Augustin, qu. Évangiles 1047



LIVRE SECOND.

QUESTIONS SUR L'ÉVANGILE SELON SAINT LUC.


2001 QUESTION PREMIÈRE. - «Ta prière a été exaucée (Lc 1,13-20).» - Zacharie priant pour le peuple entend un Ange lui dire: «Ta prière a été exaucée: voilà qu'Élisabeth ton épouse concevra, «et enfantera un fils; et tu appelleras ce fils du nom de Jean. n Zacharie offrait le sacrifice pour les péchés, le salut et la rédemption du peuple: puisque le peuple attendait qu'il eût achevé l'oblation. Or il n'est pas vraisemblable qu'il aurait interrompu la prière publique pour demander à Dieu des enfants, lui vieillard dont l'épouse était fort âgée. On ne demande pas d'ailleurs ce qu'on n'espère aucunement obtenir, et Zacharie avait tellement perdu toute espérance d'avoir jamais des enfants, qu'il ne crut point à la promesse de l'ange lui annonçant un fils. Cette parole: «Ta prière a été exaucée,» se rapporte donc à la prière qu'il faisait pour le peuple. Comme le salut, la rédemption du peuple et l'abolition des péchés devaient s'accomplir par le Christ; on annonça à Zacharie la naissance d'un Fils dont la destinée serait d'être le Précurseur du Christ. Zacharie ne crut point à la parole de l'Ange et l'Ange ajouta: «Et voilà que tu seras muet jusqu'à ce que ces choses s'accomplissent dans leur temps.» Ceci est la figure de l'état des prophéties qui furent comme muettes jusqu'à la venue de Jean; ne pouvant alors être comprises. Ce ne fut qu'après leur accomplissement en Notre-Seigneur que leur sens fut découvert.

2002 2. - Jésus enseignant sur la barque (Lc 5,3-11).» - Jésus enseigne du milieu d'une barque les multitudes: c'est une figure du temps présent, où ce même Jésus enseigne les nations par l'autorité de l'Église. «Montant dans une barque qui était à Pierre, il prie celui-ci de s'éloigner un peu de terre.» Cela peut signifier qu'il faut user de discrétion en prêchant à la foule, qu'il ne faut ni la porter aux choses de la terre, ni l'en éloigner entièrement pour la jeter dans les profondeurs des mystères, dans lesquelles son intelligence ne puisse pénétrer. Cela peut signifier aussi que la prédication du salut doit se faire entendre d'abord aux Gentils des contrées voisines, et ce qui est dit ensuite à Pierre: «Avance en pleine mer, et jette tes filets pour la pêche,» désigne les nations plus éloignées qui reçurent plus tard la bonne nouvelle, selon cet oracle d'Isaïe: «Levez l'étendard au milieu des nations, vers celles qui sont près, et vers celles qui sont éloignées (Is 62,10 Is 57,19).» Les filets qui se rompent à cause de l'abondance des poissons, les barques remplies et sur le point d'être submergées, représentent la multitude des hommes charnels qui entreront un jour dans l'Église, multitude immense, même après la rupture de l'unité, et l'expulsion des hérétiques et des schismatiques. C'est pourquoi l'Eglise humiliée d'une si grande perte de la foi et des bonnes moeurs, semble dire à Jésus. «Éloignez-vous de moi car je suis un homme pécheur.»
Remplie de cette foule que tyrannisent les désirs de la chair, presque submergée par le débordement des vices, elle repousse en quelque sorte, la direction des 'hommes spirituels qui sont la vive expression du Christ. Ce n'est point à la vérité par des paroles que les hommes déréglés supplient de s'éloigner d'eux les dignes ministres - 328 - de Dieu; mais leur vie et leurs oeuvres font entendre une voix qui les pressé de s'éloigner, et de fuir la direction de ce peuple, tette voix est d'autant plus puissante que fon prodigue des honneurs à ceux que l'on repousse par une conduite criminelle. Pierre tombant aux pieds du Seigneur nous représente ces hommages, et quand il dit: «Retirez-vous de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur,» c'est la figure de cette vie de licence. Jésus ne fait point ce que Pierre demande; il ne se retire pas, mais faisant avancer les barques il amène les disciples au rivage. Cette conduite nous apprend que les hommes justes et spirituels ne doivent point se laisser aller à l'abattement à la vue des péchés des peuples, ni renoncer au ministère ecclésiastique pour mener une vie plus sûre et plus tranquille. «Les barques étant à bord,» Pierre, Jacques, et Jean, «quittant tout, le suivirent.» On peut voir ici la figure de ce qui arrivera à la fin des siècles, quand ceux qui s'attacheront à Jésus-Christ se retireront entièrement de la mer de ce monde.

2003 3. - Va, montre-toi au prêtre (Lc 5,14).» - Le Seigneur dit au lépreux qu'il a guéri: «Va, montre-toi au prêtre, et fais ton offrande pour ta guérison, comme Moïse l'a ordonné, afin que cela leur serve de témoignage. n Ces paroles paraissent une approbation du sacrifice mosaïque, rejeté néanmoins par l'Eglise. Mais il faut comprendre que lorsque Jésus donna cet ordre, le sacrifice du saint des saints, c'est-à-dire le sacrifice de son corps n'avait pas encore commencé. Le Seigneur n'avait point encore offert son holocauste dans sa passion. Quand ce sacrifice fut établi parmi les peuples conquis à la foi, le Temple même, où les anciens sacrifices étaient offerts, fut renversé. Ce fut l'accomplissement de la prophétie de Daniel (Da 9,2 Da 9,7). Mais ces sacrifices figuratifs ne devaient point être abolis jusqu'à ce que le sacrifice dont ils étaient la figure, fût établi et confirmé par le témoignage de la prédication des Apôtres, et la foi des peuples convertis.

2004 4. - Paralytique descendu par la toiture (Lc 5,18-25). - Dans ce paralytique on peut voir la figure d'une âme paralysée, c'est-à-dire impuissante pour opérer le bien. Elle cherche le Christ, la volonté du Verbe de Dieu; mais la foule lui fait obstacle: il faut qu'elle découvre le toit, les mystères cachés des Ecritures, afin de parvenir ainsi à la connaissance du Christ: en d'autres terme s'il faut que par une foi pieuse elle descende jusqu'aux abaissements de Jésus. Ceux qui déposent le paralytique représentent les docteurs qui enseignent le bien dans l'Eglise. Lé paralytique est déposé sur son lit aux pieds du Seigneur, afin que nous entendions, que l'homme encore vivant ici-bas dans la chair doit connaître le Christ. Le paralytique après sa guérison reçoit l'ordre d'emporter son lit et d'aller dans sa maison. La rémission des péchés, voilà la guérison de l'âme qui recouvre ses forces et ranime ses espérances; cette âme ne devra plus à l'avenir se reposer comme sur un lit d'infirmité dans les joies de la chair, mais réprimer toutes ses convoitises déréglées, et tendre vers le repos mystérieux de son coeur.

2005 5. - Comment Joseph put-il avoir deux pères (Lc 3,23). - Cette question n'est point absurde. Saint Matthieu dit que Joseph fut engendré par Jacob (Mt 1,16), et saint Luc dit qu'il est fils d'Héli. On ne peut résoudre cette difficulté en disant que le même personnage portait deux noms, comme c'était l'usage quelquefois chez les Gentils et chez les Juifs. La série des autres générations est une réfutation péremptoire de ce genre de solution. Car comment expliquer pourquoi les noms de l'aïeul, du bisaïeul, du trisaïeul, et des autres ancêtres sont différents dans les deux Evangélistes? Comment expliquer la différence dans le nombre des générations? Saint Luc en compte quarante-trois, remontant de Notre-Seigneur à David. Saint Matthieu, descendant de David à Notre-Seigneur, en compte vingt-sept ou vingt-huit; et, pour une raison mystérieuse, le nom qui termine la série des générations qui viennent aboutir à la captivité de Babylone, se trouve répété comme le premier de celles qui commencent au retour de la captivité. La question de savoir en quel sens Joseph put avoir deux pères, n'est donc pas résolue. Je vois trois hypothèses parmi lesquelles il peut s'en trouver une qui se rapporte à la pensée de l'Evangéliste. Ou bien Joseph eut un père adoptif outre son père selon la nature;-ou bien en vertu de la coutume d'après laquelle chez les Juifs lorsqu'un homme était mort sans enfants, son plue proche parent épousait sa veuve et faisait remonter au défunt tous les droits de la paternité à l'égard du fils issu de ce mariage (Dt 25,5-6); Joseph appartenait à un autre qu'à celui dont il avait reçu la vie, et - 329 - reconnaissait ainsi véritablement une double paternité; ou bien l'un des Évangélistes a désigné le père qui donna le jour, et l'autre a désigné un aïeul maternel, ou quelqu'un des ancêtres dont Joseph, à cause des liens de parenté, pouvait être appelé le Fils, sans aucune invraisemblance. Dans cette hypothèse la généalogie de saint Luc jusqu'à David serait différente de la généalogie de saint Matthieu. - La seconde de ces explications parait moins solide, car lorsqu'un homme chez les Juifs avait eu un enfant de la veuve de son frère ou d'un proche parent, le nom de l'époux défunt était donné à cet enfant (1). La difficulté sera donc résolue par l'hypothèse de l'adoption, ou bien en admettant que l'une des généalogies suppute les ancêtres collatéraux, ou d'une toute autre manière qui échappe à notre pensée. Mais quelle folie et quelle extrémité d'accuser un Evangéliste de mensonge, au lieu de chercher une explication à cette différence dans le nom des ancêtres du Christ? Ce serait une témérité déjà, de prétendre qu'il n'y ait que deux solutions possibles. Une seule pourtant suffit pour faire évanouir toute difficulté,.

Rét. l. 2,ch. XII.

2006 6. - Des soixante-dix-sept générations (Lc 3,23-38). - On peut demander quelle est la signification de ce nombre de soixante-dix-sept générations marqué dans la généalogie de saint Luc. Notre-Seigneur mentionne le même nombre quand il est interrogé par Pierre touchant la remise des offenses que l'on a reçues du prochain. Il répond qu'il faut pardonner, non pas seulement sept fois, mais soixante-dix sept fois (Mt 18,22).» On croit avec raison que par l'expression de ce nombre il ordonne la remise de toutes les offenses; d'autant plus que c'est dans la soixante-dix-septième génération, au témoignage de l'Evangéliste, que lui-même, par qui tous les péchés ont été remis, a daigné venir aux hommes sous la forme humaine. Comme on connaît par saint Matthieu l'autre ligne généalogique (Mt 1,17), c'est avec beaucoup de convenance et d'à propos que saint Luc, remontant du baptême du Seigneur à l'origine des choses, compte soixante-dix-sept ancêtres. Ce dénombrement mystérieux, cette énumération ascendante exprime notre retour, mire ascension vers Dieu avec qui nous sommes réconciliés, après l'abolition du péché. Figurée parle nombre soixante-dix-sept, la rémission universelle des péchés s'accomplit dans le baptême.
Dans le baptême du Seigneur, sans doute, le Seigneur ne reçoit pas lui-même la rémission des péchés; mais son baptême et le nombre de soixante-dix-sept générations expriment comme une marque sacrée, un sceau inviolable, le pardon de toutes les iniquités accordé aux hommes eux-mêmes par la miséricorde et la puissance divines.
Ce n'est point vainement et sans raison que le Seigneur est venu pour anéantir tous les péchés à la soixante-dix-septième génération: ce nombre renferme quelque signification mystérieuse exprimant l'universalité des péchés. Cette signification résulte du rapport du nombre onze et du nombre sept. Ces deux nombres multipliés l'un par l'autre produisent le nombre mystérieux soixante-dix-sept: onze fois sept ou sept fois onze font soixante-dix-sept.Le nombre onze est la transgression de la dizaine. La dizaine marque la perfection de la béatitude, c'est pour cela que les ouvriers de la vigne reçoivent tous pour récompense un denier (Mt 20,2-10); ce qui a lieu lorsque la créature dont le nombre est sept se trouve réunie au Créateur qui est Trinité. La transgression de la dizaine signifie donc manifestement le péché par lequel on perd l'intégrité et la perfection en convoitant par orgueil quelque chose au-delà. Ce nombre onze est répété sept fois, afin d'exprimer que la transgression est le fruit du mouvement de l'action humaine . Voici comment: le nombre trois désigne la partie immatérielle de l'homme; il nous est ordonné d'aimer Dieu de tout notre coeur, de toute notre âme et de tout notre esprit (Dt 6,5 Mt 22,37): le nombre quatre désigne le corps; ce nombre est écrit de mille manières dans la nature corporelle . L'homme étant composé d'un corps et d'une âme unis ensemble, il n'est donc point absurde de le désigner parle nombre sept. Quant au mouvement, à l'action, les nombres ne l'expriment pas quand on calcule en disant: un, deux, trois, quatre, etc, mais quand on, dit: une fois, deux. fois, trois fois, quatre fois, etc. C'est pourquoi ce n'est point l'addition des nombres sept et onze, mais la multiplication de onze par sept qui marque la transgression accomplie par l'action de l'homme pécheur. Le péché consiste à sortir des bornes de la perfection parle désir d'acquérir quelque chose de plus. Aussi le prophète aurait pu dire à l'âme pécheresse: Tu espérais en te séparant de moi obtenir - 330 - davantage? Ce vice de la superbe enfante tous les péchés en foule. Mais la rémission en est garantie quand nous sommes avertis qu'il faut pardonner soixante-dix-sept fois (Mt 18,22).» Jésus veut nous faire comprendre qu'il n'est aucun péché dont l'Eglise représentée ici par Pierre, n'accorde le pardon au coupable qui se repent et implore sa grâce.

2007 7. - Main droite desséché (Lc 6,9). - Sur cette parole de Notre-Seigneur aux Juifs, à propos d'un homme dont la main droite était desséché: «Je vous ferai cette question: Est-il permis le jour du sabbat de faire bien ou mal, de sauver une âme où de la perdre?» on demande pourquoi lorsqu'il s'agit d'une guérison corporelle, parler de «sauver une âme ou de la perdre?» On répond: ou bien Jésus opérait les miracles dont il est question pour inspirer la foi qui est. la source du salut pour l'âme, ou bien la guérison même de la main droite symbolisait la guérison spirituelle: la main droite desséchée est une image expressive d'une âne qui a cessé d'opérer les bonnes oeuvres; ou bien l'âme désigne ici l'homme tout entier, comme quand on dit: il y avait là tant d'âmes.

2008 8. - Mesure bonne, pressée, entassée et comble (Lc 6,38). - Donnez et on vous donnera: on versera dans votre sein une mesure bonne, pressée, «entassée, et qui se répandra pardessus.» Cette parole du Seigneur peut être entendue dans le même sens que cette autre qu'il a dite ailleurs Afin qu'ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels (Lc 16,9). «Ces mots: «Donnez et on vous donnera» paraissent exprimer un commandement qui s'adresse au peuple. C'est dans le même sens que l'Apôtre dit: «Que celui qui est catéchisé par la parole, fasse part de tous ses biens à celui qui le catéchise (Ga 6,6).» Jésus disant: «Ils verseront dans votre sein,» ne veut pas exprimer autre chose en effet, sinon que ses disciples mériteront de recevoir la céleste récompense par les mérites des pauvres auxquels ils auront donné en son nom, ne fût-ce qu'un verre d'eau froide (Mt 10,42).

2009 9. - Jésus dit: «Un aveugle peut-il conduire un aveugle (Lc 6,39)?» - Quand Notre-Seigneur dit Un aveugle peut-il conduire un aveugle? Ne tombent-ils pas tous deux dans la fosse?» peut-être ajoute-t-il ces mots afin que le peuple ne compte point recevoir des Lévites auxquels il paie les dîmes, cette mesure dont il a été dit Ils verseront dans votre sein» etc. Comme ces Lévites n'acceptaient point l'Evangile, il les appelle des aveugles, insinuant ainsi que c'était de ses disciples que le peuple devait désormais attendre,cette récompense. Pour montrer que ceux-ci seront ses imitateurs, il ajoute: «Le disciple n'est pas au-dessus du Maître.»

2010 10. - Bâtir sur la pierre (Lc 6,47-48). - Le Seigneur dit: «Quiconque vient à moi, et écoute mes discours, et les exécute, je vous montrerai à qui il est semblable. Il est semblable à un homme bâtissant une maison,lequel a creusé profondément, et posé le fondement sur la pierre.» Creuser, c'est ôter de son coeur par l'humilité chrétienne tout amour des choses terrestres, ne se proposer comme prix du service de Dieu aucun avantage temporel. Creuser profondément jusqu'au roc, c'est s'attacher au Christ sans intérêt, le servir gratuitement, c'est ne chercher la récompense du culte rendu à Dieu ni dans les superfluités de la vie présente, ni même dans les choses indispensables qu'un homme juste peut avoir et conserver légitimement; car elles sont terrestres, temporelles.

2011 11. - Enfants assis sur la place publique et criant les uns aux autres (Lc 7,32-35). - Par la comparaison des enfants assis sur la place publique et qui crient les uns aux autres, Jésus répond en sens inverse aux questions qui lui ont été faites. Ces paroles: «Nous avons chanté des airs lugubres et vous n'avez pas pleuré,» sont une allusion à Jean-Baptiste, dont l'abstinence relativement au boire et au manger figurait le deuil de la pénitence. Celles-ci au contraire: «Nous avons joué de la flûte et vous n'avez pas dansé,» se rapportent à Jésus lui-même, qui mangeant et buvant comme le reste des hommes, représentait ainsi la joie du royaume. Les Pharisiens ne voulurent ni s'humilier avec Jean, ni se réjouir avec le Christ; disant le premier possédé du démon, le second homme de bonne chère, adonné au vin, ami des publicains et des pécheurs. Jésus ajoute: «Et la sagesse fut justifiée par tous ses fils.» Cela veut dire: Les enfants de la sagesse comprennent que la justice ne consiste ni dans l'abstinence, ni dans le manger, mais dans l'égalité d'âme qui supporte la disette et qui sait dans l'abondance user de modération et ne point se laisser corrompre, pratiquant - 331 - quant à propos tantôt l'abstinence, tantôt l'usage des aliments, l'usage n'étant point répréhensible, mais seulement le désir déréglé. La nature des aliments que l'on emploie pour subvenir aux besoins de l'existence est en effet chose de nulle importance; il suffit à cet égard de se conformer aux habitudes des personnes avec lesquelles on est appelé à vivre. La quantité de nourriture est également assez indifférente. Il y a des personnes dont la faim est promptement apaisée, et qui, pour le peu de nourriture qui leur est nécessaire, soupirent avec une ardeur, une impatience tout à fait ignominieuse. D'autres au contraire, à qui une plus grande quantité d'aliments est indispensable, supportent mieux la privation, et lors même que le repas est servi, savent attendre si les bienséances ou la nécessité l'exigent, regardant d'un oeil tranquille, et s'abstenant. Non ce n'est point la qualité ni la quantité des mets dont on use qui a quelque chose d'important; ces choses dépendent de la condition des personnes, de leur dispositions, des besoins du tempérament. Ce qui est important, c'est de supporter les privations, lorsque la nécessité, ou des circonstances non moins impérieuses le commandent, avec facilité et le coeur joyeux, et d'accomplir avec une générosité chrétienne ce que dit l'Apôtre: «Je sais avoir besoin, et je sais être dans l'abondance, car j'ai été instruit à faire profit de tout. «Je sais être rassasié, satisfait, et souffrir la faim, avoir le superflu et endurer l'indigence; je puis tout en Celui qui me fortifie (Ph 2,12-13);» et ailleurs:. «Si nous avons la nourriture, nous ne commettrons point d'excès; si elle nous fait défaut, nous n'en serons point en peine (1Co 8,8);» et encore: «Car le royaume de Dieu n'est point le manger et le boire, mais la justice et la paix et la joie; non la joie des festins grossiers dans lesquels les hommes ont coutume de mettre leur plaisir, mais la joie dans le Saint-Esprit (Rm 14,17).» C'est ainsi que la sagesse est justifiée par tous ses enfants. Tous comprennent que la diversité des circonstances détermine l'usage ou l'abstention des choses terrestres, mais que la disposition à supporter leur privation, et à désirer les jouissances de l'éternité, est indépendante des temps et doit subsister invariable et permanente.

2012 12. - Lampe sous le boisseau (Lc 8,16). - Le Seigneur dit: «Or il n'est personne qui, allumant une lampe, la couvre d'un vase, ou la mette sous le lit; mais on la met sur le chandelier afin que ceux qui entrent voient la lumière.» Celui qui par la crainte des inconvénients temporels cache la parole de Dieu, préfère par la même les soins de la chair à la manifestation de la vérité; il cache la parole sous le voile de la chair, en craignant de l'annoncer. C'est la chair que désigne, dans l'intention du Sauveur, ce vase ou ce lit sous lequel on cache la lumière, quand on dissimule lâchement la vérité.

2013 13. - De celui que possédait une légion de démons (Lc 8,26-39). - L'homme possédé par une légion de démons, qui l'eut délivré par Jésus dans le pays des Géraséniens, figurait les Gentils, esclaves d'une multitude de démons. Il était sans vêtement, c'est-à-dire qu'il n'avait point la foi et les autres vertus. Il ne demeurait point dans sa maison: sa conscience n'était point en repos. Il habitait dans les tombeaux; les tombeaux figurent les oeuvres de mort, c'est-à-dire les péchés dans lesquels il se plaisait. Les entraves et les chaînes de fer dont il était garrotté, sont les lois rigoureuses et pesantes des gentils, les lois répressives du mal dans les républiques idolâtres. Il brisait ses liens, et le démon le poussait dans le désert; c'est-à-dire, au sens figuré, qu'il violait même ces lois de la cité terrestre, précipité par la passion dans des crimes d'une rare énormité. Les pourceaux paissant sur les montagnes, et dans lesquels il fut permis aux démons d'entrer, sont l'image des hommes impurs et orgueilleux que les démons tiennent sous leur domination par le règne de l'idolâtrie. Ces animaux se précipitent dans un étang; cela signifie que l'Eglise étant purifiée aujourd'hui et le peuple gentil délivré de la servitude du démon, c'est dans les lieux secrets et retirés que les malheureux esclaves d'une superstition aveugle et ténébreuse accomplissent leurs rites sacrilèges, après avoir refusé de croire en Jésus-Christ. Les gardiens des pourceaux prenant la fuite et publiant ce qui vient d'arriver, sont la figure de certains princes des nations idolâtres, qui, frappés d'admiration et d'étonnement, publient la puissance et les merveilles de la loi chrétienne, en fuyant le joug qu'elle impose. Les Géraséniens sortent pour voir l'événement; ils trouvent aux pieds de Jésus l'énergumène qui avait repris ses vêtements et qui était sain d'esprit; à la vue de ce miracle ils sont saisis d'une grande - 332 - crainte, et prient Jésus de s'éloigner d'eux. Ceci désigne la multitude livrée aux goûts dépravés du vieil homme: elle honore la loi de Jésus-Christ, refusant d'en supporter les rigueurs, quelle déclare au dessus de ses forces, remplie d'admiration toutefois pour le peuple fidèle guéri des habitudes mauvaises de sa vie perdue d'autrefois. Le possédé après sa délivrance désire demeurer avec Jésus-Christ, mais le Sauveur lui dit: «Retourne dans ta maison, et publie les choses étonnantes que le Seigneur a faites pour toi.» On peut voir très justement le sens du mystère caché ici, dans ces paroles de l'Apôtre. «Etre dissous, et aller à Jésus-Christ, voilà ce qui est le meilleur de beaucoup; mais il faut à cause de vous demeurer dans la chair (Ph 1,23):» après la rémission des péchés il faut rentrer en soi-même dans la paix d'une bonne conscience et se dévouer au service de l'Évangile pour le salut de ses frères, afin de reposer plus tard avec Jésus-Christ, et il ne faut pas négliger, en désirant d'être réuni prématurément au Seigneur, le ministère de la prédication établi pour le salut du prochain.

2014 14. - Des soixante-douze disciples (Lc 10,1). - Comme l'univers est entièrement parcouru et éclairé par le soleil en vingt-quatre heures, ainsi le mystère de l'illumination du monde par l'Évangile de la Trinité est figuré dans les soixante-douze disciples. Vingt-quatre répété trois fois forme le nombre soixante-douze. Jésus envoie les disciples deux à deux, c'est le mystère de la charité, soit parce que le précepte de la charité est double, soit parce que la charité suppose rigoureusement, comme tout amour, deux personnes au moins qu'elle unit.

2015 15. - Lumière et ténèbres (Lc 11,35). - Si la lumière qui est en vous est ténèbres, combien grandes seront les ténèbres elles-mêmes (Mt 6,23).» Par la lumière Jésus désigne la pureté d'intention de notre âme dans ce que nous faisons; par les ténèbres il désigne nos actions elles-mêmes, soit parce que l'intention qui les inspire n'est point aperçue du dehors, soit parce que leurs conséquences nous sont inconnues à nous-mêmes. Nous agissons en vue du bien à l'égard de nos frères; nous ignorons quel sera le résultat. Trop souvent les hommes abusent de nos bienfaits et trouvent un poison dans les choses mêmes qu'un amour compatissant et sympathique nous avait suggérées en leur faveur.


2016 16. - Reproches aux Pharisiens (Lc 11,39). - «Maintenant vous, ô Pharisiens, vous nettoyez le dehors de la coupe et du bassin» Ces reproches et ceux que le Sauveur adressera encore aux pharisiens et aux docteurs de la Loi, donnent l'explication de cette parole dite plus haut: «Il avait affermi sa face pour aller à Jérusalem (Lc 9,51),» pour leur reprocher ouvertement leurs vices et leurs crimes, et mettre à nu l'effroyable vérité.

2017 17. - Pourquoi le Saint-Esprit est-il appelé le doigt de Dieu (Lc 11,20)? - L'Esprit-Saint est appelé le doigt de Dieu, parce qu'il est le distributeur des grâces, donnant à chacun soit des hommes ou des Anges une mesure déterminée. Les doigts de la main dans l'homme sont le symbole le plus expressif de la distribution des faveurs.

2018 18.- Du jeûne des fils de l'Époux (Lc 5,33-38). - On jeûne ou dans la tribulation ou dans la joie dans la tribulation pour obtenir de Dieu le pardon de ses péchés; dans la joie, quand on goûte d'autant moins les satisfactions de la chair, qu'on est plus abondamment nourri des douceurs de la grâce. Aussi, quand on demande au Sauveur pourquoi ses disciples ne jeûnent point, il comprend dans sa réponse l'une et l'autre espèce de jeûne. Au jeûne qui a lieu dans la tribulation se rapporte ce qu'il dit: que les fils de l'Époux jeûneront lorsque l'Époux leur aura été enlevé, car alors ils seront dans la désolation, la tristesse et les larmes, jusqu'à ce que les joies consolatrices leur soient données par l'Esprit,Saint. Qu'ils reçoivent ce don; qu'ils se sentent renouvelés dans la vie spirituelle, alors sera venu pour eux le moment de célébrer le jeûne qui s'accomplit dans la joie. Tant qu'ils n'ont point reçu cette faveur, le Seigneur les compare à des vêtements usés, auxquels il ne convient pas de coudre un lambeau d'étoffe neuve; ce lambeau figure toute portion mutilée de la doctrine, qui embrasse la tempérance dans la vie nouvelle. Que cette adjonction se fasse et nous voyons la doctrine elle-même en quelque sorte inutilée. Pourquoi cette partie spéciale de la doctrine concernant le jeûne des aliments? N'est-ce pas l'appliquer mal à propos, quand la doctrine elle-même prescrit le jeûne général, c'est-à-dire non-seulement la mortification dans la nourriture, mais encore la répression de tout attrait pour les joies terrestres? Le précepte de l'abstinence des - 333 - aliments est donc comme un lambeau doctrinal, Jésus ne veut point que l'on en fasse part à des hommes livrés encore aux vieilles coutumes: il y aurait là comme une mutilation, un défaut d'harmonie d'ailleurs avec des visages atteints de caducité.
Il compare encore ses disciples à des outres veilles qui se rompront au lieu de contenir le vin nouveau, c'est-à-dire les préceptes spirituels. Ils étaient devenus des outres neuves quand après l'Ascension du Seigneur ils étaient renouvelés dans la prière et l'espérance par le désir de la consolation d'en haut. Alors ils reçurent l'Esprit-Saint dont ils furent remplis, et comme ils parlaient les langues des diverses nations qui étaient présentes, on dit qu'ils étaient enivrés (Ac 2,1-13).

2019 19. - Le bon samaritain (Lc 10,30-37). - «Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho.» On voit ici Adam lui-même avec le genre humain. Jérusalem est cette cité céleste de la paix, de la béatitude, de laquelle l'homme est déchu; Jéricho qui signifie Lune, représente notre mortalité, laquelle naît, croît, vieillit et disparaît. Les voleurs sont le diable et ses anges qui «dépouillèrent» l'homme de l'immortalité «et qui l'ayant couvert de plaies» en l'induisant au péché, le laissèrent demi-mort.» L'homme en effet par le côté de lui-même qui peut saisir et connaître Dieu, est vivant; mais en tant que le péché lui ôte sa force et l'accable, il est mort; c'est pourquoi on le dit laissé demi-mort. Le prêtre et le lévite qui l'ayant vu passent outre, désignent le sacerdoce et le ministère du vieux Testament qui ne pouvaient servir au salut. C'est Notre-Seigneur lui-même qui est figuré par le Samaritain; le Samaritain veut dire: le gardien. Le bandage des plaies marque la répression des péchés; l'huile, la consolation de l'espérance bienheureuse, fruit de l'indulgence accordée pour la réconciliation de la paix; le vin l'exhortation à la pratique fervente des oeuvres de l'esprit. Le cheval du samaritain est l'emblème de la chair dans laquelle le Seigneur a daigné venir à nous. Etre mis sur ce cheval, c'est croire à l'incarnation du Christ. L'hôtellerie est l'Eglise où trouvent la réparation de leurs forces les voyageurs retournant de la terre étrangère à l'éternelle patrie. Le jour suivant marque le temps qui suit la résurrection du Seigneur.

Les deux deniers sont ou bien les deux préceptes de la charité qui fut comme enseignée aux Apôtres par l'Esprit-Saint afin qu'ils annonçassent aux autres l'Evangile, ou bien la promesse de la vie présente et celle de la vie future. C'est en effet conformément à cette double promesse qu'il est dit: «Il recevra dans ce siècle sept fois autant, et dans le siècle futur il obtiendra la vie éternelle (Mt 19,29).» Le Maître d'hôtel c'est donc l'Apôtre. Ce qu'il donne par surcroît désigne soit le conseil de la virginité proclamé par lui: «Touchant les vierges je n'ai point de précepte du Seigneur, mais je donne un conseil (1Co 7,35); soit le travail des mains auquel il se livrait pour ne rendre. onéreuse la promulgation de l'Evangile à aucun des infirmes de l'Eglise lorsqu'il pouvait vivre de l'Evangile (2Th 3,8-9).

2020 20. - Marthe et Marie (Lc 10,38-42). - «Marthe le reçut dans sa maison.» Marthe est la figure de l'Eglise d'ici-bas recevant le Seigneur dans son coeur. «Marie sa soeur, qui était assise aux pieds du Maître écoutant sa parole,» représente cette même Eglise dans le siècle futur, où le travail et le service de tous les besoins ayant cessé, elle jouira pleinement de la seule sagesse. Marthe est donc occupée d'un nombreux service; l'Eglise maintenant est appliquée de même à des oeuvres multipliées. Marthe se plaignant que sa sueur ne lui vient pas en aide, donne lieu à une sentence du Seigneur, qui montre l'Eglise inquiète et troublée ici-bas de beaucoup de choses, lorsqu'une seule est nécessaire, parvenir au terme et à la récompense des travaux du ministère. Jésus dit que Marie a choisi la meilleure part qui ne lui sera point ôtée. Cette part est reconnue la meilleure, et parce qu'elle est le terme des travaux et des services, et parce qu'elle ne sera point ôtée. La part du ministère quoique bonne, sera ôtée, quand les besoins auxquels elle pourvoit auront disparu.

2021 21. - Les trois pains demandés au milieu de la nuit (Lc 11,5-8). - Cet ami auquel on vient demander au milieu de la nuit trois pains à emprunter, est évidemment une figure. de ce qui arrive quand l'homme plongé au milieu des tribulations demande à Dieu, comme adoucissement aux peines de la vie présente, l'intelligence de la Trinité. Mais la comparaison est du petit au grand. En effet, si l'ami se lève de son lit, et donne, non pas mû par l'amitié, mais lassé - 334 - d'une prière importune, combien plus Dieu donnera-t-il, lui qui accorde, très libéralement et sans répugnance, ce qu'on lui demande; lui qui veut être prié uniquement pour que ceux qui réclament ses dons soient mis en état de les recevoir. Les trois pains marquent l'unité de substance dans la Trinité. Par cet ami arrivant de voyage, auquel son ami, qui demande à emprunter, n'a rien, dit-il, à présenter, il faut entendre les appétits de l'homme, lesquels doivent obéir à la raison. Ces appétits étaient esclaves de la vie temporelle que l'on nomme un voyage, parce que tout y est passager. Quand l'homme se convertit à Dieu, ils reprennent un un autre cours; mais si les consolations intérieures, si les joies, fruit de la doctrine spirituelle qui donne connaissance de la Trinité du Créateur, viennent à manquer, l'homme se trouve en de grandes angoisses: privé des joies extérieures dont il lui est ordonné de s'abstenir, privé de la manne intérieure, des joies causées par' la doctrine du salut, une tristesse mortelle l'accable. Cet état d'angoisse, voilà la nuit pendant laquelle il est contraint de solliciter avec de très vives instances, pour obtenir trois pains. Une voix sortie de l'intérieur de la maison lui répond que la porte est fermée, et que les enfants prennent leur repos; ceci figure le temps où la faim de la parole se fera sentir; lorsque l'intelligence en sera fermée et que les distributeurs de ce pain de la sagesse évangélique, l'ayant répandu dans tout l'univers, les enfants du Père de famille goûteront avec le Seigneur les douceurs cachées du repos. Toutefois celui qui désire l'intelligence l'obtient, par la prière, du Seigneur lui-même, bien qu'il n'y ait point d'homme pour lui enseigner la sagesse.


Augustin, qu. Évangiles 1047