Bernard sermons 1053
1053 1. Mes Frères, nous célébrons aujourd'hui le commencement de l'Avent. Le nom, comme celui des autres solennités, en est familier et connu de tout le monde; mais peut-être ne tonnait-on pas aussi bien la raison pour laquelle il est ainsi appelé. Car, les infortunés enfants d'Adam négligeant les vérités salutaires, s'attachent de préférence aux choses fragiles et transitoires. A qui assimilerons-nous les hommes de cette génération, à qui les comparerons-nous quand nous voyons qu'on ne peut ni les enlever ni les arracher aux consolations matérielles de la terre ? Je les comparerai aux gens qui se noient. En effet, voyez comme il serrent ce qu'ils peuvent saisir; rien ne saurait leur faire lâcher prise et quitter le premier objet qui s'est trouvé sous leur main quel qu'il soit, quand même il ne saurait leur être d'aucune utilité, comme des racines d'herbe et d'autres objets pareils. Et même, si quelqu'un vient à leur secours, ils le saisissent ordinairement de telle sorte, qu'ils l'entraînent avec eux et le mettent hors d'état de les sauver et de se sauver lui-même. Voilà comment les malheureux enfants d'Adam périssent dans cette mer vaste et profonde; ils ne recherchent que des soutiens périssables et négligent les seuls dont la solidité leur permettrait de surnager et de sauver leurs âmes. Ce n'est pas de la vanité mais de la vérité qu'il a été dit: « Vous la connaîtrez et elle vous délivrera (Jn 8,32). » Pour vous donc, mes Frères, vous à qui Dieu révèle comme à de petits enfants, les choses qui sont cachées aux sages et aux prudents du monde, appliquez avec soin toutes vos pensées à ce qui est vraiment salutaire, pesez attentivement la raison de l'Avent et demandez-vous quel est celui qui vient, pourquoi il vient, quand il vient et par où il vient. C'est là une curiosité louable et salutaire ; car l'Eglise ne célébrerait point l'Avent avec tant de piété, s'il ne cachait pour nous quelque grand mystère.
2. En premier lieu, considérez avec le même étonnement et la même admiration que l'Apôtre, quel est celui qui vient. C'est, dit l'ange Gabriel, le fils môme du Très-Haut, Très-Haut lui-même par conséquent. Car on ne saurait sans crime penser que Dieu a un fils dégénéré ; il faut donc le proclamer l'égal de son Père en grandeur et en dignité. Qui ne sait en effet, que les enfants des princes sont eux-mêmes princes et que les fils de rois sont rois? D'où vient cependant que des trois personnes que nous croyons, que nous confessons et que nous adorons, dans la suprême Trinité, ce n'est ni le Père, ni le Saint-Esprit, mais le Fils qui vient? Je ne saurais croire qu'il en est ainsi sans cause aucune. Mais qui a pénétré les desseins de Dieu? ou qui est entré dans le secret de ses conseils (Rm 11,34)? Or, ce n'est point sans un très-profond dessein de la Trinité qu'il a été réglé que ce serait le Fils qui viendrait. Si nous considérons la cause de notre exil, peut-être pourrons-nous connaître, du moins en partie, quelle convenance il y avait que nous fussions sauvés plutôt par le Fils de Dieu que par l'une des deux autres personnes divines. En effet, ce Lucifer qui se levait le matin, ayant voulu se faire semblable au Très-Haut et tenté de se rendre égal à Dieu, ce qui est le propre du Fils, fut à l'instant précipité du haut du Ciel, parce que le Père prit la défense de la gloire de son Fils et montra par les faits la vérité de ce qu'il dit quelque part: « La vengeance m'est réservée et c'est moi qui l'exercerai (Rm 12,19). » Et je voyais alors Satan tomber du Ciel comme un éclair (Lc 10,18). Qu'as-tu donc à l’enorgueillir, ô toi qui n'es que cendre et que poussière? Si Dieu n’a point épargné les anges eux-mêmes dans leur orgueil, combien moins t'épargnera-t-il toi qui n'es que corruption, que vers? Satan n'avait rien fait, il n'était encore coupable que d'une pensée d'orgueil, et à l'instant même, en un clin d'oeil, il se voit à jamais précipité dans l'abîme, parce que, selon l'Evangéliste : « Il n'est point resté ferme dans la vérité (Jn 8,44). »
1054 3. O mes Frères, fuyez, fuyez l'orgueil de toutes vos forces, je vous en conjure. L'orgueil est le principe de tout péché, c'est lui qui a si rapidement plongé dans d'éternelles ténèbres ce Lucifer, qui brillait naguère d'un plus vif éclat que tous les astres ensemble; c'est lui, dis-je, qui a changé en un démon non pas un ange seulement, mais le premier des anges. Après cela, devenant tout à coup jaloux du bonheur de l'homme, il fit naître, dans le coeur de ce dernier, l'iniquité qu'il avait d'abord conçue dans le sien, et lui conseilla de manger du fruit défendu, en lui disant qu'il deviendrait aussi semblable à Dieu, connaissant le bien et le mal. O malheureux, quelles espérances donnes-tu, que promets-tu à l'homme, quand il n'y a que le Fils du Très-Haut qui ait la clef de la science, ou plutôt quand il n'y a que lui qui soit « la clef de David qui ouvre, et personne ne ferme (Ap 3,7)? » C'est en lui que tous les trésors da la sagesse et de la science divines se trouvent renfermés (Col 2,3) ; iras-tu les dérober pour en faire part à l'homme? Voyez si, comme le dit le Seigneur lui-même, « Il n'est pas un menteur et le père même du mensonge (Jn 8,44). » En effet ne ment-il point quand il dit: « Je serai semblable au Très-Haut (Is 14,94)? » Et n'est-il pas le père même du mensonge, quand il sème dans le coeur de l'homme le germe de ses faussetés, en lui disant : « Vous serez comme des dieux (Gn 3,6) ? » Et toi, ô homme, si tu vois le voleur, tu te mets à sa suite. Vous vous rappelez, mes frères, le passage d'Isaïe que nous lisions cette nuit, où il est dit: « Vos princes sont des infidèles (Is 1,23), » ou, selon une autre version, « sont des désobéissants et les compagnons des voleurs. »
4. En effet nos premiers parents, Adam et Eve, la source de notre race, sont désobéissants, et compagnons de voleurs, puisqu'ils veulent, sur les conseils du serpent ou plutôt sur les conseils du diable lui-même par l'organe du serpent, ravir au fils de Dieu ce qui lui appartient en propre. Mais Dieu le Père ne ferme point les yeux sur l'injure faite à son fils, « car le Père aime le Fils (Jn 5,20), » et à l'instant même, il tire vengeance de l'homme et appesantit son bras sur nous. Tous en effet nous avons péché en Adam et tous nous avons été condamnés en lui. Que fera le fils, en voyant que son Père prend en main sa défense et que pour lui il n'épargne aucune créature? Voilà, se dit-il, que mon Père, à cause de moi; perd toutes ses créatures. Le premier des anges a voulu usurper la grandeur qui m'est propre et il a trouvé de l'écho parmi ses semblables. Mais à l'instant mon Père a pris avec ardeur la défense de ma cause en main, et il a frappé d'un coup cruel, d'une blessure incurable l'ange rebelle et tous ses partisans. De son côté l'homme a voulu aussi s'arroger la science qui est mon partage exclusif, et mon Père n'a point eu non plus pitié de lui, son oeil ne l'a point épargné. « Dieu s'occupe-t-il des boeufs (1Co 9,6) ? » Il avait fait deux nobles créatures, auxquelles il avait donné la raison en partage et qu'il avait faites susceptibles de bonheur, l'ange et l'homme. Or voici qu'à cause de moi il a perdu une multitude d'anges et tous les hommes. Mais moi, pour qu'ils sachent que j'aime mon Père, je veux lui rendre ceux qu'il semble n'avoir perdus qu'à cause de moi. « Si c'est à cause de moi que cette affreuse tempête s'est déchaînée sur vous, dit Jonas, prenez-moi et jetez-moi à la mer (Jn 1,12). » Ils portent tous un regard d'envie sur moi, eh bien! me voici, je vais me montrer à eux en tel état que quiconque voudra nie porter envie et ambitionnera de devenir semblable à moi, n'aura cette ambition et ce désir que pour son bien. Quant aux anges, je sais bien qu'ils n'ont déserté la bonne voie que par un sentiment mauvais et inique et qu'ils n'ont péché ni par faiblesse ni par ignorance, aussi ont-ils dû périr quoiqu'ils ne le voulussent point, car l'amour du Père et la majesté du Roi suprême éclatent dans sors amour pour la justice (Ps 97,3).
1055 5. Voilà pourquoi il a créé les hommes dans le principe, c'était afin qu'ils prissent la place des anges et qu'ils réparassent les brèches de Jérusalem; car il savait que pour les anges il n'y avait plus aucun moyen de retour. « Il connaissait en effet l'orgueil de Moab et voyait qu'il est superbe à l'excès (Is 16,6), » et que son orgueil est sans repentir et par conséquent sans pardon. Mais il n'a point fait une autre créature pour remplacer l'homme, voulant montrer par lé qu'il pouvait encore être racheté; il n'avait péri que par la malice d'un autre, il était juste par conséquent que la bonté d'un autre pût le sauver. Je vous en prie donc, Seigneur, daignez me tirer de là où je suis, parce que je suis faible et que j'ai été enlevé par fraude et par violence ô mon pays, et qu'on m'a jeté dans cette fosse quoique je fusse innocent (Gn 40,15). Innocent, c'est peut-être beaucoup dire, mais ce n'est pas trop, eu égard à celui qui m'a séduit. Seigneur, on m'a fait croise un mensonge ; vienne maintenant la Vérité en personne, afin que la fausseté soit confondue, que je connaisse la vérité et que la vérité me délivre, si toutefois je sais renoncer au mensonge, quand on me l'aura montré, et embrasser la vérité lorsqu'on me l'aura fait connaître. Autrement ma tentation et mon péché ne seraient plus simplement la tentation et le péché de l'homme, mais l'obstination même du diable. Car c'est quelque chose de diabolique que de persévérer dans le mal, et quiconque ressemble au diable dans son péché est digne de périr avec lui.
6. Vous avez entendu, mes Frères, quel est celui qui vient, écoutez maintenant d'où et où il vient. Or il vient du sein de son Père dans celui d'une Vierge mère; il vient du haut des Cieux dans ces basses régions de la terre. Mais quoi donc? Ne faut-il point alors que nous vivions aussi sur la terre ? Oui, s'il y est resté lui-même. Car où pourrait-on être bien s'il n'y est pas, et mal s'il s'y trouve? « Car qu'y a-t-il pour moi dans le ciel même et que désiré je sur la terre si ce n'est vous, Dieu de mon coeur et mon partage pour l'éternité (Ps 72,25-26)? » Et quand même je marcherais au milieu des ombres mêmes de la mort, il n'est point de maux que je craindrais, si toutefois vous étiez avec moi (Ps 22,4). » Or je vois aujourd'hui qu'il est descendu non-seulement sur la terre, mais encore jusque dans les enfers, non pas comme un coupable chargé de liens, mais libre au milieu des morts, comme la lumière qui descend dans les ténèbres, mais que les ténèbres n'ont point comprise; aussi son âme ne reste-t-elle point dans les enfers et son corps ne connaît-il point la corruption du tombeau ; car le Christ qui est descendu du ciel est le même qui y est remonté pour accomplir tous les oracles, car c'est de lui qu'il a été dit : « Il faisait le bien en passant d'un lieu dans un autre et guérissait tous ceux qui étaient sous la puissance du diable (Ac 10,38), » et encore: «Il s'élance avec ardeur pour courir comme un géant dans la carrière, mais il part de l'extrémité du ciel (Ps 18,7). » Aussi est-ce avec raison que l'Apôtre s'écrie: « Ne recherchez que ce qui est en haut, dans le ciel où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu (Col 3,1).» C'est en vain qu'il se donnerait du mal pour porter nos coeurs en haut, s'il ne nous apprenait que l'auteur de notre salut s'y trouve. Mais voyons la suite; car si le sujet est fécond et abondant, cependant le temps qui presse ne me permet pas de vous parler longuement. Ainsi quand nous nous sommes demandé quel est celui qui vient, nous avons trouvé que c'est un hôte d'une grande et ineffable majesté; et, lorsque nous avons recherché d'où il vient, il s'est trouvé que nous avons vu se dérouler à nos yeux une route d'une longueur immense, selon ce qu'avait dit le Prophète sous l'inspiration de l'Esprit : « Voilà la majesté du Seigneur qui vient de loin (Is 30,27). » Enfin à cette question: Où vient-il? nous avons reconnu l'honneur inestimable et presque incompréhensible qu'il daigne nous faire en descendant de si haut dans l'horrible séjour de notre prison.
1056 7. Mais à présent qui pourrait douter qu'il ne fallût rien moins qu'une bien grande cause pour qu'une si grande Majesté daignât descendre de si loin dans un séjour si peu digne d'elle? En effet, le motif qui l'y a déterminé est tout à fait grand, car ce n'est rien moins qu'une grande miséricorde, une grande compassion et une immense charité. En effet, pour quoi devons-nous croire qu'il est venu? C'est le point que nous avons maintenant à éclaircir. Nous n'avons pas besoin de nous donner beaucoup de mal pour cela, puisque ses paroles et ses actes nous crient bien haut le motif de sa venue. En effet, c'est pour chercher la centième brebis qui était perdue et errante qu'il est descendu en toute hâte des montagnes célestes; c'est pour que ses miséricordes fissent comprendre mieux encore au Seigneur et que ses merveilles montrassent plus clairement aux hommes que c'est pour nous qu'il est venu. Combien grand est l'honneur que nous fait le Dieu qui nous vient chercher ! Mais aussi combien est grande la dignité de l'homme que Dieu recherche ainsi! Assurément s'il veut se glorifier de cela, ce ne sera point à lui une folie de le faire, non pas qu'il paraisse être quelque chose de son propre fond, mais parce que celui qui l'a fait l'estime lui-même à un si haut prix. Car ce ne sont point toutes les richesses du monde, ni toute la gloire d'ici-bas, ni rien de ce qui peut flatter nos désirs sur la terre qui fait notre grandeur, tout cela n'est môme absolument rien en comparaison de l'homme lui-même. Seigneur, qu'est-ce donc que l'homme pour que vous le combliez de tant de gloire et pourquoi votre coeur est-il porté en sa faveur?
8. Néanmoins je me demande pourquoi au lieu de venir à nous, n'est-ce point nous qui sommes allés à lui; car outre que c'est notre intérêt qui est en question, ce n'est pas l'habitude que les riches aillent trouver les pauvres, même quand ils ont le désir de leur faire du bien. Il est vrai, mes Frères c'était bien à nous à aller vers lui, mais nous en étions doublement empêchés; d'abord nos yeux étaient bien malades; or il habite une lumière inaccessible (1Tm 6,16). Et puis nous étions paralysés et gisant sur notre grabat, nous ne pouvions donc nous élever jusqu'à Dieu qui demeure si haut. Voilà pourquoi le bon Sauveur et doux médecin de nos, âmes est descendu de là-haut où il habite et a voilé l'éclat de sa lumière pour nos yeux malades. Il s'est en quelque sorte placé dans une lanterne en prenant son glorieux corps, cette chair infiniment pure de toute souillure. C'est là, en effet, ce nuage léger et translucide dont parle le Prophète (Is 19,1), sur lequel il avait annoncé que le Seigneur monterait pour descendre en Egypte.
1057 9. Il nous faut aussi considérer en quel temps est venu le Sauveur. Or il est venu ainsi que vous le savez, je le pense, non au commencement, ni au milieu, mais à la fin des temps. Ce n'est pas sans raison, mais avec beaucoup de raison, au contraire, que la Sagesse par excellence a réglé qu'elle n'apporterait de secours aux hommes qu'alors qu'il leur deviendrait plus nécessaire, car elle n'ignore point que les enfants d'Adam sont enclins à l'ingratitude. Or on pouvait dire avec vérité que déjà la nuit approchait, que le jour était sur son déclin, que le soleil de la justice avait un peu baissé à l'horizon, et ne répandait plus sur la terre que des rayons presque éteints et une chaleur affaiblie. Car la lumière de la connaissance de Dieu était devenue bien faible, en même temps que, sous le manteau glacial de l'iniquité, la chaleur de la charité avait sensiblement baissé. Il n'y avait plus d'apparition d'anges, plus de prophètes qui élevassent la voix, il semble que, vaincus par le désespoir à la vue de l'endurcissement excessif et de l'obstination des hommes, ils avaient cessé les uns d'apparaître et les autres de parler. Mais moi, dit le Fils « c'est alors que je me suis écrié, me voici, je viens (Ps 309,9). » Oui, voilà comment à l'heure où tout reposait dans un paisible silence et que la nuit était au milieu de sa course, votre Parole toute-puissante, ô Seigneur, vint du Ciel et descendit de son trône royal (Sg 18,14). C'est dans le même sens que l'Apôtre disait: « Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils (Ga 4,4). » C'est qu'en effet la plénitude et l'abondance des choses du temps avaient produit l'oubli et la disette de celles de l'éternité. Il était donc bien à propos que l'éternité vînt puisque la temporalité prévalait. En effet, sans parler du reste, la paix temporelle elle-même était si générale alors, qu'un homme n'a eu qu'à l'ordonner et le dénombrement du monde se fit (Lc 2,1).
10. Vous connaissez maintenant quel est Celui qui vient; de même que là où il vient et d'où il vient, enfin le temps et la cause de sa venue vous sont également connus; il ne nous reste donc plus qu'à rechercher avec soin par quelle voie il vient, afin que nous allions à sa rencontre, comme il est juste que nous le fassions. Mais, s'il est venu une fois sur la terre, clans une chair visible, pour opérer notre salut, il vient encore tous les jours invisiblement et en esprit pour sauver nos âmes à tous, selon ce qui est écrit: « Le Christ, Notre-Seigneur, est un esprit devant nos yeux. » Et pour que vous sachiez que cet avènement spirituel est caché, il est dit « C'est à son ombre que nous vivrons au milieu des nations (Lm 4,20). » Voilà pourquoi il est juste, si le malade est trop faible pour aller bien loin au devant d'un si grand médecin, il s'efforce au moins de lever la tête et de se soulever un peu lui-même à son arrivée. Non, non, ô homme, tu n'as pas besoin de passer les mers, de t'élever dans les nues, de gravir les montagnes, et la route qui t'est montrée n'est pas longue à parcourir, tu n'as qu'à rentrer en toi-même pour aller au devant de ton Dieu; en effet sa parole est dans ta bouche et dans ton coeur. Va donc au moins au devant de lui jusqu'à la componction du coeur et à la confession de la bouche, si tu veux sortir du fumier sur lequel ta malheureuse âme est étendue, car il n'est pas convenable que l'auteur de toute pureté s'avance jusque-là. Mais qu'il vous suffise de ce peu de mots sur cet avènement, dans lequel il daigne éclairer nos âmes par son invisible présence.
11. Mais il faut aussi considérer la voie de son avènement visible, car toutes ses voies sont belles et ses sentiers pacifiques (Pr 3,17). « Or le voici, dit l'Epouse, le voici qui vient, sautant sur les montagnes et passant par-dessus les collines (Ct 2,8). Vous le voyez quand il vient, ô belle Epouse, mais vous ne pouviez le voir auparavant, quand il reposait, car vous vous écriiez alors: « O vous, le bien-aimé de mon âme, dites-moi où vous menez paître vos troupeaux, où vous vous reposez (Ct 1,6). » Lorsqu'il repose, ce sont les anges qu'il paît pendant des éternités sans fin, et qu'il rassasie de la vision de son immuable éternité. Mais ne vous méconnaissez point vous-même, ô belle Epouse, car c'est par vous que s'est produite cette admirable vision, par vous qu'elle s'est affermie, et vous ne pouvez y arriver. Mais voici qu'il est sorti de son sanctuaire, celui qui paît les anges quand il repose, il s'est mis en marche, il va nous guérir. On va le voir venant et rassasié, lui qu'on ne pouvait voir quand il reposait et paissait. Il vient, dis-je, en franchissant d'un bond les montagnes et en passant par-dessus les collines. Les montagnes et les collines, ce sont les patriarches et les prophètes; or voyez dans sa généalogie comment il vient en franchissant les unes d'un bond et en sautant par-dessus les autres. « Abraham, y est-il dit, engendra Isaac, Isaac engendra Jacob, etc. (Mt 1,2). » Vous versez en poursuivant que de ces montagnes sortit la souche de Jessé sur laquelle, selon le mot du Prophète (Is 11,2), poussa un rameau qui produisit une fleur sur laquelle l'Esprit aux sept dons se reposa. C'est ce que le même Prophète nous explique dans un autre endroit en disant: «Une Vierge concevra et enfantera un Fils qui aura nom Emmanuel, c'est-à-dire Dieu avec nous (Is 7,14). » Ainsi, ce qui n'était d'abord qu'une fleur, il l'appelle ensuite Emmanuel, et ce qui n'était qu'un rameau, il dit plus clairement que c'est une Vierge. Mais je me vois contraint de remettre à un autre jour les considérations qu'il y aurait à faire sur ce profond mystère ; c'est un sujet bien digne d'être traité à part, d'autant plus que le sermon a été un peu long aujourd'hui.
1058 Is 7,2
1. Nous avons entendu le prophète Isaïe conseiller au roi Achaz, de demander au Seigneur de lui faire voir un prodige, soit au fond de l'abîme, soit au plus haut des Cieux. Nous avons entendu aussi sa réponse; elle semble dictée par un sentiment de piété, mais il n'en était rien; aussi mérita-t-il d'être réprouvé par Celui qui lit dans les coeurs et pour qui la pensée de tout homme est à découvert. « Non, dit-il, je n'en demanderai point, je ne tenterai point le Seigneur (Is 7,12). » Achaz était rempli d'orgueil parce qu'il était assis sur un trône, et ses paroles dénotaient l'astuce d'une sagesse tout humaine. Le Seigneur avait donc dit au prophète Isaïe : «Va trouver ce renard et dis-lui de demander au Seigneur qu'il lui fasse voir un prodige au fond de l'enfer, car ce renard a une tanière, mais quand même il la creuserait jusqu'au fond de la terre, il y trouverait Celui qui peut prendre les sages dans leur astucieuse sagesse. » Le Seigneur avait encore dit à son prophète : « Va et conseille à cet oiseau de demander au Seigneur qu'il lui fasse voir un miracle dans le ciel; cet oiseau a en effet un nid, mais s'il s'élève dans les cieux il y trouvera Celui qui résiste aux superbes et qui met le pied par sa propre vertu, sur le cou des superbes et des gens qui s'élèvent. » Mais il feint de ne vouloir point demander à Dieu un signe de sa puissance dans les cieux ou de son incompréhensible sagesse, dans les abîmes. Voilà pourquoi le Seigneur promet lui-même de donner à la maison de David un signe de sa bonté et de son amour, afin d'attirer du moins par la preuve de sa charité, ceux que ni sa puissance, ni sa sagesse ne frappent de terreur. Il est possible encore, j'en conviens, que par ces mots, « au fond de l'enfer, » il ait voulu parler de cette charité que personne ne dépassa jamais, qui le fit mourir pour ses amis et descendre pour eux dans les enfers, en sorte que. le roi Achaz eut à redouter la majesté de celui qui règne dans les cieux ou à embrasser la charité de celui qui descend dans les enfers, car quiconque ne pense point en tremblant à la majesté de Dieu et ne songe point avec amour à sa charité est insupportable non-seulement aux hommes mais à Dieu même. « C'est pour cela, dit le Prophète, que le Seigneur lui-même te donnera un signe manifeste de sa majesté et de sa charité. Une Vierge concevra et elle enfantera un fils qui sera appelé Emmanuel, c'est-à-dire, Dieu avec nous (Is 7,14). » Ne cherche point à fuir, ô Adam, car le Seigneur est avec nous. Ne crains point, ô homme, et que le nom du Seigneur ne te fasse point trembler de terreur, car Dieu est avec nous. Il est avec nous, parce qu'il a la même chair que nous, il ne fait qu'une chair avec nous. C'est pour nous qu'il vient, il est tel que l'un d'entre nous, et passible comme nous.
2. Et le Prophète continue : « Il mangera le beurre et le miel. » C'est comme s'il avait dit : Il sera petit enfant et se nourrira des même aliments que les autres enfants. « En sorte qu'il sache rejeter le mal et choisir le bien, ajoute Isaïe (Is 7,14). » Vous l'entendez le bien et le mal, comme il était dit de l'arbre au fruit défendu, de l'arbre de la désobéissance. Mais le second Adam fait un choix bien meilleur que. le premier; en effet il choisit le bien et rejette le mal, tandis que celui-là préfère la malédiction et elle tombe sur lui, il repousse la bénédiction et la bénédiction fuit loin de lui (Ps 108,18). Dans ces mots du prophète : « Il mangera le beurre et le miel, » nous voyons le choix de cet enfant; que sa grâce maintenant nous vienne en aide et nous accorde, ce qui nous importe le plus, de comprendre, comme il faut, le sens de ces paroles et ensuite de l'exposer de manière à vous le faire comprendre aussi. Il y a deux choses dans le lait de la brebis, le beurre et le fromage: l'un est gras et humide, l'autre est sec et dur. Notre Enfant sait donc admirablement choisir, quand il préfère le premier et laisse le second. En effet, quelle est cette centième brebis qui s'est égarée et qui s'écrie par la bouche du Psalmiste : « Je me suis égarée comme une brebis qui a péri (Ps 118,176) ? » N'est-ce pas le genre humain, que le très-bon Pasteur vient chercher après . avoir laissé les quatre-vingt-dix-neuf autres dans les montagnes? En effet, dans cette brebis-là on retrouve deux choses aussi, une nature douce, bonne, très-bonne même, c'est le. beurre ; la corruption du péché, c’est le fromage. Voyez donc le choix excellent de notre Enfant, qui prend notre nature mais sans la corruption du péché. N'est-ce point des pécheurs en effet que l'Ecriture a dit : « Leur coeur s'est durci comme le lait caillé (Ps 118,70), » parce que le ferment de la malice, la présure de l'iniquité a corrompu en eux la pureté du lait?
1059 3. Ainsi en est-il de l'abeille, si elle a un doux miel, elle a aussi un aiguillon pénétrant. Mais notre Abeille c'est celle qui butine parmi les lys et qui habite la contrée fleurie des anges, d'où elle a pris son vol vers la cité de Nazareth, nom synonyme de fleur, attirée par la douce odeur qu'exhale la fleur de la perpétuelle virginité sur laquelle elle se pose et à laquelle elle s'attache. Cette abeille a aussi son miel et son aiguillon, car, selon le chant du Prophète, elle a en même temps la miséricorde et le jugement (Ps 100,1). Aussi un jour que ses disciples lui conseillaient de détruire par le feu du ciel une ville qui n'avait pas voulu la recevoir, elle répond cette Abeille : le Fils de l'homme n'est pas venu pour exercer le jugement mais pour sauver le monde. Notre Abeille n'avait point d'aiguillon alors, elle s'en était comme désarmée, quand elle ne répond que par la miséricorde, non point par le jugement, aux indignes traitements qu'on lui fait essuyer. Mais gardez-vous bien d'espérer clans l'iniquité et de commettre l'iniquité dans cette espérance. Un jour viendra en effet, où notre Abeille reprendra son aiguillon et en fera pénétrer l'acre piqûre jusqu'à la moëlle des os du pécheur, car le Père ne juge personne, c'est à son Fils qu'il a laissé le jugement (Jn 5,22). Mais quant à présent notre petit Enfant mange le beurre et le miel, puisqu'il unit en sa personne ce qu'il y a de bon dans la nature humaine à la miséricorde qui est en Dieu, et se montre véritablement homme, sauf le péché qu'il n'a point. C'est donc un Dieu plein de miséricorde et non point encore un juge.
4. Après cela, je crois qu'il est facile de reconnaître quel est ce rameau qui s'élève sur la souche de Jessé et quelle est cette fleur sur laquelle l'Esprit-Saint vient se reposer. Le rameau est la Vierge Mère de Dieu, et la fleur est son Fils. Oui, le Fils de la Vierge est une fleur d'un blanc et d'un rose éclatant et belle entre mille; une fleur que les anges souhaitent de contempler, dont le parfum rend la vie aux morts; c'est, comme elle le dit elle-même, une fleur des champs (Ct 2,1), non des jardins, car les fleurs des champs poussent sans le secours de l'homme, personne ne l'a semée, personne ne la cultive, personne ne répand un engrais à la place on elle pousse. Il en est tout à fait de même du sein de la Vierge Marie; c'est ainsi qu'il a fleuri, ainsi que ses chastes entrailles ont produit, comme une prairie d'une éternelle verdeur, que le soc de la charrue n'a point remuée et que la main de l'homme a toujours respectée, une fleur dont la beauté ne doit point se corrompre dont l'éclat ne se flétrira jamais. O Vierge, rameau sublime, tu te termines par une tête sainte et superbe qui s'élève jusqu'à celui qui est assis sur un trône; jusqu'à la majesté du Seigneur même. Après tout, pourquoi m'en étonnerai-je, quand je te vois pousser à une grande profondeur les racines de l'humilité? O plante vraiment céleste, plus précieuse et plus sainte que toutes les autres plantes ! O arbre vraiment arbre de vie, qui seul' as mérité de porter le fruit du salut! Ta ruse, ô serpent malin, se trouve prise au piège, ta fausseté est découverte. Tu en avais doublement imposé en accusant le créateur de mensonge et d'envie, mais te voilà convaincu d'une double imposture, celui à qui tu avait dit : « Tu ne mourras point (Gn 3,4), » a commencé par mourir, et la vérité du Seigneur demeure éternellement (Ps 116,2). Dis-moi donc maintenant si tu le peux, dis-moi quel est l'arbre dont il m'a défendu par envie de cueillir le fruit, lui qui m'a donné ce rameau choisi et le fruit sublime qu'il porte? « En effet, comment celui qui n'a pas même épargné son propre Fils, ne nous donnera-t-il point toutes choses avec lui (Rm 8,32) ? »
5. A présent vous avez remarqué, si je ne me trompe, que la Vierge est cette voie royale par laquelle le Sauveur est venu à nous, car c'est de son sein qu'il s'est élancé comme un jeune époux de sa couche nuptiale. Ne nous écartons donc point de cette route dont je vous ai parlé dans mon premier sermon, s'il vous en souvient bien, et efforçons-nous, mes très-chers Frères, de monter vers le Sauveur par la même voie qu'il a suivie pour descendre jusqu'à nous, d'arriver par elle à la grâce de celui qui, par elle aussi, est venu jusque dans notre misère. Puissions-nous avoir, par vous, accès auprès de votre Fils, ô vous qui avez eu le bonheur de trouver la grâce, d'enfanter la vie et le salut. Que celui qui nous a été donné par vous, par vous aussi nous reçoive. Que votre sainteté excuse auprès de lui la faute de notre corruption, et que votre humilité, qui charme les regards de Dieu, lui fasse pardonner à notre vanité. Que votre immense charité couvre la multitude de nos péchés et que votre glorieuse fécondité nous rende féconds aussi en bonnes oeuvres. O vous, notre Dame, notre médiatrice et notre avocate, réconciliez-nous avec votre Fils, recommandez-nous, présentez-nous à lui. Faites, ô bienheureuse vierge, par la grâce que vous avez trouvée, par la prérogative que vous avez méritée, par la miséricorde dont vous ôtes la mère, que Jésus-Christ, votre Fils et notre Seigneur, le Dieu béni par-dessus toutes choses dans les siècles des siècles, qui a daigné, par vous, partager notre faiblesse et notre misère, nous fasse la grâce, à votre intercession, de nous faire partager un jour avec lui la gloire et le bonheur éternels. Ainsi soit-il.
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1. Dans l'Avènement du Seigneur que nous célébrons, si je considère la personne de celui qui vient, l'excellence de sa majesté me dépasse, et si j'envisage ceux vers qui il vient, je suis confondu à la vue de l'honneur qu'il leur fait. Certainement les anges eux-mêmes sont étonnés de la nouveauté du prodige qu'ils ont sous les yeux et de voir au dessous d'eux Celui qu'ils ne cessent d'adorer au dessus d'eux, de descendre et de monter en même temps vers le Fils de l'Homme. Si je me demande pourquoi il vient, je me trouve en face de l'inestimable étendue de sa charité que j'embrasse du mieux qu'il m'est possible. Si je considère de quelle manière il vient, je suis frappé du degré d'élévation où se trouve portée la condition humaine. En effet, celui qui vient à nous, c'est le créateur et le maître de toutes choses; or c'est pour les hommes qu'il vient, c'est vers les hommes qu'il vient, c'est fait homme lui-même qu'il vient. Mais, dira-t-on, comment peut-on dire qu'il est venu puisqu'il est constamment en tous lieux à la fois? Il est bien vrai qu'il était dans le monde et que le monde a été fait par lui, mais cependant le monde ne l'a point connu (Jn 1,10). Il ne vint donc pas dans le monde, puisqu'il n'était pas hors du monde, mais il apparut là même où il était caché. Voilà pourquoi il prit la forme humaine, c'était pour se faire reconnaître, car il habite dans le sein de Dieu une lumière inaccessible (1Tm 6,16).Après tout, il n'était pas tout à fait indigne de la. majesté de Dieu de se montrer sous les traits de sa propre image, telle qu'il l'avait faite dès le principe, ni indigne de Dieu de se faire voir sous cette image à ceux qui ne pouvaient point le reconnaître dans sa substance, et de se faire homme lui-même pour se manifester aux hommes, lui qui avait créé l'homme à son image et à sa ressemblance.
2. C'est donc de la venue d'une si grande majesté, d'une si profonde humilité, d'une telle charité et d'une gloire si grande pour nous, que l'Eglise entière fait tous les ans avec solennité la mémoire. Ah! plût à Dieu qu'on la célébrât maintenant comme on la célébrera dans l'éternité! Ce serait bien mieux. Quelle folie n'est-ce point en effet, après la venue d'un si grand roi, de vouloir ou d'oser nous occuper encore de toute autre chose, plutôt que d'oublier tout le reste, pour ne plus vaquer qu'à son culte et ne plus penser qu'à lui en sa présence ? Mais tous les hommes ne sont point du nombre de ceux dont le Prophète disait : « Ils n'ouvriront la bouche que pour exhaler les louanges de vos innombrables douceurs (Ps 144,7), » il y en a si peu qui s'en nourrissent! Or on ne peut exhaler le goût et l'odeur de ce qu'on n'a point goûté ou de ce qu'on a à peine goûté, la bouche n'exhale l'odeur que de ce dont l'estomac est plein et rassasié. Voilà comment il se fait que ceux dont l'esprit et la vie sont tout de ce monde, n'exhalent jamais la bonne odeur de ces douceurs ineffables, lors même qu'ils en célèbrent la mémoire, ils passent ces jours de fête sans dévotion, sans piété et dans une sorte d'aridité pareille à celle des autres jours. Mais ce qu'il y a de plus condamnable, c'est que le souvenir de cette grâce inestimable est une occasion de fêtes charnelles, en sorte qu'on voit les hommes, dans ces jours Je solennité, rechercher les parures et les délices de la table avec tant d'ardeur qu'on pourrait croire que le Christ n'a pas eu autre chose en vue, en naissant, et qu'on est d'autant plus assuré de lui plaire qu'on déploie plus de luxe en ce genre. Mais ne l'entendez-vous point dire lui-même: « Je ne mangeais point avec ceux dont l'oeil est superbe et le coeur insatiable (Ps 100,5). » Pourquoi cette ambition à vous procurer des vêtements pour le jour de ma naissance? Je déteste l'orgueil, bien loin de l'aimer. Pourquoi cette ardeur et ce soin à préparer une foule de mets pour cette époque ? Je blâme les délices de la table, bien loin de les avoir pour agréables. Evidemment il faut être d'un coeur insatiable pour se procurer tant de choses et les faire venir de si loin; car pour le corps, il se contente de beaucoup moins que cela et de choses bien plus faciles à se procurer. Lors donc que vous célébrez ma venue, vous ne m'honorez que du bout des lèvres, votre coeur est loin de moi; ce n'est même pas moi que vous honorez, car votre Dieu, c'est votre ventre, et vous placez votre gloire dans ce qui fait votre honte. Celui qui recherche la vanité du monde et les voluptés sensuelles est bien malheureux ; il n'y a de bonheur que pour ceux dont le Seigneur seul est le Dieu (Ps 114,15).
1061 3. Gardez-vous bien, mes frères, d'imiter les méchants et ne portez point envie à ceux qui commettent l'iniquité (Ps 36,1). Ayez plutôt l'oei1 ouvert sur la fin qui les attend, compatissez à leur malheur du fond de votre âme et priez pour tous ceux qui tombent par surprise en quelque faute. Les malheureux!. s'ils agissent ainsi, c'est parce qu'ils ne connaissent pas Dieu; car s'ils le connaissaient jamais, ils ne seraient pas assez insensés pour exciter ainsi contre eux sa colère. Pour nous, mes Frères bien-aimés, nous ne saurions trouver une excuse dans notre ignorance, car vous le connaissez parfaitement, mon Frère, qui que vous soyez, et si vous dites que vous ne le connaissez point, vous serez un menteur comme les gens du monde. Mais si vous ne le connaissez pas, qui donc vous a amené ici et comment êtes-vous entré dans cette maison? Si vous ne le connaissez point, comment donc avez-vous pu être amené à renoncer spontanément à l'affection de vos amis, aux plaisirs de la chair, aux vanités du siècle, à jeter en Dieu toutes vos pensées, et à mettre toute votre confiance en lui, quand votre conscience même vous rendait témoignage que vous avez si peu ou plutôt si mal mérité de lui ? Qui aurait pu, je vous le demande encore, vous persuader, supposé que vous l'ignorassiez, que le Seigneur est bon pour ceux qui ont mis leur espérance en lui, pour toute âme qui le cherche, si vous n'aviez appris par vous-même combien le Seigneur est bon et doux, combien il est rempli de miséricorde et de vérité? Mais comment avez-vous appris tout cela, si ce n'est parce qu'il est venu non-seulement à vous mais en vous?
4. Nous connaissons en effet trois avènements du Christ; il est venu pour les hommes, dans les hommes et contre les hommes. Il est venu indistinctement pour tous les hommes, mais il n'est pas venu de même dans tous ou contre tous les hommes. Mais comme le premier et le troisième avènement sont bien connus, puisqu'ils sont manifestes à tous les yeux; écoutez seulement comment il s'exprime au sujet du second qui est spirituel et caché: « Si quelqu'un m'aime, dit-il, il gardera ma, parole; mon Père l'aimera; nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure (Jn 14,23). » Oh! heureux celui en qui vous établirez votre demeure, Seigneur Jésus! Heureux celui en qui la sagesse se construit une habitation et se taille sept colonnes pour la soutenir : Heureuse l'âme où elle s'établit à demeure! Mais quelle est-elle? C'est l'âme du juste, comment en serait-il autrement, puisque ce sont la justice et le jugement qui préparent à la sagesse son séjour? Quel est celui d'entre vous, mes Frères, qui désire préparer dans son âme une demeure à Jésus-Christ? Voici quelles tentures de soie, quelles tapisseries et quels coussins il veut y trouver: « La justice et l'équité sont, dit-il, les préparatifs que réclame le lieu de son habitation (Ps 88,15). » Or la justice, c'est une vertu qui nous fait rendre à chacun ce qui lui appartient; rendez donc à trois sortes de personnes en même temps ce qui leur revient et ce que vous leur devez, je veux parler de vos supérieurs, de vos inférieurs et de vos égaux, et vous célébrerez comme il faut l'avènement de Jésus-Christ, parce que vous lui aurez préparé une demeure dans la justice. Rendez, vous dis-je, à vos supérieurs le respect et l'obéissance que vous leur devez, le respect par les sentiments de votre coeur et l'obéissance, par les dispositions de votre corps; car il ne suffit point d'obéir à nos pères extérieurement seulement, il faut encore que nous ayons d'eux au fond du coeur de hauts sentiments de respect. S'il arrive que la vie de l'un de nos supérieurs soit si manifestement mauvaise qu'il n'y ait pas moyen ni de ne le point remarquer, ni de l'excuser, cependant à cause de Celui de qui vient tout pouvoir, nous devons encore avoir de la considération pour ce supérieur, sinon parce qu'il le mérite par lui-même, du moins par déférence pour l'ordre établi de Dieu et pour la dignité de la charge qu'il exerce.
5. Ainsi devons-nous à nos frères parmi lesquels nous vivons, au double titre de confrères et d'hommes, aide et conseil, car de notre côté, nous attendons aussi d'eux des conseils pour éclairer notre ignorance et de l'aide pour seconder notre faiblesse. Mais peut-être y en a-t-il quelques-uns parmi vous qui me répondent en esprit, quels conseils pouvons-nous donner à notre frère ? Il ne nous est pas même permis de lui dire lin mot. Quelle assistance aussi, pouvons-nous lui procurer? Nous ne pouvons faire la moindre chose en dehors des lois de l'obéissance. A cela je réponds : Vous trouverez toujours quelque chose à faire pour votre frère si vous avez la charité fraternelle au fond du coeur. Quant aux conseils, pouvez-vous lui en donner de meilleurs que de lui enseigner par votre exemple ce qu'il doit faire et ce qu'il doit éviter, que de le porter vers ce qui est mieux, par les conseils, non de la langue, mais des oeuvres et de la vérité ? Y a-t-il assistance plus utile et plus efficace que de prier avec piété pour lui, de ne point négliger de le reprendre de ses fautes, d'avoir à coeur, non-seulement de ne lui donner jamais aucune occasion de chute, mais encore, autant que possible de les éloigner toutes de lui, comme l'ange de la paix qui arrache les scandales du royaume de Dieu? Si vous donnez à votre frère cette assistance et ces conseils vous vous acquittez de votre dette, à son égard, il n'a point le droit de se plaindre de vous.
1062 6. Mais êtes-vous placé au-dessus des autres? vous leur devez indubitablement le tribut d'une plus ample sollicitude; vos inférieurs ont droit d'attendre de vous vigilance et discipline. Vigilance qui les empêche de pécher et discipline qui ne laisse point la faute impunie. Mais si vous n'avez personne sous votre dépendance, vous vous avez du moins vous-même et vous vous devez à ce titre vigilance et discipline aussi. Ainsi vous avez un corps dont la conduite évidemment appartient à votre âme; vous devez donc veiller sur lui afin que le péché ne règne pas en lui et que ses membres ne fournissent point des armes à l'iniquité. Mais vous devez aussi le soumettre à la discipline, afin qu'il produise de dignes fruits de pénitence, vous devez le châtier et le soumettre au joug. Mais la dette de ceux qui auront à répondre de plusieurs âmes est bien autrement lourde et périlleuse. Hélas! Malheureux homme que je suis, où irai-je, si j'ai le malheur de garder avec négligence un si grand trésor, un dépôt si précieux que Jésus-Christ l'estime plus que son propre sang? S'il m'avait été donné de recueillir au pied de la croix le sang du Seigneur qui coulait de ses blessures et que je dusse le porter souvent dans un vase fragile, quelles ne seraient point les transes de mon esprit en pensant au danger que je cours? Or il est certain que le dépôt que j'ai reçu en garde est d'un tel prix que le négociant plein de sagesse, ou plutôt que la Sagesse elle-même a donné tout son sang pour se le procurer. Et de plus, c'est dans des vases bien fragiles, beaucoup plus exposés à se rompre que des vases de verre, que ce dépôt m'a été remis. Ajoutons à cela pour comble d'inquiétude et pour surcroît de crainte, que chargé de veiller sur ma conscience en même temps que sur celle de mon prochain, je ne connais bien ni l'une ni l'autre. Toutes les deux sont insondables comme l'abîme, obscures comme les ténèbres de la nuit, néanmoins j'en suis établi le gardien et j'entends une voix qui me crie : « Sentinelle, qu'avez-vous vu cette nuit, sentinelle, qu'avez-vous vu cette nuit (Is 21,11)? » Non-seulement je ne puis répondre comme Caïn : « Suis-je le gardien de mon frère (Gn 4,9) ? » mais encore je dois avec le Prophète proclamer bien haut que : « Si ce n'est le Seigneur lui-même qui se charge de la garde d'une ville, c'est en vain que veille celui qui la garde (Ps 126,2) » Je ne puis trouver d'excuse que dans le soin avec lequel je m'acquitte du devoir de la vigilance et de la discipline, comme je l'ai dit plus haut. Si ces quatre choses, je veux dire le respect et l'obéissance dus à mes supérieurs, l'assistance et le conseil que réclament mes frères, ne me font point défaut, la Sagesse ne trouvera point sa demeure dépourvue des choses qui concernent la justice?
7. Peut-être y a-t-il 1à six des sept colonnes que la Sagesse s'est taillées dans la demeure qu'elle s'est construite; recherchons maintenant qu'elle est la septième, peut-être la Sagesse elle-même daignera-t-elle nous la faire connaître. Qui nous empêche de la voir dans le jugement, de même que nous avons vu les six autres dans la justice? Car il n'y a pas que la justice qui soit chargée de préparer la demeure de la Sagesse, le jugement l'est aussi (Ps 88,15). Après tout, si nous rendons à nos supérieurs, à nos égaux et à nos inférieurs ce que nous leur devons, ne donnerons-nous rien à Dieu ? Mais nul ne peut s'acquitter à son égard de tout ce qu'il lui doit, tant il a accumulé de trésors de miséricorde en nous, tant est grande la multitude de nos fautes, tant nous sommes fragiles et de purs néants, tant il est grand et se suffit à lui-même, tant enfin il a peu besoin de nous. J'ai pourtant entendu un homme à qui il avait révélé les secrets et les mystères de sa Sagesse s'écrier que « La majesté du grand Roi éclate dans son amour pour la justice (Ps 98,5). » Il ne demande de nous rien de ce qui ne se trouve qu'en lui, avouons seulement nos iniquités et il nous justifiera sans autre mérite de notre part, afin de nous faire estimer sa grâce comme elle le mérite. Il aime, en effet l'âme qui, sous ses yeux se considère sans cesse et se juge sans détour. Voilà pourquoi le sage craint toutes ses oeuvres, les examine avec soin, les pèse et les juge toutes. C'est parce que tout homme qui reconnaît en toute vérité et confesse en toute humilité ce qu'il est et ce que sont toutes ses oeuvres, telles qu'elles sont en effet, honore la vérité. D'ailleurs si vous voulez être convaincu que Dieu demande de vous le jugement après la justice, écoutez comme il s'exprime. « Lorsque vous aurez fait tout ce qui vous est ordonné, dites: nous sommes des serviteurs inutiles (Lc 17,10). » Voilà pour l'homme toute la préparation que le Seigneur attend de lui pour sa demeure, qu'il s'applique pardessus tout à observer ses commandements et ensuite qu'il se regarde comme un serviteur inutile.
Bernard sermons 1053