Montée Carmel II - 2003 1

Livre 2 [NUIT ACTIVE DE L'ESPRIT] (Entendement)

Dans lequel il est traité du plus proche moyen de monter à l'union avec Dieu, qui est la foi ; et aussi il est traité de la seconde partie de cette nuit que nous avons dite appartenir à l'esprit, contenue au deuxième couplet qui est celui qui suit.




COUPLET DEUXIÈME


Chapitre premier - DANS LEQUEL ON EXPLIQUE CE CANTIQUE


À l'obscur et en sûreté,

Par l'échelle secrète, déguisée,

Oh ! heureuse aventure !

À l'obscur et en cachette,

Ma maison étant désormais apaisée.




1. En ce deuxième couplet, l'âme chante l'heureuse aventure qu'elle a eue à dénuer l'esprit de toutes les imperfections spirituelles et de tous les appétits de propriété dans le spirituel. Ce qui lui fut une plus grande aventure, à cause qu'il y a plus de difficulté d'apaiser cette maison de la partie spirituelle, et de pouvoir entrer en cette obscurité intérieure qui est la nudité d'esprit en toutes choses, tant sensibles que spirituelles, en s'appuyant seulement sur la pure foi et montant par elle à Dieu. C'est pourquoi je l'appelle ici échelle et secrète, parce que tous les degrés et toutes les articulations qu'elle a sont secrets et cachés à tout sens et tout entendement. Aussi, l'âme demeure privée de toute lumière du sens et de l'entendement, sortant de toute limite naturelle et raisonnable, pour monter par cette divine échelle de la foi, qui grimpe et pénètre jusqu'au profond de Dieu. C'est pourquoi elle dit qu'elle allait déguisée, parce qu'elle avait son habit et son vêtement et sa façon naturelle d'agir changés en divine, montant par foi ; et ainsi ce déguisement était cause qu'elle ne fût connue ni arrêtée par le temporel, ni par le raisonnable, ni par le démon, parce qu'aucune de ces choses ne peut lui nuire, tant qu'elle chemine en foi. Et non seulement cela, mais l'âme va si à couvert et si cachée et si éloignée de toutes les tromperies du démon, que véritablement (comme elle dit aussi ici) elle chemine à l'obscur et en cachette, à savoir pour le démon, auquel la lumière de la foi est plus que des ténèbres. Et ainsi, nous pouvons dire que l'âme qui marche par là, va inconnue et cachée au démon, comme on le verra plus clairement plus loin.

2. C'est pourquoi elle dit qu'elle sortit à l'obscur et en sûreté parce que celui qui est si heureux de pouvoir cheminer par l'obscurité de la foi, la prenant pour guide d'aveugle, sortant de toutes les images naturelles et raisons spirituelles, marche fort sûrement, comme nous l'avons dit. Et ainsi, elle dit encore qu'elle sortit par cette nuit spirituelle 37 sa maison étant désormais apaisée, à savoir la partie spirituelle et raisonnable, de manière que, quand l'âme parvient à l'union de Dieu, elle a ses puissances naturelles, ses impétuosités et anxiétés sensibles apaisées en la partie spirituelle. Aussi ne dit-elle pas qu'elle sortit ici avec angoisses comme en la première Nuit du sens ; car pour aller en la Nuit du sens et se dénuer du sensible, il fallait des transports d'amour sensible pour achever de sortir. Mais pour achever d'apaiser la maison de l'esprit, il est requis seulement que toutes les puissances et tous les goûts et appétits spirituels soient affirmés en pure foi ; ce qu'étant fait, l'âme se joint avec l'Aimé dans une union de simplicité, de pureté, d'amour et de ressemblance.

37 Spirituel : ici, qui appartient à l'esprit.


3. Et il faut savoir que dans le premier couplet, parlant de la partie sensitive, elle dit qu'elle sortit par une nuit obscure, et ici, parlant de la spirituelle, il est dit qu'elle sortit à l'obscur, car les ténèbres de la partie spirituelle sont plus grandes, comme l'obscurité est plus ténébreuse que la nuit, parce que, dans la nuit si obscure soit-elle, on ne laisse pas de voir quelque chose, mais dans l'obscurité on ne voit rien; et ainsi, en la Nuit du sens il y a encore quelque clarté, parce que l'entendement et la raison demeurent sans s'aveugler; mais cette Nuit spirituelle qui est la foi, est une privation entière tant pour le sens que pour l'entendement; c'est pourquoi l'âme dit en celle-ci qu'elle allait à l'obscur et en sûreté, ce qu'elle n'a pas dit en l'autre, car moins l'âme opère avec sa propre habileté, plus sûrement elle va, puisqu'elle chemine davantage en foi. Nous expliquerons ceci amplement en ce second livre, dans lequel il sera nécessaire que le dévot lecteur apporte son attention, parce qu'il sera dit des choses bien importantes pour le véritable esprit; et bien qu'elles soient quelque peu obscures, on y ouvre tellement d'horizons nouveaux des unes aux autres que, je m'en persuade, tout s'entendra parfaitement.


Chapitre 2 - DANS LEQUEL ON COMMENCE À TRAITER DE LA DEUXIÈME PARTIE OU CAUSE DE CETTE « NUIT » QUI EST LA FOI.

- IL EST PROUVÉ AVEC DEUX RAISONS POURQUOI ELLE EST PLUS OBSCURE QUE LA PREMIÈRE ET QUE LA TROISIÈME.



1. Il faut maintenant traiter de la deuxième partie de cette nuit, qui est la foi, laquelle est le moyen admirable que nous disions pour aller au terme qui est Dieu, et que nous disions qu'il est pour l'âme, naturellement, troisième cause ou partie de cette nuit. Car la foi qui est le moyen est comparée au milieu de la nuit; et ainsi nous pouvons dire qu'elle est plus obscure pour l'âme que la première et, en certaine manière, que la troisième, parce que la première, qui est celle du sens, est comparée au premier quart de la nuit, lorsque la vue de tout objet sensible cesse, et ainsi elle n'est pas encore si éloignée de la lumière que le milieu de la nuit ; la troisième partie, qui précède l'aube, et qui est proche de la lumière du jour, n'est pas si obscure que le milieu de la nuit, car elle est près de l'illustration et information de la lumière du jour, et cette partie est comparée à Dieu. Car, bien qu'il soit véritable que Dieu est pour l'âme une nuit aussi obscure que la foi, en parlant naturellement, toutefois ces trois parties de la nuit étant achevées - qui pour l'âme le sont naturellement - Dieu illustre l'âme surnaturellement avec le rayon de sa lumière divine (qui est le principe de la parfaite union qui suit la troisième nuit), on peut dire qu'elle est moins obscure.

2. Elle est aussi plus obscure que la première parce que celle-ci appartient à la partie inférieure de l'homme qui est la sensitive, et par conséquent plus extérieure, et cette deuxième de la foi, appartient à la partie supérieure de l'homme qui est la raisonnable, et par conséquent plus intérieure et plus obscure, puisqu'elle prive de la lumière rationnelle ou, pour mieux dire, l'aveugle ; et ainsi elle est justement comparée au milieu de la nuit, qui est la plus intérieure et la plus obscure partie de la nuit.

3. Nous avons donc maintenant à prouver comment cette deuxième partie qui est celle de la foi, est nuit pour l'esprit, comme la première l'est pour le sens ; puis nous dirons ses contraires et comment l'âme doit se disposer activement pour y entrer, réservant à son lieu, qui sera le troisième livre38, de parler du moyen passif, qui est ce que Dieu opère sans elle pour l'y mettre.

38 Il s'agit de la Nuit obscure, traité qui fait partie de la Montée du Mont Carmel, dans la pensée de l'auteur.




Chapitre 3 - COMMENT LA FOI EST NUIT OBSCURE À L'ÂME.

- CE QUI EST PROUVÉ PAR RAISONS ET AUTORITÉS ET FIGURES DE LA SAINTE ÉCRITURE


1. La foi disent les théologiens est un habitus39 de l'âme certain et obscur. Et la raison pourquoi elle est un habitus obscur, c'est qu'elle fait croire des vérités révélées par Dieu même, qui sont au-dessus de toute lumière naturelle et surpassent tout entendement humain, sans aucune proportion. D'où vient que cette excessive lumière de la foi qui est donnée à l'âme lui est une obscure ténèbre, parce que le plus surmonte le moins et nous en prive, de même que la lumière du soleil éclipse n'importe quelles autres lumières de telle sorte que leur lumière ne paraît point quand elle luit et surmonte notre puissance visuelle, de manière qu'elle l'aveugle même et la prive de la vue qui lui est donnée, pour autant que sa lumière est excessive et fort disproportionnée à la puissance visuelle ; ainsi la lumière de la foi, par son grand excès opprime et vainc celle de notre entendement qui de soi s'étend seulement à la connaissance naturelle, bien qu'il ait puissance pour le surnaturel, quand Notre Seigneur voudra le mettre en acte surnaturel.

39 L' habitus est une qualité permanente de l'être. La vertu théologale de foi est une des vertus théologales reçues au baptême.



2. Si bien qu'aucune chose par lui-même il ne peut savoir sinon par voie naturelle, ce qui est seulement ce qu'il acquiert par les sens, pour cela, il doit avoir les images et les figures des objets présents eux-mêmes ou de leurs ressemblances, et d'une autre manière, rien ; car, comme disent les philosophes, ab obiecto et potentia paritur notitia ; c'est-à-dire, de l'objet présent et de la puissance s'engendre la connaissance. D'où vient que si on disait à quelqu'un des choses qu'il n'eût jamais connues et dont il n'eût jamais vu la ressemblance, il ne lui en demeurerait pas plus de lumière que si on ne lui en avait rien dit. Prenons un exemple : Si l'on disait à quelqu'un qu'en une certaine île se trouve un animal qu'il n'a jamais vu et si on ne lui disait pas à quoi il ressemble d'après ce qu'il a vu en d'autres animaux, il ne lui en demeurerait pas plus de connaissance et de figure qu'auparavant, quoi qu'on lui en pût dire. Ceci s'entendra mieux par un exemple plus clair : si on disait à un aveugle-né (qui n'a jamais vu aucune couleur) comment sont le blanc et le jaune, encore qu'on le lui répétât souvent, il n'entendrait pas plus d'une manière que d'une autre, parce qu'il n'a jamais vu de telles couleurs ni leurs ressemblances pour pouvoir en juger; seulement leur nom lui resterait, parce qu'il a pu le recevoir par l'ouïe, mais la forme et la figure, non, parce qu'il ne l'a jamais vue40.

40 Jean de la Croix s'en tient au niveau du fait et de la comparaison, alors que Diderot dans La lettre sur les Aveugles.... (1149) en tirera des conséquences philosophiques hasardeuses.



3. De cette manière la foi agit à l'égard de l'âme, elle nous dit des choses que nous n'avons jamais vues ni entendues, ni en elles, ni en leurs ressemblances, puisqu'elles n'en ont point; aussi n'avons-nous d'elle aucune lumière de connaissance naturelle, puisque ce qu'elle nous dit n'est proportionné à aucun sens, mais nous le savons par l'ouïe, croyant ce qu'elle nous enseigne, soumettant et aveuglant notre lumière naturelle ; car, comme dit saint Paul, Fides ex auditu (Rm 10,11) ; ce qui revient à dire : la foi n'est point science qui entre par aucun sens, mais elle est seulement consentement de l'âme à ce qui entre par l'ouïe.

4. Et même la foi surpasse beaucoup plus que ce qui a été donné à entendre par les exemples donnés.

Car non seulement elle ne fait point d'évidence ou de science, mais, comme nous avons dit, elle prive et aveugle de toutes autres connaissances ou science, afin qu'on puisse bien juger d'elle ; parce que les autres sciences, on les acquiert avec la lumière de l'entendement, mais celle de la foi s'acquiert sans elle (en la niant par la foi), la foi se perd par notre propre lumière, si on ne l'obscurcit; c'est pourquoi Isaïe dit: Si non credideritis, non intelligetis; c'est-à-dire: Si vous ne croyez, vous ne comprendrez pas (Is 1,9). Il est donc clair que la foi est une nuit obscure pour l'âme et en cette façon elle lui donne lumière, et plus elle l'obscurcit, plus grande lumière de soi elle lui donne, parce qu'elle éclaire en aveuglant, selon le dire d'Isaïe: car si vous ne croyez, vous ne comprendrez pas, c'est-à-dire, vous n'aurez point de lumière. Aussi, la foi est figurée par cette nuée qui séparait les enfants d'Israël des Égyptiens, étant sur le point d'entrer dans la mer Rouge, sur quoi l'Écriture dit que erat nubes tene-brosa, et illuminans noctem (Ex 14,20). Ce qui veut dire que cette nuée était ténébreuse et illuminait la nuit.

5. Admirable chose, qu'étant ténébreuse, elle illuminât la nuit ! C'était parce que la foi, qui est une nuée obscure et ténébreuse pour l'âme - qui est aussi une nuit, puisqu'en présence de la foi l'âme demeure privée de sa lumière naturelle et aveugle -, avec sa ténèbre éclaire et donne lumière à la ténèbre de l'âme. Afin qu'ainsi le maître fût semblable au disciple (Lc 6,40), car l'homme qui est en ténèbre ne peut convenablement être illuminé que par une autre ténèbre, comme l'enseigne David disant: Dies diei eructat ver-bum et nox nocti indicat scientiam. Ce qui veut dire: le jour déborde et exhale la parole au jour, et la nuit apprend la science à la nuit (Ps 18,3) ; et parlant plus clairement : le jour, qui est Dieu en la béatitude, où il est déjà jour, communique et prononce aux anges et aux âmes bienheureuses qui sont aussi jour, la Parole qui est son Fils, afin qu'ils le connaissent et en jouissent; et la nuit qui est la foi dans l'Église militante, où il est encore nuit, montre la science à l'Église, et par conséquent à n'importe quelle âme; laquelle est nuit, puisqu'elle ne jouit pas encore de la claire sagesse béatifique ; et en présence de la foi, elle est comme aveugle de sa lumière naturelle.

6. De manière que ce qu'on doit tirer de là, c'est que la foi, parce qu'elle est une nuit obscure, donne lumière à l'âme qui est en obscurité, pour que vienne se vérifier ce qu'annonce aussi David à ce propos, en disant: Nox illuminatio mea in deliciis meis, ce qui veut dire : La nuit sera mon illumination en mes délices (Ps 138,11). Comme s'il disait: dans les plaisirs de ma pure contemplation et union avec Dieu, la nuit de la foi me servira de guide. En quoi il donne clairement à entendre que l'âme doit être en ténèbre pour avoir lumière pour ce chemin.


Chapitre 4 - TRAITE EN GÉNÉRAL COMMENT L'ÂME DOIT AUSSI ÊTRE EN OBSCURITÉ EN CE QUI EST DE SA PART,

POUR ÊTRE BIEN CONDUITE PAR LA FOI À UNE TRES HAUTE CONTEMPLATION



1. Je crois qu'on donne assez à entendre comment la foi est une obscure nuit pour l'âme et aussi comment l'âme doit être obscure ou demeurer obscurcie de sa lumière pour se laisser guider par la foi à ce terme sublime de l'union. Mais afin que l'âme sache le faire, il sera à propos d'expliquer plus en détail cette obscurité que l'âme doit avoir pour entrer en cet abîme de la foi. C'est pourquoi en ce chapitre je parlerai d'elle en général, puis après, avec la faveur divine, j'indiquerai plus en particulier le moyen qu'il faut tenir, pour ne pas errer en elle ni gêner un tel guide.

2. Je dis donc que l'âme, pour bien se conduire par la foi à cet état, non seulement doit demeurer en obscurité selon la partie qui regarde les créatures et le temporel, qui est la partie inférieure et sensitive (dont nous avons parlé), mais encore qu'elle doit s'aveugler et obscurcir selon la partie qui regarde Dieu et le spirituel, qui est la raisonnable et la supérieure dont nous traitons à présent. Car il est évident qu'une âme, pour parvenir à la transformation surnaturelle, doit s'obscurcir et s'éloigner de tout ce que contient son naturel, qui est le sensible et le raisonnable, pour autant que surnaturel signifie ce qui monte au-dessus du naturel ;

partant le naturel demeure au-dessous. Car, comme cette transformation et cette union ne peuvent tomber sous le sens et l'habileté humaine, il faut que l'âme se vide parfaitement et volontairement de tout ce qui peut tomber en elle, soit d'en haut, soit d'en bas, je dis : d'affection et de volonté, en ce qui est de sa part; car qui empêchera Dieu de faire ce qui lui plaira en l'âme soumise, anéantie et dénuée ? Donc elle doit se vider de tout ce qui peut tomber en sa capacité, de façon qu'encore qu'elle détienne plusieurs choses surnaturelles, elle doit toujours demeurer comme en étant dénuée, et à l'obscur - comme l'aveugle -, s'appuyant sur la foi obscure et la prenant pour guide et lumière, sans s'appuyer sur aucune des choses qu'elle entend, goûte, sent ou imagine, parce que tout cela n'est que ténèbre, qui la fera errer, et la foi surpasse toute cette sorte d'entendre, de goûter, de sentir et d'imaginer. Si elle ne s'aveugle en cela, demeurant totalement à l'obscur, elle n'arrivera point à ce qui est davantage, qui est ce qu'enseigne la foi.

3. L'aveugle, s'il n'est entièrement aveugle, ne se laisse pas bien conduire par son guide ; car pour un peu qu'il voie, il pense que le premier chemin est le meilleur, parce qu'il n'en voit pas d'autres meilleurs, et ainsi, il peut faire errer celui qui le guide et voit mieux que lui, car, finalement il en arrive à commander plutôt que son guide; ainsi l'âme, si elle s'appuie sur son savoir, ou en sa manière de goûter ou de sentir au sujet de Dieu, comme toutes choses (pour grandes qu'elles soient) sont fort petites et dissemblables de ce que Dieu est, pour aller par ce chemin, elle erre facilement ou s'arrête, faute d'être entièrement aveugle en foi, qui est son vrai guide.

4. Car c'est aussi ce qu'a voulu signifier saint Paul, quand il a dit : Accedentem ad Deum oportet credere quod est (He 11,6). Ce qui veut dire : Celui qui doit s'unir à Dieu doit croire ce qu'il est. Comme s'il disait que celui qui doit venir se joindre à Dieu par union ne doit pas entendre ou s'appuyer au goût, au sens ou à l'imagination, mais en croyant son être, qui ne tombe point en l'entendement, ni en l'appétit, ni en imagination, ni en aucun autre sens, et qui durant cette vie ne peut se savoir; au contraire, tout le plus haut qu'on peut sentir et goûter, etc., de Dieu est infiniment distant de ce qu'il est et de sa pure possession. Et ainsi Isaïe (Is 64,4) et saint Paul (1Co 2,9) disent: Nec oculus vidit, nec auris audivit, nec in cor hominis ascendit, quoe proeparavit Deus iis qui diligunt illum, qui veut dire : Ce que Dieu a préparé à ceux qui l'aiment, l'oeil ne l'a jamais vu ni l'oreille entendu et n'est point tombé au coeur ni en la pensée de l'homme. Or, de quelque manière que l'âme prétende s'unir par grâce en cette vie à celui avec lequel elle doit être unie en l'autre par gloire - ce qui est un bien que l'oeil n'a vu, comme dit saint Paul, ni l'oreille entendu et qui n'est point tombé dans le coeur de l'homme vivant encore dans la chair - il est évident que, pour arriver à s'unir parfaitement avec lui en cette vie par grâce et amour, elle doit être en obscurité de tout ce qui peut entrer par l'oeil et de tout ce qu'on peut recevoir par l'ouïe, de ce qu'on peut imaginer avec la fantaisie41 et comprendre avec le coeur qui signifie ici l'âme. Ainsi, l'âme se détourne grandement du chemin de ce haut état d'union, quand elle s'attache à quelque manière d'entendre, à quelque sentiment, ou à quelque imagination, ou jugement, ou volonté, ou façon de faire, ou à quelque autre oeuvre ou chose propre, ne sachant se défaire ou dénuer de tout cela ; car, comme nous avons dit, le terme où elle va est par-dessus toutes choses, encore que ce soit le plus haut qui se puisse savoir et goûter; et ainsi, par-dessus tout il faut passer au non-savoir.

41 C'est l'imaginative qui imagine avec les données de la fantaisie.



5. Aussi, en ce chemin, entrer dans le chemin c'est laisser son chemin, ou pour mieux dire, c'est passer au terme et laisser son mode, c'est entrer en ce qui n'a point de mode, qui est Dieu ; car l'âme qui parvient à cet état n'a plus de modes ni de manières, et encore moins ne s'attache ni ne peut s'attacher à eux - je dis des modes d'entendre, de goûter, de sentir, encore qu'elle contienne en soi tous les modes, de même que celui qui n'a rien et qui possède tout -, car ayant le courage de passer de son naturel limité, intérieurement et extérieurement, elle monte en limite surnaturelle qui n'a aucun mode, contenant en substance tous les modes. D'où vient qu'arriver ici, c'est sortir de là, sortant d'ici et de là et s'éloignant de soi, pour monter de ce bas, à plus haut que tout.

6. C'est pourquoi, l'âme s'écartant de tout ce qu'elle peut savoir et entendre spirituellement et naturellement, doit désirer avec tout son désir de venir à ce qu'elle ne peut savoir en cette vie et qui ne peut tomber en son coeur; et laissant en arrière tout ce qu'elle goûte et sent temporellement et spirituellement, et tout ce qu'elle peut goûter et sentir en cette vie, elle doit désirer avec tout son désir de parvenir à ce qui excède tout sentiment et tout goût. Et afin de demeurer vide et libre pour un tel bien, elle ne doit aucunement s'attacher à tout ce qu'elle recevra en son âme spirituellement ou sensiblement (comme nous dirons plus loin, quand nous traiterons de ceci en particulier) estimant tout pour beaucoup moins ; car, plus elle pense ce que c'est qu'elle entend, goûte et imagine, et plus elle l'estime, que ce soit spirituel ou non, plus elle se prive du suprême bien et se retarde d'y parvenir; et moins elle estime ce qu'elle peut avoir (pour grand qu'il soit) au regard du plus grand bien, plus elle l'exalte et l'estime, et par conséquent plus elle s'en approche. Et, de cette façon, l'âme dans l'obscurité s'approche grandement de l'union par le moyen de la foi, qui aussi est obscure et qui de cette manière lui donne une lumière admirable. Certainement si l'âme voulait voir, elle s'obscurcirait auprès de Dieu, bien plus que celui qui ouvre les yeux pour contempler la grande clarté du soleil.

7. C'est pourquoi, en ce chemin, s'aveuglant en ses puissances, elle verra la lumière, suivant ce que le Sauveur dit en l'Évangile de cette manière : In iudicium veni in hunc mundum : ut qui non vident, videant, et qui vident, coeci fiant ; c'est-à-dire: Je suis venu en ce monde pour le jugement, afin que ceux qui ne voient pas, voient ; et que ceux qui voient deviennent aveugles (Jn 9,39). Ce qui doit s'entendre à la lettre, concernant ce chemin spirituel ; à savoir que l'âme qui sera en obscurité et s'aveuglera en toutes ses lumières propres et naturelles, verra surnaturellement; et celle qui voudra s'attacher à quelque lumière personnelle sera d'autant plus aveugle et arrêtée en la voie de l'union.

8. Or, afin de procéder avec moins de confusion, il me semble qu'il sera nécessaire de donner à entendre au chapitre suivant ce qu'est ce que nous appelons union de l'âme avec Dieu; parce que, cela étant compris éclaircira beaucoup ce que nous dirons après ; aussi je trouve que c'est ici le vrai lieu d'en parler. Car, encore que nous interrompions le fil de notre discours, ce ne sera pas hors de propos ; puisqu'en ce lieu cela servira pour donner lumière à ce qu'on traite. Et ainsi ce chapitre sera comme une parenthèse, placée dans un même enthymème42, après laquelle nous en viendrons à traiter en particulier des trois puissances de l'âme à l'égard des trois vertus théologales, touchant cette seconde nuit.

42 Syllogisme réduit à deux propositions : l'antécédent et le conséquent.


Chapitre 5 - DANS LEQUEL IL EST DÉCLARÉ CE QUE C'EST QUE L'UNION DE L'ÂME AVEC DIEU. - ON PREND UNE COMPARAISON


1. Par ce que nous avons dit, se donne quelque peu à entendre ce que nous appelons union de l'âme avec Dieu, et par là, ce que nous en dirons ici se comprendra mieux. Ce n'est pas notre intention d'expliquer à présent quelles sont ses divisions ni ses parties, parce que ce ne serait jamais fait si je me mettais maintenant à déclarer quelle est l'union de l'entendement, quelle est celle de la volonté, et aussi celle de la mémoire; quelle est l'union passagère et quelle est l'union permanente en ces puissances, et enfin quelle est l'union totale passagère et permanente en ces puissances ensemble. De cela nous traiterons à chaque pas du discours, tantôt de l'un, tantôt de l'autre, car cela ne convient pas maintenant pour donner à entendre ce que nous avons ici à dire d'elles, et cela s'entendra beaucoup mieux en son lieu, lorsque, discourant de la matière même, nous aurons le vif exemple joint à l'intelligence du sujet, alors, on entendra et on remarquera chaque chose et on en pourra mieux juger.

2. Ici je parle seulement de cette union totale et permanente selon la substance de l'âme et selon ses puissances quant à l'habitus obscur d'union ; parce que, quant à l'acte, nous en parlerons après et dirons, avec l'aide de Dieu, comment nous n'avons et ne pouvons avoir d'union permanente en cette vie dans les puissances, mais seulement passagère.

3. Donc, pour entendre quelle est cette union dont nous traitons, il faut savoir que Dieu demeure en toutes les âmes, fût-ce celle du plus grand pécheur du monde, et qu'Il y demeure et y est présent substantiellement. Et cette manière d'union existe toujours entre Dieu et toutes les créatures, selon laquelle il les conserve en leur être ; de sorte que si elle venait à leur manquer, elles s'anéantiraient aussitôt et cesseraient d'exister. Ainsi, quand nous parlons de l'union de l'âme avec Dieu, ce ne sera pas de cette présence substantielle de Dieu qui existe toujours en toutes les créatures, mais de l'union et transformation par amour de l'âme en Dieu qui n'existe pas toujours, mais seulement quand il y a une ressemblance d'amour. Et alors, celle-ci se nommera union de ressemblance, comme l'autre s'appelle union essentielle ou substantielle; celle-là est naturelle, celle-ci surnaturelle; elle existe quand les deux volontés, à savoir celle de l'âme et celle de Dieu, sont conformes d'un commun accord, n'y ayant aucune chose en l'une qui répugne à l'autre; ainsi, quand l'âme ôtera entièrement de soi ce qui répugne et n'est pas conforme à la volonté divine, elle demeurera transformée en Dieu par amour.

4. Ceci s'entend non seulement de ce qui répugne selon l'acte, mais aussi selon l'habitude, de manière que non seulement les actes volontaires d'imperfection doivent être bannis, mais aussi les habitudes de toutes ces imperfections doivent être anéanties. Et pour autant que toute créature et toutes ses actions et capacités ne conviennent ni n'arrivent à ce qui est Dieu, pour cela, l'âme doit se dénuer de toute créature et de toutes ses actions et capacités, à savoir de son comprendre, goûter et sentir, afin que, chassant tout ce qui est dissemblable et non conforme à Dieu, elle vienne à recevoir la ressemblance de Dieu, ne demeurant en elle aucune chose qui ne soit volonté de Dieu; et qu'ainsi elle se transforme en Dieu. Par suite, bien qu'il soit vrai, comme nous avons dit, que Dieu est toujours en l'âme, lui donnant et conservant l'être naturel avec sa présence, néanmoins il ne lui communique pas toujours le surnaturel ; car celui-ci ne se communique que par amour et par grâce, en laquelle toutes les âmes ne sont pas ; et celles qui y sont, ce n'est pas en même degré, parce que les unes sont en un plus haut, les autres en un moindre degré d'amour. D'où vient que Dieu se communique plus à l'âme qui est avantagée en amour, ce qui consiste à avoir sa volonté plus conforme à celle de Dieu, et celle qui l'a totalement conforme et semblable est totalement unie et transformée en Dieu surnaturellement. C'est pourquoi, selon ce que nous avons donné à entendre, plus une âme est coiffée de créatures et de ses capacités selon l'affection et l'habitude, moins elle a de disposition à cette union, puisqu'elle ne donne prise entièrement à Dieu, afin qu'il la transforme au surnaturel. De sorte que l'âme n'a besoin que de se dénuer de ces contrariétés et dissemblances naturelles afin que Dieu, qui se communique naturellement à elle par nature, se communique à elle surnaturellement par grâce.

5. Et c'est ce que saint Jean a voulu donner à entendre quand il dit : Qui non ex sanguinibus, neque ex voluntate carnis, neque ex voluntate viri, sed ex Deo nati sunt (Jn 1,13); comme s'il disait: Il a donné le pouvoir d'être faits enfants de Dieu (c'est-à-dire de pouvoir se transformer en Dieu) seulement à ceux qui ne sont point nés du sang, c'est-à-dire qui ne sont point nés des complexions et compositions naturelles, ni non plus de la volonté de la chair, c'est-à-dire du libre arbitre de l'habileté ou capacité naturelle, ni moins encore de la volonté de l'homme (en quoi est compris tout mode et manière de juger et concevoir avec l'entendement) ; il n'a donc donné pouvoir à aucun de ceux-là d'être faits enfants de Dieu, mais seulement à ceux qui sont nés de Dieu, c'est-à-dire à ceux qui renaissant par grâce, mourant premièrement à tout ce qui est du vieil homme, s'élèvent au-dessus de soi au surnaturel, recevant de Dieu cette autre naissance et cette filiation, qui est au-dessus de tout ce qui peut se penser. Car comme dit le même saint Jean autre part, nisi quis renatus fuerit ex aqua et Spiritu Sancto, non potest videre regnum Dei (Jn 3,5). Ce qui veut dire : Celui qui ne renaîtra point en l'Esprit Saint, ne pourra voir ce royaume de Dieu, qui est l'état de perfection. Or, renaître en l'Esprit Saint en cette vie, consiste en ce qu'une âme vienne à être très semblable à Dieu en pureté, sans avoir en soi aucun mélange d'imperfection ; et ainsi peut se faire une pure transformation par participation d'union, quoique non pas essentiellement.

6. Et pour que l'on comprenne mieux l'un et l'autre, prenons une comparaison : Soit le rayon du soleil battant dans une vitre. Si la vitre a des voiles de taches ou de buées, il ne pourra l'éclairer ni la transformer en sa lumière, comme si elle était débarrassée de toutes ces taches et nette ; au contraire il l'éclairera d'autant moins qu'elle sera moins dépourvue de ces voiles et taches, et d'autant plus, qu'elle sera plus nette. Et ce ne sera pas la faute du rayon, mais de la vitre ; parce que si elle était entièrement nette et pure, il l'éclairerait et la transformerait tellement qu'elle paraîtrait le rayon même et rendrait la même lumière que le rayon ; bien qu'à la vérité, la vitre, malgré sa ressemblance au rayon, ait son être naturel distinct de celui du rayon; mais nous pouvons dire que cette vitre est rayon ou lumière par participation. Ainsi, l'âme est comme une vitre dans laquelle bat toujours, ou pour mieux dire, en laquelle demeure toujours par nature cette lumière divine de l'être de Dieu, comme il a été dit.

7. L'âme, donc, faisant place nette - c'est-à-dire ôtant de soi tout voile et toute tache de créature, ce qui se fait en tenant la volonté parfaitement unie avec celle de Dieu, parce qu'aimer est travailler à se dépouiller et dénuer pour Dieu de tout ce qui n'est point Dieu -, elle demeure aussitôt éclairée et transformée en Dieu, et Dieu lui communique son être surnaturel de telle sorte qu'elle paraît Dieu même et a ce que Dieu même possède. Et il se fait une telle union, lorsque Dieu départit cette faveur surnaturelle à l'âme, que toutes les choses de Dieu et de l'âme sont unes en transformation participée; et l'âme semble plus être Dieu qu'âme, et même elle est Dieu par participation; encore qu'à la vérité son être naturel soit aussi distinct de celui de Dieu qu'il l'était auparavant, quoiqu'elle soit transformée; comme aussi la vitre a son être distinct de celui du rayon, lorsqu'elle en est éclairée.

8. D'où l'on voit maintenant plus clairement que la disposition pour cette union, comme nous l'avons dit, n'est pas le comprendre de l'âme, ni le goûter ni sentir ni imaginer de Dieu ni de quelque autre chose, mais seulement la pureté et l'amour, qui est une nudité totale et une soumission parfaite de l'un et de l'autre pour Dieu seul ; et comme il ne peut y avoir de transformation parfaite s'il n'y a de parfaite pureté, aussi selon la pureté sera l'illustration, l'illumination et l'union de l'âme avec Dieu, en plus ou en moins ; bien que, comme je dis, elle n'arrive pas à être entièrement parfaite, si l'âme n'est entièrement parfaite et claire et nette.

9. Ce qui s'entendra pareillement par cette comparaison : voici une statue très accomplie, ayant des perfections nombreuses et extraordinaires, avec des émaux très délicats et très subtils, et il y en a quelques-uns si fins et si excellents, qu'on ne peut bien les discerner; à cette statue, celui qui aura la vue moins claire et moins épurée n'y apercevra pas tant d'excellence et de délicatesse, mais un autre qui aura la vue un peu plus nette en découvrira mieux l'excellence et la perfection ; et si un autre a la vue encore plus nette, il y remarquera encore plus de perfection ; enfin celui qui aura la vue la plus claire et la plus précise, y verra plus de perfection et d'excellence ; parce qu'il y a tant à voir en cette statue que, quoi qu'on en découvre, il en reste bien davantage à remarquer.

10. Aussi pouvons-nous dire que les âmes se comportent de la même manière avec Dieu en cette illustration ou transformation. Car bien qu'à la vérité une âme, selon son peu ou plus de capacité, puisse être arrivée à cette union, néanmoins toutes n'y parviennent pas en pareil degré ; parce que c'est comme il plaît au Seigneur de le donner à chacune. C'est la manière qu'ils le voient dans le ciel, parce que les uns le voient plus, les autres moins, encore que tous voient Dieu et que tous soient contents, vu que leur capacité est satisfaite.

11. D'où, encore qu'en cette vie nous trouvions des âmes en une paix et une quiétude uniformes en cet état de perfection, et que chacune demeure satisfaite, néanmoins l'une pourra être élevée beaucoup plus haut que l'autre en cette union, et toutes demeurer également satisfaites en tant que leur capacité est satisfaite. Mais celle qui ne parvient pas à la pureté requise par sa capacité, n'arrive jamais à la vraie paix et satisfaction, vu qu'elle n'est pas arrivée à la nudité et au vide en ses puissances, comme il est nécessaire à la simple union avec Dieu.



Montée Carmel II - 2003 1