégètes, les philosophes et les hommes publics qui l’ont distinguée dans le passé et la distinguent toujours?

Il est vrai aussi, et je tiens à la mentionner, que votre communauté a eu beaucoup à souffrir pendant les années obscures de l’occupation et de la guerre. Je rends hommage à ces victimes dont nous savons que le sacrifice n’est pas resté infructueux. C’est de là qu’est vraiment parti, grâce au courage et à la décision de quelques pionniers, dont Jules Isaac, le mouvement qui nous a conduits jusqu’au dialogue et à la collaboration présents, inspirés et promus par la Déclaration “Nostra Aetate” du Concile Vatican II.

Ce dialogue et cette collaboration sont très vivants et très actifs ici en France. Je m’en félicite. Entre le judaïsme et l’Église, il y a un rapport, comme je l’ai dit en une autre occasion à des représentants juifs, un rapport “au niveau même de leurs respectives identités religieuses” [1]. Ce rapport doit être encore approfondi et enrichi par l’étude, la connaissance mutuelle, l’enseignement religieux de part et l’autre, et l’effort pour surmonter les difficultés encore existantes.

Cela nous permettra d’oeuvrer ensemble pour une société libre de discriminations et de préjugés, où puissent régner l’amour et non la haine, la paix et non la guerre, la justice et non l’oppression. C’est vers cet idéal biblique qu’il nous convient de regarder toujours, puisqu’il nous unit si profondément. Je profite de cette heureuse occasion pour le réaffirmer encore devant vous et vous exprimer mon espoir de le poursuivre ensemble.

 [1] Ioannis Pauli PP. II Allocutio, die 12 mar. 1979: Insegnamenti di Giovanni Paolo II, II (1979) 529.







AUX ÉVÊQUES DE FRANCE

Paris, Dimanche, 1er juin 1980



1. Dieu soit loué de nous avoir donné le temps de nous rencontrer un peu longuement dans le cadre de cette brève visite! J’attache une grande importance à cette rencontre. Pour des raisons de “collégialité”. Nous savons que la collégialité a un double caractère: elle est “effective”, mais elle est aussi “affective”. Et cela est profondément conforme à son origine, qu’elle a trouvée autour du Christ dans la communion des “Douze”.

Nous vivons donc un moment important de notre communion épiscopale, les Évêques de France autour de l’Évêque de Rome qui, cette fois, est leur hôte, alors qu’il les a reçus d’autres fois en diverses occasions, par exemple au cours des visites “ad limina”, spécialement en 1977 où Paul VI a fait avec vous le point sur un grand nombre de questions, d’une façon qui demeure très valable aujourd’hui. Il nous faut rendre grâce à Dieu de ce que Vatican II ait entrepris, confirmé et rénové la doctrine sur la collégialité de l’épiscopat, comme l’expression vivante et authentique du collège que, par l’institution du Christ, les Apôtres ont constitué avec Pierre à leur tête. Et nous rendons grâce aussi à Dieu de pouvoir, sur cette route, mieux accomplir notre mission: rendre témoignage à l’Évangile, et servir l’Église et aussi le monde contemporain, auquel nous avons été envoyés avec toute l’Église.

Je vous remercie vivement de m’avoir invité, d’avoir mis au point, avec un grand soin, les détails de cette pastorale, d’avoir mis en oeuvre tant de préparatifs, d’avoir sensibilisé le peuple chrétien au sens de ma venue, d’avoir manifesté empressement et ouverture qui sont des attitudes si importantes pour notre mission de pasteurs et de docteurs de la foi. Je rends spécialement hommage au Cardinal Marty qui nous reçoit dans le séminaire de sa province; au Cardinal Etchegaray, Président de la Conférence épiscopale, au Cardinal Renard, primat des Gaules, au Cardinal Gouyon et au Cardinal Guyot; mais il faudrait que je nomme chaque évêque, et cela n’est pas possible. J’ai eu l’honneur de rencontrer un certain nombre d’entre vous et de collaborer avec eux dans le passé: d’abord dans les sessions du Concile, bien sûr, mais aussi dans les diverses Synodes, au Conseil des Conférences épiscopales d’Europe, ou en d’autres occasions, dont je garde un heureux souvenir. Cela nous permet de travailler de plain-pied ensemble, même si je viens désormais avec une responsabilité particulière.

2. La mission de l’Église, qui se réalise continuellement dans la perspective eschatologique, est en même temps pleinement historique. Cela se rattache au devoir de lire les “signes des temps”, qui a été si profondément pris en compte par Vatican II. Avec une grande perspicacité, le Concile a également défini quelle est la mission de l’Église dans l’étape actuelle de l’histoire. Notre tâche commune demeure donc l’acceptation et la réalisation de Vatican II, selon son contenu authentique.

Ce faisant, nous sommes guidés par la foi: c’est notre raison d’agir principale et fondamentale.

Nous croyons que le Christ, par l’Esprit Saint, était avec les Pères conciliaires, que le Concile contient, dans son magistère, ce que l’Espritdit à l’Église”, et qu’il le dit en même temps dans une pleine harmonie avec la Tradition et selon les exigences posées par les “signes des temps”. Cette foi est fondée sur la promesse du Christ: “Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde” [1] ; sur cette foi se fonde aussi notre conviction qu’il nous faut “réaliser le Concile” tel qu’il est, et non comme certains voudraient le voir et le comprendre.

Il n’y a rien d’étonnant à ce que, dans cette étape “post conciliaire”, se soient aussi développées, avec une assez grande intensité, certaines interprétations de Vatican II qui ne correspondent pas à son magistère authentique. Il s’agit ici de deux tendances bien connues: le “progressisme” et l’“intégrisme”. Les uns sont toujours impatients d’adapter même le contenu de la foi, l’éthique chrétienne, la liturgie, l’organisation ecclésiale aux changements des mentalités, aux requêtes du “monde”, sans tenir compte suffisamment, non seulement du sens commun des fidèles, qui sont désorientés, mais de l’essentiel de la foi, déjà définie, des racines de l’Église, de son expérience séculaire, des normes nécessaires à sa fidélité, à son unité, à son universalité.

Ils ont la hantise d’“avancer”, mais vers quel “progrès” en définitive? Les autres - revalant de tels abus que nous sommes bien évidemment les premiers à réprouver et à corriger - se durcissent en s’enfermant dans une période donnée de l’Église, à un stade donné de formulation théologique ou d’expression liturgique dont ils font un absolu, sans pénétrer suffisamment le sens profond, sans considérer la totalité de l’histoire et son développement légitime, en craignant les questions nouvelles, sans admettre en définitive que l’Esprit de Dieu est à l’oeuvre aujourd’hui dans l’Église, avec ses Pasteurs unis au Successeur de Pierre.

Ces faits ne sont pas étonnants. si l’on pense aux phénomènes analogues dans l’histoire de l’Église.

Mais il est d’autant plus nécessaire de concentrer toutes les forces sur l’interprétation juste, c’est à dire authentique, du magistère conciliaire, comme le fondement indispensable de l’autoréalisation ultérieure de l’Église, pour laquelle ce magistère est la source des inspirations et des orientations justes. Les deux tendances extrêmes que je signalais entretiennent non seulement une opposition, mais une division fâcheuse et préjudiciable, comme si elles s’attisaient mutuellement au point de créer un malaise pour tous, voire un scandale, et de dépenser dans ce soupçon et cette critique réciproques tant d’énergies qui seraient si utiles à un véritable renouveau.

Il faut espérer que les uns et les autres, qui ne manquent pas de générosité ni de foi, apprennent humblement, avec leurs Pasteurs, à surmonter cette opposition entre frères, pour accepter l’interprétation authentique du Concile - car c’est là la question de fond - et pour faire face ensemble à la mission de l’Église, dans la diversité de leur sensibilité pastorale.

Certes la grande majorité des chrétiens de votre pays sont prêts à manifester leur fidélité et leur disponibilité à suivre l’Église; ils ne partagent pas ces positions extrêmes et abusives, mais un certain nombre flottent entre les deux ou en sont troublés; et le problème est aussi qu’ils risquent de devenir indifférents et de s’éloigner de la foi. L’heure vous impose d’être plus que jamais les artisans de l’unité, en veillant à la fois aux questions de fond qui sont en jeu et aux difficultés psychologiques qui empêchent la vie ecclésiale dans la vérité et dans la charité.

3. J’en viens maintenant à une autre question fondamentale: pourquoi, dans l’étape actuelle de la mission de l’Église, une concentration particulière sur l’homme est-elle nécessaire? J’ai développé cela dans l’encyclique “Redemptor Hominis”, en essayant de mettre en évidence le fait que cet accent anthropologique a une racine christologique profonde et forte.

Les causes en sont diverses. Il y a des causes visibles et perceptibles, selon les variations multiples qui dépendent par exemple du milieu, du pays, de la nation, de l’histoire, de la culture. Il existe donc certainement un ensemble spécifique de causes qui sont caractéristiques de la réalité “française” de l’Église dans le monde de ce temps. Vous êtes les mieux placés pour les connaître et les comprendre. Si je me permets d’aborder ce sujet, je le fais avec la conviction que le problème - vu l’état actuel de la civilisation d’une part, et les menaces qui pèsent sur l’humanité d’autre part - a une dimension à la fois fondamentale et universelle. Dans cette dimension universelle et en même temps locale, l’Église doit par conséquent affronter la problématique commune de l’homme comme une partie intégrante de sa mission évangélique.

Non seulement le message évangélique est adressé à l’homme, mais c’est un grand message messianique sur l’homme: c’est la révélation à l’homme de la vérité totale sur lui-même et sur sa vocation dans le Christ [2].

En annonçant ce message, nous sommes au centre de la réalisation de Vatican II. Et la mise en oeuvre de ce message nous est d’ailleurs imposée par l’ensemble de la situation de l’homme dans le monde contemporain. Je ne voudrais pas répéter ce qui a déjà été dit dans “Gaudium et Spes” et dans “Redemptor Hominis”, auxquels il faut toujours se reporter. Toutefois, il n’est peut-être pas exagéré de dire, en ce lieu et dans ce cadre, que nous vivons une étape de tentation particulière pour l’homme.

Nous connaissons différentes étapes de cette tentation, à commencer par la première, au chapitre trois de la Genèse, jusqu’aux tentations si significatives auxquelles a été soumis le Christ lui-même: elles sont comme une synthèse de toutes les tentations nées de la triple concupiscence. La tentation actuelle cependant va plus loin (on pourrait presque dire que c’est une “méta-tentation”); elle va “au-delà” de tout ce qui, au cours de l’histoire, a constitué le thème de la tentation de l’homme, et elle manifeste en même temps, pourrait-on dire, le fond même de toute tentation. L’homme contemporain est soumis à la tentation du refus de Dieu au nom de sa propre humanité.

C’est une tentation particulièrement profonde et particulièrement menaçante du point de vue anthropologique, si l’on considère que l’homme n’a lui-même un sens que comme image et ressemblance de Dieu.

4. En tant que pasteurs de l’Église envoyés à l’homme de notre temps, nous devons être bien conscients de cette tentation, sous ses multiples aspects, non pas pour “juger l’homme”, mais pour aimer davantage encore cet homme: “aimer” veut toujours dire d’abord “comprendre”.

En même temps que cette attitude que nous pourrions appeler passive, il nous faut avoir, d’une manière d’autant plus profonde, une attitude positive, je veux dire être conscient de ce que l’homme historique est très profondément inscrit dans le mystère du Christ, être conscient de la capacité anthropologique de ce mystère, de “la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur”, selon l’expression de saint Paul [3].

Nous devons ensuite être particulièrement disposés au dialogue. Mais il faut avant tout définir sa signification principale et ses conditions fondamentales.

Selon la pensée de Paul VI, et on peut dire aussi du Concile, le “dialogue” signifie certainement l’ouverture, la capacité de comprendre un autre jusqu’aux racines mêmes: son histoire, le chemin qu’il a parcouru, les inspirations qui l’animent. Il ne signifie ni l’indifférentisme, ni en aucune façon “l’art de confondre les concepts essentiels”; or malheureusement, cet art est très souvent reconnu comme équivalant à l’attitude du “dialogue”. Et il ne signifie pas non plus “voiler” la vérité de ses convictions, de son “credo”.

Certes, le Concile requiert de l’Église à notre époque qu’elle ait une foi ouverte au dialogue, dans les diverses cercles d’interlocuteurs dont parlait Paul VI; il requiert également que sa foi soit capable de reconnaître toutes les semences de vérité où qu’elles se trouvent. Mais, pour cette raison même, il requiert de l’Église une foi très mûre, une foi très consciente de sa propre vérité, et en même temps très profondément animés par l’amour.

Tout cela est important en raison de notre mission de pasteurs de l’Église et de prédicateurs de l’Évangile.

Il faut tenir compte du fait que ces formes modernes de la tentation de l’homme prenant l’homme comme absolu atteignent aussi la communauté de l’Église, deviennent aussi des formes de sa tentation, et cherchent ainsi à la détourner de l’autoréalisation à laquelle elle a été appelée par l’Esprit de Vérité précisément par le Concile de notre siècle.

D’une part, nous nous trouvons face à la menace de l’athéisation “systématique”, et en un certain sens “forcée” au nom du progrès de l’homme; mais d’autre part il y a ici une autre menace, intérieure à l’Église: elle consiste à vouloir, de multiples façons, “se conformer au monde” dans son aspect actuel “évolué”.

On sait combien ce désir se distingue radicalement de ce qu’a enseigné le Christ; il suffit de rappeler la comparaison évangélique du levain et celle du sel de la terre, pour mettre en garde les Apôtres contre la ressemblance avec le monde.

Il ne manque pas toutefois de pionniers ni de “prophètes” de cette orientation du “progrès” dans l’Église.

5. C’est dire l’ampleur de la tâche des pasteurs en matière de “discernement”, entre ce qui constitue un vrai “renouveau” et ce qui, sous le manteau, abrite les tendances de la “sécularisation” contemporaine et de la “laïcisation”, ou encore la tendance au “compromis” avec un système dont on ne connaît peut-être pas toutes les prémisses.

C’est dire aussi combien grande est la tâche des pasteurs pour “conserver le dépôt”, pour rester fidèle au mystère du Christ inscrit dans l’ensemble de l’histoire de l’homme et aussi pour rester fidèle à ce merveilleux “sens surnaturel de la foi” du peuple de Dieu tout entier, qui en général n’est pas l’objet de publicité dans les mass-médias, et qui s’exprime cependant dans la profondeur des coeurs et des consciences avec la langue authentique de l’Esprit. Notre ministère doctrinal et pastoral doit rester surtout au service de ce sensus fidelium, comme l’a rappelé la Constitution “Lumen Gentium” [4].

A une époque où l’on parle tant du “charisme prophétique” - en n’utilisant pas toujours ce concept conformément à son sens exact - il nous faut profondément rénover et reconstruire la conscience du charisme prophétique lié au ministère épiscopal des maîtres de la foi et des “guides du troupeau”, lesquels incarnent dans la vie, selon une analogie adéquate, les paroles du Christ sur le “Bon Pasteur”.

Le Bon Pasteur se soucie du pâturage, de la nourriture des brebis. Ici, je pense tout particulièrement aux publications théologiques, répandues très vite et au loin, et dans beaucoup de milieux, et dont l’essentiel est vulgarisé dans les revues: ce sont elles qui, selon leurs qualités, leur profondeur, leur sens de l’Église, éduquent et approfondissent la foi, ou au contraire l’ébranlent ou la dissolvent par leur partialité ou leurs méthodes. Les publications françaises ont souvent eu, elles ont toujours, une portée internationale, même auprès des jeunes Églises. Votre charisme prophétique vous fait un devoir de veiller particulièrement à leur fidélité doctrinale, à leur qualité ecclésiale.

6. La question fondamentale que nous devons nous poser, nous, évêques sur lesquels pèse une responsabilité particulière en ce qui concerne la vérité de l’Évangile et la mission de l’Église, est celle de la crédibilité de cette mission et de notre service. En ce domaine, nous sommes parfois interrogés et jugés sévèrement: l’un d’entre vous n'écrivait-il pas: “Notre époque aura été dure à l’égard des évêques”? Et par ailleurs nous sommes prêts à nous juger nous-mêmes sévèrement, et à juger sévèrement la situation religieuse du pays et les résultats de notre pastorale. L’Église en France n’a pas été exempte de tels jugements: il suffit de se remémorer le célèbre livre de l’Abbé Godin: “France, pays de mission?”, ou encore l’affirmation bien connue: “L’Eglise a perdu la classe ouvrière”.

Ces jugements demandent toutefois que l’on observe une modération perspicace.Il faut aussi penser à long terme, car c’est essentiel pour notre mission. Maison ne peut pas nier que l’Église en France ait entrepris, et entreprenne, de grands efforts en vue “d’atteindre ceux qui sont loin”, surtout dans les milieux ouvriers et ruraux déchristianisés.

Ces efforts doivent conserver pleinement un caractère évangélique, apostolique et pastoral. Il n’est pas possible de succomber aux “défis de la politique”. Nous ne pouvons pas non plus accepter de nombreuses résolutions qui prétendent être seulement “justes”. Nous ne pouvons pas nous laisser enfermer dans visions d’ensemble qui sont en réalité unilatérales. Il est vrai que les mécanismes sociaux, et aussi leur caractéristique politique et économique, semblent confirmer ces visions d’ensemble et certains faits douloureux: “pays de mission”, “perte de la classe ouvrière”. Il semble toutefois que nous devons être prêts non seulement à l’autocritique, mais aussi à la “critique” des mécanismes eux-mêmes. L’Église doit être prête à défendre les droits des hommes au travail, dans chaque système économique et politique.

On ne peut surtout pas oublier la très grande contribution de l’Église et du catholicisme français dans le domaine missionnaire de l’Église par exemple, ou le domaine de la culture chrétienne. On ne peut pas accepter que ces chapitres soient clos! Bien plus, on ne peut accepter que, dans ces domaines, l’Église en France change la qualité de sa contribution et l’orientation qu’elle avait prise et qui mérite une crédibilité totale.

Il faudrait évidemment considérer ici toute une série de tâches élémentaires à l’intérieur de l’Église, en France même, par exemple la catéchèse, la pastorale de la famille, l’oeuvre des vocations, les séminaires, l’éducation catholique, la théologie. Tout cela dans une grande synthèse de cette “crédibilité” qui est si nécessaire pour l’Église en France, comme partout d’ailleurs, et pour le bien commun de l’Église universelle.

7. Votre responsabilité s’étend en effet - comme chez les autres épiscopats, mais d’une manière diverse - au-delà de “votre” Église, au-delà de la France. Cela, vous devez l’accepter, et vous ne pouvez pas vous en affranchir. Là encore, il faut une vision vraiment universelle de l’Église et du monde, et particulièrement précise, je dirais “sans erreur”.

Vous ne pouvez pas agir seulement en fonction des circonstances qui se sont jadis présentées devant vous et qui vous sont encore offertes. Vous devez avoir un “plan de solidarité” précis et exact, à l’égard de ceux qui ont un droit particulier à compter sur votre solidarité et à l’attendre de vous. Vous devez avoir les yeux largement ouverts vers l’Occident et vers l’Orient, vers le Nord et vers le Sud. Vous devez donner le témoignage de votre solidarité à ceux qui souffrent de la faim et de l’injustice, à cause de l’héritage du colonialisme ou de la répartition défectueuse des biens matériels. Mais vous devez aussi être très sensibles à tous les dommages qui sont faits à l’esprit humain: à la conscience, aux convictions religieuses, etc.

N’oubliez pas que l’avenir de l’Évangile et de l’Église s’élabore peut-être de manière particulière là où les hommes subissent parfois, pour leur foi et pour les conséquences de la foi, des sacrifices dignes des premiers chrétiens. Vous ne pouvez pas garder le silence là-dessus face à votre société et à votre Église. Il faut en ce domaine une particulière solidarité du témoignage et de la prière commune!

Il y a là un chemin sûr pour renfoncer la crédibilité de l’Église dans votre pays, et il ne doit pas être délaissé. Vous êtes insérés en effet dans un système de vases communicants, même si, dans ce système, vous êtes indubitablement une composante particulièrement vénérable, particulièrement importante et influente. Cela crée beaucoup de devoirs! Le chemin vers l’avenir de l’Église en France - le chemin vers cette grande conversion, peut-être, dont évêques, prêtres et fidèles sentent le besoin - passe par l’acceptation de ces devoirs!

Mais face aux négations qui sont le fait de beaucoup, face aux désespoirs qui, à la suite des nombreuses vicissitudes historiques, semblent former le visage spirituel de la société contemporaine, ne vous reste-t-il pas toujours la même puissante ossature de l’Évangile et de la sainteté, qui constitue un patrimoine particulier de l’Église en France?

Le christianisme n’appartient-il pas de façon immanente au “génie de votre nation”?

La France n’est-elle pas toujours “la Fille aînée de l’Église”?

 [1] (Mt 28,20).
 [2] Cfr. Gaudium et Spes.
 [3] (Ep 3,18).
 [4] Cfr. (Lumen Gentium LG 12).



AUX SÉMINARISTES

Paris (France), Dimanche 1er juin 1980


Chers amis séminaristes,

1. Je ne pouvais achever cet après-midi sans passer un moment avec vous, faire connaissance de vos visages, ni vous exhorter au nom du Seigneur. Quelle joie de vous rencontrer, vous les jeunes en formation dans la région parisienne! On m’a dit qu’étaient rassemblés ici les élèves du Séminaire Saint-Sulpice, ceux du Séminaire universitaire des Carmes et les membres de différents groupes d’acheminement. C’est bien. Je suis heureux que l’on puisse compter sur votre disponibilité à servir, sur votre générosité. En vous adressant ces quelques mots, vous me permettrez de m’adresser en même temps à tous vos confrères français qui, ailleurs dans ce pays, mais aussi dans mon diocèse de Rome, suivent la même voie.

Vous le savez, je viens d’avoir une longue séance de travail avec vos évêques. Ce fut un entretien particulièrement important, au cours duquel nous avons pu, nous qui portons solidairement la charge de toutes les Églises, nous mettre en face de nos responsabilités pour les assumer selon ce qui plaît à Dieu. Et maintenant, il semble tout naturel de poursuivre en quelque façon une telle conversation, avec ceux qui se préparent à devenir les collaborateurs de l’ordre épiscopal, et à être ainsi associés, dans la personne du Christ, à la prédication de l’Évangile et à la conduite du peuple de Dieu. Vous êtes encore jeunes, certainement, mais déjà vous pressentez bien des choses. Vous comprenez que votre don doit être total et que, plus vous irez, plus vous découvrirez la nécessité de le rendre - si j’ose dire - plus total encore. C’est donc à ce niveau que je me situerai avec vous, en tenant compte évidemment du fait qu’un itinéraire comme le vôtre demande du temps, une longue maturation spirituelle, intellectuelle et pastorale, et que le simple désir de devenir prêtre ne suffit pas en soi à correspondre aux exigences du sacerdoce.

2. L’une de ces exigences, la plus fondamentale, est que vous soyez profondément enracinés en Jésus-Christ. Je vous y invite de tout mon coeur. Si vous pouviez apprendre, par la prière et la contemplation, à vivre, prêcher, aimer et souffrir comme le Christ, il semble que les grandes lignes de votre mission se préciseraient peu à peu, et que vous éprouveriez aussi un besoin vital de rejoindre les hommes et de leur apporter ce dont ils ont vraiment besoin. Dans une telle démarche se trouve déjà l’âme de l’apostolat, de sorte que l’“agir” est indissolublement lié à l’“être”, et réciproquement, sans qu’il soit utile de poursuivre de vains débats, ni bon de privilégier l’un au détriment de l’autre. L’Église entend vous former dans une unité intérieure complète, où la mission requiert l’intimité avec Dieu, et où celle-ci appelle celle-là.

Ne voulez-vous pas être, vous-mêmes, de “bons pasteurs”? Le bon Pasteur donne sa vie, et il donne sa vie pour ses brebis. Eh bien! il faut découvrir le sens du sacrifice de soi, relié au sacrifice du Christ, et vous offrir pour les autres qui attendent de vous ce témoignage. Cela peut se dire à tous les fidèles, mais à plus forte raison et à un titre spécial aux prêtres et aux futurs prêtres.

Puissent votre participation quotidienne à l’Eucharistie et les efforts que vous accomplirez pour faire grandir en vous la dévotion eucharistique, vous aider sur ce chemin!

3. Je vous parlais il y a un instant d’unité à l’intérieur de vous-mêmes. A mon sens, elle permet d’acquérir ce que l’on pourrait appeler la sagesse pastorale. L’un des fruits du décret conciliaire de Vatican II sur la formation au sacerdoce fut assurément de créer les conditions d’une meilleure préparation pastorale des candidats. Grâce à l’équilibre intérieur réalisé en vous, vous devez pouvoir affiner votre jugement sur les hommes, sur les choses, sur les situations, les regarder à la Lumière de Dieu et non avec les yeux du siècle. Cela vous amènera à une perception profonde des problèmes, des urgences multiples de la mission, et en même temps cela vous poussera vers le bon objectif. Vous subirez moins ainsi la tentation de “célébrer” uniquement ce que vivent nos contemporains, ou au contraire d’expérimenter sur ceux-ci des idées pastorales peut-être généreuses, mais personnelles et sans la garantie de l’Église: on ne fait pas d’expériences sur les hommes. Et vous prendrez à coeur, par le fait même, votre travail intellectuel indispensable aujourd’hui comme après l’ordination, afin de transmettre aux autres tout le contenu de la foi en une synthèse exacte, harmonieuse et facile à assimiler.

Est-il d’ailleurs nécessaire de préciser que le prêtre est un parmi d’autres? Il ne peut pas être à lui seul tout à tous. Son ministère s’exerce au sein d’un presbyterium, autour d’un évêque. Tel est déjà un peu votre cas, dans la mesure où se renforcent progressivement vos liens avec votre diocèse, où l’on vous insère dans des équipes pastorales, pour développer en vous la capacité d’ouvrer en Église. Et si votre cheminement personnel - ou l’accent mis parfois sur tel ou tel aspect de votre préparation - vous rendent plus aptes à un type de ministère déterminé, auprès d’une catégorie plus particulière de population, vous n’en serez pas moins fondamentalement envoyés à tous, avec le souci pastoral de tous et la volonté de collaborer avec tous, sans aucune exclusive de tendance ou de milieu. Vous devez être capables aussi d’accepter tout ministère qui vous sera confié, sans subordonner votre acceptation à la conformité avec les convenances ou des projets personnels. En la matière, ce sont les besoins de l’Église qui sont prioritaires, et c’est à eux qu’il faut s’adapter.

Ceci paraît absolument essentiel à vos Évêques et à moi-même, en considération de la charge dont la Providence nous a investis et à laquelle vous serez un jour associes.

4. Mes chers Fils, vous voyez l’ampleur de la tâche, l’ampleur des besoins. Vous n’êtes guère nombreux, et pourtant les efforts entrepris depuis plusieurs années commencent à donner des résultats visibles. Je ne vous dirai pas que la générosité des laïcs permettra de pallier le manque de prêtres. C’est tout à fait d’un autre ordre. Chez les laïcs, vous aurez toujours à développer le sens de la responsabilité et à les éduquer à prendre toute leur place dans la communauté. Mais ce que Dieu à mis en vos coeurs par son appel correspond à une vocation spécifique. Essayez de mieux donner le témoignage de votre foi et de votre joie. Vous êtes les témoins des vocations sacerdotales auprès des adolescents et des jeunes de votre âge. Ah! Si vous saviez rendre compte de l’espérance qui est en vous, en montrer que la mission ne peut attendre, en France et plus encore en d’autres pays plus défavorisés! Je vous encourage de toutes mes forces à être les premiers apôtres des vocations.

5. Je veux encourager aussi et remercier vos maîtres et vos éducateurs à tous les niveaux: directeurs de séminaires, délégués diocésains, prêtres des paroisses, des aumôneries et des mouvements qui concourent à votre formation, et ceux qui vous ont permis de discerner l’appel du Seigneur. Vous leur devez beaucoup. L’Église leur doit beaucoup. En ce lieu, j’aimerais rendre spécialement hommage aux prêtres de la Compagnie de Saint-Sulpice, qui ont su mériter l’estime de tous dans leur service du sacerdoce.

Vos éducateurs ont une tâche difficile. Il faut que l’on sache, en France, que je leur accorde ma confiance et leur donne mon appui fraternel. Ils veulent former des prêtres de qualité. Qu’ils poursuivent et développent encore leurs efforts, en s’appuyant sur les textes du Concile, sur les excellentes “Rationes” qui ont été préparées à la demande du Saint-Siège, et sur les documents récents publiés par la Congrégation pour l’Éducation catholique et qu’ils vous ont, je n’en doute pas, largement distribués et commentés.

Un très grand merci à vous tous, chers Confrères et chers Fils. Je vous donne rendez-vous tout à l’heure, au Parc des Princes, avec les jeunes de la région parisienne, et je vous bénis avec ma profonde affection.



MESSAGE DU SAINT PÈRE AUX JEUNES DE FRANCE

Paris, Dimanche 1er juin 1980


Merci, merci, chers jeunes de France, d’être venus ce soir pour cette veillée avec le Pape! Merci de votre confiance! Merci à tous ceux aussi qui m’ont écrit! La rencontre avec la jeunesse est toujours un temps fort de mes visites pastorales. Merci de ce que vous avez préparé ce soir pour les yeux et pour le coeur! Vous me donnez maintenant votre témoignage, vous professez votre foi. Et moi, ensuite, je parlerai de votre vie de jeunes, en ayant présentes à l’esprit vos questions, et je professerai avec vous toute la foi de l’Eglise.



Chers jeunes de France,

1. Merci infiniment d’être venus si nombreux, si joyeux, si confiants, si unis entre vous! Merci aux jeunes de Paris et de la région parisienne! Merci aux jeunes qui sont venus avec enthousiasme des quatre coins de France! J’aurais tant aimé serrer la main de chacun d’entre vous, rencontrer son regard, lui dire une parole personnelle et amicale. Cette impossibilité matérielle n’est pas un obstacle à la profonde communion des esprits et des coeurs. Vos échanges de témoignages en sont la preuve. Votre assemblée réjouit mes yeux et bouleverse mon coeur. Votre assemblée de jeunes a voulu être digne des foules de jeunes que j’ai déjà rencontrées au cours de mes voyages apostoliques, au Mexique d’abord, puis en Pologne, en Irlande, aux Etas-Unis, et tout récemment en Afrique.

Je puis vous le confier: Dieu m’a fait la grâce - comme à tant d’évêques et de prêtres - d’aimer passionnément les jeunes, assurément différents d’un pays à l’autre, mais tellement semblables dans leurs enthousiasmes et leurs déceptions, leurs aspirations et leurs générosités! Ceux d’entre vous qui ont eu la possibilité de nouer contacts et amitiés avec la jeunesse d’une autre province, d’un autre pays, d’un autre continent que les leurs, comprennent peut-être mieux et partagent certainement ma foi dans la jeunesse, parce qu’elle est partout, aujourd’hui comme hier, porteuse de grandes espérances pour le monde et pour l’Eglise. Jeunes de France, chrétiens convaincus ou sympathisants envers le christianisme, je voudrais, en cette soirée inoubliable, que nous fassions tous ensemble une ascension, une véritable cordée en direction des sommets à la fois difficiles et tonifiants de la vocation de l’homme, de l’homme chrétien. Je veux en effet partager avec vous, comme un ami avec ses amis, mes propres convictions d’homme et de serviteur de la foi et de l’unité du peuple de Dieu.

2. Vos problèmes et vos souffrances de jeunes me sont connus, au moins à un plan général: une certaine instabilité inhérente à votre âge et augmentée par l’accélération des mutations de l’histoire, une certaine défiance à l’égard des certitudes, exacerbée par le savoir appris à l’école et l’ambiance fréquente de critique systématique, l’inquiétude de l’avenir et les difficultés d’insertion professionnelle, l’excitation et la surabondance des désirs dans une société qui fait du plaisir le but de la vie, le sentiment pénible d’impuissance à maîtriser les conséquences équivoques ou néfastes du progrès, les tentations de révolte, d’évasion ou de démission. Tout cela, vous le savez, au point d’en être saturés. Je préfère, avec vous, gagner les hauteurs. Je suis persuadé que vous voulez sortir de cette atmosphère débilitante et approfondir ou redécouvrir le sens d’une existence véritablement humaine parce que ouverte à Dieu, en un mot votre vocation d’homme dans le Christ.

3. L’être humain est un être corporel. Cette affirmation toute simple est lourde de conséquences. Si matériel qu’il soit, le corps n’est pas un objet parmi d’autres objets. Il est d’abord quelqu’un, en ce sens qu’il est une manifestation de la personne, un moyen de présence aux autres, de communication, d’expression extrêmement variée. Le corps est une parole, un langage. Quelle merveille et quel risque en même temps!

Jeunes gens et jeunes filles, ayez un très grand respect de votre corps et du corps des autres! Que votre corps soit au service de votre moi profond! Que vos gestes, vos regards, soient toujours le reflet de votre âme! Adoration du corps? Non, jamais! Mépris du corps? Pas davantage. Maîtrise du corps! Oui! Transfiguration du corps! Plus encore!

Il vous arrive souvent d’admirer cette merveilleuse transparence de l’âme chez beaucoup d’hommes et de femmes dans l’accomplissement quotidien de leurs tâches humaines. Pensez à l’étudiant ou au sportif qui mettent toutes leurs énergies physiques au service de leur idéal respectif. Pensez au papa et à la maman dont le visage penché sur leur enfant respire si profondément les joies de la paternité et de la maternité. Pensez au musicien ou à l’acteur identifiés aux auteurs qu’ils font revivre. Voyez le trappiste ou le chartreux, la carmélite ou la clarisse radicalement livrés à la contemplation et laissant transparaître Dieu.

Je vous souhaite vraiment de relever le défi de ce temps et d’être tous et toutes des champions de la maîtrise chrétienne du corps. Le sport bien compris, et qui renaît aujourd’hui au-delà du cercle des professionnels, est un très bon adjuvant.

Cette maîtrise est déterminante pour l’intégration de la sexualité à votre vie de jeunes et d’adultes. Il est difficile de parler de la sexualité à l’époque actuelle, marquée par un défoulement qui n’est pas sans explication mais qui est, hélas, favorisé par une véritable exploitation de l’instinct sexuel.

Jeunes de France, l’union des corps a toujours été le langage le plus fort que deux êtres puissent se dire l’un à l’autre. Et c’est pourquoi un tel langage, qui touche au mystère sacré de l’homme et de la femme, exige qu’on n’accomplisse jamais les gestes de l’amour sans que les conditions d’une prise en charge totale et définitive de l’autre soient assurées, et que l’engagement en soit pris publiquement dans le mariage. Jeunes de France, gardez ou retrouvez une saine vision des valeurs corporelles! Contemplez davantage le Christ Rédempteur de l’homme! Il est le Verbe fait chair que tant d’artistes ont peint avec réalisme pour nous signifier clairement qu’il a tout assumé de la nature humaine, y compris la sexualité, en la sublimant dans la chasteté.

4. L’esprit est la donnée originale qui distingue fondamentalement l’homme du monde animal et qui lui donne un pouvoir de maîtrise sur l’univers. Je ne résiste pas à vous citer votre incomparable écrivain français Pascal: “L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser...; mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt; et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée...; travaillons donc à bien penser” [1].

En parlant ainsi de l’esprit, j’entends l’esprit capable de comprendre, de vouloir, d’aimer. C’est proprement par là que l’homme est homme. Sauvegardez à tout prix en vous et autour de vous le domaine sacré de l’esprit! Vous savez que dans le monde contemporain, il existe encore, hélas, des systèmes totalitaires qui paralysent l’esprit, portent gravement atteinte à l’intégrité, à l’identité de l’homme, en le réduisant à l’état d’objet, de machine, en le privant de sa force de rebondissement intérieur, de ses élans de liberté et d’amour. Vous savez aussi qu’il existe des systèmes économiques qui, tout en se flattant de leur formidable expansion industrielle, accentuent en même temps la dégradation, la décomposition de l’homme.

Même les mass-médias, qui devraient contribuer au développement intégral des hommes et à leur enrichissement réciproque dans une fraternité croissante, ne sont pas sans provoquer non plus un martèlement et même l’envoûtement des intelligences et des imaginations qui nuisent à la santé de l’esprit, du jugement et du coeur, déforment chez l’homme la capacité de discerner ce qui est sain de ce qui est malsain. Oui, à quoi bon des réformes sociales et politiques même très généreuses, si l’esprit, qui est aussi conscience, perd sa lucidité et sa vigueur?

Pratiquement, dans ce monde tel qu’il est et que vous ne devez pas fuir, apprenez de plus en plus à réfléchir, à penser! Les études que vous faites doivent être un moment privilégié d’apprentissage à la vie de l’esprit. Démasquez les slogans, les fausses valeurs, les mirages, les chemins sans issue! Je vous souhaite l’esprit de recueillement, d’intériorité. Chacun et chacune de vous, à son niveau, doit favoriser le primat de l’esprit et même contribuer` à remettre en honneur ce qui a valeur d’éternité plus encore que d’avenir. En vivant ainsi, croyants ou non-croyants, vous êtes tout proches de Dieu. Dieu est Esprit!

5. Vous valez aussi ce que vaut votre coeur. Toute l’histoire de l’humanité est l’histoire du besoin d’aimer et d’être aimé. Cette fin de siècle - surtout dans les régions d’évolution sociale accélérée - rends plus difficile l’épanouissement d’une saine affectivité. C’est sans doute pourquoi beaucoup de jeunes et de moins jeunes recherchent l’ambiance de petits groupes, afin d’échapper à l’anonymat et parfois à l’angoisse, afin de retrouver leur vocation profonde aux relations interpersonnelles. A en croire une certaine publicité, notre époque serait même éprise de ce que l’on pourrait appeler un doping du coeur.

Il importe en ce domaine, comme dans les précédents, de voir clair. Quel que soit l’usage qu’en font les humains, le coeur - symbole de l’amitié et de l’amour - a aussi ses normes, son éthique. Faire place au coeur dans la construction harmonieuse de votre personnalité n’a rien à voir avec la sensiblerie ni même la sentimentalité. Le coeur, c’est l’ouverture de tout l’être à l’existence des autres, la capacité de les deviner, de les comprendre. Une telle sensibilité, varie et profonde, rend vulnérable. C’est pourquoi certains sont tentés de s’en défaire en se durcissant.

Aimer, c’est donc essentiellement se donner aux autres. Loin d’être une inclination instinctive, l’amour est une décision consciente de la volonté d’aller vers les autres. Pour pouvoir aimer en vérité, il faut se détacher de bien des choses et surtout de soi, donner gratuitement, aimer jusqu’au bout. Cette dépossession de soi - oeuvre de longue haleine - est épuisante et exaltante. Elle est source d’équilibre. Elle est le secret du bonheur.

Jeunes de France, levez plus souvent les yeux vers Jésus-Christ! Il est l’Homme qui a le plus aimé, et le plus consciemment, le plus volontairement, le plus gratuitement! Méditez le testament du Christ: “Il n’y a pas de plus grande preuve d’amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime”. Contemplez l’Homme-Dieu, l’homme au coeur transpercé! N’ayez pas peur! Jésus n’est pas venu condamner l’amour mais libérer l’amour de ses équivoques et de ses contrefaçons. C’est bien Lui qui a retourné le coeur de Zachée, de la Samaritaine, et qui opère aujourd’hui encore, par le monde entier, de semblables conversions. Il me semble que, ce soir, le Christ murmure à chacun et à chacune d’entre vous: “Donne moi ton coeur!... Je le purifierai, je le fortifierai, je l’orienterai vers tous ceux qui en ont besoin: vers ta propre famille, vers ta communauté scolaire ou universitaire, vers ton milieu social, vers les malaimés, vers les étrangers qui vivent sur le sol de France, vers les habitants du monde entier qui n’ont pas de quoi vivre et se développer, vers les plus petits d’entre les hommes. L’amour exige le partage!”.

Jeunes de France, c’est l’heure plus que jamais de travailler la main dans la main à la civilisation de l’amour, selon l’expression chère à mon grand prédécesseur Paul VI. Quel chantier gigantesque! Quelle tâche enthousiasmante!

Au plan du coeur, de l’amour, j’ai encore une confidence à vous faire. Je crois de toutes mes forces que beaucoup parmi vous sont capables de risquer le don total, au Christ et à leurs frères, de toutes leurs puissances d’aimer. Vous comprenez parfaitement que je veux parler de la vocation au sacerdoce et à la vie religieuse. Vos villes et vos villages de France attendent des ministres au coeur brûlant pour annoncer l’Evangile, célébrer l’Eucharistie, réconcilier les pécheurs avec Dieu et avec leurs frères. Ils attendent aussi des femmes radicalement consacrées au service des communautés chrétiennes et de leurs besoins humains et spirituels. Votre réponse éventuelle à cet appel se situe bien dans l’axe de l’ultime question de Jésus à Pierre: “M’aimes-tu?”.

6. J’ai parlé des valeurs du corps, de l’esprit et du coeur. Mais en même temps j’ai laissé entrevoir une dimension essentielle sans laquelle l’homme retombe prisonnier de lui-même ou des autres: c’est l’ouverture à Dieu. Oui, sans Dieu, l’homme perd la clef lui-même, il perd la clef de son histoire. Car, depuis la création, il porte en lui la ressemblance de Dieu. Celle-ci, reste en lui à l’état de voeu implicite et de besoin inconscient, malgré le péché. Et l’homme est destiné à vivre avec Dieu. La encore, le Christ va se révéler notre chemin. Mais ce mystère nous demande peut-être une attention plus grande.

Jésus-Christ, le Fils de Dieu fait homme, a vécu tout ce qui fait la valeur de notre nature humaine, corps, esprit et coeur, dans une relation aux autres pleinement libre, marquée du sceau de la vérité et remplie d’amour. Toute sa vie, autant que ses paroles, a manifesté cette liberté, cette vérité, cet amour, et spécialement le don volontaire de sa vie pour les hommes. Il a pu proclamer ainsi la charte d’un monde bienheureux, oui bienheureux, sur le chemin de la pauvreté, de la douceur, de la justice, de l’espérance, de la miséricorde, de la pureté, de la paix, de la fidélité jusque dans la persécution, et deux mille ans après, cette charte est inscrite au coeur de notre rassemblement. Mais le Christ n’a pas seulement donné l’exemple et enseigné. Il a effectivement libéré des hommes et des femmes de ce qui tenait captif leur corps, leur esprit et leur coeur. Et depuis qu’il est mort et ressuscité pour nous, il continue à le faire, pour les hommes et les femmes de toute condition et de tout pays, du moment qu’ils lui donnent leur foi. Il est le Sauveur de l’homme. Il est le Rédempteur de l’homme. “Ecce homo”, disait Pilate, sans bien comprendre la portée de ses paroles: “Voilà l’homme”.

Comment osons-nous dire cela, chers amis? La vie terrestre du Christ a été brève, plus brève encore son activité publique. Mais sa vie est unique, sa personnalité est unique au monde. Il n’est pas seulement un frère pour nous, un ami, un homme de Dieu. Nous reconnaissons en lui le Fils unique de Dieu, celui qui ne fait qu’un avec Dieu le Père et que le Père a donné au monde. Avec l’Apôtre Pierre, dont je suis l’humble Successeur, je professe: “Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant”. Et c’est bien parce que le Christ partage à la: fois la nature divine et notre nature humaine que l’offrande de sa vie, dans sa mort et sa résurrection, nous atteint, nous les hommes d’aujourd’hui, nous sauve, nous purifie, nous libère, nous élève: “Le Fils de Dieu s’est uni d’une certaine manière à tout homme”. Et j’aime redire ici le souhait de ma première encyclique: “Que tout homme puisse retrouver le Christ afin que le Christ puisse parcourir la route de l’existence, en compagnie de chacun, avec la puissance de vérité sur l’homme et sur le monde contenue dans le mystère de l’Incarnation et de la Rédemption, avec la puissance de l’amour qui en rayonne” [2].

Si le Christ libère et élève notre humanité, c’est qu’il l’introduit dans l’alliance avec Dieu, avec le Père, avec le Fils, avec le Saint-Esprit. Nous fêtions ce matin la Sainte Trinité. Voilà la véritable ouverture à Dieu à laquelle chaque coeur humain aspire même sans le savoir et que le Christ offre au croyant. Il s’agit d’un Dieu personnel et pas seulement du Dieu des philosophes et des savants, mais du Dieu révélé dans la Bible, Dieu d’Abraham, Dieu de Jésus-Christ, celui qui est au coeur de notre histoire. C’est le Dieu qui peut saisir toutes les ressources de votre corps, de votre esprit, de votre coeur, pour leur faire porter du fruit, en un mot qui peut saisir tout votre être pour le renouveler dans le Christ, dès maintenant et au-delà de la mort.

Voilà ma foi, voilà la foi de l’Eglise depuis les origines, la seule qui est fondée sur le témoignage des Apôtres, la seule qui résiste aux flottements, la seule qui sauve l’homme. Je suis sûr que beaucoup d’entre vous en ont déjà fait l’expérience. Puissent-ils trouver dans ma venue un encouragement à l’approfondir par tous les moyens que l’Eglise met à leur disposition.

D’autres sans doute sont plus hésitants à adhérer pleinement à cette foi. Certains se disent en recherche à ce sujet. Certains s’estiment incroyants et peut-être incapables de croire, ou indifférents à la foi. D’autres refusent encore un Dieu dont le visage leur a été mal présenté. D’autres enfin, ébranlés par les retombées des philosophies du soupçon qui présentent la religion comme illusion ou aliénation, sont peut-être tentés de construire un humanisme sans Dieu. A tous ceux-là, je souhaite pourtant que, par honnêteté, ils laissent au moins leur fenêtre ouverte sur Dieu. Autrement ils risquent de passer à côté de la route de l’homme qu’est le Christ, de s’enfermer dans des attitudes de révolte, de violence, de se contenter de soupirs d’impuissance ou de résignation. Un monde sans Dieu se construit tôt ou tard contre l’homme. Certes, bien des influences sociales ou culturelles, bien des événements personnels ont pu incomber votre chemin de foi, ou vous en détourner.

Mais en fait, si vous le voulez, au milieu de ces difficultés que je comprends, vous avez encore finalement beaucoup de chance, dans votre pays de liberté religieuse, pour déblayer ce chemin et accéder, avec la grâce de Dieu, à la foi! Vous en avez les moyens! Les prenez-vous vraiment? Au nom de tout l’amour que je vous porte, je n’hésite pas à vous inviter: “Ouvrez toutes grandes vos portes au Christ!”. Que craignez-vous? Faites-lui confiance. Risquez de le suivre. Cela demande évidemment que vous sortiez de vous-mêmes, de vos raisonnements, de votre “sagesse”, de votre indifférence, de votre suffisance, des habitudes non chrétiennes que vous avez prises peut-être. Oui, cela demande des renoncements, une conversion, qu’il vous faut d’abord oser désirer, demander, dans la prière et commencer à pratiquer. Laissez le Christ être pour vous le Chemin, la Vérité et la Vie. Laissez-le être votre salut et votre bonheur. Laissez-le saisir votre vie tout entière pour qu’elle atteigne avec lui toutes ses dimensions, pour que toutes vos relations, activités, sentiments, pensées soient intégrés en lui, on pourrait dire “christifiés”. Je souhaite qu’avec le Christ vous reconnaissiez Dieu comme la source et la fin de votre existence.

Voilà les hommes et les femmes dont le monde a besoin, dont la France a besoin. Vous aurez personnellement le bonheur promis dans les Béatitudes et vous serez, en toute humilité et respect des autres, et au milieu d’eux, le ferment dont parle l’Evangile. Vous bâtirez un monde nouveau; vous préparerez un avenir chrétien. C’est un chemin de croix, oui, c’est aussi un chemin de joie, car c’est un chemin d’espérance.

Avec toute ma confiance et toute mon affection j’invite les jeunes de France à relever la tête et à marcher ensemble sur ce chemin, la main dans la main du Seigneur. “Jeune fille, lève-toi! Jeune homme, lève-toi!”.

 [1] Pascal, Pensées, n. 347.
 [2] Ioannis Pauli PP. II (Redemptor Hominis RH 13).




Discours 1980 - Paris (France), Dimanche 1er juin 1980