Thérèse EJ, Lettres 260
260 24-25(?) juillet
J.M.J.T.
La petite Thérèse remercie beaucoup sa chère Tante de la jolie lettre qu'elle lui a envoyée, elle remercie aussi son Oncle chéri du désir qu'il avait de lui écrire et sa petite soeur Léonie qui la ravit par son abandon et sa vraie affection. La petite Thérèse envoie des cadeaux à tous les siens (hélas! ce sont des fleurs aussi éphémères qu'elle-même...) (Très graves Explications pour la distribution des Fleurs) Il y a une Pensée pour mon Oncle, une Pensée pour ma Tante (sans compter toutes celles qui éclosent pour eux dans le petit jardin de mon coeur) Les deux Boutons de Roses sont pour Jeanne et Francis, celui qui est seul est pour Léonie. Avec ses Fleurs la petite Thérèse voudrait envoyer tous les Fruits du St Esprit à ses chers Parents, particulièrement celui de Joie!
261 J.M.J.T.
26 Juillet 1897
Jésus +
Mon cher petit Frère,
Que votre lettre m'a fait de plaisir! 1
Si Jésus a écouté vos prières et prolonge mon exil à cause d'elles, Il a aussi dans son amour exaucé les miennes, puisque vous êtes résigné à perdre " ma présence, mon action sensible " comme vous le dites. Ah! mon frère, laissez-moi vous le dire: Le bon Dieu réserve à votre âme de bien douces surprises, elle est, vous me l'avez écrit, " peu habituée aux choses surnaturelles " et moi qui ne suis pas pour rien votre petite soeur, je vous promets de vous faire goûter après mon départ pour l'éternelle vie ce qu'on peut trouver de bonheur à sentir près de soi une âme amie. Ce ne sera pas cette correspondance plus ou moins éloignée, toujours bien incomplète, que vous paraissez regretter, mais un entretien fraternel qui charmera les anges, un entretien que les créatures ne pourront blâmer puisqu'il leur sera caché. Ah! qu'il me semblera bon d'être affranchie de cette dépouille mortelle qui m'obligerait si par impossible je me trouvais avec plusieurs personnes en présence de mon cher petit frère, à le regarder comme un étranger, un indifférent!... Je vous en prie, mon frère, n'imitez pas les hébreux qui regrettaient " les oignons d'Egypte ", Nb 11,5 je ne (1v ) vous ai que trop servi depuis quelque temps ces légumes qui font pleurer lorsqu'on les approche de ses yeux sans être cuits.
Maintenant je rêve de partager avec vous " la manne cachée " (Apocalypse ) que le Tout-Puissant a promis de donner " au Vainqueur ". Ap 2,17 C'est uniquement parce qu'elle est cachée que cette manne céleste vous attire moins que " les oignons d'Egypte ", mais j'en suis sûre, aussitôt qu'il me sera permis de vous présenter une nourriture toute spirituelle, vous ne regretterez plus celle que je vous aurais donnée si j'étais encore restée longtemps sur la terre. - Ah! votre âme est trop grande pour s'attacher à aucune consolation d'ici-bas. C'est dans les cieux que vous devez vivre par avance, car il est dit: "Là où est votre trésor là aussi est votre coeur. " Mt 20,22-23 Mt 6,21 Votre unique Trésor, n'est ce pas Jésus? Puisqu'Il est au Ciel, c'est là que doit habiter votre coeur, et je vous le dis tout simplement, mon cher petit frère, il me semble qu'il vous sera plus facile de vivre avec Jésus quand je serai près de Lui pour jamais. Ph 3,20
Il faut que vous ne me connaissiez qu'imparfaitement pour craindre qu'un récit détaillé de vos fautes puisse diminuer la tendresse que j'ai pour votre âme! O mon-frère, croyez-le, je n'aurai pas besoin de " mettre la main sur la bouche de Jésus "! Il a depuis longtemps oublié vos infidélité, seuls vos désirs de perfection sont présents pour réjouir son coeur. Je vous en supplie, ne vous traînez plus à ses pieds, suivez ce " premier élan qui vous entraîne dans ses bras ", (2r ) c'est là votre place, et j'ai constaté plus encore que dans vos autres lettres qu'il vous est interdit d'aller au Ciel par une autre voie que celle de votre pauvre petite soeur.
Je suis tout à fait de votre avis, " Le Coeur divin est plus attristé des mille petites indélicatesses de ses amis que des fautes même graves que commettent les personnes du monde " mais, mon cher petit frère, il me semble que c'est seulement quand les siens, ne s'apercevant pas de leurs continuelles indélicatesses s'en font une habitude et ne Lui demandent pas pardon, que Jésus peut dire ces paroles touchantes qui nous sont mises dans la bouche par l'Eglise pendant la semaine sainte: " Ces plaies que vous voyez au milieu de mes mains, ce sont celles que j'ai reçues dans la maison de ceux qui m'aimaient!." Za 13,6 Pour ceux qui l'aiment et qui viennent après chaque indélicatesse Lui demander pardon en se jetant dans ses bras, Jésus tressaille de joie, Il dit à ses anges ce que le Père de l'enfant prodigue disait à ses serviteurs: " Revêtez-le de sa première robe, mettez-lui un anneau au doigt, réjouissons-nous. " Lc 15,22 Ah! mon frère, que la bonté, l'amour miséricordieux de Jésus sont peu connus!... Il est vrai que pour jouir de ces trésors, il faut s'humilier, reconnaître son néant, et voilà ce que beaucoup d'âmes ne veulent pas faire, mais, mon petit frère, ce n'est pas ainsi que vous agissez, aussi la voie de la confiance simple et amoureuse est bien faite pour vous.
Je voudrais que vous soyez simple avec le bon Dieu, mais aussi... avec moi, vous êtes étonné de ma phrase? C'est que, (2v mon cher petit frère, vous me demandez pardon " de votre indiscrétion " qui consiste à désirer savoir si dans le monde votre soeur s'appelait Geneviève; moi je trouve la demande toute naturelle; pour vous le prouver je vais vous donner des détails sur ma famille car vous n'avez pas été très bien renseigné.
Le bon Dieu m'a donné un père et une mère plus dignes du Ciel que (de) la terre, ils demandèrent au Seigneur de leur donner beaucoup d'enfants et de les prendre pour Lui. Ce désir fut exaucé, quatre petits anges s'envolèrent aux Cieux, et les 5 enfants restées dans l'arène prirent Jésus pour Epoux. Ce fut avec un courage héroïque que mon Père, comme un nouvel Abraham, gravit trois fois la montagne du Carmel pour immoler à Dieu ce qu'il avait de plus cher. Gn 22,2-10 D'abord ce furent ses deux aînés, puis la troisième de ses filles 2 sur l'avis de son directeur et conduite par notre incomparable Père fit un essai dans un couvent de la Visitation (le bon Dieu se contenta de l'acceptation, plus tard elle revint dans le monde où elle vit comme étant dans le cloître). Il ne restait plus à l'Elu de Dieu que deux enfants, l'une âgée de 18 ans, l'autre de 14, celle-ci, " la petite Thérèse " lui demanda de voler au Carmel, ce qu'elle obtint sans difficulté de son bon Père qui poussa la condescendance jusqu'à la conduire d'abord à Bayeux, ensuite à Rome afin de lever les obstacles qui retardaient l'immolation de celle qu'il appelait sa reine. Lorsqu'il l'eut conduite au port, il dit à l'unique enfant qui lui restait: 3 " Si tu veux suivre l'exemple de tes soeurs, j'y consens, ne t'inquiète pas de moi. "L'ange qui devait soutenir la vieillesse d'un tel saint lui répondit qu'après son départ pour le Ciel, il volerait aussi vers le cloître, ce qui remplit de joie celui qui ne vivait que pour Dieu seul... 4 Mais une si belle vie devait être couronnée par une épreuve digne d'elle. Peu de temps après mon départ le père que nous chérissions à si juste titre fut pris d'une attaque de paralysie dans les jambes qui se renouvela plusieurs fois, mais elle ne pouvait se fixer là, l'épreuve aurait été trop douce, car l'héroïque patriarche s'était offert à Dieu en victime, 5 aussi la paralysie changeant son cours se fixa dans la tête vénérable de la victime que le Seigneur avait acceptée... La place me manque pour vous donner des détails touchants, je veux seulement vous dire qu'il nous fallut boire le calice jusqu'à la lie et nous séparer pendant trois ans de notre vénéré père en le confiant à des mains religieuses mais étrangères. (2v tv) Il accepta cette épreuve dont il comprenait toute l'humiliation et poussa l'héroïsme jusqu'à ne pas vouloir qu'on demandât sa guérison. (2r tv) A Dieu, mon cher petit frère, j'espère vous écrire encore si le tremblement de ma main n'augmente pas, car j'ai été obligée d'écrire ma lettre en plusieurs fois. - Votre petite Soeur, non pas " Geneviève", mais "Thérèse" de l'Enfant Jésus de la Ste Face.
262 3 août 1897
O mon Dieu que vous êtes doux pour la petite victime de votre Amour Miséricordieux! Maintenant même que Vous joignez la souffrance extérieure aux épreuves de mon âme, 1 je ne puis dire: " Les angoisses de la mort m'ont environnée " mais je m'écrie dans ma reconnaissance: "Je suis descendue dans la vallée de l'ombre (v ) de la mort, cependant je ne crains aucun mal: parce que vous êtes avec moi, Seigneur ! " Ps 18,5 2 Ps 23,4
(A ma bien-aimée petite Soeur Geneviève de Ste Thérèse) - 3 Août 1897 - Ps 22,4.
263 J.M.J.T.
Carmel de Lisieux
10 Août 1897
Jésus +
Mon cher petit Frère,
Je suis maintenant toute prête à partir, j'ai reçu mon passeport pour le Ciel et c'est mon Père chéri qui m'a obtenu cette grâce, le 29 il m'a donné la garantie que j'irais bientôt le rejoindre 1 le lendemain, le médecin étonné des progrès que la maladie avait faits en deux jours, dit à notre bonne Mère qu'il était temps de combler mes désirs en me faisant recevoir l'Extrême-Onction. J'ai donc eu ce bonheur le 30, et aussi celui de voir quitter pour moi le tabernacle, Jésus-Hostie que j'ai reçu comme Viatique de mon long voyage!... Ce Pain du Ciel m'a fortifiée, voyez, mon pèlerinage semble ne pouvoir s'achever. Bien loin de m'en plaindre je me réjouis que le bon Dieu me permette de souffrir encore pour son amour, ah! qu'il est doux de s'abandonner entre ses bras, sans craintes ni désirs. Jn 6,33
Je vous avoue, mon petit frère, que nous ne comprenons pas le Ciel de la même manière. 2 Il vous semble que participant à la justice, à la sainteté de Dieu, je ne pourrai comme sur la terre excuser vos fautes. Oubliez-vous donc que je participerai aussi à la miséricorde infinie du Seigneur? Je crois que les Bienheureux ont une grande compassion de nos misères, ils se souviennent qu'étant comme nous fragiles et mortels, ils ont commis les mêmes fautes, soutenu les mêmes combats 3 et leur tendresse fraternelle devient plus (v ) grande encore qu'elle ne l'était sur la terre, c'est pour cela qu'ils ne cessent de nous protéger et de prier pour nous.
Maintenant, mon cher petit frère, il faut que je vous parle de l'héritage que vous recueillerez après ma mort. Voici la part que notre Mère vous donnera: - 1 Le reliquaire que j'ai reçu te jour de ma prise d'habit et qui depuis ne m'a jamais quittée - 2 Un petit Crucifix qui m'est incomparablement plus cher que le grand car ce n'est plus le premier qui m'avait été donné que j'ai maintenant. Au Carmel, on change quelquefois les objets de piété, c'est un bon moyen pour empêcher que l'on s'y attache. Je reviens au petit Crucifix. Il n'est pas beau, la figure du Christ a presque disparu, vous n'en serez pas surpris quand vous saurez que depuis l'âge de 13 ans ce souvenir d'une de mes soeurs 4 m'a suivie partout. C'est surtout pendant mon voyage en Italie que ce Crucifix m'est devenu précieux, je l'ai fait toucher à toutes les reliques insignes que j'avais le bonheur de vénérer, dire le nombre me serait impossible; de plus il a été béni par le St Père. Depuis que je suis malade je tiens presque toujours dans mes mains notre cher petit Crucifix; en le regardant je pense avec joie qu'après avoir reçu mes baisers, il ira réclamer ceux de mon petit frère. - Voici donc en quoi consiste votre héritage; de plus, notre Mère vous donnera la dernière image que j'ai peinte 5
- Je vais finir, mon cher petit frère, par où j'aurais dû commencer en vous remerciant du grand plaisir que vous m'avez fait en m'envoyant votre photographie.
(v tv) A Dieu, cher petit frère, qu'Il nous fasse la grâce de l'aimer et de lui sauver des âmes. C'est le voeu que forme
Votre indigne petite soeur
Thérèse de l'Enfant Jésus de la Ste Face.
r.c.i.
(C'est par choix que je suis devenue votre soeur.) (r tv) Je vous félicite de votre nouvelle dignité; le 25, jour où je fête mon cher petit Père, j'aurai le bonheur de fêter aussi mon frère Louis de France. 6
264 1
12 Août 1897.
A ma chère petite soeur, souvenir de ses 23 ans.
Que votre vie soit toute d'humilité et d'amour afin que bientôt vous veniez où je vais: dans les bras de Jésus!...
Votre petite soeur, Thérèse de l'Enfant Jésus de la Ste Face.
265 1
22 août 1897
A ma chère petite Sr Marie de l'Eucharistie souvenir de ses 27 ans.
Th. de l'Enfant Jésus.
266 1
25 août 1897
Recto: Je ne puis craindre un Dieu qui s'est fait pour moi si petit... je l'aime!... car Il n'est qu'amour et miséricorde!
Verso: Dernier souvenir d'une âme soeur de la vôtre.
Th. de E. J.
2000
A la différence de l'Histoire d'une Ame (1898), dont la diffusion atteignait en quinze ans près de deux cent mille exemplaires, les lettres de soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus ont attendu cinquante ans (1948) une publication d'ensemble. Jusqu'alors le public n'avait eu accès qu'à un nombre restreint de morceaux choisis:
" Considérant simplement ces textes comme d'utiles compléments au livre fondamental qu'était - et que reste - l'Histoire d'une Ame, les soeurs de la Sainte les traitèrent comme un répertoire d'idées édifiantes dont il leur parut loisible d'extraire divers passages qui serviraient à éclairer et à préciser les positions essentielles fixées par l'Autobiographie. De ce point de vue, la chronologie, la teneur originale ou l'intégrité rigoureuse de chaque lettre ne présentaient guère d'importance. Rien même ne semblait s'opposer au rapprochement, parfois sous une même date, de phrases provenant de lettres différentes, mais toutes relatives au même sujet " (André Combes, Lettres, 1948, préface, p. XXII).
De cette manière, dix-huit fragments de lettres à Céline furent publiés dès 1898; la collection s'enrichit lors des éditions postérieures, atteignit quarante-sept fragments en 1907, cinquante et un en 1910. C'est peu de chose si l'on considère que la Copie authentique des Ecrits, réalisée cette même année pour le Procès de canonisation, ne compte pas moins de cent quatre-vingt-quatre folios pour les seules lettres. Pendant trente ans, la situation ne changera guère au plan de la publication.
Le cinquantenaire de la mort de Thérèse en 1947, sa récente promotion au patronage de la France en 1944, suscitent un renouveau de ferveur à son endroit. Un historien, l'abbé André Combes (1), se révèle alors, soucieux de dégager la portée doctrinale de cette dévotion. Mais pas de doctrine hors de la vie, pas de théologie coupée de l'histoire.
Il sollicite donc du Carmel une documentation appropriée et, à travers l'archiviste, c'est avec soeur Geneviève, âgée de soixante-dix sept ans en 1946, qu'il va faire franchir aux études thérésiennes, en un cheminement commun, souvent difficile, toujours fécond, l'étape importante de la publication des Lettres.
Très vite, il se rend compte qu'il manque d'éléments pour établir une chronologie, base de tout itinéraire spirituel: " Dans l'esprit de la plupart des admirateurs de sainte Thérèse règne une imprécision extrême sur l'ordre des événements et le rapport réel entre la vie et les oeuvres, alors que les textes édités permettent de serrer ce rapport de beaucoup plus près qu'on ne croit " (lettre du 25/1/1946). La publication intégrale des Lettres lui apparaît donc comme un préalable à tout progrès ultérieur.
" Ce que je cherche à atteindre, écrit-il encore, c'est le mouvement même de la pensée de Thérèse dans ses réactions vitales soit au contact des influences venues de l'extérieur, soit devant l'expérience intime de son développement naturel, de ses grâces propres, de ses épreuves. C'est le seul moyen, me semble-t-il, de retrouver Thérèse en soi telle qu'elle a réalisé dans le temps l'idée que Dieu en avait dès l'éternité. (...) Le seul moyen d'y réussir, dans la mesure où l'on peut espérer y parvenir, est de reprendre toute la documentation pour l'analyser de ce point de vue. Tout ce qu'elle a écrit. Tout ce que l'on a écrit sur elle. La voir comme elle s'est vue. La voir comme on l'a vue. Compléter ces deux sources l'une par l'autre. Respecter toutes les nuances " (lettre du 2/10/1946).
L'abbé Combes parviendra à convaincre soeur Geneviève, dans une lutte pied à pied, de livrer toutes les lettres de Thérèse, y compris les billets d'enfance, pour réaliser une édition " exacte et complète ", selon une structure chronologique. Ce livre, qui représente un progrès décisif, sortira des presses le 30 septembre 1948, un demi-siècle exactement après la première Histoire d'une Ame. --------
(1) Note: André Combes (1899-1969), docteur en théologie et docteur
ès-lettres, professeur de théologie ascétique et mystique à l'institut
catholique de Paris, maître de recherches au CNRS; nommé Prélat
domestique en 1960.
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Dans une lettre capitale à soeur Geneviève (le 11/9/1947), l'abbé Combes a montré l'importance d'une publication intégrale des Lettres (et en général de tous les textes) de Thérèse de Lisieux:
" Justement parce qu'elle est sainte Thérèse et qu'elle va occuper, à partir de cette année jubilaire, une place de plus en plus grande dans l'histoire de la spiritualité, il lui arrive ce qui arrive à tous les êtres d'exception. L'histoire s'intéresse à tous les aspects de sa vie et de ses oeuvres, et peut publier tout ce qui est sorti de sa plume. (...) C'est une chose inévitable et on la comprend très bien. Puisqu'il s'agit d'une sainte, c'est toute sa vie qui a valeur exemplaire, et pour être assurés de bien comprendre toute sa vie, il faut en connaître tous les détails. De là toutes ces publications d'oeuvres complètes. De là mon insistance à voir paraître toutes les lettres, tous les billets de votre Sainte petite soeur. Il fallait qu'elle fût traitée comme les plus grands saints. (...)
" 1 De la part d'un saint, rien n'est banal. Dans la Sainte Ecriture même, que de parties nous aurions éliminées si le Seigneur nous avait consultés! Nous aurions eu tort! Il faut prendre l'oeuvre de Dieu telle qu'elle est, et la méditer jusqu'à ce qu'on soit capable de la comprendre et d'en tirer les leçons opportunes.
" 2 Pour Thérèse, il faut faire bien attention. Ce qui parait banal (surtout à Céline qui sait tout, qui en sait bien plus long que tout ce qui est écrit) peut être plein d'utilité pour l'histoire, et l'édification des âmes simples qui seront très sensibles à ce qu'elles trouveront " à leur portée ". Par là, elles verront tout de suite que Thérèse a vécu comme elles, qu'elle ne planait pas toujours sur les ailes de l'Aigle, et peu à peu elles se laisseront entraîner.
" 3 Bien plus, de ces lettres qui vous désolent parce qu'elles " ne disent rien ", l'histoire pourra faire un usage imprévu. Je pense en particulier à cette série de lettres d'Italie ou de Rome qui ne contiennent rien de vivant ou de pittoresque sur le voyage et les personnages fréquentés. Faut-il le regretter? Bien au contraire. C'est un document d'une importance extrême pour réfuter la vieille thèse du P. Ubald que vient de rajeunir Van der Meersch (2). Thérèse y parait tellement détachée de tout l'accidentel, de tout ce qui aurait pu la distraire, tellement concentrée sur son unique souci, sur sa vocation et son audience, que je vais pouvoir répliquer avec beaucoup de force à tous ces amateurs: L'auteur de pareilles lettres n'était certainement pas la petite fille évaporée, le cheval échappé que vous n'hésitez pas à décrire. C'était une âme recueillie et profonde sur laquelle nulle distraction ne pouvait mordre gravement. "
Le récit de l'Histoire d'une Ame étant beaucoup plus coloré et pittoresque, on pourra rétablir l'équilibre, et la vérité sera vengée.
(...)
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(2) Note: Dans La petite Sainte Thérèse (Paris, 1947).
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" Quoi d'étonnant si une enfant écrit des lettres d'enfant?
C'est le contraire qui serait grave! (...) Vous verrez que lorsque
l'ensemble sera achevé, les perles retrouveront leur éclat. (...) Si
l'on coupe une symphonie après ses premières mesures, on est
désorienté, on ne comprend pas où l'auteur veut en venir... Mais si
l'on attend jusqu'au bout, si on laisse le musicien introduire et
développer tous ses thèmes jusqu'au final, alors on comprend, on est
ravi, transporté d'admiration.
" L'auteur de la Symphonie thérésienne, c'est Thérèse, mais c'est surtout Jésus lui-même. Il faut lui laisser le temps de préparer " sa petite lyre ", de l'accorder aux vibrations de son Coeur... Lorsque la lyre est prête, ah! quels accents! Mais quoi de plus touchant, quoi de plus divin, même, que les préludes! Plus ils paraissent humbles, plus ils sont vrais.
" Enfin n'oublions pas que les Lettres font partie d'un ensemble. Il faut les compléter par l'Histoire d'une Ame et par les Poésies. Alors je vous assure que tout se met en place et que l'on ne risque pas de se méprendre sur la splendeur de cette âme incomparable
(3)
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(3) Note: Texte plus complet de cette lettre en CG. nn. 46-48.
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Lorsqu'une réédition des Lettres devint nécessaire, en 1962 - la première étant épuisée -, le principe d'une fidélité littérale aux originaux ne faisait plus difficulté (le P. François de Sainte-Marie avait publié, en 1956, les Manuscrits autobiographiques en fac-similé, l'année suivante en édition grand public, ainsi que les photos authentiques de Thérèse dans Visage de Thérèse de Lisieux, en 1961).
Le projet initial était modeste: simple " édition revue et corrigée ". Mais l'inventaire des sources allait laisser paraître, à propos des lettres de Thérèse, un problème critique non moins complexe que celui du texte de l'autobiographie (cf. supra, l'introduction aux Manuscrits autobiographiques ).
Par ailleurs, le recul donné à l'histoire par la mort de Mère Agnès de Jésus (1951) et de soeur Geneviève (1959), l'accès rendu ainsi possible à une documentation familiale des plus riches, permettaient de préparer une édition de grande ampleur associant aux Lettres de Thérèse, collationnées minutieusement sur les originaux (auxquels l'abbé Combes avait à peine eu accès), celles de ses correspondants et des correspondants entre eux.
Ce fut la " Correspondance générale ", parue en 1972, un an avant le centenaire de Thérèse de Lisieux. Ainsi la sainte retrouvait le réseau de ses relations vivantes où sa personnalité, cernée de plus près, prend sa véritable dimension. La section des Lettres du présent volume est issue de ce travail critique.
La correspondance de Thérèse comprend 266 lettres et billets retrouvés, dont 227 autographes, ont été conservés.(4) Vingt ans à peine, du 4 avril 1877 au 24 août 1897, séparent le premier billet malhabile d'une petite fille, de la dernière lettre pathétique écrite par une sainte sur son lit d'agonie.
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(4) Note: Pour l'histoire compliquée des lettres de Thérèse,
sources et publication, on se reportera à l'introduction générale de
la Correspondance générale pp.20-88.
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Si précieuse que soit cette collection, elle ne coïncide pas avec l'activité épistolaire réelle de Thérèse. La proportion de lettres perdues peut être estimée à un tiers environ: évaluation qui relève de l'évidence, de la tradition ou de l'hypothèse. Parmi les pertes les plus regrettables, on citera un minimum de cinquante lettres perdues envoyées au P. Pichon au Canada, à qui elle écrivait chaque mois.
Elevée dans un milieu familial assez fermé sur lui-même, entrée à quinze ans dans un Ordre religieux où la " séparation du monde " est fortement marquée, morte à vingt-quatre ans, celle que le pape Pie Xl appellera un jour " l'enfant chérie du monde ", connaît de son vivant un univers relationnel restreint. Sa correspondance reflète cet état de choses. La famille en absorbe à elle seule 78 %; la famille religieuse - en excluant ses trois soeurs carmélites - en totalise à peine 10 %. Le reste se répartit entre douze correspondants: sept ecclésiastiques, trois religieuses, deux amies.
Stimuléee par l'exemple de sa mère, de ses soeurs aînées et même de Céline, qui avaient la plume facile, Thérèse manifeste très tôt le désir de communiquer par écrit. Elle importune son entourage pour qu'il lui vienne en aide (LT 3 LT 6 LT 7).
Avec l'entrée de Pauline au Carmel, le 2 octobre 1882, et le repliement sur soi qui en résulte chez l'enfant, la communication paraît entravée. Thérèse doit " se creuser la tête à chercher ", au dire de Mme Guérin (LD 514 du 4/5/1885, CG, p. 188), recourt habituellement à un brouillon, même pour écrire à sa cousine Germaine, Marie Guérin (cf. LT 19).
L'inhibition subsiste encore après l'extraordinaire libération de Noël 1886, lorsqu'il s'agit de traduire par écrit sa vie profonde (LT 136). Au Carmel, en 1888-1890, un petit brouillon de soeur Agnès de Jésus peut être encore le bienvenu dans les cas les plus difficiles (LT 70 LT 112).
C'est dans la correspondance avec Céline que l'aisance se manifeste le plus tôt (cf. LT 96, et années 1891-1892). Mais il faut attendre 1893 pour que Thérèse accède à ce don d'expression qui ne cessera de se parfaire jusqu'à sa mort. Alors, dans les limites que lui imposent la Règle du Carmel et les dispositions de ses prieures (cf. MSC 32,2v,6 elle écrit volontiers et longuement.
Remarquons qu'à l'exception des billets échangés à l'intérieur du Carmel - il y faut le consentement de la prieure - il est peu de lettres de Thérèse qui aient été lues de leur seul destinataire. Aux Buissonnets, pas de correspondance réservée. Au Carmel, tout message de l'extérieur est lu par la supérieure, selon l'usage du temps, et, en plus d'un cas, par ses soeurs aînées. Cette ingérence a-t-elle influé sur la rédaction des lettres? Aux premiers temps de sa vie religieuse, c'est probable: on le perçoit dans tels billets à soeur Agnès de Jésus (LT 54 LT 55 LT 76 LT 78 LT 95, etc.). Mais très tôt, sans doute pour s'être située dans sa vérité face à Dieu seul, elle atteint à une telle autonomie que sa liberté d'expression ne semble guère entamée par l'intrusion d'une tierce personne.
*
A une époque où l'usage du téléphone (inventé en 1876) est encore peu répandu, les lettres jouent un rôle important dans des familles aussi unies que celle des Martin/Guérin. De courtes vacances à la campagne ou à la mer, a fortiori l'exceptionnel voyage en Italie, en 1887, suscitent une activité épistolaire assidue. Thérèse se conforme à l'exemple familial.
Mais c'est surtout la clôture du Carmel qui trace la ligne de démarcation entre correspondants, selon que les entrées successives des quatre soeurs Martin et de Marie Guérin séparent ou réunissent les membres de la famille.
Ainsi, à partir du 9 avril 1888, Thérèse n'a plus à écrire à ses deux aînées qu'elle rejoint au Carmel. Elle est autorisée par Mère Marie de Gonzague à leur adresser des billets pendant ses retraites de vêture (10 Janvier 1889) et de profession (8 septembre 1890), ou pendant ses retraites privées (1888-1890), puis rentre dans un silence presque complet jusqu'à la fin de 1896. Elle s'efforce ensuite, par des billets enjoués, de donner le change sur son état physique.
Le cas est différent avec M. Martin. Si les lettres de Thérèse carmélite à son père sont toutes contemporaines du postulat, c'est que la maladie mentale de son " Roi chéri " vient brusquement interrompre le dialogue. Dès 1888, d'ailleurs, ses missives s'adressent déjà à un homme diminué. Ne dit-elle pas en mai 1889: " Papa, c'est le petit enfant du bon Dieu " (LT 91v)
Céline demeure la correspondante privilégiée de Thérèse pendant les années de son " exil ", avant son entrée au Carmel (14/9/1894). A l'approche de ses fête et anniversaire, elle s'abstient du parloir hebdomadaire pour s'assurer le droit à " sa " lettre. Les mois critiques de février-mai 1889 et l'été de 1893 marquent des temps forts dans ces relations.
Jusqu'aux deux années de son séjour à la Visitation (1893-1895), où elle bénéficie de onze lettres, Léonie pourrait faire figure d'oubliée si elle-même ne nous avait avertie de la destruction des lettres de sa soeur. Il n'en est pas moins vrai que Thérèse " manque de temps " pour lui écrire (LT 105 LT 122) ou lui fait ses " recommandations " par intermédiaire (LT 85). Mais en 1896-1897, Thérèse traite de plain-pied avec cette cliente idéale de la " petite voie " évangélique.
Les traditionnels voeux de fête ou de bonne année à la famille Guérin n'inspirent guère Thérèse. En revanche, les besoins spirituels de Marie la rendent éloquente (1889-1890). Après l'entrée de celle-ci au Carmel (15/8/1895), elle raréfie la correspondance avec ses oncle et tante.
En 1896-1897, le cercle familial se double pour elle d'une famille spirituelle: les novices (six lettres) que lui a confiées Mère Marie de Gonzague, et les deux missionnaires, les PP. Roulland et Bellière (onze lettres) dont la prieure se fait aussi la correspondante. La jeune carmélite leur écrit de très belles missives et, pour le séminariste Bellière surtout, son dévouement atteint en ses dernières semaines à l'héroïsme.
On sera frappé par les contrastes de cette correspondance. La novice de seize ans peut en même temps écrire des lignes incolores à sa tante Guérin pour lui souhaiter sa fête, et envoyer à sa cousine Marie une lettre de direction qui fera bientôt l'admiration du pape Pie X. A vingt-quatre ans, malade, elle continue de passer aux yeux de son oncle pour " une bonne petite fille ", écrivant des lettres sans relief, alors qu'elle est en train d'enseigner à ses novices et à ses frères spirituels la voie de " la confiance et (de) l'amour " qu'elle a découverte seule, guidée par l'Esprit.
Rien de plus trompeur que cette simplicité qui se coule dans la monotonie de la vie quotidienne pour passer inaperçue. On voudrait que la sainteté fût sublime. Tout ne l'est pas dans ces billets écrits souvent à la hâte. Mais il faut savoir déchiffrer ce qui se passe réellement dans cette vie cachée et découvrir quelle force d'amour peut s'enfouir dans les événements les plus anodins, en leur conférant une dimension d'éternité. Tandis que les Derniers Entretiens font vivre sous nos yeux un être ayant atteint sa plénitude, confronté à la mort, les Lettres de Thérèse expriment le dynamisme d'une vie en quête de l'amour absolu.
" Précieux trésor que ces lettres, complément de son histoire!!! " écrivait l'abbé Bellière à Mère Marie de Gonzague le 24 novembre 1898. Le séminariste avait bien vu que l'Histoire d'une Ame se trouvait complétée par nombre de lettres qui couvrent des périodes sur lesquelles Thérèse passait rapidement dans ses souvenirs. D'ailleurs le Manuscrit B est lui-même composé de deux lettres, l'une adressée à soeur Marie du Sacré-Coeur, l'autre à Jésus. Le corpus des Lettres de Thérèse nous livre ainsi les éléments d'une véritable biographie, inséparable des Manuscrits autobiographiques.
Une " course de géant " s'y inscrit, trajectoire parfaite qui n'exclut pas les attentes, les désirs, les souffrances, mais traduit surtout une inflexible audace informée par l'espérance d'atteindre le but: cet Amour miséricordieux dont Thérèse fait l'expérience à chaque étape de sa vie et qu'elle veut révéler autour d'elle.
Thérèse EJ, Lettres 260