Bernard - St Malachie
OEUVRES COMPLÈTES
DE
SAINT BERNARD
TRADUCTION PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER
VIVÈS, PARIS 1866
Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/
13000
*Mort le 2 novembre 1148
Il a toujours été d'une grande utilité d'écrire les vies des saints illustres pour qu'elles servent de miroir est d'exemple aux autres hommes et qu'elles soient comme l'assaisonnement de leur vie sur la terre. Par le moyen de ces histoires, ils semblent en quelque sorte, vivre encore au milieu de nous, même après que la mort les a moissonnés, et ramènent dans les sentiers de la véritable vie, beaucoup de ceux qui sont de véritables morts quoique vivants en apparence. Mais la rareté des saints rend ce travail plus nécessaire de nos jours que jamais, car nous vivons dans un temps stérile en hommes. La disette en est telle de nos jours que je ne doute pas que c'est de notre siècle qu'il a été dit: «L'iniquité des hommes sera arrivée alors au comble et la charité de beaucoup sera refroidie (Mt 24,12).» Je crois même que nous touchons à l'époque dont il est dit: «La disette - d'hommes, - marchera devant sa face (Jb 41,13).» Si je ne me trompe, c'est de l'Antechrist qu'il est parlé ici et que la pénurie et la disette de tout bien doit précéder et accompagner. Mais qu'elle annonce que ce temps est venu ou seulement qu'il ne peut tarder à paraître, toujours est-il qu'il y a pénurie, disette évidente. Sans parler de la foule, de la vile multitude des enfants du siècle, jetons les yeux sur les colonnes mêmes de l'Église. Montrez-moi donc parmi ceux qu'on peut regarder comme destinés à éclairer les nations, un seul homme qui ne soit pas plutôt, dans le lieu élevé où il est placé, une mèche fumeuse qu'une lampe qui éclaire. Or «si votre lumière n'est que ténèbres, que sera-ce des ténèbres mêmes (Mt 6,23)?» A moins peut-être, mais je ne puis le croire, que vous ne trouviez que ceux qui n'estiment la piété qu'à ses avantages et ne recherchent que leur intérêt personnel plutôt que celui du Seigneur dans son propre héritage, répandent en effet de la lumière. Mais, que dis-je, ne recherchent que leur intérêt personnel? Je tiendrais presque pour un homme irréprochable, pour un saint, celui qui se contenterait de ne rechercher que ses intérêts et de ne retenir que ce qui lui appartient s'il gardait sou coeur et ses mains purs du bien d'autrui; mais je lui rappellerais qu'il est en cela juste aussi saint qu'on demande à un païen de l'être. Est-ce qu'il n'est pas recommandé aux soldats de se contenter de leur paie (Lc 3,14), s'ils veulent être sauvés? Comment donc trouver que c'est beaucoup demander à un docteur de l' Eglise que de lui demander de n'être pas plus exigeant qu'un soldat, et comme le Prophète le disait aux prêtres du Seigneur, mais d'un ton de reproche, «que le prêtre égale au moins l'homme du peuple (Is 24,2).» O honte! Est-il permis de réputer au premier rang, des hommes qui, déchus de ce rang élevé, sont tombés si bas, que c'est à peine s'ils ne sont point au fond même de l'abîme? Et pourtant ceux qui se sont arrêtés au dernier degré sont bien rares dans le clergé même. Qui me donnera un clerc content du nécessaire et n'ayant que du mépris pour le superflu? Et cependant c'est la règle que les apôtres ont laissée à leurs successeurs, en leur disant: «Si nous avons le vivre et le couvert, sachons nous en contenter (1Tm 6,8).» Où trouve-t-on cela maintenant? Dans les livres, mais non point dans les hommes. Or, en parlant du juste, le Psalmiste a dit: «C'est dans leur coeur qu'est la loi de Dieu (Ps 36,31),» non pas dans ses livres. Encore le Psalmiste ne parle-t-il point là de celui qui est arrivé à la perfection; pour celui-ci il faudrait qu'il fut prêt à se passer même du nécessaire. Aussi n'en faut-il point parler. Plût au Ciel seulement qu'on sût mettre une borne au superflu, et que nos désirs ne s'étendissent point à l'infini. Mais quoi, peut-être cela du moins n'est-il pas impossible à trouver; si ce n'est point impossible c'est au moins fort difficile. Mais que fais-je? Je me demandais où on pourrait trouver un homme parfait, capable d'en sauver plusieurs autres avec lui, et voilà que c'est à peine si, en cherchant bien, nous en trouvons qui se sauvent au moins eux-mêmes. On tient pour très-bon aujourd'hui quiconque n'est pas trop mauvais. Mais puisqu'il n'y a plus de saints sur la terre, il me semble que je n'ai rien de mieux à faire que de rappeler parmi nous quelqu'un des saints personnages qui nous ont été enlevés, un Malachie, cet évêque, cet homme vraiment saint, qui a brillé de nos jours de l'éclat d'une sagesse et d'une vertu singulières. C'était bien la lampe qui brûle et qui éclaire; mais si on ne peut dire qu'elle est éteinte maintenant, du moins elle nous a été enlevée, Qui donc pourrait trouver mauvais que je la fisse de nouveau briller à nos yeux? Mais que dis-je, il n'est pas de reconnaissance que ne me doivent les hommes d'à présent et que ne me devront plus tard les générations à venir, si je fais revivre sous ma plume celui que le trépas a frappé, si je rends au monde un homme dont le monde n'était pas digne, si je conserve aux souvenirs des mortels un des leurs, dont la mémoire sera bénie de tous ceux qui daigneront lire ces lignes, si enfin, à ma voix amie tirant un ami de son lourd sommeil, on entend sur notre terre la voix de la tourterelle prononcer ces paroles: «Voici que je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin des siècles (Mt 28,20)?» D'ailleurs comme il repose au milieu de nous, c'est à nous plus particulièrement qu'il convient d'entreprendre cette oeuvre. Et puis ce saint homme ne m'honorait-il point d'une amitié toute particulière? Je crois même que personne ne l'emportait sur moi dans son coeur. J'ai déjà recueilli les fruits de cette grande et sainte affection, elle n'a point été stérile pour moi. Il était à l'extrémité ou plutôt il était à l'entrée de sa nouvelle carrière, selon cette expression du Sage: «Quand l'homme est arrivé à la fin, il trouvera qu'il débute à peine (Si 18,6):» j'accourus auprès de lui pour recevoir sa bénédiction avant qu'il mourût. Et lui, qui avait déjà perdu l'usage de tous ses membres, recouvra toute sa force pour me bénir, et levant. ses saintes mains sur ma tête, il me bénit en effet et sa bénédiction est l'héritage qu'il m'a laissé; comment donc pourrai-je aujourd'hui ne plus parler de lui? Enfin après toutes ces raisons, cher abbé Congan, mon frère vénéré et mon doux ami, vous venez d'Irlande avec toute l'assemblée des saints qui est sous votre direction, ainsi que vous me l'écrivez, m'enjoindre de vous parler de lui. Je le fais d'autant plus volontiers, que ce que vous me demandez est moins un panégyrique qu'un simple récit de sa vie. Je mettrai tous mes soins à le faire simple et lumineux, propre à nourrir la piété sans fatiguer trop les tièdes. Vous pouvez bien croire que la vérité n'a rien à craindre de ma part dans cette histoire, d'autant plus que vous ne me demandez point de vous raconter autre chose que ce que vous connaissez parfaitement vous-même.
13001 1. Notre cher Malachie naquit en Irlande, au sein d'un peuple barbare, y fut élevé et y fit ses études. Il ne se ressentit pas plus de la barbarie de son pays natal que les poissons de la mer ne se ressentent du sel de ses eaux. Aussi comme il semble doux de voir sortir d'une population si grossière et si rude un concitoyen des saints, un familier de Dieu, si plein d'urbanité! Il n'y a que celui qui sait faire couler le miel du flanc des rochers et le lait de la pierre la plus dure qui ait pu produire cette merveille. Ses parents étaient distingués par leur rang et par leur puissance, et étaient alliés aux plus grandes familles du pays, Sa mère surtout, aussi remarquable par le coeur que noble par le sang, s'occupa dès les premières années de son fils, à lui enseigner la science de la vie qu'elle menait elle-même, et qu'elle estimait beaucoup plus que la vaine science de la littérature mondaine. D'ailleurs Malachie ne montrait pas moins d'aptitude pour l'une que pour l'autre. Il apprenait donc les belles-lettres au collège, et la crainte du Seigneur à la maison paternelle, et ses progrès journaliers dans cette double étude ne faisaient pas moins d'honneur à ses maîtres qu'à sa mère. Naturellement doué d'un très-bon esprit, il se montra dès l'enfance, d'une grande docilité, d'une amabilité parfaite et d'une grâce surprenante en toutes choses et envers tout le monde. Au lieu de lait c'étaient les eaux de la licence du salut qu'il suçait au sein maternel, aussi le vit-on croître tous les jours en prudence. Est-ce en prudence ou en sainteté qu'il faudrait dire? Si je disais qu'il croissait en l'une et en l'autre, il n'y aurait pas lieu à me reprendre, car je ne dirais rien que de vrai. On remarquait en lui les moeurs d'un vieillard unies aux tendres années de l'enfance, car il n'avait aucune des imperfections naturelles à cet âge. Comme tout le monde en était frappé d'étonnement et presque de respect, lui, de son côté, bien loin de s'en montrer plein de suffisance comme cela n'arrive que trop souvent, n'en était que plus humble, plus doux et plus prompt à obéir. L'autorité de ses maîtres ne lui pesait point et il se soumit sans peine à la discipline; il aimait l'étude et ne montrait point pour le jeu, ce goût et cette ardeur qui distinguent l'enfance. Il fit tant de progrès dans l'étude des belles-lettres que comportait son âge, qu'il ne tarda pas à surpasser tous les autres enfants. Il devint même bientôt supérieur à ses maîtres dans la science des bonnes moeurs et dans la pratique des vertus, grâce sans doute aux soins de sa mère, mais plus encore par l'effet de la grâce. C'est elle, en effet, qui lui donnait cette ardeur et ce zèle pour les choses de Dieu et cet amour pour la retraite, pour les veilles, pour la méditation de la loi divine, pour le jeûne même et pour la prière fréquente. Comme il ne pouvait, à cause de ses études, et, quelquefois aussi, comme il n'osait aller aussi souvent qu'il l'eût désiré à l'Église, il savait, partout où il se trouvait, lever des mains pures vers le ciel, lorsqu'il pouvait le faire sans être vu de personne; car dès l'enfance il évita, avec une attention toute particulière, les tentations de la vaine gloire, qu'il regardait comme la peste de toutes les vertus.
13002 2. Il y a, près de la ville où il fit ses études, un bourg où son maître avait l'habitude d'aller souvent sans autres compagnons que lui; pendant la route il lui arrivait fréquemment, ainsi que plus tard il le racontait lui-même, de retarder un peu le pas; et, lorsque son maître l'avait dépassé et qu'il ne pouvait voir ce qu'il faisait, il levait les mains au ciel, où en même temps il décochait à la dérobée une oraison jaculatoire, puis revenait ensuite à côté de son maître, comme si de rien n'était. Voilà comment ce pieux enfant aimait à tromper bien souvent, l'oeil de son maître. Mais je ne puis m'arrêter à décrire tout ce qui, dès l'enfance, montrait déjà sous les plus belles couleurs l'excellence de son caractère. J'ai hâte d'en venir au récit de choses beaucoup plus utiles; je ne veux pourtant point aller plus loin sans rapporter un trait qui, à mon sens, dénotait en lui un enfant de grande et bonne espérance. En effet, se sentant un jour attiré par la réputation dont jouissait un certain maître très-versé dans la connaissance des belles lettres, comme on les appelle, il alla le trouver pour profiter de ses leçons; car dès la plus tendre jeunesse il se sentit un goût très-vif pour les lettres. Mais en entrant chez lui, il le vit jouer avec une alêne et tracer sur la muraille., je ne sais comment, quelques traits rapides. Le caractère sérieux de l'enfant se sentit offusqué à la vue d'un exercice qui, pour lui, sentait la légèreté; il se retira et ne revint plus le voir dans la suite. Voilà comment cet amant de la vertu n'hésita point à sacrifier à son amour pour la décence, le goût bien prononcé pourtant qu'il avait pour les belles lettres. C'est ainsi que dés l'enfance il préluda aux combats qui l'attendaient dans un âge plus avancé, et que déjà il provoquait l'ennemi du salut. Telle fut l'enfance de Malachie; sa jeunesse s'écoula dans la même simplicité et dans la même pureté de moeurs, aussi grandissait-il à la fois en sagesse et en grâce devant Dieu et devant les hommes.
13003 3. Dès lors, c'est-à-dire dès les premières années de son adolescence, il fut aisé de voir ce qu'il serait une fois devenu homme et on commença à voir que la grâce de Dieu n'était pas stérile en lui. En effet, cet intelligent jeune homme voyant que le monde tout entier était adonné au mal et sentant surtout quel esprit il avait reçu d'en haut, se disait à lui-même: «Ce n'est point là l'esprit du monde; qu'y a-t-il de commun entre celui-ci et celui que j'ai reçu? Il n'y a pas plus de sympathie entre l'un et l'autre qu'il n'y en a entre la lumière et les ténèbres. Celui que j'ai reçu, c'est de Dieu que je le tiens, et je sais tout ce qui m'a été donné dans cet esprit-là; car c'est à lui que je suis redevable de la vie innocente que je mène, de la continence qui m'honore, de la faim que j'éprouve pour la justice, et, ce qui vaut mieux que tout cela encore, parce que c'est beaucoup moins apparent, de la gloire qui consiste dans le témoignage de ma propre conscience. Aucun de ces avantages n'est sût pour moi sous l'empire du prince de ce monde; d'ailleurs tous ces trésors je ne les porte que dans un vase fragile, et je dois appréhender qu'on ne le heurte, et que, venant à se briser, il ne laisse échapper l'huile de la joie sainte qu'il renferme pour moi. C'est qu'il est, en effet, bien difficile de ne point le heurter à quelque pierre ou à quelque rocher, dans la voie tortueuse et raboteuse de la vie. Faut-il donc que je perde, en un instant, toutes les douces bénédictions dont j'ai été prévenu dès le principe? J'aime bien mieux les remettre, et moi avec elles, entre les mains de Celui de qui je les ai reçues, d'autant plus que je ne lui appartiens pas moins qu'elles ne lui appartiennent. Je préfère perdre ma vie pour un temps, afin de ne point la perdre pour l'éternité. Or, en quelles mains, sinon dans celles de mon Créateur, serais-je moi-même, avec tout ce qui est à moi, en plus grande sûreté? En est-il plus que lui, de vigilant pour garder, de puissant pour conserver et de fidèle pour rendre le dépôt qui lui est confié? Il le conservera en complète sûreté, et le rendra quand il en sera temps. Aussi me donné-je à lui pour me consacrer sans retour à son service avec tout ce qui me vient de lui; ceux de ses dons que j'emploierai en oeuvres de piété ne seront point perdus pour moi, et peut-être même serai je en droit d'en espérer d'autres encore; car, s'il donne gratuitement, il rend aussi avec usure. C'est ainsi qu'il agit; aussi agrandira-t-il et multipliera-t-il la vertu dans mon âme.» Telles étaient ses pensées et telle fut sa conduite, car il n'ignorait pas que les pensées de l'homme quand elles sont sans les oeuvres, sont vaines.
13004 4. Il y avait à Armagh, où Malachie fut élevé, un saint homme, qui menait une vie très-austère et mortifiait cruellement sa chair, dans une petite cellule située près de l'église; il y demeurait enfermé ne vaquant jour et nuit qu'au jeûne et à la prière. Malachie alla trouver cet homme, qui s'était condamné à passer ainsi sa vie dans une sorte de sépulcre, pour être par lui, instruit, dans la vie spirituelle. Or, admirez ici son humilité: après avoir eu, dès ses plus tendres années, Dieu même pour maître dans l'art des saints, comme on n'en saurait douter, il se met sous la conduite d'un homme, lui déjà si doux et si humble de coeur, comme nous l'apprendrait sa démarche, si nous l'avions ignoré. Que ceux qui veulent enseigner aux autres ce qu'ils n'ont point appris, s'entourer de disciples quand eux-mêmes n'ont jamais eu de maîtres et conduire des aveugles comme eux, lisent cette histoire; ils verront Malachie dont Dieu même avait été le maître, rechercher néanmoins avec autant de soin que de prudence, un homme qui le conduise. Quelle preuve plus concluante pouvait-il donner et recevoir en même temps de ses progrès dans la vertu, je vous le demande? Mais si l'exemple de Malachie ne leur suffit point, qu'ils jettent les yeux sur Paul lui-même. Ne le vit-on point, en effet, soumettre à des hommes l'Evangile qu'il avait reçu de Jésus-Christ même, non point d'un simple mortel, et cela de peur de courir ou d'avoir couru en vain? Comment me croirai-je en sûreté là où il n'a pas cru l'être lui-même? Que celui qui s'y trouverait, prenne garde que sa sécurité ne soit que de la témérité. Mais tout cela est d'un autre temps.
13005 5. La démarche de Malachie eut un grand retentissement dans la ville et causa, par sa nouveauté, un étonnement général. Tout le monde fut surpris, et on admira d'autant plus ce genre de vertu, qu'il était moins commun dans cette nation barbare. On put voir alors se manifester au grand jour les dispositions intimes de chacun; beaucoup de gens, en effet, ne considérant cette démarche que d'un oeil tout humain, déploraient et gémissaient de voir un jeune homme aimé de tout le monde et d'une santé délicate, s'adonner à un genre de vie si pénible; plusieurs le soupçonnant de légèreté de caractère à cause de sa jeunesse, pensaient qu'il ne persévérerait point et craignaient l'issue finale de sa démarche. ll y en eut quelques-uns qui l'accusèrent de témérité et conçurent contre lui une sorte d'indignation et de colère, en le voyant embrasser inconsidérément un genre de vie si fort au-dessus de son âge. Mais en réalité, il ne fit rien sans conseil; car il avait celui du Prophète, qui lui disait: «C'est un bien pour l'homme de porter le joug dès son enfance (Jr 3,27),» et encore: «Il s'asseoira dans la solitude et gardera le silence parce qu'il s'est élevé au dessus de lui-même (Ibid., XXVIII).» Il vint donc s'asseoir tout jeune encore aux pieds d'Invar, - c'est ainsi que se nommait ce saint personnage, - pour apprendre l'obéissance et pour montrer qu'il l'avait apprise. Il était assis, c'est-à-dire il menait une vie toute de paix, de mansuétude et d'humilité; mais assis en silence, parce qu'il avait appris du Prophète que le silence est le culte de la justice (Is 32,17): il s'assit pour persévérer et son silence indiquait son respect, mais ce silence parlait haut, comme celui de David, aux oreilles de Dieu et lui faisait dire: «Si je suis petit et méprisé, du moins je n'ai point oublié la justice de vos commandements (Ps 118,141).» Enfin, il était assis dans la solitude, parce qu'il n'avait ni compagnon ni modèle. En effet, qui est-ce qui, avant Malachie, avait pensé à embrasser un genre de vie aussi austère que celui d'Invar? On se contentait de l'admirer. personne ne croyait qu'on pût le suivre. Malachie seul montra qu'on le pouvait en s'asseyant et en gardant le silence. Aussi ne tarda-t-il point à se voir suivi de nombreux imitateurs, que son exemple avait touchés, et voilà comment celui qui avait commencé par être seul là où il s'était assis, et l'unique fils d'Imar son père, se trouva bientôt à la tête de beaucoup d'autres semblables à lui, et cessa d'être le fils unique de son père pour devenir le premier né de ses nombreux enfants; mais de même qu'il avait précédé les autres dans cette voie ainsi les précédait-il encore dans la manière dont il la parcourait; et, de l'aveu de tous, celui qui leur avait donné l'exemple, l'emportait de beaucoup aussi sur eux par sa vertu. Aussi fut-il jugé digne par son maître et par son évêque d'être promu au diaconat, qu'ils le contraignirent de recevoir.
13006 6. Dès lors le jeune lévite du Seigneur s'appliqua à toutes sortes d'oeuvres de piété mais plus particulièrement à celles qui lui semblaient les plus pénibles. Ainsi il se voua, avec un zèle extraordinaire, au soin d'ensevelir les morts parce que ce genre de bonnes oeuvres lui semblait aussi plein d'humilité que de charité. Riais notre nouveau Tobie vit renaître pour lui, d'une femme, ou plutôt du serpent malin, par la bouche d'une femme, la tentation qui avait éprouvé le premier Tobie. Sa soeur, dans son horreur pour cet office de piété, qui lui paraissait indigne d'une personne de son rang, lui en faisait des reproches et sou vent lu; répétait ces mots de l'Evangile: «Laissez les morts ensevelir leurs morts;» mais lui, répondant à cette insensée comme il convenait de le faire, lui disait: malheureuse femme que vous êtes, vous vous servez là de paroles saintes, mais vous n'en comprenez pas le sens et la portée. Il remplit donc avec un zèle infatigable et sans se relâcher un seul instant les fonctions de l'ordre qu'il avait été contraint d'accepter. Aussi jugea-t-on à propos de l'élever au sacerdoce; c'est ce qui se fit en effet. Il avait à peu près vingt-cinq ans lorsqu'il fut ordonné prêtre. Si on trouve que, dans ces deux ordinations, on a violé les saints canons (a), - ce qui est vrai, puisqu'il fut fait diacre avant l'âge de vingt-cinq ans et prêtre avant celui de trente, - il faut l'attribuer au zèle de celui
a Plusieurs conciles, entre autres ceux de Néocésarée, d'Agde, en 506, le Ive d'Arles et plusieurs autres avaient réglé qu'on ne pourrait être ordonné prêtre avant l'âge de trente ans. Le dix-septième canon du concile d'Agde est conçu en ces termes: «Nul métropolitain ne devra prendre sur lui d'ordonner prêtre ou évêque, quiconque ne sera pas âgé dé trente ans, qui est l'âge de l'homme parfait, ni de faire diacre tout sujet n'ayant pas atteint sa vingt-cinquième année, etc. . Telle est la leçon donnée par Bochel; le passage qui concerne les diacres, et auquel saint Bernard fait allusion en cet endroit, manque dans Sirmon; mais cette loi n'en était pas moins en vigueur du temps de saint Bernard, comme on le voit par le contexte de notre Saint: Toutefois, les évêques en dispensaient quelquefois en faveur de sujets d'une piété remarquable.
qui les fit et à la sainteté de celui qui les reçut. Toutefois, si je suis bien éloigné de blâmer en cette circonstance, la conduite d'un saint je me garderai bien de conseiller à quiconque n'est pas saint, de l'imiter. Non content de cela, son évêque - Celse, - le chargea d'une partie de ses fonctions et l'envoya semer la semence de la sainteté dans une nation qui n'était pas sainte, et lui fit porter à des populations grossières qui vivaient sans connaître de loi, la loi même de la vie et de la discipline. Malachie reçut avec joie cette mission; car, dans la ferveur de son âme, il ne savait ce que c'était que d'enfouir le talent et de se coucher dessus au lieu de travailler avec ardeur à lui faire produire de bons intérêts. On le vit donc alors, avec le hoyau de la parole, renverser, détruire, disperser et travailler tous les jours davantage à redresser les chemins tortueux et à aplanir les sentiers raboteux. Il s'élançait comme lin géant, et se prodiguait de tous côtés, on aurait dit un feu dévorant qui consumait les ronces du péché, une hache, une scie mordante qui jetait bas toutes les plantes mauvaises; il détruisit toutes les coutumes barbares et les remplaça par celles de l'Église, et déracina toutes les vieilles superstitions, qui subsistaient encore partout, et toutes les pratiques coupables dont les mauvais anges avaient couvert le pays.
13007 7. Son oeil n'épargnait ni désordre, ni abus, et de même que la grêle fait tomber les figues de l'arbre et que le vent soulève la poussière dans les champs, ainsi on le voyait abattre ou enlever, de toutes ses forces tout ce qui souillait son peuple. Mais à la place de ce qu'il détruisait, cet excellent législateur rétablissait les droits du ciel et promulguait des lois pleines de justice, de modestie et d'honnêteté, mettait en vigueur les règlements apostoliques, les décrets des saints Pères et particulièrement les usages de l'Église Romaine qu'il introduisait dans toutes les églises, où on commença alors à célébrer et à chanter les heures canoniales selon les rites reçus dans le reste du monde, ce qui n'avait pas eu lieu auparavant, pas même dans la ville épiscopale. Il avait appris le chant pendant son enfance, aussi ne tarda-t-on point à chanter dans son monastère, quand on ne savait ou ne voulait point encore le faire dans le reste du diocèse; il rétablit aussi la pratique très-salutaire de la confession, remit en usage le sacrement de la confirmation et le contrat de mariage qui étaient ou négligés ou même complètement inconnus parmi ces peuples. Mais il faut nous borner à ces quelques exemples de son zèle; il nous arrivera même bien souvent dans le cours de cette histoire, de passer ainsi bien des choses sous silence de peur d'être trop long.
13008 8. Comme il était animé d'un goût et d'un zèle tout particulier pour le culte divin et d'un grand respect pour les sacrements; il appréhendait de régler ou d'enseigner en ces matières d'une manière qui ne fût pas en tout conforme à ce que l'Eglise universelle enseigne et pratique; c'est pourquoi il résolut d'aller trouver l'évêque Match pour s'instruire plus complètement de toutes ces choses auprès de lui. C'était un vieillard plein d'ans et de vertus, en qui la sagesse de Dieu brillait de tout son éclat. Il était Irlandais de nation, mais il avait pris l'habit et fait profession religieuse dans le monastère de Winchester, d'où il avait été tiré pour être fait évêque de Lesmor, dans la province de Munster, la plus belle de toute l'Irlande. Il reçut du ciel dans ce poste des grâces si abondantes, que non-seulement il se fit remarquer par son genre de vie et par son savoir, mais encore par le don des miracles. Je n'en rapporterai que deux ici, afin de faire voir quel maître eut Malachie dans la science des saints. Il guérit une fois, en le confirmant avec l'huile sainte, un enfant insensé, du genre de ceux qu'on appelle lunatiques. C'est un fait parfaitement certain et d'autant mieux connu, que l'évêque Match confia la garde de la porte de sa maison à cet enfant qui conserva ce poste jusqu'à sa virilité, où il parvint dans un état de santé parfait. Une autre fois, il rendit l'ouïe à un sourd, qui raconta, pour surcroît de merveille, que pendant que le Saint lui mettait les doigts dans les oreilles, il sentit comme deux petits pourceaux en sortir. Le bruit de ces miracles et d'autres semblables se répandit bien vite et rendit le nom de celui qui les avait opérés si célèbre, qu'on vit accourir à lui les Ecossais et les Irlandais, et que tout le monde l'honora comme un père. Voilà l'homme que Malachie alla trouver après avoir reçu la bénédiction de son père Imar et la permission de son évêque. A son arrivée, après un heureux voyage, il en fut accueilli avec bonté. Il demeura plusieurs années auprès dé lui, afin de puiser plus à loisir, dans le sein de ce vieillard, les leçons de la sagesse, car il est écrit: «La sagesse se trouve chez les anciens (Jb 12,12).» De plus, je pense que la Providence qui veille à tout, a permis ce long séjour pour une autre cause encore, afin que son serviteur Malachie fùt connu en cet endroit d'un plus grand nombre de personnes, et fût à même de faire du bien à plus de monde dans la suite; car on ne pouvait le connaître sans l'aimer. Mais il arriva sur ces entrefaites un événement qui manifesta en partie, aux yeux des hommes; ce qui n'était encore connu que de Dieu.
13009 9. Une lutte s'était engagée entre le roi de Munster, - cette province est située au sud de l'Irlande, - et son frère; celui-ci ayant eu le dessus, le roi - nommé Cormach , - fut obligé de renoncer au trône, et se réfugia auprès de l'évêque Malch, non pas dans la pensée de profiter de son influence pour recouvrer son royaume, mais dans un sentiment de piété, pour donner à la colère le temps de se calmer. Faisant de nécessité vertu, il résolut de vivre en simple particulier. Comme l'évêque se préparait à recevoir le roi avec tous les honneurs dus à son titre, celui-ci l'en dissuada, aimant mieux, lui dit-il, être traité par lui comme l'un des pauvres religieux qui vivaient sous sa conduite, renoncer au faste royal, et, content d'une vie pauvre et commune, attendre ainsi, tant qu'il plairait à Dieu, plutôt que d'essayer de remonter sur le trône par la force des armes; car il ne voulait point, pour un honneur temporel, répandre sur la terre un sang qui crierait ensuite vengeance contre lui jusqu'au trône de Dieu. A ces mots, l'évêque tressaille d'allégresse, et plein d'admiration pour une si grande piété, il défère au voeu qui lui est exprimé. Bref, on donne au roi une mauvaise petite cabane pour demeure, Malachie pour maître, du pain, du sel et de l'eau pour nourriture. Mais pour lui, toutes les délices du monde n'étaient rien en comparaison de la présence de Malachie, des exemples et des leçons qu'il lui donnait; aussi lui disait-il souvent: «Combien vos paroles me semblent douces! elles le sont plus à mon coeur que le miel à ma bouche (Ps 118,103).» La nuit, il arrosait son lit de ses larmes, et le jour il éteignait dans un bain d'eau glaciale les fâcheuses ardeurs de la luxure qui consumait sa chair. On aurait pu entendre alors ce roi s'écrier avec un autre roi comme lui: «Jetez un regard sur l'état d'abaissement où je suis et sur les peines que j'endure, et remettez-moi mes iniquités (Ps 24,18).» Et Dieu, au lieu de rejeter sa prière et de lui refuser ses miséricordes, l'exauça au contraire, mais d'une manière bien différente qu'il le pensait lui-même. En effet, il ne songeait qu'au salut de son âme; mais le Dieu qui venge l'innocence, voulant montrer aux hommes qu'il reste toujours quelque bien aux murs pacifiques, disposait tout pour rendre justice à celui qui souffrait injustement; ce que ce dernier était loin d'espérer. En effet, Dieu suscita un roi voisin, car il y en a plusieurs en Irlande, qui voyant comment les choses s'étaient passées, se sentit enflammé d'un grand zèle. Indigné d'un côté à la vue de la liberté dont jouissaient les usurpateurs, et de l'insolence des méchants, touché de l'autre de compassion pour l'état misérable du royaume et l'abaissement de son roi, il se présente à l'humble et pauvre cellule de ce dernier et lui conseille de rentrer dans son pays; mais il ne peut réussir à l'y décider. Cependant il le presse, il lui promet son appui et l'engage à ne point désespérer de l'issue de 1'entrepriae, il lui assure que Dieu ne peut manquer de l'assister, et par conséquent que la résistance de ses ennemis sera vaine. Puis il continue en lui dépeignant l'oppression dont les pauvres gémissent, et le triste état de sa patrie ravagée; mais il ne réussit pas davantage.
13010 10. Mais enfin, sur l'ordre formel de l'évêque et d'après les conseils de Malachie, dont il dépendait tout entier, il finit par céder. Les deux rois partent ensemble; et, suivant l'assurance du second, comme tel était la volonté du ciel, les usurpateurs furent chassés sans peine: Le roi rentra dans son royaume, à la grande satisfaction de ses sujets et remonta sur le trône. Depuis lors, ce roi ne cessa d'avoir de l'affection et du respect pour Malachie, d'autant plus qu'il avait pu voir par lui-même, combien il était digne de ces sentiments d'amour et vénération; car il ne pouvait ignorer la sainteté d'un homme dont il avait eu le bonheur de connaître l'amitié dans ses infortunes. Aussi dans la prospérité ne cessa-t-il de lui témoigner de l'affection et de la déférence, de prendre volontiers conseil de lui et de ne faire presque tout ce qu'il faisait, qu'après s'en être entretenu avec lui. Mais en voilà assez sur ce point. Néanmoins, je ne puis m'empêcher de croire que ce n'est pas sans motif due le Seigneur se plut à le rendre dès lors illustre auprès des rois eux-mêmes, il voulait se faire de lui un vase d'élection qui portât son nom devant les princes et les rois.
Bernard - St Malachie