1981 Laborem exercens 20
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Sur le fondement de tous ces droits et en relation avec la nécessité ou sont les travailleurs de les défendre eux-mêmes, se présente un autre droit: le droit d'association, c'est-à-dire le droit de s'associer, de s'unir, pour défendre les intérêts vitaux des hommes employés dans les différentes professions. Ces unions portent le nom de syndicats. Les intérêts vitaux des travailleurs sont, jusqu'à un certain point, communs à tous; en même temps, cependant, chaque genre de travail, chaque profession a une spécificité propre, qui devrait se refléter de manière particulière dans ces organisations.
Les syndicats ont en un certain sens pour ancêtres les anciennes corporations d'artisans du moyen-âge, dans la mesure ou ces organisations regroupaient des hommes du même métier, c'est-à-dire les regroupaient en fonction de leur travail. Mais les syndicats diffèrent des corporations sur un point essentiel: les syndicats modernes ont grandi à partir de la lutte des travailleurs, du monde du travail et surtout des travailleurs de l'industrie, pour la sauvegarde de leurs justes droits vis-à-vis des entrepreneurs et des propriétaires des moyens de production. Leur tâche consiste dans la défense des intérêts existentiels des travailleurs dans tous les secteurs ou leurs droits sont en cause. L'expérience historique apprend que les organisations de ce type sont un élément indispensable de la vie sociale, particulièrement dans les sociétés modernes industrialisées. Cela ne signifie évidemment pas que seuls les ouvriers de l'industrie puissent constituer des associations de ce genre. Les représentants de toutes les professions peuvent s'en servir pour défendre leurs droits respectifs. En fait, il y a des syndicats d'agriculteurs et des syndicats de travailleurs intellectuels; il y a aussi des organisations patronales. Ils se subdivisent tous, comme on l'a déjà dit, en groupes et sous-groupes selon les spécialisations professionnelles.
La doctrine sociale catholique ne pense pas que les syndicats soient seulement le reflet d'une structure "de classe" de la société; elle ne pense pas qu'ils soient les porte-parole d'une lutte de classe qui gouvernerait inévitablement la vie sociale. Certes, ils sont les porte-parole de la lutte pour la justice sociale, pour les justes droits des travailleurs selon leurs diverses professions. Cependant, cette "lutte" doit être comprise comme un engagement normal "en vue" du juste bien: ici, du bien qui correspond aux besoins et aux mérites des travailleurs associés selon leurs professions; mais elle n'est pas une "lutte contre" les autres. Si, dans les questions controversées, elle prend un caractère d'opposition aux autres, cela se produit parce qu'on recherche le bien qu'est la justice sociale, et non pas la "lutte" pour elle-même, ou l'élimination de l'adversaire. La caractéristique du travail est avant tout d'unir les hommes et c'est en cela que consiste sa force sociale: la force de construire une communauté. En définitive, dans cette communauté, doivent s'unir de quelque manière et les travailleurs et ceux qui disposent des moyens de production ou en sont propriétaires. A la lumière de cette structure fondamentale de tout travail à la lumière du fait que, en définitive, le "travail" et le "capital" sont les composantes indispensables de la production dans quelque système social que ce soit, l'union des hommes pour défendre les droits qui leur reviennent, née des exigences du travail, demeure un élément créateur d'ordre social et de solidarité, élément dont on ne saurait faire abstraction.
Les justes efforts pour défendre les droits des travailleurs unis dans la même profession doivent toujours tenir compte des limitations imposées par la situation économique générale du pays. Les requêtes syndicales ne peuvent pas se transformer en une sorte d'"égoïsme" de groupe ou de classe, bien qu'elles puissent et doivent tendre à corriger aussi, eu égard au bien commun de toute la société, tout ce qui est défectueux dans le système de propriété des moyens de production ou dans leur gestion et leur usage. La vie sociale et économico-sociale est certainement comme un système de "vases communicants" et chaque activité sociale qui a pour but de sauvegarder les droits des groupes particuliers doit s'y adapter.
En ce sens, l'activité des syndicats entre de manière indubitable dans le domaine de la "politique" entendue comme un souci prudent du bien commun. Mais, en même temps, le rôle des syndicats n'est pas de "faire de la politique" au sens que l'on donne généralement aujourd'hui à ce terme. Les syndicats n'ont pas le caractère de "partis politiques" qui luttent pour le pouvoir, et ils ne devraient jamais non plus être soumis aux décisions des partis politiques ni avoir des liens trop étroits avec eux. En effet, si telle est leur situation, ils perdent facilement le contact avec ce qui est leur rôle spécifique, celui de défendre les justes droits des travailleurs dans le cadre du bien commun de toute la société, et ils deviennent, au contraire, un instrument pour d'autres buts.
Parlant de la sauvegarde des justes droits des travailleurs selon leurs diverses professions, il faut naturellement avoir toujours davantage devant les yeux ce dont dépend le caractère subjectif du travail dans chaque profession, mais en même temps ou avant tout ce qui conditionne la dignité propre du sujet qui travaille. Ici s'ouvrent de multiples possibilités pour l'action des organisations syndicales, y compris leur engagement en faveur de l'enseignement, de l'éducation et de la promotion de l'auto-éducation. L'action des écoles, de ce qu'on appelle les "universités ouvrières" ou "populaires", des programmes et des cours de formation qui ont développé et développement encore ce type d'activité, est très méritante. On doit toujours souhaiter que, grâce à l'action de ses syndicats, le travailleur non seulement puisse "avoir" plus, mais aussi et surtout puisse "être" davantage, c'est-à-dire qu'il puisse réaliser plus pleinement son humanité sous tous ses aspects.
En agissant pour les justes droits de leurs membres, les syndicats ont également recours au procédé de la "grève", c'est-à-dire de l'arrêt du travail conçu comme une sorte d'ultimatum adressé aux organismes compétents et, avant tout, aux employeurs. C'est un procédé que la doctrine sociale catholique reconnaît comme légitime sous certaines conditions et dans de justes limites. Les travailleurs devraient se voir assurer le droit de grève et ne pas subir de sanctions pénales personnelles pour leur participation à la grève. Tout en admettant que celle-ci est un moyen juste et légitime, on doit également souligner qu'elle demeure, en un sens, un moyen extrême. On ne peut pas en abuser; on ne peut pas en abuser spécialement pour faire le jeu de la politique. En outre, on ne peut jamais oublier que, lorsqu'il s'agit de services essentiels à la vie de la société, ces derniers doivent être toujours assurés, y compris, si c'est nécessaire, par des mesures légales adéquates. L'abus de la grève peut conduire à la paralysie de toute la vie socio-économique. Or cela est contraire aux exigences du bien commun de la société qui correspond également à la nature bien comprise du travail lui-même.
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Tout ce qui a été dit précédemment sur la dignité du travail, sur la dimension objective et subjective du travail de l'homme, s'applique directement au problème du travail agricole et à la situation de l'homme qui cultive la terre par le dur labeur des champs. Il s'agit en effet d'un secteur très vaste du milieu de travail de notre planète, secteur qui ne se limite point à l'un ou l'autre des continents ni non plus aux sociétés qui sont déjà parvenues à un certain niveau de développement et de progrès. Le monde agricole, qui offre à la société les biens nécessaires à son alimentation quotidienne, a une importance fondamentale. Les conditions du monde rural et du travail agricole ne sont pas égales partout, et les situations sociales des travailleurs agricoles sont différentes selon les pays. Cela ne dépend pas seulement du degré de développement de la technique agricole, mais aussi, et peut-être plus encore, de la reconnaissance des justes droits des travailleurs agricoles, et enfin du niveau de conscience dans le domaine de toute l'éthique sociale du travail.
Le travail des champs connaît de lourdes difficultés, telles que l'effort physique prolongé et parfois exténuant, le peu d'estime que la société lui accorde au point de créer chez les agriculteurs le sentiment d'être socialement des marginaux et d'accélérer parmi eux le phénomène de l'exode massif de la campagne vers les villes et, malheureusement, vers des conditions de vie encore plus déshumanisantes. S'ajoutent à tout cela le manque de formation professionnelle adéquate et d'outils appropriés, un certain individualisme latent, et aussi des situations objectivement injustes. En certains pays en voie de développement, des millions d'hommes sont obligés de cultiver les terres d'autrui et sont exploités par les grands propriétaires fonciers, sans espoir de pouvoir jamais accéder personnellement à la possession du moindre morceau de terre. Il n'existe aucune forme de protection légale de la personne du travailleur agricole et de sa famille en cas de vieillesse, de maladie ou de chômage. De longues journées de dur travail physique sont misérablement payées. Des terres cultivables sont laissées à l'abandon par les propriétaires; des titres légaux de possession d'un petit terrain, cultivé en compte propre depuis des années, sont tenus pour rien ou ne peuvent être défendus devant la "faim de terre" qui anime des individus ou des groupes plus puissants. Mais même dans les pays économiquement développés, ou la recherche scientifique, les conquêtes technologiques ou la politique de l'Etat ont porté l'agriculture à un niveau très avancé, le droit au travail peut être lésé lorsqu'on refuse au paysan la faculté de participer aux choix qui déterminent ses prestations de travail, ou quand est nié le droit à la libre association en vue de la juste promotion sociale, culturelle et économique du travailleur agricole.
Dans de nombreuses situations, des changements radicaux et urgents sont donc nécessaires pour redonner à l'agriculture et aux cultivateurs leur juste valeur comme base d'une saine économie, dans l'ensemble du développement de la communauté sociale. C'est pourquoi il faut proclamer et promouvoir la dignité du travail, de tout travail, et spécialement du travail agricole, grâce auquel l'homme, de manière si éloquente, "soumet" la terre reçue comme un don de Dieu et affermit sa "domination" sur le monde visible.
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Récemment, les communautés nationales et les organisations internationales ont porté leur attention sur un autre problème lié au travail et qui comporte de nombreuses conséquences: celui des personnes handicapées. Elles sont, elles aussi, des sujets pleinement humains et elles possèdent à ce titre des droits innés, sacrés et inviolables, qui, en dépit des limites et des souffrances inscrites dans leur corps et dans leurs facultés, mettent davantage en relief la dignité et la grandeur de l'homme. Puisque la personne handicapée est un sujet doté de tous ses droits, on doit lui faciliter la participation à la vie de la société dans toutes ses dimensions et à tous les niveaux qui sont accessibles à ses capacités. La personne handicapée est l'un de nous et participe pleinement à notre humanité. Il serait profondément indigne de l'homme et ce serait une négation de l'humanité commune de n'admettre à la vie sociale, et donc au travail, que des membres dotés du plein usage de leurs moyens, car, en agissant ainsi, on retomberait dans une forme importante de discrimination, celle des gens forts et sains contre les personnes faibles et les malades. Le travail au sens objectif doit être subordonné, même dans ce cas, à la dignité de l'homme, au sujet du travail, et non à l'avantage économique.
Il revient donc aux diverses instances impliquées dans le monde du travail, à l'employeur direct comme à l'employeur indirect, de promouvoir par des mesures efficaces et appropriées le droit de la personne handicapée à la formation professionnelle et au travail, de telle sorte qu'elle puisse trouver place dans une activité productrice dont elle soit capable. Ici se posent de nombreux problèmes d'ordre pratique, légal et aussi économique; mais il revient à la communauté, c'est-à-dire aux autorités publiques, aux associations et aux groupes intermédiaires, aux entreprises et aux handicapés eux-mêmes, de mettre en commun idées et ressources pour parvenir au but auquel on ne saurait renoncer, à savoir que soit offert un travail aux personnes handicapées, selon leurs possibilités, parce que leur dignité d'hommes et de sujets du travail le requiert. Chaque communauté saura se donner les structures adaptées pour trouver ou pour créer des postes de travail pour ces personnes, soit dans les entreprises publiques ou privées, qui leur offriront un poste de travail ordinaire ou adapté à leur cas, soit dans les entreprises et les milieux dits "protégés".
Une grande attention devra être portée, comme pour tous les autres travailleurs, aux conditions de travail physiques et psychologiques des handicapés, à leur juste rémunération, à leur possibilité de promotion, et à l'élimination des divers obstacles. Sans se cacher qu'il s'agit d'une tâche complexe et difficile, on peut souhaiter qu'une conception exacte du travail au sens subjectif permette d'atteindre une situation qui donne à la personne handicapée la possibilité de se sentir, non point en marge du monde du travail ou en dépendance de la société, mais comme un sujet du travail de plein droit, utile, respecté dans sa dignité humaine et appelé à contribuer au progrès et au bien de sa famille et de la communauté selon ses propres capacités.
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Il faut enfin dire au moins quelques mots sur la question de l'émigration pour cause de travail. Il y a là un phénomène ancien mais qui se répète sans cesse et prend même aujourd'hui des dimensions de nature à compliquer la vie actuelle. L'homme a le droit de quitter son pays d'origine pour divers motifs comme aussi d'y retourner et de chercher de meilleures conditions de vie dans un autre pays. Ce fait, assurément, n'est pas dépourvu de difficultés de nature diverse. Avant tout, il constitue, en général, une perte pour le pays d'ou on émigre. C'est l'éloignement d'un homme qui est en même temps membre d'une grande communauté unifiée par son histoire, sa tradition, sa culture, et qui recommence une vie au milieu d'une autre société, unifiée par une autre culture et très souvent aussi par une autre langue. Dans ce cas, vient à manquer un sujet du travail qui, par l'effort de sa pensée ou de ses mains, pourrait contribuer à l'augmentation du bien commun dans son pays; et voici que cet effort, cette contribution sont donnés à une autre société, qui en un certain sens y a moins droit que la patrie d'origine.
Et pourtant, même si l'émigration est sous certains aspects un mal, celui-ci est, en des circonstances déterminées, ce que l'on appelle un mal nécessaire. On doit tout faire et on fait assurément beaucoup dans ce but pour que ce mal au sens matériel ne comporte pas de plus importants dommages au sens moral, pour qu'au contraire, et autant que possible, il apporte même un bien dans la vie personnelle, familiale et sociale de l'émigré, par rapport au pays d'arrivée comme par rapport au pays de départ. En ce domaine, énormément de choses dépendent d'une juste législation, en particulier quand il s'agit des droits du travailleur. On comprend que ce problème ait sa place dans le contexte des présentes considérations, surtout de ce point de vue.
La chose la plus importante est que l'homme qui travaille en dehors de son pays natal comme émigré permanent ou comme travailleur saisonnier ne soit pas désavantagé dans le domaine des droits relatifs au travail par rapport aux autres travailleurs de cette société. L'émigration pour motif de travail ne peut d'aucune manière devenir une occasion d'exploitation financière ou sociale. En ce qui concerne la relation de travail avec le travailleur immigré doivent valoir les mêmes critères que pour tout autre travailleur de la société. La valeur du travail doit être estimée avec la même mesure et non en considération de la différence de nationalité, de religion ou de race. A plus forte raison ne peut-on exploiter la situation de contrainte dans laquelle se trouve l'immigré. Toutes ces circonstances doivent catégoriquement céder naturellement après qu'aient été prises en considération les qualifications spéciales devant la valeur fondamentale du travail, valeur qui est liée à la dignité de la personne humaine.
Il faut répéter encore une fois le principe fondamental: la hiérarchie des valeurs, le sens profond du travail exigent que le capital soit au service du travail et non le travail au service du capital.
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Il convient de consacrer la dernière partie de ces réflexions, faites sur le thème du travail à l'occasion du quatre-vingt-dixième anniversaire de l'encyclique Rerum novarum, à la spiritualité du travail au sens chrétien du terme. Etant donné que le travail dans sa dimension subjective est toujours une action personnelle, actus personae, il en découle que c'est l'homme tout entier qui y participe, avec son corps comme avec son esprit, indépendamment du fait qu'il soit un travail manuel ou intellectuel. C'est également à l'homme entier qu'est adressée la parole du Dieu vivant, le message évangélique du salut dans lequel on trouve de nombreux enseignements qui, tels des lumières particulières, concernent le travail humain. Il faut donc bien assimiler ces enseignements: il faut l'effort intérieur de l'esprit guidé par la foi, l'espérance et la charité, pour donner au travail de l'homme concret, grâce à ces enseignements, le sens qu'il a aux yeux de Dieu et par lequel il entre dans l'oeuvre du salut comme un de ses éléments à la fois ordinaires et particulièrement importants.
Si l'Eglise considère comme son devoir de se prononcer au sujet du travail du point de vue de sa valeur humaine et de l'ordre moral dont il fait partie, si elle reconnaît en cela l'une des tâches importantes que comporte son service de l'ensemble du message évangélique, elle voit en même temps qu'elle a le devoir particulier de former une spiritualité du travail susceptible d'aider tous les hommes à s'avancer grâce à lui vers Dieu, Créateur et Rédempteur, à participer à son plan de salut sur l'homme et le monde, et à approfondir dans leur vie l'amitié avec le Christ, en participant par la foi de manière vivante à sa triple mission de prêtre, de prophète et de roi, comme l'enseigne en des expressions admirables le Concile Vatican II.
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Comme dit le Concile Vatican II, "pour les croyants, une chose est certaine: l'activité humaine, individuelle et collective, le gigantesque effort par lequel les hommes, tout au long des siècles, s'acharnent à améliorer leurs conditions de vie, considéré en lui-même, correspond au dessein de Dieu. L'homme, créé à l'image de Dieu, a en effet reçu la mission de soumettre la terre et tout ce qu'elle contient, de gouverner le cosmos en sainteté et justice et, en reconnaissant Dieu comme Créateur de toutes choses, de lui référer son être ainsi que l'univers: en sorte que, tout étant soumis à l'homme, le nom même de Dieu soit glorifié par toute la terre" (27).
27- GS 34
Dans les paroles de la Révélation divine, on trouve très profondément inscrite cette vérité fondamentale que l'homme, créé à l'image de Dieu, participe par son travail à l'oeuvre du Créateur, et continue en un certain sens, à la mesure de ses possibilités, à la développer et à la compléter, en progressant toujours davantage dans la découverte des ressources et des valeurs incluses dans l'ensemble du monde créé. Nous trouvons cette vérité dès le commencement de la Sainte Ecriture, dans le Livre de la Genèse, où l'oeuvre même de la création est présentée sous la forme d'un "travail" accompli par Dieu durant "six jours" (Gn 2,2 Ex 20,8 Ex 20,11 Dt 5,12-14) et aboutissant au "repos" du septième jour (Gn 2,3). D'autre part, le dernier livre de la Sainte Ecriture résonne encore des mêmes accents de respect pour l'oeuvre que Dieu a accomplie par son "travail" créateur lorsqu'il proclame: "Grandes et admirables sont tes oeuvres, ô Seigneur Dieu tout-puissant" (Ap 15,3), proclamation qui fait écho à celle du Livre de la Genèse dans lequel la description de chaque jour de la création s'achève par l'affirmation: "Et Dieu vit que cela était bon" (Gn 1,4 Gn 1,10 Gn 1,12 Gn 1,18 Gn 1,21 Gn 1,25 Gn 1,31).
Cette description de la création, que nous trouvons déjà dans le premier chapitre de la Genèse, est en même temps et en un certain sens le premier "évangile du travail". Elle montre en effet en quoi consiste sa dignité: elle enseigne que, par son travail, l'homme doit imiter Dieu, son Créateur, parce qu'il porte en soi et il est seul à le faire l'élément particulier de ressemblance avec Lui. L'homme doit imiter Dieu lorsqu'il travaille comme lorsqu'il se repose, étant donné que Dieu lui-même a voulu lui présenter son oeuvre créatrice sous la forme du travail et sous celle du repos. Cette oeuvre de Dieu dans le monde continue toujours, comme l'attestent ces paroles du Christ: "Mon Père agit toujours ..." (Jn 5,17); il agit par sa puissance créatrice, en soutenant dans l'existence le monde qu'il a appelé du néant à l'être, et il agit par sa puissance salvifique dans les coeurs des hommes qu'il a destinés dès le commencement au "repos" (He 4,1 He 4,9-10) en union avec lui, dans la "maison du Père" (Jn 14,2). C'est pourquoi le travail de l'homme, lui aussi, non seulement exige le repos chaque "septième jour" (Dt 5,12-14 Ex 20,8-12), mais en outre ne peut se limiter à la seule mise en oeuvre des forces humaines dans l'action extérieure: il doit laisser un espace intérieur dans lequel l'homme, en devenant toujours davantage ce qu'il doit être selon la volonté de Dieu, se prépare au "repos" que le Seigneur réserve à ses serviteurs et amis (Mt 25,21).
La conscience que le travail humain est une participation à l'oeuvre de Dieu doit, comme l'enseigne le Concile, imprégner même "les activités les plus quotidiennes. Car ces hommes et ces femmes qui, tout en gagnant leur vie et celle de leur famille, mènent leurs activités de manière à bien servir la société, sont fondés à voir dans leur travail un prolongement de l'oeuvre du Créateur, un service de leurs frères, un apport personnel à la réalisation du plan providentiel dans l'histoire" (37).
37- GS 34
Il faut donc que cette spiritualité chrétienne du travail devienne le patrimoine commun de tous. Il faut que, surtout à l'époque actuelle, la spiritualité du travail manifeste la maturité qu'exigent les tensions et les inquiétudes des esprits et des coeurs: "Loin de croire que les conquêtes du génie et du courage de l'homme s'opposent à la puissance de Dieu et de considérer la créature raisonnable comme une sorte de rivale du Créateur, les chrétiens sont au contraire bien persuadés que les victoires du genre humain sont un signe de la grandeur divine et une conséquence de son dessein ineffable. Mais plus grandit le pouvoir de l'homme, plus s'élargit le champ de ses responsabilités, personnelles et communautaires... Le message chrétien ne détourne pas les hommes de la construction du monde et ne les incite pas à se désintéresser du sort de leurs semblables: il leur en fait au contraire un devoir plus pressant" (38).
38- GS 34
La conscience de participer par le travail à l'oeuvre de la création constitue la motivation la plus profonde pour l'entreprendre dans divers secteurs: "C'est pourquoi les fidèles, lisons-nous dans la constitution Lumen gentium, doivent reconnaître la nature profonde de toute la création, sa valeur et sa finalité qui est la gloire de Dieu; ils doivent, même à travers des activités proprement séculières, s'aider mutuellement en vue d'une vie plus sainte, afin que le monde s'imprègne de l'Esprit du Christ et atteigne plus efficacement sa fin dans la justice, la charité et la paix... Par leur compétence dans les disciplines profanes et par leur activité que la grâce du Christ élève au-dedans, qu'ils s'appliquent de toutes leurs forces à obtenir que les biens créés soient cultivés..., selon les fins du Créateur et l'illumination de son Verbe, grâce au travail de l'homme, à la technique et à la culture de la cité..." (39).
39- LG 36
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Cette vérité d'après laquelle l'homme participe par son travail à l'oeuvre de Dieu lui-même, son Créateur, a été particulièrement mise en relief par Jésus-Christ, ce Jésus dont beaucoup de ses premiers auditeurs à Nazareth "demeuraient frappés de stupéfaction et disaient: "D'ou lui vient tout cela? Et quelle est la sagesse qui lui a été donnée? ... N'est-ce pas là le charpentier?"" (40 - Mc 6,2-3). En effet, Jésus proclamait et surtout mettait d'abord en pratique l'"Evangile" qui lui avait été confié, les paroles de la Sagesse éternelle. Pour cette raison, il s'agissait vraiment de l'"évangile du travail" parce que celui qui le proclamait était lui-même un travailleur, un artisan comme Joseph de Nazareth (41- Mt 13,55). Même si nous ne trouvons pas dans les paroles du Christ l'ordre particulier de travailler mais bien plutôt, une fois, l'interdiction de se préoccuper de manière excessive du travail et des moyens de vivre (42 - Mt 6,25-34), sa vie n'en a pas moins une éloquence sans équivoque: il appartient au "monde du travail"; il apprécie et il respecte le travail de l'homme; on peut même dire davantage: il regarde avec amour ce travail ainsi que ses diverses expressions, voyant en chacune une manière particulière de manifester la ressemblance de l'homme avec Dieu Créateur et Père. N'est-ce pas lui qui dit: "Mon Père est le vigneron..." (43 - Jn 15,1), transposant de diverses manières dans son enseignement la vérité fondamentale sur le travail exprimée déjà dans toute la tradition de l'Ancien Testament, depuis le Livre de la Genèse?
Dans les livres de l'Ancien Testament, les références au travail ne manquent pas, pas plus qu'aux diverses professions que l'homme exerce: le médecin (44- Si 38,13), l'apothicaire (45- Si 38,4-8), l'artisan ou l'artiste (46- Ex 31,1-5 Si 38,27), le forgeron (47- Gn 4,22 Is 44,12) on pourrait appliquer ces paroles au travail des sidérurgistes modernes -, le potier (48- Jr 18,3-4 Si 38,29-30), l'agriculteur (49- Gn 9,20 Is 5,1-2), le sage qui scrute les Ecritures (50- Qo 12,9-12 Si 39,1-8), le marin (51- Ps 107,23-30 (Ps 108)Sg 14,2-3), le maçon (52- Gn 11,3 2R 12,12-13 2R 22,5-6), le musicien (53- Gn 4,21), le berger (54- Gn 4,2 Gn 37,3 Ex 3,1 1S 16,11) le pêcheur (55- Ez 47,10). On sait les belles paroles consacrées au travail des femmes (56- Pr 31,15-27). Dans ses paraboles sur le Royaume de Dieu, Jésus-Christ se réfère constamment au travail: celui du berger (57- Jn 10,1-16), du paysan (58- Mc 12,1-12), du médecin (59- Lc 4,23), du semeur (60- Mc 4,1-9), du maître de maison (61- Mt 13,52), du serviteur (62- Mt 24,45 Lc 12,41-48), de l'intendant (63- Lc 16,1-8), du pêcheur (64- Mt 13,47-50), du marchand (65- Mt 13,45-46), de l'ouvrier (66- Mt 20,1-16). Il parle aussi des divers travaux des femmes (67- Mt 13,33 Lc 15,8-9). Il présente l'apostolat à l'image du travail manuel des moissonneurs (68- Mt 9,37 Jn 4,35-38) ou des pêcheurs (69- Mt 4,19). Il se réfère aussi au travail des scribes (70- Mt 13,52).
Cet enseignement du Christ sur le travail, fondé sur l'exemple de sa vie durant les années de Nazareth, trouve un écho très vif dans l'enseignement de l'Apôtre Paul. Paul, qui fabriquait probablement des tentes, se vantait de pratiquer son métier (71- Ac 18,3) grâce auquel il pouvait, tout en étant apôtre, gagner seul son pain (72- Ac 20,34-35). "Au labeur et à la peine nuit et jour, nous avons travaillé pour n'être à charge à aucun d'entre vous" (73). De là découlent ses instructions au sujet du travail, qui ont un caractère d'exhortation et de commandement: "A ces gens-là ... nous prescrivons, et nous les y exhortons dans le Seigneur Jésus-Christ: qu'ils travaillent dans le calme, pour manger un pain qui soit à eux", écrit-il aux Thessaloniciens (74- 2Th 3,12). Notant en effet que certains "vivent dans le désordre ... sans rien faire" (75- 2Th 3,11), l'Apôtre, dans ce contexte, n'hésite pas à dire: "Si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas non plus" (76- 2Th 3,10). Au contraire, dans un autre passage, il encourage: " Quoi que vous fassiez, travaillez de toute votre âme, comme pour le Seigneur et non pour les hommes, sachant que vous recevrez du Seigneur l'héritage en récompense" (77- Col 3,23-24).
73- 2Th 3,8 Saint Paul reconnaît le droit qu'ont les missionnaires aux moyens de subsistance : 1Co 9,6-14 Ga 6,6 2Th 3,9 Lc 10,7
Les enseignements de l'Apôtre des nations ont, comme on le voit, une importance capitale pour la morale et la spiritualité du travail. Ils sont un complément important au grand, bien que discret, évangile du travail que nous trouvons dans la vie du Christ et dans ses paraboles, dans ce que Jésus "a fait et a enseigné" (78- Ac 1,1).
A cette lumière émanant de la Source même, l'Eglise a toujours proclamé ce dont nous trouvons l'expression contemporaine dans l'enseignement de Vatican II: "De même qu'elle procède de l'homme, l'activité humaine lui est ordonnée. De fait, par son action, l'homme ne transforme pas seulement les choses et la société, il se parfait lui-même. Il apprend bien des choses, il développe ses facultés, il sort de lui-même et se dépasse. Cette croissance, si elle est bien comprise, est d'un tout autre prix que l'accumulation de richesses extérieures... Voici donc la règle de l'activité humaine: qu'elle serve au bien authentique de l'humanité, conformément au dessein et à la volonté de Dieu, et qu'elle permette à l'homme, considéré comme individu ou comme membre de la société, de développer et de réaliser sa vocation dans toute sa plénitude" (79).
79- GS 35
Dans une telle vision des valeurs du travail humain, c'est-à-dire dans une telle spiritualité du travail, on s'explique pleinement ce qu'on peut lire au même endroit de la constitution pastorale du Concile sur la juste signification du progrès: "L'homme vaut plus par ce qu'il est que par ce qu'il a. De même, tout ce que font les hommes pour faire régner plus de justice, une fraternité plus étendue, un ordre plus humain dans les rapports sociaux, dépasse en valeur les progrès techniques. Car ceux-ci peuvent bien fournir la base matérielle de la promotion humaine, mais ils sont tout à fait impuissants, par eux seuls, à la réaliser" (80).
80- GS 35
Cette doctrine sur le problème du progrès et du développement thème si dominant dans la mentalité contemporaine peut être comprise seulement comme fruit d'une spiritualité du travail éprouvée, et c'est seulement sur la base d'une telle spiritualité qu'elle peut être réalisée et mise en pratique. C'est la doctrine et en même temps le programme qui plongent leurs racines dans l'"évangile du travail".
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Il est encore un autre aspect du travail humain, une de ses dimensions essentielles, dans lequel la spiritualité fondée sur l'Evangile pénètre profondément. Tout travail, qu'il soit manuel ou intellectuel, est inévitablement lié à la peine. Le Livre de la Genèse exprime ce fait de manière vraiment pénétrante en opposant à la bénédiction originelle du travail, contenue dans le mystère même de la création et liée à l'élévation de l'homme comme image de Dieu, la malédiction que le péché porte avec lui: "Maudit soit le sol à cause de toi! Avec peine tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie" (81). Cette peine liée au travail indique la route que suivra la vie de l'homme sur la terre et constitue l'annonce de sa mort: " A la sueur de ton front tu mangeras ton pain jusqu'à ce que tu retournes à la terre car c'est d'elle que tu as été tiré..." (82). Comme un écho à ces paroles, un des auteurs des livres sapientiaux s'exprime ainsi: "J'ai considéré toutes les oeuvres que mes mains avaient faites, et toute la peine que j'avais eue à les faire..." (83). Il n'y a pas un homme sur terre qui ne pourrait faire siennes ces paroles.
81- Gn 3,17
82- Gn 3,19
83- Qo 2,11
L'Evangile annonce, en un certain sens, sa parole ultime même à ce sujet dans le mystère pascal de Jésus-Christ. Et c'est là qu'il faut chercher la réponse à ces problèmes, si importants pour la spiritualité du travail humain. Dans le mystère pascal est contenue la croix du Christ, son obéissance jusqu'à la mort, que l'Apôtre oppose à la désobéissance qui a pesé dès son commencement sur l'histoire de l'homme sur la terre (84). Y est contenue aussi l'élévation du Christ qui, en passant par la mort de la croix, revient vers ses disciples avec la puissance de l'Esprit Saint par sa résurrection.
54- Rm 5,19
La sueur et la peine que le travail comporte nécessairement dans la condition présente de l'humanité offrent au chrétien et à tout homme qui est appelé, lui aussi, à suivre le Christ, la possibilité de participer dans l'amour à l'oeuvre que le Christ est venu accomplir (85). Cette oeuvre de salut s'est réalisée par la souffrance et la mort sur la croix. En supportant la peine du travail en union avec le Christ crucifié pour nous, l'homme collabore en quelque manière avec le Fils de Dieu à la rédemption de l'humanité. Il se montre le véritable disciple de Jésus en portant à son tour la croix chaque jour (86) dans l'activité qui est la sienne.
85- Jn 17,4
86- Lc 9,23
Le Christ, "en acceptant de mourir pour nous tous, pécheurs, nous apprend, par son exemple, que nous devons aussi porter cette croix que la chair et le monde font peser sur les épaules de ceux qui poursuivent la justice et la paix"; en même temps, cependant, "constitué Seigneur par sa résurrection, le Christ, à qui tout pouvoir a été donné au ciel et sur la terre, agit désormais dans le coeur des hommes par la puissance de son Esprit..., il purifie et fortifie ces aspirations généreuses par lesquelles la famille humaine cherche à rendre sa vie plus humaine et à soumettre à cette fin la terre entière" (87).
87- GS 38
Dans le travail de l'homme, le chrétien retrouve une petite part de la croix du Christ et l'accepte dans l'esprit de rédemption avec lequel le Christ a accepté sa croix pour nous. Dans le travail, grâce à la lumière dont nous pénètre la résurrection du Christ, nous trouvons toujours une lueur de la vie nouvelle, du bien nouveau, nous trouvons comme une annonce des "cieux nouveaux et de la terre nouvelle" (88) auxquels participent l'homme et le monde précisément par la peine au travail. Par la peine, et jamais sans elle. D'une part, cela confirme que la croix est indispensable dans la spiritualité du travail; mais, d'autre part, un bien nouveau se révèle dans cette croix qu'est la peine, un bien nouveau qui débute par le travail lui-même, par le travail entendu dans toute sa profondeur et tous ses aspects, et jamais sans lui.
88- 2P 3,13 Ap 21,1
Ce bien nouveau, fruit du travail humain, est-il déjà une petite part de cette "terre nouvelle" ou habite la justice? (89) Dans quel rapport est-il avec la résurrection du Christ, s'il est vrai que les multiples peines du travail de l'homme sont une petite part de la croix du Christ? Le Concile cherche à répondre aussi à cette question en puisant la lumière aux sources mêmes de la parole révélée: "Certes, nous savons bien qu'il ne sert à rien à l'homme de gagner l'univers s'il vient à se perdre lui-même (cf. Lc 9,25). Cependant, l'attente de la terre nouvelle, loin d'affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller: le corps de la nouvelle famille humaine y grandit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir. C'est pourquoi, s'il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoup d'importance pour le Royaume de Dieu" (90).
89- 2P 3,13
90- GS 39
Dans ces réflexions consacrées au travail de l'homme, nous avons cherché à mettre en relief tout ce qui semblait indispensable, étant donné que, grâce au travail, doivent se multiplier sur la terre non seulement "les fruits de notre activité" mais aussi "la dignité de l'homme, la communion fraternelle et la liberté" (91). Puisse le chrétien qui se tient à l'écoute de la parole du Dieu vivant et qui unit le travail à la prière savoir quelle place son travail tient non seulement dans le progrès terrestre, mais aussi dans le développement du Royaume de Dieu auquel nous sommes tous appelés par la puissance de l'Esprit Saint et par la parole de l'Evangile!
91- GS 39
Au terme de ces réflexions, je suis heureux de vous donner à tous, Frères vénérés, chers Fils et Filles, la Bénédiction Apostolique.
J'avais préparé ce document de manière à le publier le 15 mai dernier, au moment du 90e anniversaire de l'encyclique Rerum novarum; mais je n'ai pu le revoir de façon définitive qu'après mon séjour à l'hôpital.
Donné à Castel Gandolfo, le 14 septembre 1981, fête de l'Exaltation de la sainte Croix, en la troisième année de mon pontificat.
1981 Laborem exercens 20