Augustin, doctrine chrétienne 2062

CHAPITRE XLI. DANS QUEL ESPRIT IL FAUT ÉTUDIER L'ÉCRITURE.


2062 62. Déjà éclairé par ce que nous avons dit, celui qui s'applique à l'étude des Écritures devra, en ouvrant les saints Livres, se rappeler sans cesse cette parole de l'Apôtre: «La science «enfle, et la charité édifie (1).» Il comprendra que, tout en sortant de l'Égypte chargé de richesses, il ne peut être sauvé s'il ne célèbre la Pâque. Or Jésus-Chrst est l'Agneau pascal qui a été immolé pour nous (2); et son immolation nous enseigne de la manière la plus saisissante, il nous crie comme s'il nous voyait gémir en Egypte sous le joug de Pharaon: «Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et accablés de pesants fardeaux, et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous et apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos de vos âmes; car mon joug est doux et mon fardeau est léger (3).» A qui s'adressent ces paroles, sinon à ceux qui sont doux et humbles de coeur, que la science n'enfle point et que la charité édifie? Qu'ils se souviennent donc qu'autrefois ceux qui célébraient la Pâque avec des cérémonies qui n'étaient que des ombres et des figures, avaient été marqués avec l'hysope avant de teindre leurs portes du sang de l'agneau (4). L'hysope est une plante douce et humble; mais rien de plus fort et de plus pénétrant que ses racines: «afin qu'enracinés et fondés dans la charité, nous puissions comprendre avec tous les saints, quelle est la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur (5)», c'est

1.
1Co 8,1

2. 1Co 5,7

3. Mt 11,28-30

4. Ex 12,22

5. Ep 3,17

à-dire la croix du Seigneur. La largeur, c'est le bois transversal sur lequel sont étendues les mains; la longueur, c'est la partie qui monte de la terre jusqu'à là traverse, et à laquelle est attaché le corps à partir des mains; la hauteur va de la traverse au sommet où repose la tête; et la profondeur est la partie fixée et cachée dans la terre. Dans ce signe de la croix, le chrétien peut lire la règle de ses actions; faire le bien en Jésus-Christ, s'attacher indissolublement à lui, porter ses désirs vers les biens célestes, et ne pas exposer les divins mystères à la profanation. Purifiés par cette vie sainte, nous pourrons connaître l'amour de Jésus-Christ envers nous, cet amour qui surpasse toute connaissance et par lequel ce Verbe divin qui a fait toutes choses, est égal au Père, afin que nous soyons comblés (le toute la plénitude des dons de Dieu (1). L'hysope, par sa vertu purgative, nous avertit encore de ne pas nous laisser enfler par cette science puisée dans les dépouilles de l'Égypte, et de ne pas livrer notre coeur aux folles inspirations de l'orgueil. «Vous m'arroserez, dit le prophète, avec l'hysope, et je serai purifié; vous me laverez et je deviendrai plus blanc que la neige. Tout ce que vous me ferez entendre m'annoncera l'allégresse et la paix (2).» Et pour. montrer que l'hysope est le symbole de la mort de l'orgueil, il ajoute immédiatement: «Et mes os qui sont dans l'humiliation tressailleront de joie (3).»



CHAPITRE XLII. DIFFÉRENCE ENTRE LES LIVRES SAINTS ET LES LIVRES PROFANES.


2063 63. Autant les richesses dont le peuple d'Israël fut comblé dans la suite à Jérusalem, principalement sous le règne de Salomon (4), Surpassaient l'or, l'argent et les vêtements précieux qu'il enleva de l'Egypte, autant la science des saintes Écritures l'emporte sur toute la science, même utile, réunie dans les livres profanes. Car toute connaissance puisée ailleurs, y est condamnée si elle est nuisible; si elle est utile elle y est renfermée. Et non-seulement elles offrent tout ce qu'il y a d'utile chez les

1.
Ep 3,17-19

2. Ps 50,7

3. Ps 50,10

4. 1R 10,14-23

42

païens; mais encore, ce qu'on ne trouve nulle part, on le rencontre dans la simplicité admirable et la sublime profondeur de ces Livres divins. Le lecteur ainsi éclairé, n'ayant plus à craindre d'être arrêté par les signes inconnus, devenu doux et humble de coeur, volontiers courbé sons le joug du Christ, et chargé de son fardeau léger, fondé, enraciné, affermi dans la charité et prémuni contre l'enflure de la science, peut entreprendre d'examiner et d'approfondir les signes ambigus dont je vais parler dans le troisième livre, selon les lumières qu'il plaira à Dieu de m'accorder.



LIVRE TROISIÈME.


Après avoir parlé, dans le livre précédent, de la connaissance des signes, le saint Docteur traite, dans celui-ci; du sens incertain et ambigu que peut offrir le texte sacré. - L'incertitude du sens, dans les termes propres, tient à la manière de les diviser dans la prononciation, où à leur double signification. -La suite et l'enchaînement du texte, la comparaison des différents interprètes entre eux, l'étude de la langue d'où l'Écriture a été traduite, sont les moyens de résoudre la première difficulté. - Pour les expressions métaphoriques, l'Auteur trace les règles qui doivent servir à reconnaître quand une locution est figurée, et dans quel sens il faut l'entendre. - Il termine en exposant les sept règles du donatiste Tichonius, relatives à cette question.



CHAPITRE PREMIER. OBJET DE CE LIVRE.


3001 1. L'homme qui craint Dieu cherche avec soin sa volonté dans les saintes Écritures: La piété lui inspire la douceur, et l'éloigne de l'esprit de contention. Il prévient par la science dés langues tout ce qui pourrait l'arrêter dans les termes et les locutions inconnues. Il acquiert les connaissances nécessaires sur la nature et les propriétés des choses qui servent de comparaisons. Qu'il ait ensuite entre les mains des exemplaires purifiés avec soin de toute erreur, il peut alors entreprendre de discuter et d'éclaircir les passages douteux du texte sacré. Nous allons, autant que nous en sommes capable, lui apprendre à ne pas s'y laisser tromper. Peut-être l'élévation de son génie ou l'étendue de ses lumières lui fera-t-elle mépriser ces règles comme vaines et puériles. Mais enfin, s'il est disposé à recevoir nos instructions,. nous lui ferons observer que toute ambiguïté de l'Ecriture réside dans les termes propres ou dans les termes métaphoriques. Nous avons déjà indiqué cette division dans le livre précédent.



CHAPITRE II. AMBIGUITÉ QUI HAIT DE LA DIVISION DES TERMES.


3002 2. Quand l'obscurité dit, texte provient des termes propres, il faut examiner d'abord sil n'y a pas eu division ou prononciation défectueuse des mots. Si, après une étude attentive, on demeure incertain de quelle manière les termes doivent être reliés entre eux ou prononcés, il faut recourir à la règle de la foi établie par les passages plus clairs de l'Écriture, et par l'autorité de l'Église. Nous en avons suffisamment parlé dans le premier Livre en traitant des choses. S'il y a incertitude entre deux ou plusieurs sens également orthodoxes, il ne reste qu'à examiner le contexte dans ce qui précède et ce qui suit, pour découvrir, parmi les sens divers qui se présentent, celui que réclament l'enchaînement et la liaison du discours.

3003 3. Citons des exemples. Voici lune division des termes qui constitue une hérésie: In principio erat Verbum, et Verbum erat apud Deum, et Deus erat. «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et Dieu était.» Ce qui suit n'a plus le même sens: Verbum hoc (44) erat in principio apud Deum. «Le Verbe était en Dieu dès le commencement.» C'est évidemment nier la divinité du Verbe . Erreur que repousse la règle de la foi en nous enseignant l'égalité des trois personnes de la Trinité, et en nous faisant lire: Et Deus erat Verbum: «et le Verbe était Dieu,» et ajouter ensuite: Hoc erat. in principio, etc... «Il était au commencement avec Dieu (1).»

3004 4. Dans le passage suivant de saint Paul, on peut établir une double division des termes, sans que le sens soit opposé à la foi: c'est l'ensemble du texte qui indique celle qu'il faut adopter. Et quid eligam ingoro: compellor auteur ex duobus, concupiscentiam habens dissolvi et esse cum Christo; multo enim magis optimum; manere in carne necessarium propter vos (2). Il est douteux si on doit lire: ex duobus concupiscentiam habens, ou: Compellor autem ex duobus; en sorte que les mots suivants: concupiscentiam habens etc... appartiennent à une autre proposition. Mais comme l'Apôtre ajoute immédiatement: multo enim magis optimum, il fait voir que son désir se portait vers ce qui était le meilleur pour lui, de manière qu'étant pressé des deux côtés, de l'un était le désir, et de l'autre la nécessité, c'est-à-dire, le désir d'être avec Jésus-Christ, et la nécessité de demeurer encore en cette vie. La conjonction enim, car, fait disparaître toute incertitude, et les interprètes qui ont supprimé cette particule, ont voulu faire prévaloir l'opinion que l'Apôtre était animé d'un double désir. Voici donc comme il faut allier les termes: Et quid eligam ignoro; compellor autem ex duobus: «J'ignore ce que je dois choisir, car je suis pressé des deux côtés;» ensuite l'Apôtre s'explique: concupiscentiam habens, etc... «D'une part je désire être dégagé des liens du corps et être avec Jésus-Christ.» Et comme si on lui demandait pourquoi là est l'objet de son désir: multo enim magis optimum, ajoute-t-il; «car c'est assurément le meilleur pour moi.» Pourquoi donc est-il pressé des deux côtés? Parce qu'il sent encore la nécessité de demeurer en cette vie pour le bien de ses frères, ainsi qu'il l'exprime: manere in carne necessarium propter vos.

3005 5. Lorsque la difficulté ne peut être résolue ni par la règle de la foi, ni par la suite du texte, rien n'empêche alors de diviser les termes

1.
Jn 1,1-2 - 2. Ph 1,23-24

selon tel ou tel sens qui en résulte. Prenons ce passage de l'épître aux Corinthiens: Has ergo promissiones habelites, carissimi, mundemus nos ab omni coinquinatione carvis et spiritus, perficientes sanctificationem in timore Dei. Capite nos. Nemini nocuimus (1). Il est douteux si on doit lire: Mundemus nos ab omni coinquinatione carnis et Spiritus: «Purifions-nous de tout ce qui souille la chair et l'esprit,» selon cet autre passage: «afin qu'elle soit sainte de corps et d'esprit, (2)» ou bien s'il faut couper ainsi la phrase: Mundemus nos ab omni coinquinatione carnis, en sorte que la suite forme un autre sens: Et spiritus perficientes, etc,.. «Et achevant l'oeuvre de la sanctification de votre esprit, dans la crainte de Dieu, donnez-nous place dans votre coeur.» En pareil cas, c'est au lecteur à adopter telle division des termes qu'il juge préférable.



CHAPITRE 3. INCERTITUDE QUI NAÎT DE LA PRONONCIATION.


3006 6. A l'égard du doute sur la manière de prononcer, il faut observer les mêmes règles que pour la division des mots. A moins d'une négligence excessive qui tombe dans une prononciation trop défectueuse, la règle de la foi, ou la suite du texte suffira pour lever toute difficulté; et si, malgré ces moyens, le doute persévère, il n'y aura plus faute de la part du lecteur, quelle que soit la prononciation qu'il adopte. Sans la foi qui nous apprend que Dieu ne formera aucune accusation contre ses élus, et que Jésus-Christ ne les condamnera pas, on pourrait, après les interrogations suivantes: «Qui accusera les élus de Dieu? Qui les condamnera?» prononcer sous forme de réponse: «Dieu, qui les justifie. Jésus-Christ, qui est mort.» Comme ce serait folie d'admettre un tel sentiment, on doit prononcer de manière qu'il y ait d'abord une demande et ensuite une interrogation. Entre la demande et l'interrogation il y a cette différence, disent les anciens, qu'à la demande on peut faire plusieurs réponses, tandis que l'interrogation n'attend qu'un qui ou un non. Ainsi, après avoir posé, la demande: «Qui accusera les élus de Dieu? Qui les condamnera?» On

1.
2Co 7,1-2 - 2. 1Co 7,34

45

poursuivra sous forme d'interrogation: «Dieu qui les justifie? Jésus-Christ qui est mort, qui même est ressuscité, qui est assis à la droite de Dieu et qui intercède pour nous (1)?» Non, sera la réponse sous-entendue. Dans ce passage de saint Paul: Quid ergo dicemus? quia gentes quae non sectabantur justitiam, apprehenderunt justitiam; si après cette demande: Quid ergo dicemus, «que dirons-nous»? on ne donnait à ce qui suit le ton de la réponse: Quia gentes, etc... «Que les gentils qui ne cherchaient point la justice, ont embrassé la justice (2)»; il n'y aurait point de liaison dans le discours. Dans ces paroles de Nathanaël: A Nazareth potest aliquid boni esse (3)? l'interrogation finit-elle à ces mots: A Nazareth? le reste formant une affirmation; ou, bien s'étend-elle à la phrase entière avec l'expression du doute «Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth»? C'est ce que je ne puis décider. Mais dans les deux hypothèses, l'intégrité de la foi est sauve.

3007 7. Quelquefois le doute, tient à une syllabe dont le sens varie selon qu'elle se prononce. Dans cet endroit du Psalmiste: Non est absconditum a te os meum qnod fecisti in abscondito (4), le lecteur ne voit pas d'abord s'il doit faire longue ou brève la syllabe os. S'il la fait brève, c'est le terme, qui au pluriel ossa, signifie les os; s'il la fait longue, elle est le singulier de ora, qui signifie bouche. Le texte original fait disparaître tout équivoque: le grec porte osteon os; et non stoma bouche. C'est pourquoi il arrive souvent que des expressions vulgaires font mieux saisir la pensée que les termes classiques. J'aimerais mieux qu'on eût dit avec un barbarisme: ossum meum, que d'avoir employé une expression moins claire, parce qu'elle est plus latine. Parfois aussi la prononciation douteuse d'une syllabe se détermine par le même terme placé plus loin: Quae praedico vobis, sicut praaedixi, quoniam qui talia agunt, regnum Dei non possidebunt. Je vous déclare, comme je vous l'ai déjà dit, que ceux qui commettent ces crimes ne seront point héritiers du royaume de Dieu (5).» Si l'Apôtre eût dit seulement: Quae praedico, sans ajouter: sicut praedixi, il eût fallu recourir à la langue originale pour

1.
Rm 8,33-34 - 2. Rm 9,30 - 3. Jn 1,46 - 4. Ps 138,15 - 5. Ga 5,21

savoir si la seconde syllabe de praedico est longue ou brève. Mais l'expression sicut praedixi, et non praedicavi, démontre clairement qu'on doit la faire longue.



CHAPITRE IV. AMBIGUITÉ QUI PROVIENT DES PAROLES.


3008 8. Outre les obscurités qui naissent des rapports des termes et de la prononciation, il en est encore d'autres à examiner, telle que celle-ci dans ces paroles de l'épître aux Thessaloniciens: Propterea consolati sumus in vobis fratres (1). Faut-il entendre: o fratres, ou bien, hos fratres? Ni l'un ni l'autre sens ne répugnent à la foi. La langue grecque ne donnant pas à ces cas les mêmes désinences, indique que le terme en question est au vocatif: o fratres. Si l'interprète eût ainsi traduit: Consolationem habuims, fratres, in vobis, il se fût moins astreint aux mots, mais il eût rendu plus clairement la pensée; ou s'il eût ajouté nostri, tout lecteur aurait entendu le vocatif en disant: Consolati sumus, fratres nostri, in vobis. Mais c'est une licence qui peut devenir dangereuse. Un interprète en a fait usage dans ce passage de l'épître aux Corinthiens: Quotidie morior, per vestram gloriam, fratres, quant habeo in Christo Jesus (2). Il traduit: Quotidie morior, per vestram juro gloriam: «Je meurs chaque jour mes frères, je le jure par la gloire que je reçois de vous en Jésus-Christ,» parce que le terme grec nh exprime clairement le sens du serment. Rarement donc, flans les Livres saints, les termes propres présentent des obscurités qui ne puissent facilement s'éclaircir par l'ensemble du texte, qui dévoile la pensée de l'auteur, ou par le rapprochement des diverses traductions, ou par l'étude de la langue originale.

1.
1Th 3,7 - 2. 1Co 15,31



CHAPITRE V. NE PAS PRENDRE A LA LETTRE LES EXPRESSIFS FIGURÉES.


3009 9. Nous allons nous occuper désormais des obscurités qui naissent des termes métaphoriques. La matière réclame une attention sérieuse et une grande perspicacité. Il faut éviter avant (46) tout de prendre à la lettre une expression figurée. L'Apôtre nous prémunit contre ce danger. «La lettre tue, dit-il, c'est l'esprit qui vivifie (1).» Entendre littéralement ce qui est dit dans un sens figuré, c'est ne penser que selon la chair. Est-il pour l'âme une mort plus réelle que de courber ce qui l'élève au-dessus de la brute, c'est-à-dire son intelligence sous le joug de la chair, en ne s'attachant qu'à la lettre? Celui qui en est là prend les termes métaphoriques dans leur sens propre, et sous cette première écorce, il n'y a plus pour lui d'autre signification. Parlez-lui du sabbat; ce nom ne rappelle à son esprit que l'un des sept jours que le temps ramène dans sa course périodique. Faites sonner à son oreille le mot de sacrifice; sa pensée ne s'élève pas au delà de l'offrande ordinaire des animaux et des fruits de la terre. Déplorable servitude de l'âme qui prend le signe pour la réalité et ne sait pas élever son regard au-dessus des objets sensibles, pour jouir de l'éclat de l'éternelle lumière!



CHAPITRE VI. UTILITÉ DES FIGURES POUR LES JUIFS.


3010 10. Telle fut la servitude du peuple Juif,, mais cependant bien différente de celle dès autres nations, car toutes les figures sensibles auxquelles il était asservi, le ramenaient sans cesse à la croyance d'un Dieu unique. Tout en prenant pour la réalité les signes des choses spirituelles dont il ig4orait la vraie signification, il avait l'intime conviction de plaire par ce culte servile au Dieu unique, auteur de toutes choses. Cet asservissement fut pour les Juifs, dit saint Paul, ce qu'un précepteur est pour les enfants (2). Aussi ceux qui restèrent opiniâtrement attachés à ces figures, se soulevèrent contre le Seigneur, qui n'y avait plus aucun égard, alors que le temps était venu où elles devaient recevoir leur accomplissement (3). Delà toutes les calomnies que leurs princes ourdirent contre lui, parce qu'il guérissait les malades le jour du sabbat (4). Delà l'obstination du peuple, attaché à ces signes comme à autant de réalités, à ne pas reconnaître comme Dieu, ni comme envoyé de Dieu, celui qui ne professait pas pour eux le même respect que lui. Mais ceux

1.
2Co 3,6 - 2. Ga 3,24 - 3. Mt 12,3 - 4. Lc 6,7

qui crurent à la divinité de Jésus-Christ, et qui formèrent la première église de Jérusalem, furent une preuve bien frappante de l'utilité d'avoir été sous la loi, comme sous un conducteur. Ces- cérémonies figuratives étaient un lien qui rattachait leurs fidèles observateurs au culte du Dieu unique, qui a fait le ciel et la terre. Quoique le sens spirituel de ces figures et de ces obligations charnelles fût voilé à leurs yeux, ils y avaient appris à honorer un Dieu éternel. N'ayant plus qu'un pas à faire pour entrer dans l'intelligence des, choses spirituelles, ils se trouvèrent si bien préparés à l'effusion des dons de l'Esprit-Saint, qu'on les vit vendre tous leurs biens, en déposer le prix aux pieds des apôtres, pour être distribués aux pauvres et se consacrer eux-mêmes tout entiers à Dieu, comme un temple nouveau dont l'ancien n'était que l'image terrestre.



CHAPITRE VII. CULTE DES IDOLES ET DES CRÉATURES.


3011 11. Ce fait ne s'est produit nulle part dans l'Eglise des Gentils, parce que, regardant comme des dieux les idoles, ouvrages de leurs mains, ils étaient plus éloignés de la lumière de la vérité. Et si parfois le paganisme a cherché à présenter les idoles comme de. simples figures, toujours il les a rapportées au culte et à l'adoration de la créature. Qu'importe, par exemple, que la statue de Neptune ne soit pas regardée comme un Dieu, s'il faut y voir l'image de la mer, ou de toutes les eaux qui jaillissent des fontaines, suivant cette description qu'en fait un de ses poètes, si .j'ai bonne mémoire:Père des eaux dont la couronneSe forme du cristal qui sur ton front résonne;Toi qui de ton menton large et majestueux,Vois couler à grands flots la mer qui t'environne,Et les fleuves errants sortir de tes cheveux.(CLAUDIEN)

Sous cette douce enveloppe de la cosse qu'y a-t-il, sinon de petits grains qui raisonnent? C'est la nourriture des pourceaux et non des hommes. Celui-là me comprend qui connaît l'Evangile (2). A quoi bon me présenter l'idole de Neptune comme l'image des eaux, sinon peut-être pour, que je n'adore ni l'un ni

1.
Ac 4,34 - 2. Lc 15,16

47

l'autre? La mer entière n'est pas plus un Dieu à mes yeux, que quelque statue que ce soit. Sans doute ceux qui ont érigé en divinités les ouvrages des hommes, sont tombés plus avant d'ans l'abîme de l'erreur, que ceux qui ont adoré les oeuvres de Dieu. Quant à nous, nous n'avons à aimer et à adorer qu'un seul Dieu (1), auteur de toutes les créatures, dont les païens vénéraient les figures comme autant de divinités, ou comme des signes et des images qui les représentent. Or, si prendre pour la réalité un signe véritablement utile dans sa fin, est déjà une servitude indigne de l'homme, que dire, quand on s'arrête à des figures de choses futiles comme à autant de réalités? Et quand même on ne verrait dans ces images que les objets qu'elles représentent, vouer à ces objets un culte religieux, n'est-ce pas toujours se courber sous le joug d'une erreur et d'une servitude avilissantes?



CHAPITRE VIII. LES JUIFS ET LES GENTILS AFFRANCHIS DIFFÉREMMENT DE LA SERVITUDE DES SIGNES.


3012 12. Ainsi la liberté chrétienne a brisé les liens de ceux qu'elle a trouvés assujettis aux figures véritablement utiles, comme étant les plus près de son règne, en les élevant à l'intelligence des mystères voilés sous ces figures. Ce furent les membres qui formèrent les églises des fidèles Israélites. Mais ceux qui étaient asservis à des symboles vains et inutiles, elle les a affranchis, en rejetant et en détruisant tous ces symboles et le culte servile dont ils étaient le principe. Elle arrachait ainsi les nations païennes à cette corruption engendrée par la multitude. des fausses divinités, et que l'Écriture désigne si souvent sous le terme de fornication; elles les amenait à la connaissance et à l'adoration d'un seul Dieu; elle voulait, non plus les soumettre à des signes autrefois utiles, mais leur apprendre à ne plus en considérer que le sens spirituel et mystérieux.



CHAPITRE IX. COMMENT ON EST ESCLAVE DES SIGNES.


3013 13. C'est être esclave des signes, que de faire ou de vénérer un symbole dont on ignore la signification. Mais s'il s'agit de signes

1.
Dt 6,5

divinement institués, dont on saisit le sens et la portée, ce n'est plus rendre hommage à des signes sensibles et passagers, mais aux mystères mêmes qu'ils représentent. A ce titre, l'homme était véritablement spirituel et libre, même sous la loi de servitude, alors que ne devaient pas encore être dévoilées aux esprits charnels ces figures dont le joug servait à dompter l'orgueil. Tels étaient les patriarches, les prophètes, et tous les justes par l'organe desquels l'Esprit-Saint nous a transmis les lumières et les consolations des Ecritures. Maintenant, depuis qu'a paru, dans la résurrection du Sauveur, le signe éclatant de notre liberté, nous avons été affranchis de l'observation onéreuse de ce culte figuratif, dont la signification nous a été révélée. A des pratiques multipliées, le Seigneur et les Apôtres en ont subsistué un petit nombre, dont l'accomplissement est facile, le sens sublime, et où tout respire la pureté; comme le sacrement du baptême, et la célébration du corps et du sang du Seigneur. Celui qui connaît et reçoit ces signes augustes, sait quels mystères ils renferment, et l'hommage qu'il leur rend, tient, non de la servitude de la chair, mais de la liberté de l'esprit. Toutefois, comme ne s'attacher qu'à la lettre, et prendre le signe pour là réalité qu'il recouvre, c'est l'indice d'un âme faible et servile; ainsi donner à des figures des interprétations vaines et stériles, est la marque d'un esprit livré à l'illusion et à l'erreur. D'un autre côté, savoir reconnaître ce qui est une figure, quoiqu'on n'en comprenne pas le sens, ce n'est plus être esclave; mieux vaut alors être asservi à des figures inconnues, mais utiles, que de chercher, en en donnant des interprétations futiles, à secouer le joug de la servitude, pour s'engager dans les liens de l'erreur.



CHAPITRE X. COMMENT RECONNAITRE QU'UNE EXPRESSION EST FIGURÉE.


3014 14. On ne doit jamais, avons-nous dit, donner un sens littéral à une expression figurée. Ajoutons que de même, il faut éviter de prendre le sens méthaphorique pour le sens littéral. Il est donc nécessaire de déterminer d'abord par quel moyen on peut reconnaître si une expression est naturelle ou métaphorique. Le principe général est de tenir pour figuré tout

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ce qui, dans le texte sacré, n'a pas un rapport réel aux vérités de la foi, ou à la pureté des moeurs. La pureté des moeurs a pour objet l'amour de Dieu et du prochain, et les vérités de la foi, la connaissance de l'un et de l'autre. Quant à l'espérance, elle se forme dans la conscience de chacun, en raison des progrès qu'il fait dans cette connaissance et cet amour. Nous avons traité ces matières dans le premier livre.

3015 15. Mais, par suite de la propension qu'ont les hommes de juger de la nature du péché, plutôt d'après la coutume que par l'influence de la convoitise, il arrive très-souvent qu'ils ne condamnent ou n'approuvent que ce que l'usage approuve ou condamne dans la société au sein de laquelle ils vivent. De là vient que, là où l'Écriture condamne ou défend ce que la coutume réprouve ou autorise, les esprits qui d'ailleurs s'inclinent devant l'autorité de la parole divine, ne voient qu'un langage figuré. Cependant l'Écriture ne prescrit que la charité, ne condamne que la cupidité, et établit ainsi la règle des moeurs. De même un esprit imbu de quelque opinion erronée prendra dans un sens figuré toutes les assertions contraires des Livres saints. Et cependant, dans tout ce qui tient au passé, au présent et à l'avenir, ces livres n'affirment que ce qui est de foi catholique. Ils racontent le passé, prédisent l'avenir, exposent le présent, et tout cela concourt à nourrir et à corrober la charité, à vaincre et à déraciner la cupidité.

3016 16. J'appelle charité ce mouvement de l'âme qui la porte à jouir de Dieu pour lui-même, du prochain et de soi-même par rapport à Dieu. J'appelle cupidité ce penchant qui entraîne l'âme à jouir de soi, du prochain et de tout objet sensible en dehors de Dieu. On appelle intempérance, «flagitium,» tout ce que fait cette cupidité effrénée pour corrompre l'âme et le corps; et iniquité, «facinus,» ce qu'elle entreprend pour nuire à autrui. Telles sont les deux sources d'où jaillissent tous les crimes; mais l'intempérance marche la première. Quand elle a jeté l'âme dans un vide affreux et dans une entière indigence, cette âme se livre à toutes sortes d'injustices pour satisfaire ses désirs corrompus, ou renverser tout ce qui y met obstacle. De même ce que fait la charité pour son propre avantage, se nomme utilité; et ce qu'elle fait dans l'intérêt du prochain, s'appelle bienfaisance. L'utilité précède, parce qu'on ne peut faire part à autrui de ce qu'on n'a pas. Or, plus le règne de la cupidité s'affaiblit, plus se fortifie celui de la charité.


CHAPITRE 11. RÈGLE POUR JUGER CE QUI, DANS L'ÉCRITURE, PRÉSENTE UN CARACTÈRE DE SÉVÉRITÉ.


3017 17. Tout ce qui dans les discours et les faits que l'Écriture nous rapporte comme émanés de Dieu ou des saints, présente un caractère de cruauté et de rigueur, tend. à renverser l'empire de la cupidité. Si le texte parle clairement en ce sens, inutile d'y chercher une autre pensée voilée sous une figurée. Tel est ce passage de l'Apôtre: «Tu t'amasses un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu, qui rendra à chacun selon ses oeuvres, donnant la vie éternelle à ceux qui, par leur patience dans les bonnes oeuvres, cherchent la gloire, l'honneur et l'immortalité, et répandant sa fureur et sa colère sur ceux qui ont l'esprit contentieux, et qui ne se rendent point à la vérité, mais qui embrassent l'iniquité. L'affliction et le désespoir accableront l'âme de tout homme qui fait le mal, du Juif premièrement, et ensuite du Gentil (1).» Ces paroles s'adressent évidemment à ceux qui n'ayant pas voulu vaincre la cupidité, tombent avec elle dans une ruine commune. Ceux qui en ont secoué le joug, sont clairement désignés dans les paroles suivantes: «Ceux qui appartiennent à Jésus-Christ, ont crucifié leur chair avec leurs vices et leurs mauvais désirs (2).» Il y a sans doute dans ces passages quelques termes métaphoriques, comme «colère de Dieu,» ils «ont crucifié;» mais ils ne sont ni assez nombreux, ni placés de manière à voiler le sens, et à former des énigmes et des allégories que je regarde proprement comme un langage figuré. Mais dans cet endroit du prophète Jérémie: «Je t'ai choisi et établi aujourd'hui sur les peuples et sur les royaumes, afin d'arracher et de détruire, de dissiper (3);» nul doute que toutes les expressions ne soient figurées, et ne doivent se rapporter à la fin que nous avons signalée.

1.
Rm 2,6-9 - 2. Ga 5,24 - 3. Jr 1,16

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CHAPITRE XII. RÈGLE POUR JUGER DES ACTIONS QUI PARAISSENT CRIMINELLES.


3018 18. Il est en outre des paroles et des actions que l'Écriture attribue à Dieu et â ces hommes dont elle proclame la sainteté, et qui paraissent des crimes aux yeux de l'ignorance. Ce sont autant de figures dont les significations mystérieuses, une fois connues, servent d'aliment à la charité. User des choses passagères avec plus de modération qu'on ne le fait habituellement autour de soi, c'est agir par sobriété ou par superstition. Mais, dépasser, dans cet usage, les bornes où se . renferment ordinairement les hommes vertueux, c'est une conduite qui est ou un mystère, ou un crime. Car ce n'est pas un tel usage en lui-même, mais la passion qui le détermine, qui est un mal. Jamais un esprit réfléchi n'assimilera l'action de cette femme qui répandit sur les pieds du Sauveur un parfum précieux (1), à ce qui se pratique dans les orgies abominables des hommes livrés a la corruption et à l'impudicité. C'est un parfum délicieux qu'une bonne réputation; celui qui la mérite parles oeuvres d'une vie sainte, en marchant sur les traces du Christ, oint en quelque sorte ses pieds du plus suave parfum. Ainsi ce qui, pour le commun des hommes, est le plus souvent un crime, en Dieu, ou dans un prophète, devient la figure d'un grand mystère. Il y a loin de l'alliance que contracté un homme perdu de moeurs avec une prostituée, à celle que le prophète Osée contracta comme un présage (2). Si c'est un crime pour des hommes livrés aux excès je l'ivresse et de la débauche, de paraître nus dans leurs festins, ce n'en est pas un de se mettre nu dans un bain.

3019 19. Il importe donc de considérer attentivement ce qui convient aux lieux, aux temps et aux personnes, pour ne pas crier témérairement;tu crime. L'homme sage pourra manger modérément et sans avidité d'un mets exquis, tandis que l'insensé se jettera avec une voracité brutale sur des aliments grossiers. Ne vaut-il pas mieux manger du poisson comme fit le Seigneur (3), que des lentilles à la manière d'Esaü, petit-fils d'Abraham (4), ou de l'orge à la manière des brutes? Pour avoir une nourriture plus vile,

1.
Jn 12,3 - 2. Os 1,2 - 3 Lc 24,43 - 4. Gn 25,34

les animaux n'en sont pas plus sobres que nous. Sous ce rapport, la règle d'après laquelle nos actions sont à louer ou à condamner, se tire, non de la nature des choses dont nous usons, mais du motif qui nous en fait user, et du désir que nous en éprouvons.

3020 20. Pour les anciens justes, les royaumes de la terre étaient l'image et l'annonce dit royaume du ciel. C'était, de leur temps, une coutume innocente qu'un homme eût à la fois plusieurs femmes, pour rendre sa postérité plus nombreuse (1); et par là même, il n'était pas permis à une femme d'avoir plusieurs maris, puisqu'elle ne pouvait en devenir plus féconde: s'abandonner ainsi en vue du gain ou des enfants, c'est plutôt chez la femme prostitution et débauche. L'Écriture n'a point condamné la conduite de ces saints personnages, autorisée par les moeurs de leur époque, et où fa passion n'avait aucune part, bien qu'aujourd'hui on ne puisse se la permettre sans crime. Tous les faits de ce genre qu'elle a consignes, qu'on les prenne dans le sens propre et historique, ou dans le sens prophétique et figuré, doivent être expliqués comme ayant pour fin l'amour de Dieu ou du, prochain, ou l'amour de l'un et de (autre. C'était autrefois chez les Romains une infamie de porter de longues robes à manches, tandis qu'aujourd'hui c'est une honte pour les fils de famille distinguée de ne pas les porter ainsi. De même dans tout autre usage, doit-on s'attacher à bannir la passion qui, non-seulement fait un abus criminel des coutumes autorisées dans la société contemporaine, mais encore franchissant toutes les bornes, se jette dans les plus honteux écarts, et étale au grand jour ses ignobles convoitises, cachées jusqu'alors sous le voile des moeurs publiques.




Augustin, doctrine chrétienne 2062