Augustin, doctrine chrétienne 1015

CHAPITRE XVI. JÉSUS-CHRIST PURIFIE SON ÉGLISE.


1015 15. Car l'Eglise, suivant la doctrine de l'Apôtre, est le corps du Christ; elle est aussi appelée son épouse (1). Ce corps mystique est composé de plusieurs membres voués à des fonctions différentes (2), et il leur communique la santé en les resserrant par les liens de l'unité et de la charité. Dans le cours de cette vie, il purifie son Eglise par des épreuves et des peines médicinales,

1.
Ep 5,23 - 2. Rm 12,4

afin qu'après l'avoir tirée du siècle présent, il l'unisse à lui pour l'éternité, comme une épouse n'ayant ni tache, ni ride, ni rien qui lui déplaise (1).



CHAPITRE XVII. LA VOIE DE LA PATRIE OUVERTE DANS LE PARDON DES PÉCHÉS.


1016 16. Nous sommes donc présentement sur la voie de la patrie, sur cette voie qui se parcourt par la sainteté des affectons et non en franchissant les espaces. La malice de nos péchés l'avait fermée comme d'une barrière toute hérissée d'épines. Or celui qui s'est abaissé jusqu'à devenir lui-même la voie de notre retour, pouvait-il montrer plus de bonté et de miséricorde qu'en remettant leurs péchés aux cours repentants et convertis, et en se laissant clouer à la croix, pour renverser l'infranchissable barrière qui s'opposait à notre passage?



CHAPITRE XVIII. LES CLEFS CONFIÉES A L'ÉGLISE.


1017 17. Aussi Jésus-Christ a confié à son Eglise le pouvoir des clefs, en sorte que ce qu'elle lierait ou délierait sur la terre serait lié ou délié dans le ciel (2). Il établissait ainsi que les péchés ne seraient point pardonnés à ceux qui ne croiraient pas que l'Eglise peut les absoudre; et que celui qui, placé dans son sein, reconnaîtrait en elle ce pouvoir, et s'éloignerait du péché par une vie nouvelle, obtiendrait, par le mérite de sa foi et de sa conversion, une guérison parfaite. Refuser dé croire au pardon des péchés, n'est-ce pas se rendre plus criminel encore par le désespoir, puisqu'en doutant du fruit de sa conversion, on ne voit plus d'autre parti meilleur que celui de croupir dans le mal?



CHAPITRE XIX. MORT ET RÉSURRECTION DU CORPS ET DE L'AME.


1018 18. Maintenant l'âme subit un certain genre de mort, quand, par la pénitence, elle renonce à sa vie et à ses moeurs antérieures; ainsi le corps

1.
Ep 5,25-32 - 2. Mt 16,19

10

meurt quand s'éteint le souffle qui l'animait et si l'âme après la pénitence qui a détruit ses moeurs dépravées, reprend une vie meilleure, aussi devons-nous croire et espérer que Je corps, après cette mort que nous devons tous comme un tribut au péché, sera heureusement transformé au jour de la résurrection, puisqu'il est impossible que la chair et le sang possèdent le royaume de Dieu. Alors ce corps corruptible et mortel sera revêtu de l'incorruptibilité et de l'immortalité (1); il ne ressentira plus l'aiguillon de la souffrance, parce qu'il vivra de la vie de l'âme parfaite et bienheureuse au sein du souverain repos.

CHAPITRES XX ET XXI. RÉSURRECTION POUR LE CHATIMENT.


1019 19. Mais l'âme qui ne meurt pas au siècle présent, et ne commence point à se conformer à l'image de la vérité, est frappée d'une mort bien plus déplorable que la mort corporelle; elle vivra, non pour entrer en jouissance de la béatitude céleste, mais pour subir de terribles châtiments. C'est donc un point de foi dont il nous faut admettre l'incontestable vérité, que ni l'âme ni le corps ne périssent entièrement, mais que les impies ressusciteront pour des supplices impossibles à décrire, et les justes pour une vie éternellement heureuse.



CHAPITRE XXII. DIEU SEUL OBJET DE NOTRE JOUISSANCE. .


1020 20. De toutes les choses dont nous avons parlé, il ne faut jouir que de celles que nous avons désignées comme stables et éternelles, et pour y parvenir, user seulement de toutes les autres. Mais nous qui sommes appelés à cette jouissance et à cet usage, nous sommes nous-mêmes (lu nombre des choses. C'est en effet une grande chose que l'homme, formé à l'image et à la ressemblance de Dieu, non pas dans le corps mortel dont il est revêtu, mais dans son âme raisonnable qui l'élève si haut en dignité au-dessus des animaux. C'est donc une importante question de savoir si les hommes doivent jouir ou simplement user les uns des autres, ou s'ils

1.
1Co 15,50-53

peuvent l'un et l'autre. Car il nous a été ordonné de nous aimer les uns les autres; mais il s'agit de savoir si l'homme doit aimer l'homme pour lui-même ou par rapport à un autre objet. L'aimer pour lui-même, c'est jouir de lui; l'aimer par rapport à une autre objet, c'est seulement en user. Or je crois qu'on ne peut aimer l'homme que relativement à une autre fin; car nous ne devons aimer pour lui-même que l'objet qui est le principe de notre béatitude, et bien qu'en réalité il soit encore absent, l'espérance seule de le posséder nous console en cette vie. Or il est écrit: «Maudit soit celui qui place son espérance en l'homme (1)!»

1021 21. On ne peut même jouir de soi, puisqu'il est certain qu'on ne doit pas s'aimer pour soi-même, mais par rapport à celui dont on doit jouir. L'homme atteint sa plus grande perfection, lorsqu'il fait converger sa vie tout entière vers la vie immuable et s'y attache de toute son affection; mais s'il s'aime pour lui-même, il ne se rapporte plus à Dieu, il se rapporte à soi-même, et s'éloigne de ce qui est immuable. Aussi ne peut-il jouir de lui-même qu'à son détriment; car il est plus parfait lorsqu'il s'unit tout entier et se lie intimement au bien immuable, une lorsqu'il s'eu sépare pour se replier sur lui-même. Si tu ne dois pas t'aimer pour toi-même, mais relativement Celui qui est par excellence la fin directe de ton amour, personne autre n'a le droit de se plaindre, de ce que tu ne l'aimes que par rapport à Dieu. Voici en effet la règle divine de l'amour: «Tu aimeras, dit le Seigneur, ton prochain comme toi-même. Mais tu aimeras ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit (2).» Ainsi tu dois rapporter toutes tes pensées, toute ta vie et toute ton intelligence à Celui dont la main t'a départi ces mêmes biens dont tu lui fais hommage. En disant: «De tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit,» il a voulu ne laisser aucune portion de notre vie qui ne fût consacrée à cet amour, et qui nous permît de placer ailleurs notre jouissance; il demande que tout autre objet qui pourrait solliciter l'affection de notre coeur, soit reporté par le courant de l'amour divin au centre où il aboutit. Aimer son prochain selon la règle c'est donc aimer en même temps qu'il aime Dieu de tout son coeur, de toute son âme et de tout son esprit. En aimant ainsi son prochain

1.
Jr 17,16 - 2. Lv 19,18 Dt 6,5 Mt 22,37

11

comme soi-même, on absorbe l'un et l'autre amour dans le fleuve de l'amour divin lequel ne peut souffrir la moindre dérivation qui l'affaiblisse.



CHAPITRE XXIII. L'HOMME S'AIME NATURELLEMENT. QUAND CET AMOUR EST-IL DÉSORDONNÉ!


1022 22. Nous ne devons pas aimer indistinctement toutes les choses destinées à notre usage, mais celles-là seulement qui, par une destinée commune avec nous, se rapportent à Dieu, comme l'homme et l'ange, ou qui en vertu des rapports qui les rattachent à nous-mêmes, doivent recevoir par nous les dons de Dieu, comme notre corps.
Assurément les martyrs n'ont pas aimé le crime de leurs persécuteurs, et cependant ils ont fait servir ce crime à mériter la possession de Dieu. Il y a donc quatre objets différents qu'il nous faut aimer: le premier est au-dessus de nous, le second est nous-mêmes, le troisième est près de nous, et le quatrième au-dessous: Quant au second et au quatrième, il n'était besoin d'aucune loi qui prescrivit de les aimer. Car si loin que l'homme s'écarte de la vérité, jamais il ne perd l'amour de lui-même et de son corps. En fuyant la lumière immuable qui règne sur toutes choses, il cherche a devenir maître souverain de lui-même et de son corps; peut-il donc s'empêcher de s'aimer ainsi que son corps?

1023 23. Il regarde même comme un immense avantage, de pouvoir dominer sur d'autres hommes ses semblables. C'est le propre du Coeur vicieux de désirer ardemment et de revendiquer comme un droit ce qui n'appartient proprement qu'à Dieu seul. Or un tel amour de soi mérite plutôt le nom de haine. Car c'est une injustice de vouloir ainsi dominer sur ce qui est inférieur à soi, tandis qu'on refuse sa propre soumission à une autorité supérieure; et c'est bien à juste titre qu'il a été dit: «Celui qui aime l'iniquité hait son âme (1).» De là viennent les défaillances de l'âme qui trouve un continuel tourment dans son corps mortel. Car elle est inévitablement contrainte de l'aimer, et de gémir sous le fardeau de sa corruption. Le principe de l'immortalité et de l'incorruptibilité pour le corps réside dans la vie saine et parfaite de l'âme;

1.
Ps 10,6

cette vie, l'âme ne la puise que dans son attachement inébranlable au bien supérieur, c'est-à-dire au Dieu immuable. Mais celui qui aspire à dominer sur les hommes, que la nature a faits ses égaux, ne montre qu'un intolérable orgueil.



CHAPITRE XXIV. PERSONNE NE HAIT SA PROPRE CHAIR, PAS MÊME CELUI QUI LA CHATIE.


1024 24. Ainsi personne ne se hait soi-même. Cette vérité n'a jamais été contestée dans aucune secte. Personne non plus ne hait son propre corps, selon cette parole si vraie de l'Apôtre: «Nul ne hait sa propre chair (1).» Si donc il est des hommes qui assurent qu'ils préféreraient n'avoir point de corps, ils sont dans une complète erreur; car ce n'est pas leur corps, mais son fardeau et sa corruption qu'ils détestent. Ils voudraient en réalité, non pas exister sans corps, mais en posséder un qui fût agile et incorruptible; or comme ils n'ont pas d'autre idée de l'inné, à leurs yeux un corps dans de telles conditions n'en serait plus un. Il en est d'autres qui semblent diriger contre leur corps une sorte de persécution, en l'astreignant aux privations et aux travaux; s'ils savent se contenir dans de justes bornes, ils cherchent non pas à s'affranchir de ce corps, mais à le rendre soumis et propre à l'accomplissement du devoir. En le soumettant ainsi à des exercices pénibles et laborieux, ils tendent à faire mourir les passions qui font du corps un usage pervers, c'est-à-dire, ces habitudes et ces inclinations de l'âme qui l'entraînent aux viles et basses jouissances. Loin de se donner la mort, ils veillent à la conservation de leur vigueur et de leur force.

1025 25. Mais ceux qui, sous ce rapport, dépassent toute limite raisonnable, intentent la guerre à leur corps comme à un ennemi naturel. Ils ne comprennent pas cette parole de l'Ecriture: «La chair a des désirs contraires à ceux de l'esprit, et l'esprit en a de contraires à ceux de la chair: ils sont opposés l'un à l'autre (2).» l'Apôtre a voulu désigner ce penchant effréné de la chair contre lequel l'esprit s'élève et lutte, non pour faire périr le corps, mais pour le réduire sous sa puissance, comme l'exige l'ordre

1.
Ga 5,17 - 2. Ep 5,13

12

naturel, en domptant sa concupiscence, son inclination perverse. Et puisqu'après la résurrection, le corps revêtu de l'immortalité doit vivre dans une perpétuelle soumission à l'esprit, au sein d'une paix inaltérable, ne doit-on pas s'efforcer dits cette vie, de réprimer l'inclination de la chair, de la tourner au bien, en sorte qu'elle ne résiste plus à l'esprit par des mouvements désordonnés? Mais jusqu'à ce que ce but soit atteint, la chair s'élève contre l'esprit, et l'esprit contre la chair; l'esprit lutte, non par haine, mais par le sentiment de sa dignité et de sa puissance, parce qu'il veut que la chair qu'il aime soit soumise à ce qui lui est supérieur; la chair résiste, de son côté, noir par haine encore, mais par la force de l'inclination que la génération lui a transmise, et qui n'a l'ait que s'accroître et s'invétérer par les lois de la nature. En domptant la chair, l'esprit ne tend donc qu'à briser les liens funestes de l'inclination corrompue, et à faire naître la paix que donne l'inclination vertueuse. Quoi qu'il en soit, il est certain que ceux-mêmes qui détestent leur corps, par suite de faux préjugés, ne pourraient se résoudre à perdre, meure sans douleur, un de leurs yeux, dussent-ils voir avec l'autre seul aussi parfaitement qu'auparavant, s'ils n'y étaient déterminés par l'appât d'un avantage qu'ils jugeraient prépondérant. Cette réflexion suffit pour démontrer à ceux qui cherchent la vérité sans obstination, la certitude de cette parole de l'Apôtre: «Personne ne hait sa propre chair,» et de ce qu'il ajoute: «Mais il la nourrit et la soutient, comme le Christ son Eglise (Ep 5,18).»



CHAPITRE XXV. QUEL AMOUR ON DOIT A SON CORPS.


1026 26. Il faut donc prescrire à!'homme la mesure de son amour, c'est-à-dire la manière dont il doit s'aimer, pour que cet amour lui profite; car il y aurait folie à douter qu'il s'aime lui-même et qu'il cherche son propre avantage. Ce qu'il faut aussi lui prescrire, c'est la manière dont il doit aimer son corps; la mesure et la prudence avec laquelle il doit lui consacrer ses soins. Car il n'est pas moins incontestable qu'il aime ce corps et qu'il désire le conserver sain et entier. Or on peut aimer autre chose plus que le salut et l'intégrité de son corps. En effet il s'est rencontré en grand nombre des hommes qui ont supporté volontairement les plus vives douleurs et la perte de quelques-uns de leurs membres, pour obtenir ce qu'ils aimaient encore davantage. Ce n'est donc pas une preuve qu'on n'aime pas le salut et l'intégrité de sur corps, parce qu'on lui préfère un autre bien. Ainsi malgré l'amour que l'avare éprouve pour l'argent, il ne laisse pas que d'acheter du pain, et dans ce but il donne son argent, qu'il aime passionnément, et désire accroître sans cesse; mais il estime encore plus la vie de son corps que ce pain doit soutenir. Il serait superflu de nous arrêter plus longtemps sur une vérité aussi claire, et cependant c'est une nécessité que nous imposent trop souvent les erreurs des impies.



CHAPITRE 26. DU COMMANDEMENT QUI PRESCRIT L'AMOUR DE DIEU, DU PROCHAIN ET DE SOI-MÊME.


1027 27. Si donc il n'est pas nécessaire dé prescrire à l'homme l'amour de lui-même et de son corps; si aimer ce que nous sommes et la partie inférieure de nous-mêmes, c'est une toi imprescriptible de la nature qui s'étend jusqu'aux animaux, lesquels s'aiment ainsi que leur corps, il ne faillait un commandement d'amour que relativement à l'Etre souverain placé au dessus de nous, et à notre . semblable qui est notre prochain. «Tu aimeras, dit la loi, ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton unie et de tout ton esprit, et tu aimeras ton prochain comme toi-même. Toute la loi et les prophètes sont renfermés dans ces deux commandements (1).» La fin du précepte est donc l'amour (2), et un double amour, de Dieu et du prochain. Si maintenant tu te considères tout entier, ton âme et ton corps; si tu considères également ton prochain dans ces deux parties constitutives de l'homme, tu reconnaîtras que dans ces deux préceptes a été compris tout ce qui doit. être l'objet de notre amour. En plaçant l'amour de Dieu au premier rang, et en nous le prescrivant de manière que tous les mouvements de notre coeur viennent s'y confondre, il semble que la loi n'ait point parlé de l'amour de nous-mêmes; mais quand il a été dit: «Tu aimeras ton prochain comme toi-même,» c'était bien en même temps exprimer cet amour.

1.
Mt 22,37-40 - 2. 1Tm 1,5

13



CHAPITRE 26I. ORDRE DANS LEQUEL ON DOIT AIMER.


1028 28. L'homme qui vit selon les lois de la justice et cite la sainteté, est celui qui sait estimer les choses à leur véritable valeur; en lui l'amour est parfaitement ordonné. Il n'aime pas ce qu'il ne faut pas aimer, et il aime ce qu'il doit aimer; moins une chose est aimable, moins il l'aime; la mesure de son amour s'étend ou se rétrécit selon que l'objet est plus ou moins aimable, et elle reste égale pour ce qui est également digne d'amour. Tout pécheur considéré comme pécheur ne peut être aimé; et tout homme en tant qu'homme doit être aimé par rapport à Dieu, et Dieu pour lui-même. Si donc Dieu doit être aimé plus que tout homme, chacun doit aimer plus que soi-même. Nous devons aussi aimer le prochain plus que notre corps; parce que nous devons tout aimer relativement à Dieu et que le prochain est appelé à partager avec nous la jouissance de cet Etre souverain; privilège qui n'appartient pas au corps, puisqu'il n'a de vie que par notre âme, qui seule nous fait jouir de Dieu.



CHAPITRE 28. QUI DOIT-ON SECOURIR DE PRÉFÉRENCE


1029 29. On doit un égal amour à tous les hommes; mais comme il nous est impossible de faire du bien à tous, il faut consacrer de préférence nos services à ceux qu'en raison, des temps, des lieux, ou de toute autre circonstances, le sort nous a en quelque sorte plus étroitement unis. Car si vous aviez un superflu, dont il faudrait gratifier l'indigence, sans pouvoir en faire deux parts, et que vous rencontriez deux malheureux dont aucun ne pourrait se prévaloir da litre d'une misère plus profonde ou d'une amitié plus intime, rien de plus juste alors que de déterminer par le sort celui à qui vous devriez donner ce qu'il vous serait impossible d'accorder aux deux en même temps; ainsi en est-il à l'égard des hommes; ne pouvant étendre vos faveurs à tous, regardez comme vous étant d signés par le sort ceux que les circonstances de cette vie vous rattachent par des liens plus étroits.



CHAPITRE XXIX. ON DOIT TENDRE A CE QUE DIEU SOIT UNIVERSELLEMENT AIMÉ.


1030 30. L'amour que nous avons pour tous les hommes appelés de concert avec nous à la jouissance de Dieu, s'étend à ceux que nous assistons ou qui nous assistent, à ceux dont nous soulageons l'indigence ou qui peuvent soulager la nôtre, et à ceux mêmes avec lesquels nous n'avons aucun échange de services réciproques. Or, nous devons désirer de les voir tous partager notre amour pour Dieu, et faire converger à cette fin tous les services que nous leur rendons ou que nous recevons de leur part. Dans ces théâtres où règnent la licence et la corruption, on voit un spectateur se prendre d'affection pour un comédien, et mettre son plus grand bonheur à le voir exceller dans son art; il aime tous ceux qui partagent son sentiment, non en leur propre considération, mais en vile de celui qui est l'objet de leur affection commune; plus son amour est vif et ardent, plus il s'attache à faire briller son talent et à lui concilier les coeurs; s'il voit quelqu'un rester insensible, il essaie de vaincre sa froideur en l'accablant des louanges de son favori; s'il en rencontre un autre qui haïsse celui qu'il aime., il s'irrite contre cette haine, et multiplie ses efforts pour arriver à l'éteindre. Et nous, que ne devons-nous pas faire polir étendre et propager l'amour de Dieu, dont la jouissance est le principe du vrai bonheur; de Dieu, dont ceux qui l'aiment tiennent tout ce qu'ils sont, jusqu'à cet amour même; de Dieu, dont nous n'avons pas à craindre qu'il puisse déplaire à ceux qui l'ont une fois connu; de Dieu enfui, qui veut; être aimé, non pour son propre avantage,- mais pour donner à ceux qui l'aiment une récompense éternelle, qui sera de le posséder lui-même? De là vient que nous aimons jusqu'à nos ennemis; et qu'aurions-nous à craindre d'eux puisqu'ils ne peuvent nous enlever l'objet de notre amour? Ils nous inspirent plutôt une affectueuse compassion, car ils ont le malheur de nous haïr d'autant plus qu'ils sont plus éloignés du Dieu que nous aimons. S'ils reviennent à lui, ils sont invinciblement entraînés à l'aimer, comme la source du vrai bonheur, et à nous aimer (14) nous-mêmes, comme étant destinés à partager avec eux la même félicité.



CHAPITRE XXX. TOUS LES HOMMES ET LES ANGES MÊMES SONT NOTRE PROCHAIN.


1031 31. Ici se présente une question à propos des anges. Pour eux aussi le bonheur consiste dans la jouissance de Celui que nous désirons voir un jour l'objet de la nôtre; et plus nous jouissons de lui en cette vie, à travers les voiles qui nous le cachent, ou dans les images qui nous le représentent, plus notre pèlerinage nous devient doux et facile, et plus nous désirons ardemment en toucher le ternie. Il n'est donc pas hors de propos d'examiner si l'obligation d'aimer les anges est comprise dans les deux préceptes dont nous avons parlé. Que l'amour du prochain ne souffre d'exception pour aucun d'entre les hommes, le Seigneur dans l'Evangile et l'apôtre Paul l'attestent formellement. Car un jour que le Seigneur exposait à un docteur de la loi les deux préceptes de l'amour, lui disant que toute la loi et les prophètes y étaient renfermés, ce docteur lui adressa cette question: «Qui donc est mon prochain?» Alors le Sauveur lui proposa la parabole d'un homme qui descendait de Jérusalem à Jéricho; cet homme tomba entre les mains des voleurs qui le blessèrent gravement et s'en allèrent, le laissant abattu et à demi-mort. Jésus montra alors que celui-là seul avait été son prochain qui, touché de son malheur, avait pris soin de guérir ses blessures, ce dont le docteur ne put s'empêcher de convenir lui-même. Et le Seigneur lui dit: «Va et fais de même (1),» voulant nous laisser entendre que le prochain est celui envers qui on doit exercer la miséricorde, s'il est dans le besoin, ou qu'il faudrait soulager, si son indigence le réclamait. Delà découle déjà cette conséquence, que celui dont nous sommes en droit d'attendre le même office est aussi notre prochain. Car le nom même supposé le rapport mutuel de deux êtres; nous ne pouvons être le prochain de quelqu'un, qu'il ne soit le nôtre. Or, qui ne voit qu'il n'est pas un seul homme qu'on ne doive soulager et secourir, quand ce devoir s'étend jusqu'aux ennemis mêmes, selon cette parole du Seigneur: «Aimez

1.
Lc 10,27-37

vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent (1)?»

1032 32. Telle est aussi la doctrine de l'apôtre Paul, quand il dit: «Ces commandements: tu ne commettras point d'adultère, tu ne tueras point, tu ne déroberas point, tu ne désireras point le bien d'autrui, et s'il y en a quelqu'autre semblable, tous ces commandements sont compris en abrégé dans cette parole: Tu aimeras ton prochain comme toi-même. L'amour qu'on a pour son prochain ne souffre pas qu'on lui fasse aucun mal (2) .» Penser que l'Apôtre n'a pas étendu ce précepte à tous les hommes, c'est être contraint d'avouer, ce qui est le comble de l'absurdité et du crime, qu'à ses yeux il n'y a point un péché à abuser de la femme d'un infidèle ou d'un ennemi, à le mettre à mort ou à convoiter son bien; si c'est folie de le prétendre, n'est-il pas incontestable qu'on doit regarder tout homme comme son prochain, puisqu'il n'est permis de faire de mal à personne?

1033 33. Maintenant si le nom de prochain s'applique tant à celui envers qui nous devons exercer la miséricorde, qu'à celui qui doit la pratiquer à notre égard, il est de toute évidence que le précepte qui nous ordonne d'aimer le prochain, comprend par là même les saints anges, puisqu'ils nous donnent les preuves les plus frappantes d'une miséricordieuse compassion, ainsi que l'attestent un si grand nombre de passages des divines Ecritures. C'est d'après ce principe que le Seigneur notre Dieu a daigné appeler lui-même notre prochain. Car Jésus-Christ s'est peint sous les traits du Samaritain secourant ce malheureux, abandonné sur le chemin par les voleurs, couvert de blessures et à demi-mort. Et le Prophète disait dans sa prière: «J'avais pour chacun d'eux de la complaisance, comme pour un proche et pour un frère (3).»
Mais comme la substance divine est élevée par son excellence bien au-dessus de notre nature, le précepte de l'amour de Dieu a été distingué de celui du prochain. Dieu exerce la miséricorde à notre égard par l'inclination de sa bonté, et nous la pratiquons les uns vis-à-vis des autres à cause de cette même bonté; en d'autres termes, Dieu a compassion de nous pour nous faire jouir de lui, et nous avons compassion les uns des autres pour mériter cette jouissance.

1.
Mt 5,44 - 2 Rm 13,9 - 3. Ps 34,14

15



CHAPITRE XXXI. DIEU SE SERT DE NOUS ET N'EN JOUIT PAS.


1034 34. Quand nous disons que nous jouissons d'une chose que nous aimons pour elle-même que nous ne devons jouir que de l'objet qui nous rend heureux, et user seulement de tous les autres, il semble qu'il reste sur ce point quelque obscurité à dissiper. Car Dieu nous aime, et chaque page des divines Ecritures nous rappelle son amour. Comment donc nous aime-t-il? Veut-il se servir de nous ou bien en jouir? Sil place en nous sa jouissance, il a donc besoin de nos biens; ce qu'on ne peut raisonnablement admettre. Tout le bien qui est en nous est-il autre que lui-même, ou ne procède-t-il pas de lui? Qui peut douter que la lumière n'a nul besoin de l'éclat des êtres qu'elle éclaire elle-même? Le Prophète aussi proclame la même vérité: «J'ai dit au Seigneur: vous êtes mon Dieu, et vous n'avez aucun besoin de mes biens (1).» Dieu donc ne jouit pas, mais il se sert de nous. En dehors de cette jouissance ou de cet usage, je ne vois pas comment il nous aimerait.



CHAPITRE 32. COMMENT DIEU SE SERT DE L'HOMME.


1035 35. Mais en Dieu l'usage est bien différent du nôtre. Nous usons des créatures pour parvenir à la possession de sa bonté infinie, et il use de nous pour manifester cette bonté. C'est parce qu'il est bon que nous avons l'existence, et nous ne sommes bons que dans la mesure de notre être. Comme d'ailleurs il est juste, nous ne pouvons faire le mal impunément; et notre être diminue en raison du mal que nous commettons. La souveraineté et la primauté de l'être n'appartiennent qu'à Celui qui possède l'immutabilité parfaite, et qui a pu dire en toute vérité. «Je suis l'ETRE.» Et: «Tu leur diras: C'est l'ETRE qui m'a envoyé vers vous (2).» En sorte que toutes les autres existences ne sont que par lui, et ne participent à la bonté qu'autant qu'elles participent à l'être. Dans l'usage qu'il fait de nous, Dieu donc n'en

1.
Ps 16,1 - 2. Ex 3,14

visage pas sa propre utilité, mais la nôtre; l'unique fin qu'il se propose, c'est la manifestation de sa bonté. Pour nous, quand touchés (le compassion pour quelqu'un, nous lui consacrons nos soins, nous avons bien en vue de procurer son avantage, mais par une mystérieuse conséquence, nous assurons par là même le nôtre, puisque Dieu ne laisse pas sans récompense la miséricorde exercée à l'égard (le l'indigent. Cette récompense souveraine est de jouir de lui, et de pouvoir tous, en participant à cette jouissance, jouir aussi en lui les uns des autres.



CHAPITRE XXXIII. COMMENT IL FAUT JOUIR DE L'HOMME.


1036 36. Etablir en nous cette jouissance, c'est nous arrêter sur la voie, et n'attendre plus que de l'homme ou de l'ange le bonheur que nous espérons. C'est la prétention de l'homme orgueilleux et de l'ange superbe; ils se plaisent à voir d'autres créatures placer en eux leurs espérances. Bien différente est la conduite de l'homme saint et de l'ange fidèle. Quand ils nous voient, au milieu des fatigues de notre pèlerinage, chercher à fixer en eux notre repos, ils ne songent qu'à raviver nos forces, en nous appliquant les secours que la main divine leur a confiés pour nous, et même en nous faisant part des faveurs particulières dont ils sont comblés; et après nous avoir ainsi rendu une nouvelle ardeur, ils nous pressent de poursuivre notre marche vers Celui dont la jouissance nous fera goûter avec eux un égal bonheur. C'est pourquoi l'Apôtre s'écrie: «Est-ce Paul qui a été crucifié pour vous? ou avez-vous été baptisés au nom de Paul (1)?» Et encore: «Ce n'est pas celui qui filante ou qui arrose qui est quelque chose, mais Dieu seul qui donne l'accroissement (2).» Et l'ange n'a-t-il pas soin d'inviter l'homme qui l'adore, à n'adorer que le Seigneur, dont il n'est comme lui que le serviteur (3)?

1037 37. Mais si tu jouis de l'homme en Dieu, c'est moins l'homme alors, c'est plutôt Dieu qui devient l'objet de ta jouissance. Car tu jouis dé Celui qui fait ton bonheur, et ta joie sera d'être parvenu à Celui qui seul soutenait ton espérance. C'est pourquoi saint Paul écrivait à Philémon: «Oui, mon frère, que je jouisse de

1.
1Co 1,13 - 2. 1Co 3,7 - 3 Ap 19,10

16

toi dans le Seigneur (1).» S'il eût dit seulement: «que je jouisse de toi,» sans ajouter: «dans le Seigneur,» c'était établir en lui l'espoir de son bonheur. Il est vrai qu'user d'une chose avec plaisir, c'est en quelque sorte en jouir; car la présence d'un objet aimé emporte nécessairement avec elle une certaine délectation. Si tu la reçois sans t'y arrêter, et si tu la reportes en Celui qui doit être le centre de ton repos, tu n'auras tait qu'en user: elle ne pourra s'appeler une véritable jouissance. Mais, si tu viens à y attacher et à y fixer ton coeur, en la constituant ainsi comme le terme de ta joie, tu en fais l'objet d'une véritable jouissance, que tu ne dois chercher qu'en la Trinité sainte, seul bien souverain et immuable.



CHAPITRE XXXIV. LE CHRIST EST LA PREMIÈRE VOIE QUI MÈNE A DIEU.


1038 38. N'est-il pas surprenant que la Vérité éternelle, le Verbe par qui tout a été créé, s'étant fait chair pour habiter au milieu de nous, saint Paul dise cependant: «Si nous avons connu» Jésus-Christ selon la chair, maintenant nous «ne le connaissons plus de cette sorte (2)?» Car Dieu ayant voulu se donner, non-seulement comme la possession de ceux qui parviennent à lui, mais encore comme la première voie qui y conduit, a daigné revêtir notre chair. De là cette parole: «Dieu m'a créé au commence«ment de ses voies (3);» et Jésus-Christ devait être le point de départ pour ceux qui voudraient aller à Dieu. Mais quand l'Apôtre écrivait cette parole, quoiqu'il fût encore sur la voie et qu'il s'efforçât de remporter le prix de la félicité céleste à laquelle Dieu l'appelait, oubliant ce qui était derrière lui, et s'avançant vers ce qui était en avant, il avait alors dépassé le commencement de la carrière; il n'avait plus besoin de ces moyens, nécessaires, pour entrer dans la voie, à tous ceux qui désirent arriver à la vérité et établir leur repos dans l'éternelle vie. Car le Christ a dit: «Je suis la voie, la vérité et la vie (5);» c'est-à-dire, c'est par moi que l'on vient, c'est à moi que l'on arrive, et c'est en moi que l'on demeure. Car arriver au Fils; c'est arriver aussi au Père

1.
Ph 20 - 2. 2Co 5,46 - 3. Pr 8,32 - 4. Ph 3,12-14 - 5. Jn 115,6

que nous connaissons par le Fils qui est son égal; et l'Esprit-Saint, par des liens ineffables, nous unit pour toujours au bien souverain et immuable. Or ce qui nous fait comprendre qu'aucune créature ne doit nous arrêter sur notre chemin, c'est que le Seigneur lui-même ne nous a pas permis de nous fixer en lui, en tant: qu'il s'est donné comme notre voie, mais seulement de passer par lui; il voulait nous Miter le danger de nous attacher dans notre faiblesse aux choses sensibles et passagères, à celles mêmes qu'il s'était unies, et qu'il avait accomplies pour notre salut; il voulait nous les faire servir plutôt à accélérer notre marche et à mériter de parvenir jusqu'à Celui qui a délivré notre nature des misères du temps, et l'a placée à la droite du Père.



CHAPITRE XXXV. L'AMOUR DE DIEU ET DU PROCHAIN EST LA PLÉNITUDE ET LA FIN DE L'ÉCRITURE.


1039 39. Tout ce que nous avons pu dire jusqu'alors en traitant des choses, se résume à établir cette grande vérité, que la plénitude et la fin de la loi et de toutes les divines Ecritures, consiste dans l'amour de l'objet dont nous devons jouir, et de la créature qui doit en jouir avec nous (1); car il n'était pas nécessaire de commander à l'homme de s'aimer lui-même. Pour nous donner la connaissance de cette loi d'amour et le pouvoir de l'accomplir, la divine Providence, en vue de notre salut, nous a tracé l'usage que nous devons faire des choses de la vie présente; elle nous prescrit de n'y point placer notre amour et notre joie comme dans leur terme, mais de n'y attacher qu'une affection transitoire, comme on aime le chemin que l'on suit, le véhicule qui transporte, ou autre chose semblable; nous ne devons aimer ces appuis de notre faiblesse qu'en vue du terme vers lequel ils nous portent.




Augustin, doctrine chrétienne 1015