Bernard, degrès humilité
OEUVRES COMPLÈTES
DE
SAINT BERNARD
TRADUCTION PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER
VIVÈS, PARIS 1866
Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/
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1. Le livre suivant, intitulé des Degrés de l'humilité est le premier ouvrage sorti de la plume de saint Bernard, qui le nomme en effet le premier, ainsi que Geoffroy, l'auteur de sa Vie. Voici en quels termes saint Bernard en parle dans sa lettre XVIII au cardinal Pierre: «Pour vous aider dans votre choix, je vous dirai que j'ai écrit un petit livre sur l'humilité, quatre homélies, etc.» Cette lettre est de l'année 1127. Quant à Geoffroy, voici ce qu'il en dit dans sa Vie de saint Bernard, livre 3, chapitre VIII: «Si l'on veut savoir à quel point, dès le commencement de sa carrière, Bernard s'est montré scrutateur vigilant et juge sévère de lui-même, qu'on jette les yeux sur le premier de ses ouvrages, touchant les divers degrés de l'humilité.» Notre saint Docteur nous fait connaître lui-même la raison de ce titre dans la censure ou rétractation qu'il en a faite et placée en tête de son opuscule. Il lui était arrivé de citer un mot comme étant de l'Écriture sainte et de donner, sur les Séraphins, une explication qu'il n'avait point vue clans les Pères de l'Église; dès qu'il s'en fut aperçu, il s'empressa de corriger son erreur, tant il avait d'amour pour la vérité et de respect pour les Pères! A ce sujet Manrique rappelle avec force l'exemple de saint Bernard, «à tous ces auteurs mystiques et théologiens qui, non contents d'introduire des nouveautés dans les sens littéraux et les plus profonds de la théologie sacrée, ne craignent pas de les professer hautement, tandis qu'un saint Bernard qui avait, par une grâce du Ciel, la théologie infuse dans son âme, tient pour suspect tout sens mystique inconnu aux Pères de l'Église et n'a de repos qu'après avoir rétracté ce qu'il a inventé.» Il est vrai que, dans d'autres endroits, et particulièrement vers la fin de ses homélies sur ce texte: Missus est, il se donne un peu plus de latitude; car, dit-il, «s'il m'est arrivé d'aller plus loin que les Pères, sans aller contre ce qu'ils ont dit, je ne crois pas avoir
fait en cela rien qui déplaise ni aux Pères ni à personne:» et, dans sa lettre LXXVII, il continue: «Chacun peut abonder dans son sens en toute sûreté de conscience, dès que son opinion n'est contraire ni à une raison certaine ni à une autorité respectable.» En s'exprimant ainsi, notre saint Docteur adoucit son premier sentiment et blâme moins les sens nouveaux, s'ils s'appuient sur la raison, que l'affectation à les rechercher.
II. On peut présumer de l'époque où cet opuscule fut écrit par la lettre XVIII, dont nous avons parlé plus haut, et qui porte la date de l'année 1127. A cette époque, saint Bernard n'avait encore écrit que quatre opuscules et quelques lettres. Or le premier de ces opuscules étant le traité sur les Degrés de l'humilité, on doit le placer avant l'année 1125. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il l'a adressé à son parent Geoffroy, prieur de Clairvaux, qui devint plus tard évêque de Langres, à qui il écrivit aussi la lettre CCCXX, en lui donnant les noms «de fils, de frère, de compagnon, et en disant qu'il participait à ses propres progrès.» Dans le manuscrit de la Colbertine inscrit sous le n. 3964, le titre de cet. opuscule se lit ainsi à la suite des Livres de la Considération: «Livre du même auteur sur les Degrés de l'humilité, à Geoffroy alors prieur de Clairvaux, et depuis évêque de Langres.» On ne trouve pas dans ce manuscrit la Rétractation; mais on la voit en tête de ce livre dans quatre autres manuscrits; c'est ce qui nous a engagé à lui donner la même place dans cette édition, quoique Horstius l'ait reléguée à la fin de la sienne.
Il m'est arrivé dans cet opuscule (n. 11), en citant le passage de l'Evangile où Notre-Seigneur dit qu'il ne connaît pas le jour du jugement dernier, pour prouver et confirmer une opinion que j'émettais, d'ajouter, sans y faire attention, quelque chose que j'ai vu plus tard ne se point trouver dans l'Evangile. En effet le texte porte seulement: «Le Fils ne le connaît pas non plus;» me trompant bien plus que voulant tromper les autres et me rappelant plutôt le sens que la lettre de ce passage, j'ai cité comme s'il y avait eu: «Le Fils de l'homme lui-même l'ignore.» J'ai établi tout un raisonnement sur cette citation inexacte pour arriver à prouver une assertion qui l'était également. Mais quand je reconnus mon erreur, il y avait déjà bien longtemps que ce petit livre avait paru, et comme il en avait déjà été fait plusieurs copies, il ne m'était plus possible de réparer mon erreur dans tous les exemplaires qui en existaient; c'est ce qui me fit regarder l'aveu de ma faute comme une nécessité. Dans un autre endroit (n. 35), il dit encore: Il m'est arrivé également d'avancer, sur les Séraphins, une opinion que je n'ai vue ni entendue ailleurs. Je prie le lecteur de vouloir bien remarquer que j'ai, en cet endroit, ajouté ces mots, je pense, comme correctifs à ma pensée; parce que je ne donnais que comme une simple opinion ce que je ne pouvais appuyer sur aucun texte de la sainte Ecriture. Quant au titre même de cet opuscule, des Degrés de l'humilité, on pourra peut-être la critiquer, parce qu'il est plutôt question, dans ce traité, des degrés de l'orgueil que de ceux de l'humilité, mais je ne le crains que de la part des lecteurs qui ne comprendront pas bien la raison de ce titre, ou qui n'y feront pas assez attention, car j'ai eu soin de l'indiquer en quelques mots vers la fin de cet opuscule.
Vous m'avez demandé, mon frère Geoffroy, de reproduire d'une manière plus complète, dans un traité, ce que j'ai dit devant nos frères, ai sur les différents degrés de l'humilité; je voudrais bien répondre comme il convient à votre prière, mais je crains de ne le pouvoir point; car, selon le conseil de l'Évangile, je n'ai point osé me mettre à l'oeuvre, je l'avoue, avant d'avoir commencé par m'asseoir et par considérer si je pourrais mener cette entreprise à bonne fin. Mais la charité ayant dissipé la crainte que j'avais d'être raillé si j'échoue, je me sentis pris d'une autre appréhension, en sens contraire, la gloire du succès ne sera-t-elle pas pour moi plus dangereuse que la honte de l'insuccès? Alors placé entre la crainte et la charité, comme entre deux routes, j'ai longtemps hésité quelle voie je ferais mieux dé suivre, j'appréhendais, tout en disant d'excellentes choses sur l'humilité, de me trouver moi-même sans humilité, ou bien, en gardant un humble silence, de me rendre inutile. Ne trouvant aucune des deux voies sûres pour moi, et néanmoins étant obligé de préférer l'une ou l'autre, j'ai choisi celle qui me permettait de vous être de quelque utilité si je le pouvais, plutôt que celle qui me conduisait seul par le silence au port du salut. D'ailleurs j'espère bien que si je réussis, par hasard, à dire quelque chose qui soit digne de votre approbation, vous saurez, par vos prières, me préserver des atteintes de l'orgueil, et que si au contraire, ce que je crois plus probable, je ne produis rien qui mérite votre attention, du moins je n'aurai pas lieu de m'enorgueillir.
7001 1. Avant de parler des degrés de l'humilité que saint Benoît nous donne à gravir plutôt qu'à compter (S. Bened. Reg., cap. VII), je veux vous montrer, si je le puis, où ils doivent nous conduire, afin que connaissant le but à atteindre, la montée semble moins pénible. Dieu donc en nous proposant les difficultés de la route, nous en montre aussi la récompense, car il dit: «Je suis la voie, la vérité et la vie (Jn 14,6).» La voie, c'est l'humilité qui conduit à la vérité; l'une représente le travail et l'autre en est le fruit. Mais qui me dit, me répondez-vous, qu'il est question dans ce passage, de l'humilité, puisque le Seigneur se contente de dire en général: «Je suis la voie?» Ecoutez, c'est lui-même qui vous le dit assez clairement quand il ajoute: «Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur (Mt 11,29).» Il se donne donc comme exemple d'humilité et modèle de douceur. Si on l'imite, on ne marche point dans les ténèbres et on a la lumière de vie (Jn 8,12). Or qu'est-ce que la lumière de vie, sinon la vérité, la vérité, dis-je, qui illumine tout homme venant en ce monde et montre la vraie voie? Lors donc qu'après avoir dit: «Je suis la voie et la vérité,» il ajoute, «et la vie,'» c'est comme s'il disait: «Je suis la voie qui conduit à la vérité, la vérité qui promet la vie et la vie même que je donne. En effet, «la vie éternelle, dit-il, c'est de vous connaître, ô mon Dieu, et de connaître Jésus-Christ votre envoyé (Jn 17,3).» Ou bien encore, c'est comme si on disait: Je considère la voie, c'est-à-dire, l'humilité, et j'en désire le fruit, je veux dire la vérité. Mais à quoi sert de se fatiguer à parcourir la voie, si on ne peut arriver au but désiré? Ecoutez sa réponse: «C'est moi qui suis la voie,» c'est-à-dire, le viatique. Aussi crie-t-il à ceux qui s'égarent ou qui ne connaissent point le chemin: «C'est moi qui suis la voie;» à ceux qui doutent ou qui n'ont pas la foi: «C'est moi qui suis la vérité;» et à ceux qui gravissent la route mais qui déjà se fatiguent: «C'est moi qui suis la vie.» Quoique je croie avoir suffisamment montré, d'après ce verset de l'Évangile, que la connaissance de la vérité est un fruit de l'humilité, je veux que vous entendiez encore celui-ci: «Je vous rends gloire, ô mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché la connaissance de ces choses - c'est-à-dire de la vérité, - aux sages et aux prudents, - c'est-à-dire aux orgueilleux, - et que vous les avez révélées aux petits, - c'est-à-dire aux humbles (Lc 10,21).» On voit par là que la vérité est cachée aux superbes et révélée aux humbles.
7002 2. Or on peut définir l'humilité, une vertu par laquelle l'homme devient méprisable à ses propres yeux en raison de ce qu'il se connaît mieux. Cette définition convient à ceux qui se sont fait des degrés dans leur coeur, et montent de vertu en vertu comme s'ils s'élevaient de degrés en degrés jusqu'à ce qu'ils arrivent au comble de l'humilité d'où, comme de Sion, c'est-à-dire comme d'un lieu d'observation, ils ont l'oeil sur la vérité. «Le Législateur, est-il dit, donnera la bénédiction (Ps 83,8),» parce que celui qui a donné la loi donnera aussi la bénédiction; en d'autres termes, celui qui a prescrit l'humilité conduira à la vérité. Or quel est ce Législateur, sinon le Seigneur plein de droiture et de douceur qui a donné la loi à ceux qui pèchent dans la voie (Ps 24,8)? Or, qui est-ce qui pèche en route? N'est-ce pas celui qui s'éloigne de la vérité? Le doux Seigneur s'éloignera-t-il de lui comme lui s'éloigne de la vérité? Nullement, mais dans sa droiture et dans sa bonté il lui donne, la voie de l'humilité qui doit les ramener à la connaissance de la vérité. Il lui donne donc l'occasion de recouvrer le salut parce qu'il est bon, mais il ne la lui donne point sans lui imposer le joug de la loi, parce qu'il est plein de droiture. Sa bonté ne lui permet pas de le laisser périr, ni sa justice de ne le point punir.
7003 3. Or, dans cette loi par laquelle on revient à la vérité, saint Benoît fait douze degrés, en sorte que, de même qu'on va à Jésus-Christ par les dix commandements de la loi et par les deux circoncisions (Gn 28) qui complètent le nombre douze, ainsi, en passant par les douze degrés de l'humilité, on arrive à la vérité; et lorsque, au haut de l'échelle qui apparut à Jacob comme le type de l'humilité,nous voyons le Seigneur s'appuyer; qu'est-ce à dire sinon que la connaissance de la vérité se trouve au haut de l'échelle de l'humilité? En effet, le Seigneur qui regardait du haut de l'échelle de Jacob sur les enfants des hommes, c'est la vérité, dont les yeux ne sauraient ni se tromper ni tromper celui qui regarde pour voir si elle en trouvera un qui ait de l'intelligence ou qui cherche Dieu. Ne vous semble-t-il pas l'entendre de là-haut crier et dire à ceux qui la cherchent, car elle connaît ceux qui sont à elle: «Venez à moi, vous tous qui brûlez du désir de me posséder et vous serez remplis de mes fruits (Si 24,26),» ou bien encore: «Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés et je vous soulagerai (Mt 11,28)?» Venez, dit-elle; mais oit? A moi, la Vérité. Par où? par la voie de l'humilité. Et pourquoi? pour que je vous soulage. Mais quelle espèce de soulagement la vérité promet-elle à ceux qui montent vers elle et leur donne-t-elle quand ils sont arrivés? Ne serait-ce point, par hasard, la charité même? car selon saint Benoît (S. Bened. Regul., cap. VII, grad. 12), c'est à la charité que doit arriver le religieux qui gravit tous les degrés de l'humilité. S'il est une nourriture douce et agréable, c'est bien la charité qui soulage ceux qui sont fatigués, fortifie ceux qui sont faibles et réjouit ceux qui ont le coeur triste; c'est elle enfin qui rend le joug de la vérité agréable et son fardeau léger.
7004 4. oui la charité est une excellente nourriture; placée au milieu du plateau de Salomon (Gant., nr,9), elle restaure les faméliques à l'odeur des différentes vertus comme au parfum d'assaisonnements variés, et remplit de joie en même temps qu'elle restaure. En effet, sur le plateau de la charité on trouve servies en même temps la paix, la patience, la bénignité, la longanimité, la joie du Saint-Esprit et toutes les autres filles de la charité qu'on pourrait encore citer; on trouve aussi, sur ce plateau, les mets de l'humilité, qui sont le pain de la douleur et le vin des larmes, c'est en effet ce que la vérité commence par offrir à tous les commençants, car c'est à eux qu'elle s'adresse quand elle dit: «Levez-vous après vous être reposés, vous qui mangez le pain de la douleur (Ps 126,2).» On y voit également pour la contemplation une nourriture solide que la sagesse lui a préparée avec la fine fleur de froment, et du vin qui réjouit le coeur de l'homme; la vérité convie en ces termes les parfaits à en prendre leur part: «Mangez, mes amis, et buvez; enivrez-vous, vous qui êtes mes meilleurs amis (Ct 5,1); n elle en a orné,, dit-il, le milieu, de charité, pour les filles de Jérusalem (Ct 3,10),» c'est-à-dire, pour les âmes imparfaites qui, ne pouvant pas encore supporter une nourriture forte et solide, doivent se nourrir, en attendant, du lait de la charité au lieu de pain, et boire de son huile, au lieu de vin. Ce n'est pas sans raison qu'elle dit: «Qu'elle en a orné le milieu, de la charité» dont les commençants ne peuvent point encore goûter la douceur parce qu'ils en sont empêchés par la crainte et dont les parfaits ne goûtent jamais assez, parce que plus ils la contemplent, plus ils lui trouvent de charmes. Les uns ont encore besoin d'être purgés des humeurs mauvaises, des délectations charnelles par l'amère potion de la crainte, et ne sont point en état de sentir la douceur du lait; les autres déjà sevrés ont comme un avant-goût de la gloire; il n'y a que ceux qui sont au milieu, c'est-à-dire ceux qui font des progrès, qui éprouvent enfin combien sont douces et sucrées les potions de la charité et, en attendant, eu égard à leur jeunesse, s'en tiennent pour satisfaits.
7005 5. Il y a donc pour l'âme une première nourriture, celle de l'humilité, elle est amère et purgative; il y en a une seconde, celle de la charité, elle est douce et calmante; enfin il y en a une troisième, celle dg la contemplation, et celle-ci est solide et forte. Hélas, Seigneur, Dieu des armées, jusques à quand serez-vous irrité contre votre serviteur sans vouloir écouter sa prière; jusques à quand me nourrirez-vous d'un pain de larmes et me ferez-vous boire l'eau de mes pleurs? Qu'est- qui m'invitera à prendre ma part du festin plein. de douceur de la charité, qui se trouve servi au milieu du plateau et dont les justes se partagent les délices dans la joie, en présence de Dieu? Cessant alors de m'adresser à Dieu avec l'amertume dans l'âme, je lui dirai: Seigneur tic me condamnez pas, mais que je me nourrisse des pains sans levain de la sincérité et de la vérité et que, dans mon bonheur et dans ma joie, je chante, dans les voies du Seigneur, la grandeur de sa gloire. C'est donc une bonne voie que la voie de l'humilité par laquelle on marche à la recherche de la vérité, on arrive à l'acquisition de la charité et à la possession des filles de la sagesse. De même que la fin de la loi est Jésus-Christ, ainsi la perfection de la charité est la connaissance de la vérité. Le Christ ne va point sans apporter la grâce, et la vérité ne peut être connue sans donner la charité; or elle ne peut être connue que des humbles, il n'y a donc qu'aux humbles qu'elle donne la grâce.
7006 6. J'ai dit, comme j'ai pu, quel avantage attend celui qui' gravit les degrés de l'humilité; je vais dire maintenant, du mieux que je pourrai, dans quel ordre ils conduisent au but que nous nous proposons qui est la vérité. Mais comme il y a aussi trois degrés dans la connaissance de la vérité, je vais essayer de les indiquer en peu de mots, afin de montrer auquel des trois conduit le douzième degré de l'humilité. Or nous recherchons la vérité en nous d'abord, puis dans les autres et enfin en elle-même. Nous la recherchons en nous, en nous jugeant nous-mêmes; dans les autres, en compatissant à leurs maux; et en elle-même en la contemplant avec un coeur pur. Après avoir compté les degrés, remarquez en quel ordre ils se succèdent. La Vérité même vous apprendra d'abord pourquoi vous devez la chercher dans les autres avant de la chercher en elle-même, et ensuite pourquoi en vous, avant que de la chercher dans les autres. En effet, dans la béatitude dont le Seigneur parle dans son sermon (Mt 5,7), il place les coeurs miséricordieux avant les coeurs purs, c'est parce que ceux qui sont miséricordieux découvrent plutôt la vérité dans les autres; attendu qu'ils en partagent les sentiments en leur devenant tellement semblables par la charité qu'ils ressentent les biens et les maux des autres comme si c'étaient les leurs propres. En effet, ils se sentent faibles avec les faibles, et ils ne peuvent voir quelqu'un scandalisé sans brûler avec lui (2Co 11,29); ils sont dans la joie avec ceux qui s'y trouvent et versent des larmes avec ceux qui pleurent (Rm 12,15). Cette charité fraternelle purifie l'oeil de leur coeur et leur permet de goûter ensuite le bonheur de contempler en elle-même cette vérité, pour l'amour de laquelle ils souffrent avec le prochain. Au contraire, ceux qui, au lieu de compatir aux peines de leurs frères, insultent à leurs larmes ou s'affligent de leur joie et ne ressentent point en eux ce que souffrent les autres, parce qu'ils ne partagent point leurs sentiments, ne sauraient découvrir la vérité dans les autres. On peut leur appliquer le proverbe Qui se porte bien ne sent pas le mal d'autrui, et qui a bien dîné ne connaît pas les tourments de celui qui n'a pas même déjeûné. Mais plus un malade se rapproche d'un autre malade et un famélique d'un autre famélique, plus aussi ils compatissent profondément à leurs maux. Car si la `pure vérité ne peut être perçue que par un coeur pur, ainsi la misère de nos frères ne peut être ressentie que par un coeur malheureux. Mais pour se sentir malheureux du malheur d'autrui, il faut commencer par sentir son propre malheur à soi; ce n'est qu'en nous connaissant nous-mêmes que nous pourrons retrouver l'âme de notre prochain dans la nôtre, et savoir comment lui venir en aide, à l'exemple de notre Sauveur qui voulut souffrir afin de savoir compatir à la souffrance, être malheureux pour apprendre ainsi la pitié pour le malheur et la miséricorde, de même que nous lisons «qu'il apprit l'obéissance par tout ce qu'il a souffert (Rm 5,8):» ce qui ne veut pas dire que, avant cela, il ne sût point être miséricordieux, puisque sa miséricorde est éternelle; mais il voulut apprendre par sa propre expérience dans le temps ce qu'il savait par sa nature de toute éternité.
7007 7. Peut-être trouvez-vous que je vais un peu loin quand je dis que le Christ, qui est la Sagesse de Dieu, a appris la miséricorde, comme si celui par qui tout a été fait pouvait ignorer quoi que ce soit de ce qui est, d'autant plus qu'on pourrait entendre dans un sens qui n'aurait rien d'absurde, le passage de l'Epître aux Hébreux que j'ai cité plus haut pour prouver ce que j'avançais et appliquer ces mots: «Il a appris» non à la tête, dans son corps, mais à son corps, qui est l'Eglise, en sorte que le sens de ces paroles: «Il apprit l'obéissance» serait: il l'apprit dans son corps parce qu'il a souffert dans son chef. Car la mort, la croix, les opprobres, les crachats et les fouets qu'a soufferts Jésus-Christ, notre chef, qu'est-ce autre chose pour son corps, c'est-à-dire pour nous, que d'admirables leçons d'obéissance? Aussi saint Paul dit-il: «Il s'est rendu obéissant jusqu'à la mort, et jusqu'à la mort de la croix (Ph 2,8)» Pourquoi cela? Saint Pierre nous le dit: «Jésus-Christ a souffert pour nous afin de vous laisser un exemple et pour que vous marchiez sur ses pas (),» c'est-à-dire, pour que vous imitiez son obéissance. Ainsi tout ce qu'il a souffert nous apprend, à nous qui ne sommes que des hommes, combien nous devons souffrir pour l'obéissance, puisqu'un Dieu n'a pas hésité à endurer la mort pour elle. Entendu ainsi, il n'y a rien de choquant à dire que le Christ a appris l'obéissance, la miséricorde ou tout autre chose, puisque c'est dans son corps, pourvu qu'on ne croie pas qu'il a pu, dans le temps, apprendre quoi que ce soit qu'il eût ignoré dans l'éternité. De cette manière ce sera lui qui enseignera la miséricorde ou l'obéissance, et lui aussi qui l'apprendra, attendu que tête et corps ne font qu'un seul et même Jésus-Christ.
7008 8. Je ne dis pas que ce sens n'est pas bon, mais un autre passage de la même lettre me fait préférer le premier: on lit en effet ailleurs: «Il ne s'est pas fait le libérateur des anges, mais des descendants d'Abraham; voilà pourquoi il a dû ressembler en tout, le péché excepté, à ses frères, afin qu'il devînt compatissant (Rm 2,16).» Or il me semble que ces paroles conviennent tellement au chef, qu'elles ne peuvent absolument point s'appliquer au corps. En effet, il n'y a que du Verbe même de Dieu qu'il est dit: «Il ne s'est point fait le libérateur des anges,» c'est-à-dire, il ne se les est point unis personnellement, «mais des descendants d'Abraham.» Aussi ne lit-on pas que le Verbe se soit fait ange, plais qu'il «s'est fait chair (Jn 1,14),» c'est-à-dire, homme de la race d'Abraham, selon la promesse faite à ce patriarche. «Voilà pourquoi,» c'est-à-dire parce qu'il est de la race d'Abraham, «il a dû ressembler en tout à ses frères:» en d'autres termes, il fallut, il a été nécessaire qu'il fût comme nous, sujet à la douleur et; qu'à l'exception du péché, il passât par toutes nos misères. Si vous demandez pourquoi il fallait qu'il en fût ainsi, l'Apôtre vous répond: «Pour qu'il devint compatissant.» Que si vous voulez savoir pourquoi ces dernières paroles ne pourraient point s'entendre de son corps mystique, je vous prie d'écouter la raison que saint Paul en donne un peu plus loin: «C'est des peines et des souffrances même par lesquelles il a été tenté et éprouvé, qu'il tire la vertu et la force de secourir ceux qui sont aussi tentés ().» Or, ces paroles, pour moi, ne signifient point autre chose que ceci; il a voulu souffrir et être tenté et partager toutes nos misères, à l'exception du péché, ce qui n'est autre que de se rendre semblable à ses frères, afin d'apprendre par sa propre expérience à avoir de la compassion et de la pitié pour ceux qui se trouvent éprouvés et tentés de même.
7009 9. Cette expérience ne l'a point rendu plus savant; ce n'est pas ce que je dis, mais afin qu'il parût plus près de nous, en sorte que les faibles enfants d'Adam qu'il n'a pas dédaigné d'appeler et de rendre ses frères, n'éprouvassent aucune peine à lui confier leurs infirmités, qu'il peut, vent et sait guérir; puisqu'il est Dieu, qu'il est devenu notre prochain et qu'il a souffert ce que nous souffrons nous-mêmes. Voilà pourquoi Isaïe l'appelle «un homme de douleur, qui connaît l'infirmité (Is 53,3) et pourquoi aussi l'Apôtre dit: «Le pontife que nous avons n'est pas tel qu'il ne puisse compatir à nos faiblesses (),» mais pour nous faire comprendre pourquoi il le peut, «c'est, dit-il, parce qu'il a éprouvé, comme nous, toutes sortes de tentations, hormis le péché (Ph 2,6).» En effet Dieu est heureux, le Fils de Dieu est heureux dans cette forme et cette nature qui font qu'il n'a pas cru que ce fût pour lui une usurpation d'être égal à Dieu son Père; il était certainment impassible; et, jusqu'à ce qu'il se fût anéanti lui-même en prenant la forme et la nature de l'esclave (Ph 2,7), de même qu'il n'avait point éprouvé par lui-même ce que c'est que misère et assujettissement, ainsi il ne savait point par sa propre expérience ce que c'est que compassion et obéissance; il le savait par sa nature; non point pour l'avoir éprouvé. Mais lorsqu'il se fut, pour quelque temps, rendu inférieur non-seulement à lui-même, mais aux anges qui, tout impassibles qu'ils soient par l'effet d'une grâce, ne le sont point par nature, et qu'il eut pris cette forme dans laquelle fil pût souffrir et obéir, ce qu'il ne pouvait faire dans sa propre nature, comme je l'ai déjà dit, il a fait alors l'expérience de la miséricorde dans sa passion, et de l'obéissance dans sa sujétion. Mais cette expérience, comme j'en ai déjà fait la remarque, n'a rien ajouté à sa science, elle a seulement augmenté notre confiance, en rapprochant de nous, par cette triste connaissance, celui dont nous nous étions si fort éloignés. Aurions-nous jamais osé nous approcher de lui s'il était resté dans son éternelle impassibilité? Maintenant au contraire, l'Apôtre lui-même nous engage«à nous présenter avec confiance devant le trône de la grâce (),» de celui dont les saintes lettres disent «qu'il s'est chargé de nos langueurs,» et que nous savons avoir pris a nos douleurs» sur lui (Is 1 Is 53,4), parce que nous ne saurions douter qu'il peut compatir à nos misères, les ayant lui-même éprouvées.
7010 10. Il ne doit donc point sembler absurde de dire que le Christ n'a jamais commencé à apprendre quoi que ce soit qu'il n'eût pas su auparavant, et pourtant qu'il connaît d'une manière, de toute éternité, en tant que Dieu, la miséricorde qu'il a apprise dans le temps d'une autre manière en tant qu'homme. Peut-être est-ce dans ce sens que, répondant à ses disciples au sujet du jugement dernier, le Seigneur a dit qu'il n'en connaissait ni le jour ni l'heure (Mt 24,36); autrement, comment celui en qui tous les trésors et les secrets de la science et de la sagesse sont renfermés (Col 2,3), aurait-il pu ignorer quand sera ce jour? Pourquoi donc disait-il qu'il ne le savait pas, quand il est bien certain qu'il ne pouvait l'ignorer? N'a-t-il pas voulu, par un mensonge, leur dérober la connaissance d'une chose qu'il ne leur était pas bon de savoir? Loin de moi une telle pensée; car de même qu'il ne saurait rien ignorer, attendu qu'il est la science même, ainsi il ne saurait mentir, parce qu'il est aussi la vérité même; mais voulant couper court aux questions curieuses et inutiles de ses Apôtres, il leur dit qu'il ne savait pas ce qu'ils lui demandaient, non pas dans un sens absolu, mais dans le sens où il pouvait le dire sans mentir. Or, si, en tant que Dieu, il embrasse d'un seul regard tous les temps également, aussi bien l'avenir que le présent et le passé, il voyait aussi ce dernier jour, mais il ne le connaissait point pour l'avoir vu des yeux de la chair, ce qui ne peut être, tant que du souffle de sa bouche il n'aura pas fait périr l'Antéchrist, tant qu'il n'aura point entendu de ses oreilles corporelles, la voix de l'archange et le son de la trompette qui doit ressusciter les morts et n'aura point vu, de ses yeux de chair, les brebis et les boucs qu'il doit séparer les uns des autres.
7011 11. Mais pour vous convaincre qu'il ne parlait que de la connaissance qui vient des sens, lorsqu'il disait qu'il ne savait pas quand sera ce jour, remarquez avec quel soin il s'exprime dans sa réponse; il ne dit pas en effet: Ni moi non plus je ne connais point quand sera ce jour, mais seulement: Le Fils de l'homme lui-même l'ignore. Or qu'est-ce que le Fils de l'homme sinon le Fils de Dieu, en tant que fait chair? Ce nom même montre bien qu'en disant qu'il ignorait quelque chose, ce n'est pas comme Dieu qu'il parlait; mais comme homme. Eu effet, partout où il parle de lui en tant que Dieu, il ne dit plus le Fils ou le Fils de l'homme, mais il dit, Je, ou moi, comme quand il s'écrie: «En vérité, en vérité, je vous déclare que je suis avant qu'Abraham fût, (Jn 8,58):» Je suis, dit-il, et non pas: Le Fils de l'homme est, en parlant évidemment de cette essence par laquelle il est avant Abraham, avant même tout commencement, non point de celle par laquelle il descend d'Abraham. Dans une autre occasion, demandant à ses disciples l'opinion qu'on avait de lui, il leur dit: «Qui les hommes disent-ils, non pas que je suis, mais qu'est le Fils de l'homme (Mt 16,13)?» Au contraire lorsqu'il leur demande ce qu'eux-mêmes ils pensent aussi de lui, il ne leur dit pas: «Et vous, qui pensez-vous - qu'est le Fils de l'homme, mais bien, - que je suis?» Lorsqu'il s'enquiert de l'opinion d'un peuple charnel sur lui, en tant qu'homme, il se désigne par son nom d'homme et s'appelle le Fils de l'homme; mais quand c'est à ses disciples qui sont spirituels qu'il s'adresse, pour savoir ce qu'ils pensent de lui, en tant que Dieu, il ne dit plus: Que pensez-vous du Fils de l'homme, mais «de moi.» Pierre comprit bien le sens de ces mots
«de moi» qui leur étaient adressés, comme il le fit voir par sa réponse quand il s'écria: «Vous êtes, - non Jésus le fils de la Vierge, mais-le Christ, Fils de Dieu.» Il aurait pu faire la première réponse sans blesser la vérité, c'est évident, mais comme il avait admirablement saisi, dans les paroles de Jésus-Christ, le sens de sa question, il répondit précisément et directement à ce qui lui était demandé: «Vous êtes le Christ, Fils de Dieu.»
7012 12. En voyant donc en Jésus-Christ, deux natures en une seule personne; l'une. par laquelle il a commencé d'être, et que, en tant qu'il a toujours été, il a toujours su toutes choses, tandis que, en tant que né dans le temps, il a appris beaucoup de choses dans le temps, pourquoi ne pas reconnaître que, de même qu'il a commencé d'être selon la chair, ainsi il à commencé à connaître les misères de la chair, mais de ce genre de science qui vient de la faiblesse même de la chair, et qu'il eût été plus heureux et plus sage pour nos premiers parents de ne point acquérir, puisqu'ils ne pouvaient se la procurer que par la folie et la misère. Mais leur Créateur venant rechercher ce qui s'était perdu, eut pitié de son oeuvre et vint la trouver en descendant lui-même miséricordieusement là où elle avait péri misérablement. Il a voulu éprouver, dans sa propre personne, ce qu'ils souffraient justement pour avoir péché contre lui; il n'y était point poussé par une curiosité semblable à la leur, mais par une admirable charité; ce n'était pas simplement pour partager leur malheur, mais pour devenir miséricordieux et pour les délivrer de leur misère, oui, dis-je, pour devenir miséricordieux, non point de cette miséricorde qu'il ressent dans le bonheur immuable de son éternité, mais de celle qu'il a trouvée sous notre forme, par le moyen de la misère. La première l'a conduit à commencer son oeuvre de bonté, et la seconde la lui a fait achever: ce n'est pas que celle-là fût incapable de l'achever toute seule; mais c'est que, sans celle-ci, elle ne pouvait rien qui nous profitât. L'une et l'autre étaient également nécessaires, mais la dernière seule allait à notre nature. O ineffable invention de la charité de Dieu. Aurions-nous jamais songé à cette admirable miséricorde que la misère n'a point formée, ou conçu même la pensée de cette compassion qui nous était inconnue, que la passion n'a point éveillée et qui subsiste dans son impassibilité? Et pourtant, si la miséricorde qui ne connaît point la misère n'avait point été avant celle qui la connaît, elle ne se serait point approchée de celle dont la misère est la mère; mais, si elle ne s'en était point approchée, elle ne l'aurait point attirée à elle, et, si elle ne l'avait point attirée, elle ne l'aurait point tirée; mais tirée d'où? de l'abîme de sa misère et des profondeurs de son bourbier (Ps 39,3). Jésus-Christ ne s'est point pour cela dépouillé de sa première miséricorde, mais il en a fait le vêtement de la seconde; il ne l'a point changée, mais multipliée, selon ces paroles: «Vous sauverez, Seigneur, les hommes et les bêtes, selon l'abondance de votre infinie miséricorde (Ps 35,7).»
Bernard, degrès humilité