1981 Laborem exercens 14
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Le processus historique qui est ici brièvement présenté est assurément sorti de sa phase initiale, mais il continue et tend même à s'étendre dans les rapports entre nations et continents. Il appelle encore un éclaircissement sous un autre point de vue. Il est évident que lorsque l'on parle de l'antinomie entre travail et capital, il ne s'agit pas seulement de concepts abstraits ou de "forces anonymes" agissant dans la production économique. Derrière ces concepts, il y a des hommes, des hommes vivants, concrets. D'un côté, il y a ceux qui exécutent le travail sans être propriétaires des moyens de production, et, de l'autre, il y a ceux qui remplissent la fonction d'entrepreneurs et sont propriétaires de ces moyens, ou du moins représentent ces derniers. Ainsi donc s'insère dans l'ensemble de ce difficile processus historique, et depuis le début, le problème de la propriété. L'encyclique Rerum novarum, qui a pour thème la question sociale, met aussi l'accent sur ce problème, en rappelant et en confirmant la doctrine de l'Eglise sur la propriété, sur le droit à la propriété privée, même lorsqu'il s'agit des moyens de production. L'encyclique Mater et magistra a une position identique.
Ce principe, rappelé alors par l'Eglise et qu'elle enseigne toujours, diverge radicalement d'avec le programme du collectivisme, proclamé par le marxisme et réalisé dans divers pays du monde au cours des décennies qui ont suivi l'encyclique de Léon XIII. Il diffère encore du programme du capitalisme, pratiqué par le libéralisme et les systèmes politiques qui se réclament de lui. Dans ce second cas, la différence réside dans la manière de comprendre le droit de propriété. La tradition chrétienne n'a jamais soutenu ce droit comme un droit absolu et intangible. Au contraire, elle l'a toujours entendu dans le contexte plus vaste du droit commun de tous à utiliser les biens de la création entière: le droit à la propriété privée est subordonné à celui de l'usage commun, à la destination universelle des biens.
En outre, la propriété, selon l'enseignement de l'Eglise, n'a jamais été comprise de façon à pouvoir constituer un motif de désaccord social dans le travail. Comme il a déjà été rappelé plus haut, la propriété s'acquiert avant tout par le travail et pour servir au travail. Cela concerne de façon particulière la propriété des moyens de production. Les considérer séparément comme un ensemble de propriétés à part dans le but de les opposer, sous forme de "capital", au "travail" et, qui plus est, dans le but d'exploiter ce travail, est contraire à la nature de ces moyens et à celle de leur possession. Ils ne sauraient être possédés contre le travail, et ne peuvent être non plus possédés pour posséder, parce que l'unique titre légitime à leur possession et cela aussi bien sous la forme de la propriété privée que sous celle de la propriété publique ou collective est qu'ils servent au travail et qu'en conséquence, en servant au travail, ils rendent possible la réalisation du premier principe de cet ordre qu'est la destination universelle des biens et le droit à leur usage commun. De ce point de vue, en considération du travail humain et de l'accès commun aux biens destinés à l'homme, on ne peut pas exclure non plus la socialisation, sous les conditions qui conviennent, de certains moyens de production. Dans l'espace des décennies nous séparant de la publication de l'encyclique Rerum novarum, l'enseignement de l'Eglise a toujours rappelé tous ces principes, en remontant aux arguments formulés dans une tradition beaucoup plus ancienne, par exemple aux arguments connus de la Somme théologique de saint Thomas d'Aquin (22).
22- Pour le droit de propriété cf. II-II 66,2 a6 : De regimine principum, L,I, cc. 15 et 17. Pour la fonction sociale de la propriété, cf. II-II 134,1 ad3.
Dans le présent document, dont le thème principal est le travail humain, il convient de confirmer tout l'effort par lequel l'enseignement de l'Eglise sur la propriété a cherché et cherche toujours à assurer le primat du travail et, par là, la subjectivité de l'homme dans la vie sociale et, spécialement, dans la structure dynamique de tout le processus économique. De ce point de vue, demeure inacceptable la position du capitalisme "rigide", qui défend le droit exclusif de la propriété privée des moyens de production, comme un "dogme" intangible de la vie économique. Le principe du respect du travail exige que ce droit soit soumis à une révision constructive, tant en théorie qu'en pratique. S'il est vrai que le capital entendu comme l'ensemble des moyens de production est en même temps le produit du travail des générations, il est alors tout aussi vrai qu'il se crée sans cesse grâce au travail effectué avec l'aide de cet ensemble de moyens de production, qui apparaissent comme un grand atelier ou oeuvre, jour après jour, l'actuelle génération des travailleurs. Il s'agit, à l'évidence, des diverses sortes de travail, non seulement du travail dit manuel, mais aussi des divers travaux intellectuels, depuis le travail de conception jusqu'à celui de direction.
A cette lumière, les nombreuses propositions avancées par les experts de la doctrine sociale catholique et aussi par le magistère suprême de l'Eglise (23) acquièrent une signification toute particulière. Il s'agit des propositions concernant la copropriété des moyens de travail, la participation des travailleurs à la gestion et/ou aux profits des entreprises, ce que l'on nomme l'actionnariat ouvrier, etc. Quelles que soient les applications concrètes qu'on puisse faire de ces diverses propositions, il demeure évident que la reconnaissance de la position juste du travail et du travailleur dans le processus de production exige des adaptations variées même dans le domaine du droit de propriété des moyens de production. En disant cela, on prend en considération, non seulement les situations les plus anciennes, mais d'abord la réalité et la problématique qui se sont créées dans la seconde moitié de ce siècle, en ce qui concerne le tiers monde et les divers pays indépendants qui, spécialement en Afrique, mais aussi ailleurs, ont remplacé les territoires coloniaux d'autrefois.
23- Cf. Pie XI, encyclique Quadragesimo anno : AAS 23 (1931), p. 199 ; GS 68.
Si donc la position du capitalisme "rigide" doit être continuellement soumise à révision en vue d'une réforme prenant en considération les droits de l'homme, entendus dans leur sens le plus large et dans leurs rapports avec le travail, alors on doit affirmer, du même point de vue, que ces réformes multiples et tant désirées ne peuvent pas être réalisées par l'élimination a priori de la propriété privée des moyens de production. Il convient en effet d'observer que le simple fait de retirer ces moyens de production (le capital) des mains de leurs propriétaires privés ne suffit pas à les socialiser de manière satisfaisante. Ils cessent d'être la propriété d'un certain groupe social, les propriétaires privés, pour devenir la propriété de la société organisée, passant ainsi sous l'administration et le contrôle direct d'un autre groupe de personnes qui, sans en avoir la propriété mais en vertu du pouvoir qu'elles exercent dans la société, disposent d'eux à l'échelle de l'économie nationale tout entière, ou à celle de l'économie locale.
Ce groupe dirigeant et responsable peut s'acquitter de ses tâches de façon satisfaisante du point de vue du primat du travail, mais il peut aussi s'en acquitter mal, en revendiquant en même temps pour lui-même le monopole de l'administration et de la disposition des moyens de production, et en ne s'arrêtant même pas devant l'offense faite aux droits fondamentaux de l'homme. Ainsi donc, le fait que les moyens de production deviennent la propriété de l'Etat dans le système collectiviste ne signifie pas par lui-même que cette propriété est "socialisée". On ne peut parler de socialisation que si la subjectivité de la société est assurée, c'est-à-dire si chacun, du fait de son travail, a un titre plénier à se considérer en même temps comme co-propriétaire du grand chantier de travail dans lequel il s'engage avec tous. Une des voies pour parvenir à cet objectif pourrait être d'associer le travail, dans la mesure du possible, à la propriété du capital, et de donner vie à une série de corps intermédiaires à finalités économiques, sociales et culturelles: ces corps jouiraient d'une autonomie effective vis-à-vis des pouvoirs publics; ils poursuivraient leurs objectifs spécifiques en entretenant entre eux des rapports de loyale collaboration et en se soumettant aux exigences du bien commun, il revêtiraient la forme et la substance d'une communauté vivante. Ainsi leurs membres respectifs seraient-ils considérés et traités comme des personnes et stimulés à prendre une part active à leur vie (24).
24- Cf. Jean XXIII, encyclique Mater et Magistra : AAS 53 (1961), p. MM 419.
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Ainsi, le principe de la priorité du travail sur le capital est un postulat qui appartient à l'ordre de la morale sociale. Ce postulat a une importance clé aussi bien dans le système fondé sur le principe de la propriété privée des moyens de production que dans celui ou la propriété privée de ces moyens a été limitée même radicalement. Le travail est, en un certain sens, inséparable du capital, et il ne tolère sous aucune forme l'antinomie c'est-à-dire la séparation et l'opposition par rapport aux moyens de production qui, résultant de prémisses uniquement économiques, a pesé sur la vie humaine au cours des derniers siècles. Lorsque l'homme travaille, en utilisant l'ensemble des moyens de production, il désire en même temps que les fruits de son travail soient utiles, à lui et à autrui, et que, dans le processus même du travail, il puisse apparaître comme co-responsable et co-artisan au poste de travail qu'il occupe.
De là découlent divers droits spécifiques des travailleurs, droits qui correspondent à l'obligation du travail. On en parlera par la suite. Mais il est dès maintenant nécessaire de souligner, de manière générale, que l'homme qui travaille désire non seulement recevoir la rémunération qui lui est due pour son travail, mais aussi qu'on prenne en considération, dans le processus même de production, la possibilité pour lui d'avoir conscience que, même s'il travaille dans une propriété collective, il travaille en même temps "à son compte". Cette conscience se trouve étouffée en lui dans un système de centralisation bureaucratique excessive ou le travailleur se perçoit davantage comme l'engrenage d'un grand mécanisme dirigé d'en haut et à plus d'un titre comme un simple instrument de production que comme un véritable sujet du travail, doué d'initiative propre. L'enseignement de l'Eglise a toujours exprimé la conviction ferme et profonde que le travail humain ne concerne pas seulement l'économie, mais implique aussi et avant tout des valeurs personnelles. Le système économique lui-même et le processus de production trouvent leur avantage à ce que ces valeurs personnelles soient pleinement respectées. Dans la pensée de saint Thomas d'Aquin (25), c'est surtout cette raison qui plaide en faveur de la propriété privée des moyens de production. Si nous acceptons que, pour certains motifs fondés, des exceptions puissent être faites au principe de la propriété privée et, à notre époque, nous sommes même témoins que, dans la vie, a été introduit le système de la propriété "socialisée", l'argument personnaliste ne perd cependant pas sa force, ni au niveau des principes, ni au plan pratique. Pour être rationnelle et fructueuse, toute socialisation des moyens de production doit prendre cet argument en considération. On doit tout faire pour que l'homme puisse conserver même dans un tel système la conscience de travailler "à son compte". Dans le cas contraire, il s'ensuit nécessairement dans tout le processus économique des dommages incalculables, dommages qui ne sont pas seulement économiques mais qui atteignent avant tout l'homme.
25- Cf. Somme Théologique II-II 65,2
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Si le travail, aux divers sens du terme, est une obligation, c'est-à-dire un devoir, il est aussi en même temps une source de droits pour le travailleur. Ces droits doivent être examinés dans le vaste contexte de l'ensemble des droits de l'homme, droits qui lui sont co-naturels et dont beaucoup ont été proclamés par diverses instances internationales et sont toujours davantage garantis par les Etats à leurs citoyens. Le respect de ce vaste ensemble de droits de l'homme constitue la condition fondamentale de la paix dans le monde contemporain: la paix à l'intérieur de chaque pays, de chaque société aussi bien que dans le domaine des rapports internationaux, comme cela a été relevé bien des fois par le magistère de l'Eglise, particulièrement depuis l'époque de l'encyclique Pacem in terris. Les droits humains qui découlent du travail rentrent précisément dans l'ensemble plus large des droits fondamentaux de la personne.
Cependant, à l'intérieur de cet ensemble, ils ont un caractère propre qui répond à la nature spécifique du travail humain tel qu'on vient d'en tracer les grandes lignes, et c'est en fonction de ces caractéristiques qu'il faut les considérer. Le travail est, comme on l'a dit, une obligation, c'est-à-dire un devoir de l'homme, et ceci à plusieurs titres. L'homme doit travailler parce que le Créateur le lui a ordonné, et aussi du fait de son humanité même dont la subsistance et le développement exigent le travail. L'homme doit travailler par égard pour le prochain, spécialement pour sa famille, mais aussi pour la société à laquelle il appartient, pour la nation dont il est fils ou fille, pour toute la famille humaine dont il est membre, étant héritier du travail des générations qui l'ont précédé et en même temps co-artisan de l'avenir de ceux qui viendront après lui dans la suite de l'histoire. Tout cela constitue l'obligation morale du travail entendue en son sens le plus large. Lorsqu'il faudra considérer les droits moraux de chaque homme par rapport au travail, droits correspondants à cette obligation, on devra avoir toujours devant les yeux ce cercle entier de points de référence dans lequel prend place le travail de chaque sujet au travail.
En effet, en parlant de l'obligation du travail et des droits du travailleur correspondants à cette obligation, nous avons avant tout dans l'esprit le rapport entre l'employeur celui qui fournit le travail, de façon directe ou indirecte et le travailleur.
La distinction entre employeur direct et indirect semble très importante en considération aussi bien de l'organisation réelle du travail que de la possibilité d'établir des rapports justes ou injustes dans le domaine du travail.
Si l'employeur direct est la personne ou l'institution avec lesquelles le travailleur conclut directement le contrat de travail selon des conditions déterminées, il faut alors comprendre sous le terme d'employeur indirect les nombreux facteurs différenciés qui, outre l'employeur direct, exercent une influence déterminée sur la manière dont se forment le contrat de travail et, par voie de conséquence, les rapports plus ou moins justes dans le domaine du travail humain.
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Dans le concept d'employeur indirect entrent les personnes, les institutions de divers types, comme aussi les conventions collectives de travail et les principes de comportement, qui, établis par ces personnes et institutions, déterminent tout le système socio-économique ou en découlent. Le concept d'employeur indirect se réfère ainsi à des éléments nombreux et variés. La responsabilité de l'employeur indirect est différente de celle de l'employeur direct comme les termes eux-mêmes l'indiquent: la responsabilité est moins directe mais elle demeure une véritable responsabilité: l'employeur indirect détermine substantiellement l'un ou l'autre aspect du rapport de travail et conditionne ainsi le comportement de l'employeur direct lorsque ce dernier détermine concrètement le contrat et les rapports de travail. Une constatation de ce genre n'a pas pour but de décharger ce dernier de la responsabilité qui lui appartient en propre, mais seulement d'attirer l'attention sur l'imbrication des conditionnements qui influent sur son comportement. Lorsqu'il s'agit d'instaurer une politique du travail correcte du point de vue éthique, il est nécessaire d'avoir tous ces conditionnements devant les yeux. Et cette politique est correcte lorsque les droits objectifs du travailleur sont pleinement respectés.
Le concept d'employeur indirect peut être appliqué à chaque société particulière, et avant tout à l'Etat. C'est l'Etat, en effet, qui doit mener une juste politique du travail. On sait cependant que, dans le système actuel des rapports économiques dans le monde, on constate de multiples liaisons entre les divers Etats, liaisons qui s'expriment par exemple dans les mouvements d'importation et d'exportation, c'est-à-dire dans l'échange réciproque de biens économiques, qu'il s'agisse de matières premières, de produits semi-finis ou de produits industriels finis. Ces rapports créent aussi des dépendances réciproques et il serait par conséquent difficile de parler de pleine auto-suffisance, c'est-à-dire d'autarcie, pour quelque Etat que ce soit, fût-il économiquement le plus puissant.
Ce système de dépendances réciproques est en lui-même normal; cependant, il peut facilement donner lieu à diverses formes d'exploitation ou d'injustice et avoir ainsi une influence sur la politique du travail des Etats et, en définitive, sur le travailleur individuel qui est le sujet propre du travail. Par exemple, les pays hautement industrialisés et plus encore les entreprises qui contrôlent sur une grande échelle les moyens de production industrielle (ce qu'on appelle les sociétés multinationales ou transnationales) imposent les prix les plus élevés possible pour leurs produits et cherchent en même temps à fixer les prix les plus bas possible pour les matières premières ou les produits semi-finis. Cela, parmi d'autres causes, a pour résultat de créer une disproportion toujours croissante entre les revenus nationaux des différents pays. La distance entre la plupart des pays riches et les pays les plus pauvres ne diminue pas et ne se nivelle pas mais augmente toujours davantage et, naturellement, au détriment des seconds. Il est évident que cela ne peut pas demeurer sans effet sur la politique locale du travail ni sur la situation du travailleur dans les sociétés économiquement désavantagées. L'employeur direct qui se trouve dans un tel système de conditionnements fixe les conditions du travail au-dessous des exigences objectives des travailleurs, surtout s'il veut lui-même tirer le profit le plus élevé possible de l'entreprise qu'il dirige (ou des entreprises qu'il dirige lorsqu'il s'agit d'une situation de propriété "socialisée" des moyens de production).
Ce cadre des dépendances relatives au concept d'employeur indirect est, comme il est facile de le déduire, extrêmement étendu et complexe. Pour le déterminer, on doit prendre en considération, en un certain sens, l'ensemble des éléments décisifs pour la vie économique dans le contexte d'une société ou d'un Etat donnés; mais on doit également tenir compte de liaisons et de dépendances beaucoup plus vastes. La mise en oeuvre des droits du travailleur ne peut cependant pas être condamnée à constituer seulement une conséquence des systèmes économiques qui, à une échelle plus ou moins large, auraient surtout pour critère le profit maximum. Au contraire, c'est précisément la prise en considération des droits objectifs du travailleur, quel qu'en soit le type: travailleur manuel, intellectuel, industriel ou agricole, etc., qui doit constituer le critère adéquat et fondamental de la formation de toute l'économie, aussi bien à l'échelle de chaque société ou de chaque Etat qu'à celui de l'ensemble de la politique économique mondiale ainsi que des systèmes et des rapports internationaux qui en dérivent.
C'est dans cette direction que devrait s'exercer l'action de toutes les Organisations internationales dont c'est la vocation, à commencer par l'Organisation des Nations Unies. Il semble que l'Organisation Internationale du Travail (OIT) ainsi que l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) et d'autres encore aient à apporter de nouvelles contributions précisément dans ce domaine. Dans le cadre des différents Etats, il y a des ministères, des organismes du pouvoir public et aussi divers organismes sociaux institués dans ce but. Tout cela indique efficacement la grande importance que revêt, comme on l'a dit ci-dessus, l'employeur indirect dans la mise en oeuvre du plein respect des droits du travailleur, parce que les droits de la personne humaine constituent l'élément clé de tout l'ordre moral social.
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En considérant les droits des travailleurs en relation avec cet "employeur indirect", c'est-à-dire en relation avec l'ensemble des instances qui, aux niveaux national et international, sont responsables de l'orientation de la politique du travail, on doit porter son attention avant tout sur un problème fondamental. Il s'agit de la question d'avoir un travail, ou, en d'autres termes, du problème qui consiste à trouver un emploi adapté à tous les sujets qui en sont capables. Le contraire d'une situation juste et correcte dans ce domaine est le chômage, c'est-à-dire le manque d'emplois pour les sujets capables de travailler. Il peut s'agir de manque de travail en général ou dans des secteurs déterminés. Le rôle des instances dont on parle ici sous le nom d'employeur indirect est d'agir contre le chômage, qui est toujours un mal et, lorsqu'il en arrive à certaines dimensions, peut devenir une véritable calamité sociale. Il devient un problème particulièrement douloureux lorsque sont frappés principalement les jeunes qui, après s'être préparés par une formation culturelle, technique et professionnelle appropriée, ne réussissent pas à trouver un emploi et, avec une grande peine, voient frustrées leur volonté sincère de travailler et leur disponibilité à assumer leur propre responsabilité dans le développement économique et social de la communauté. L'obligation de prestations en faveur des chômeurs, c'est-à-dire le devoir d'assurer les subventions indispensables à la subsistance des chômeurs et de leurs familles, est un devoir qui découle du principe fondamental de l'ordre moral en ce domaine, c'est-à-dire du principe de l'usage commun des biens ou, pour s'exprimer de manière encore plus simple, du droit à la vie et à la subsistance.
Pour faire face au danger du chômage et assurer un travail à chacun, les instances qui ont été définies ici comme employeur indirect doivent pourvoir à une planification globale qui soit en fonction de ce chantier de travail différencié au sein duquel se forme la vie non seulement économique mais aussi culturelle d'une société donnée; elles doivent faire attention, en outre, à l'organisation correcte et rationnelle du travail dans ce chantier. Ce souci global pèse en définitive sur l'Etat mais il ne peut signifier une centralisation opérée unilatéralement par les pouvoirs publics. Il s'agit au contraire d'une coordination juste et rationnelle dans le cadre de laquelle doit être garantie l'initiative des personnes, des groupes libres, des centres et des ensembles de travail locaux, en tenant compte de ce qui a déjà été dit ci-dessus au sujet du caractère subjectif du travail humain.
Le fait de la dépendance réciproque des diverses sociétés et des divers Etats ainsi que la nécessité de collaborer en divers domaines exigent que, tout en maintenant les droits souverains des Etats en matière de planification et d'organisation du travail à l'échelle de chaque société, on agisse en même temps, en ce secteur important, dans le cadre de la collaboration internationale et que l'on signe les traités et les accords nécessaires. Là aussi, il est indispensable que le critère de ces traités et de ces accords devienne toujours davantage le travail humain, compris comme un droit fondamental de tous les hommes, le travail qui donne à tous des droits analogues de telle sorte que le niveau de vie des travailleurs dans les diverses sociétés soit de moins en moins marqué par ces différences choquantes qui, dans leur injustice, sont susceptibles de provoquer de violentes réactions. Les Organisations internationales ont des tâches immenses à accomplir dans ce secteur. Il est nécessaire qu'elles se laissent guider par une évaluation exacte de la complexité des situations ainsi que des conditionnements naturels, historiques, sociaux, etc.; il est nécessaire aussi qu'elles aient, face aux plans d'action établis en commun, un meilleur fonctionnement, c'est-à-dire davantage d'efficacité réalisatrice.
C'est en cette direction que peut se mettre en oeuvre le plan d'un progrès universel et harmonieux de tous, conformément au fil conducteur de l'encyclique Populorum progressio de Paul VI. Il faut souligner que l'élément constitutif et en même temps la vérification la plus adéquate de ce progrès dans l'esprit de justice et de paix que l'Eglise proclame et pour lequel elle ne cesse de prier le Père de tous les hommes et de tous les peuples, est la réévaluation continue du travail humain, sous l'aspect de sa finalité objective comme sous l'aspect de la dignité du sujet de tout travail qu'est l'homme. Le progrès dont on parle doit s'accomplir grâce à l'homme et pour l'homme, et il doit produire des fruits dans l'homme. Une vérification du progrès sera la reconnaissance toujours plus consciente de la finalité du travail et le respect toujours plus universel des droits qui lui sont inhérents, conformément à la dignité de l'homme, sujet du travail.
Une planification rationnelle et une organisation adéquate du travail humain, à la mesure des diverses sociétés et des divers Etats, devraient faciliter aussi la découverte des justes proportions entre les divers types d'activités: le travail de la terre, celui de l'industrie, des multiples services, le travail intellectuel comme le travail scientifique ou artistique, selon les capacités de chacun et pour le bien commun de la société et de toute l'humanité. A l'organisation de la vie humaine selon les possibilités multiples du travail devrait correspondre un système d'instruction et d'éducation adapté, qui ait avant tout comme but le développement de l'humanité et sa maturité, mais aussi la formation spécifique nécessaire pour occuper de manière profitable une juste place dans le chantier de travail vaste et socialement différencié.
En jetant les yeux sur l'ensemble de la famille humaine, répandue sur toute la terre, on ne peut pas ne pas être frappé par un fait déconcertant d'immense proportion: alors que d'une part des ressources naturelles importantes demeurent inutilisées, il y a d'autre part des foules de chômeurs, de sous-employés, d'immenses multitudes d'affamés. Ce fait tend sans aucun doute à montrer que, à l'intérieur de chaque communauté politique comme dans les rapports entre elles au niveau continental et mondial pour ce qui concerne l'organisation du travail et de l'emploi il y a quelque chose qui ne va pas, et cela précisément sur les points les plus critiques et les plu importants au point de vue social.
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Après avoir décrit à grands traits le rôle important que tient le souci de donner un emploi à tous les travailleurs pour assurer le respect des droits inaliénables de l'homme par rapport à son travail, il convient d'aborder plus directement ces droits qui, en définitive, se forment dans le rapport entre le travailleur et l'employeur direct. Tout ce qui a été dit jusqu'ici sur le thème de l'employeur indirect a pour but de préciser de plus près ces rapports grâce à la démonstration des multiples conditionnements à l'intérieur desquels ils se forment indirectement. Cette considération, cependant, n'a pas un sens purement descriptif; elle n'est pas un bref traité d'économie ou de politique. Il s'agit de mettre en évidence l'aspect déontologique et moral. Le problème clé de l'éthique sociale dans ce cas est celui de la juste rémunération du travail accompli. Dans le contexte actuel, il n'y a pas de manière plus importante de réaliser la justice dans les rapports entre travailleurs et employeurs que la rémunération du travail. Indépendamment du fait que le travail s'effectue dans le système de la propriété privée des moyens de production ou dans un système ou cette propriété a subi une sorte de "socialisation", le rapport entre employeur (avant tout direct) et travailleur se résout sur la base du salaire, c'est-à-dire par la juste rémunération du travail accompli.
Il faut relever aussi que la justice d'un système socio-économique, et, en tout cas, son juste fonctionnement, doivent être appréciés en définitive d'après la manière dont on rémunère équitablement le travail humain dans ce système. Sur ce point, nous en arrivons de nouveau au premier principe de tout l'ordre éthico-social, c'est-à-dire au principe de l'usage commun des biens. En tout système, indépendamment des rapports fondamentaux qui existent entre le capital et le travail, le salaire, c'est-à-dire la rémunération du travail, demeure la voie par laquelle la très grande majorité des hommes peut accéder concrètement aux biens qui sont destinés à l'usage commun, qu'il s'agisse des biens naturels ou des biens qui sont le fruit de la production. Les uns et les autres deviennent accessibles au travailleur grâce au salaire qu'il reçoit comme rémunération de son travail. Il découle de là que le juste salaire devient en chaque cas la vérification concrète de la justice de tout le système socio-économique et en tout cas de son juste fonctionnement. Ce n'en est pas l'unique vérification, mais celle-ci est particulièrement importante et elle en est, en un certain sens, la vérification clé.
Cette vérification concerne avant tout la famille. Une juste rémunération du travail de l'adulte chargé de famille est celle qui sera suffisante pour fonder et faire vivre dignement sa famille et pour en assurer l'avenir. Cette rémunération peut être réalisée soit par l'intermédiaire de ce qu'on appelle le salaire familial, c'est-à-dire un salaire unique donné au chef de famille pour son travail, et qui est suffisant pour les besoins de sa famille sans que son épouse soit obligée de prendre un travail rétribué hors de son foyer, soit par l'intermédiaire d'autres mesures sociales, telles que les allocations familiales ou les allocations de la mère au foyer, allocations qui doivent correspondre aux besoins effectifs, c'est-à-dire au nombre de personnes à charge durant tout le temps ou elles ne sont pas capables d'assumer dignement la responsabilité de leur propre vie.
L'expérience confirme qu'il est nécessaire de s'employer en faveur de la revalorisation sociale des fonctions maternelles, du labeur qui y est lié, et du besoin que les enfants ont de soins, d'amour et d'affection pour être capables de devenir des personnes responsables, moralement et religieusement adultes, psychologiquement équilibrées. Ce sera l'honneur de la société d'assurer à la mère sans faire obstacle à sa liberté, sans discrimination psychologique ou pratique, sans qu'elle soit pénalisée par rapport aux autres femmes la possibilité d'élever ses enfants et de se consacrer à leur éducation selon les différents besoins de leur âge. Qu'elle soit contrainte à abandonner ces tâches pour prendre un emploi rétribué hors de chez elle n'est pas juste du point de vue du bien de la société et de la famille si cela contredit ou rend difficiles les buts premiers de la mission maternelle (26).
26- GS 67
Dans ce contexte, on doit souligner que, d'une façon plus générale, il est nécessaire d'organiser et d'adapter tout le processus du travail de manière à respecter les exigences de la personne et ses formes de vie, et avant tout de sa vie de famille, en tenant compte de l'âge et du sexe de chacun. C'est un fait que, dans beaucoup de sociétés, les femmes travaillent dans presque tous les secteurs de la vie. Il convient cependant qu'elles puissent remplir pleinement leurs tâches selon le caractère qui leur est propre, sans discrimination et sans exclusion des emplois dont elles sont capables, mais aussi sans manquer au respect de leurs aspirations familiales et du rôle spécifique qui leur revient, à côté de l'homme, dans la formation du bien commun de la société. La vraie promotion de la femme exige que le travail soit structuré de manière qu'elle ne soit pas obligée de payer sa promotion par l'abandon de sa propre spécificité et au détriment de sa famille dans laquelle elle a, en tant que mère, un rôle irremplaçable.
A côté du salaire, entrent encore ici en jeu diverses prestations sociales qui ont pour but d'assurer la vie et la santé des travailleurs et de leurs familles. Les dépenses concernant les soins de santé nécessaires, spécialement en cas d'accident du travail, exigent que le travailleur ait facilement accès à l'assistance sanitaire et cela, dans la mesure du possible, à prix réduit ou même gratuitement. Un autre secteur qui concerne les prestations est celui du droit au repos: il s'agit avant tout ici du repos hebdomadaire régulier, comprenant au moins le dimanche, et en outre d'un repos plus long, ce qu'on appelle le congé annuel, ou éventuellement le congé pris en plusieurs fois au cours de l'année en périodes plus courtes. Enfin, il s'agit ici du droit à la retraite, à l'assurance vieillesse et à l'assurance pour les accidents du travail. Dans le cadre de ces droits principaux, tout un système de droits particuliers se développe: avec la rémunération du travail, ils sont l'indice d'une juste définition des rapports entre le travailleur et l'employeur. Parmi ces droits, il ne faut jamais oublier le droit à des lieux et des méthodes de travail qui ne portent pas préjudice à la santé physique des travailleurs et qui ne blessent pas leur intégrité morale.
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