Augustin, doctrine chrétienne 3046

CHAPITRE XXXIII. TROISIÈME RÈGLE.

3046 46. La troisième règle est: «Des promesses et de la loi.» On pourrait l'intituler autrement: «De l'esprit et de la terre,» comme nous l'avons fait dans le livre que nous avons écrit sur ce sujet; ou même: «De la grâce et du commandement.» Néanmoins, cette règle me semble plutôt une grande question qu'une règle véritable, qui doive servir à résoudre les questions mêmes. L'ignorance des pélagiens sur ce point donna naissance à leur hérésie ou à ses progrès. Tichonius s'est appliqué à éclaircir cette question; son travail est bon, mais incomplet. Traitant de la foi et des oeuvres, il soutient que les oeuvres nous sont données de Dieu par le mérite de la foi, mais que la foi est tellement de nous qu'elle ne nous vient pas de Dieu. Il ne pensait pas à ces paroles de l'Apôtre: «Que Dieu le Père et le Seigneur Jésus-Christ donne à nos frères la paix et la charité avec la foi (3).» Mais il n'avait pu connaître l'hérésie pélagienne qui s'est élevée de nos jours, et qui nous a tant occupé à défendre contre elle la grâce que Dieu nous donne par Notre-Seigneur Jésus-Christ. Selon ce mot de saint Paul: «Il faut qu'il y ait des hérésies, afin qu'on découvre par là ceux d'entre vous qui sont solidement à Dieu (4),» cette hérésie nous a fait redoubler d'activité et de vigilance, et découvrir dans l'Ecriture ce qui avait échappé à Tichonius, d'autant moins circonspect qu'il n'avait point d'ennemis à combattre; nous y .avons vu que la foi elle-même est un don de Celui qui la

1.
Is 42,1-17 .- 2. Mt 24,51 - 3. Ep 6,23 1Co 11,19

58

distribue à chacun dans la mesure qui lui est propre. De là ces paroles aux Philippiens: «Il vous a été donné, non-seulement de croire en Jésus-Christ, mais même de souffrir pour lui (1 ).» Ainsi donc, comment douter que l'un et l'autre soient un don de Dieu, quand on affirme d'une manière si positive et si claire que l'un et l'autre ont été donnés par lui Cette vérité repose sur bien d'autres témoignages; mais je ne veux pas m'arrêter ici à une question que j'ai traitée en tant d'autres circonstances.



CHAPITRE XXXIV. QUATRIÈME RÈGLE.


3047 47. La quatrième règle est: «De l'espèce et du genre.» Par l'espèce il faut entendre la partie, et par le genre le tout, dont l'espèce n'est que la partie. Ainsi chaque ville est une partie de l'universalité des peuples; elle forme l'espèce, et l'ensemble des peuples constitue le genre. Nous n'avons pas à entrer ici dans les distinctions subtiles des dialecticiens qui disputent fort ingénieusement sur la différence qui existe entre l'espèce et la partie. La question reste la même quand il s'agit, non plus seulement d'une ville, mais d'une province, d'une nation, d'un royaume tout entier. Car ce n'est pas uniquement quand il s'adresse à Jérusalem, par exemple, ou à quelque cité païenne, comme Tyr et Babylone, que le texte sacré a une signification qui s'étend plus loin que ces villes et s'applique mieux à tous les peuples; c'est aussi quand il parle d'une province entière, comme la Judée, l'Egypte; l'Assyrie, qui renferment un grand nombre de villes, tout en ne formant qu'une partie de l'univers; ce. qui est dit de l'une de ces provinces se rapporte plutôt à toute la terre, ou, pour parler avec Tichonius, au genre, dont chaque peuple constitue l'espèce. Ces notions n'ont pas échappé même au vulgaire; et les plus ignorants savent distinguer entre les obligations spéciales et les obligations générales que renferme chaque édit impérial. Il en est de même relativement aux hommes; car tout ce qui est dit de Salomon ne peut lui convenir et devient parfaitement clair si on l'applique à Jésus-Christ ou à l'Eglise, dont le prince est un des membres. .

1.
Ph 1,29


3048 48. Le sens des paroles ne va pas toujours au delà des limites de l'espèce; souvent il s'y rapporte directement et même ne peut guère, évidemment, s'appliquer qu'à elle seule. Mais quand l'Ecriture passe de l'espèce au genre, continuant en apparence à parler de l'espèce, le lecteur doit y faire attention, pour ne pas chercher dans l'espèce ce qu'il trouvera. plus naturellement et plus sûrement dans le genre. Tel est ce passage d'Ezéchiel: «Les enfants d'Israël ont habité dans leur terre; ils l'ont souillée par le dérèglement de leur voie, par leurs idoles et par leurs péchés. Leur voie est devenue impure à mes yeux, comme la femme qui souffre l'accident de son sexe. J'ai répandu ma colère sur eux; je les ai écartés en divers pays, et je les ai dispersés parmi les peuples; je les ai jugés et je leur ai rendu selon leur voie et selon leurs oeuvres (1).» Ces paroles s'entendent clairement de cette maison d'Israël dont l'Apôtre a dit: «Considérez Israël selon la chair (2),» parce que cet Israël charnel a fait et souffert ce qui vient d'être rapporté. La suite du texte s'entend aussi du même peuple, tuais à partir de ces paroles: «Et je sanctifierai mon nom si grand et si saint, qui a été souillé parmi les nations et que vous avez déshonoré au milieu d'elles; et ces nations sauront que je suis le Seigneur.» Le lecteur remarquera qu'il s'agit non plus de l'espèce, mais du genre, car le Prophète poursuit: «Lorsque j'aurai été sanctifié à leurs yeux au milieu de vous, je vous retirerai d'entre les peuples, je vous rassemblerai de tous les pays, et je vous ramènerai dans votre terre. Je répandrai sur vous de l'eau pure, et vous serez purifiés de toutes vos souillures, et je vous purifierai des ordures de toutes vos idoles. Je vous donnerai un coeur nouveau et un esprit nouveau au milieu de vous. J'ôterai do votre chair le coeur de pierre et je vous donnerai un coeur de chair. Je mettrai mon Esprit au milieu de vous. Je ferai que vous marchiez dans la voie de mes préceptes, que vous gardiez mes ordonnances, et que vous les pratiquiez. Vous habiterez dans la terre que j'ai donnée à vos pères. Vous serez mon peuple et je serai votre Dieu, et je vous purifierai de toutes vos souillures (3)». Cette prophétie regarde le nouveau Testament qui renferme, non-seulement

1.
Ez 36,17-19 - 2. 1Co 10,18 - 3. Ez 36,23-29

59

les restes d'une nation dont il est dit ailleurs: «Le nombre des enfants d'Israël fût-il aussi grand que les grains de sable de la mer, à peine le reste sera sauvé (1),» mais qui embrasse tous les peuples, selon la pro messe faite à leur pères qui sont aussi les nôtres: vérité incontestable aux yeux de celui qui reconnaît dans ces paroles l'annonce du bain de le régénération maintenant ouvert à toutes les nations, et sait entendre ce passage où l'Apôtre exalte le prix et l'excellence de la grâce de la nouvelle alliance sur celle de l'ancien Testament: «Vous êtes vous-mêmes notre lettre de recommandation; elle est écrite, non avec de l'encre, mais avec l'Esprit du Dieu vivant; non sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair qui sont vos coeurs (4).» Il fait évidemment allusion à ces expressions du Prophète: «Et je vous donnerai un coeur nouveau et un esprit nouveau au milieu de vous. J'ôterai de votre chair un coeur de pierre, et je vous donnerai un coeur de chair.» Ce coeur de chair dont l'Apôtre dit: «Des tables de chair qui sont vos coeurs,» doit être distingué du coeur de pierre par la vie de sentiment, c'est-à-dire, par la vie de l'intelligence. C'est ainsi que se forme l'Israël spirituel, non d'un seul peuple, mais de tous les peuples, comme il a été promis à nos pères, dans un de leurs descendants qui est Jésus-Christ.

3049 49. Cet Israël spirituel se distingue donc de cet autre Israël charnel formé d'un seul peuple, non par la noblesse de l'origine, mais par la nouveauté de la grâce; non par la race, mais par l'esprit. Or, quand la parole sublime et profonde du Prophète s'adresse à l'un, elle passe insensiblement à l'autre, tandis qu'elle semble encore se rapporter au premier; en cela elle est, non pas un ennemi jaloux qui cherche à nous fermer l'intelligence de l'Écriture, mais un sage médecin qui procure à notre esprit un exercice salutaire., Ainsi, quand le prophète dit: «Je vous ramènerai dans votre terre,» et un peu plus loin, comme pour exprimer de nouveau la même pensée: «Et vous habiterez dans la terre que j'ai donnée à vos pères,» gardons-nous d'entendre ces paroles à la lettre, comme l'Israël charnel, mais dans le sens figuré, comme l'Israël spirituel. Car c'est l'Église sans tache et sans ride (3), composée de toutes les nations et destinée à

1.
Is 10,22 - 2. 2Co 3,2-3 - 3. Ep 5,27

régner éternellement avec le Christ, qui est la véritable terre des vivants et des bienheureux (1). C'est cette terre qui a été donnée à nos pères, quand, par un décret de l'infaillible et immuable volonté de Dieu, elle leur a été promise. Car, par la foi qu'ils avaient qu'elle leur serait octroyée en son temps, et eu égard à la stabilité de la promesse et de la prédestination divine, ne devaient-ils pas la regarder comme leur étant déjà donnée? Saint Paul n'écrivait-il pas à Timothée, au sujet de la grâce accordée aux justes: «Dieu nous a appelés par sa vocation sainte, non selon nos oeuvres, mais selon le décret de sa volonté et la grâce qui nous a été accordée avant tous les siècles en Jésus-Christ, et qui a paru maintenant par l'avènement de notre Sauveur( 2)?» Il parle d'une grâce donnée, quand ceux à qui elle devait l'être n'existaient pas encore, parce que dans la disposition et la prédestination divine, était déjà accompli ce qui ne devait arriver que dans la suite des temps et qui maintenant «a été manifesté.» Le passage cité plus haut peut aussi s'interpréter de la terre du siècle futur, alors qu'il y aura un ciel nouveau et une terre nouvelle, où les pécheurs ne pourront habiter. C'est donc avec raison qu'il est dit aux justes que cette terre leur appartient, puisque les impies n'y auront aucune. part; car elle a été aussi véritablement donnée quand a été établie la promesse qui en assurait un jour la possession.



CHAPITRE XXXV. CINQUIÈME RÈGLE.


3050 50. Tichonius établit une cinquième règle qu'il appelle: «Des temps.» Cette règle a pour but de déterminer ou de faire conjecturer certains espaces de temps qui ne sont pas bien précisés dans l'Écriture. L'application s'en fait de deux manières: par la synecdoche ou par les nombres consacrés dans la loi. La synecdoche est une figure qui fait entendre la partie par le tout, ou le tout par la partie. Un évangéliste, par exemple, place à huit jours de distance, et un autre évangéliste à six le fait de la transfiguration du Seigneur, quand sur la montagne, en présence de trois de ses disciples, sa face devint resplendissante comme le soleil et ses vêtements blancs comme la

1.
Ps 26,13 - 2. 2Tm 1,9-10

60

neige (1). Les deux récits ne peuvent être en même temps vrais quant au nombre de jours, à moins de supposer que celui qui parle de huit jours prend pour deux jours entiers la fin de celui où Jésus-Christ prédit cet évènement et le commencement de celui où il l'accomplit; tandis que celui qui n'en met que six n'a compté que les six jours pleins compris entre ces deux termes. C'est à l'aide de cette même figure, où la partie est prise pour le tout, que se résout la même difficulté sur la résurrection du Sauveur. Si l'on ne prend pour des jours entiers la fin du jour où il a souffert en y ajoutant même la nuit précédente et la nuit sur la fin de laquelle il est ressuscité, par l'adjonction du dimanche qui commençait à luire, il est impossible de trouver les trois jours et les trois nuits pendant lesquels le Christ a prédit qu'il serait dans le sein de la terre (3).

3051 51. Tichonius appelle nombres consacrés par la loi, ceux dont elle fait le plus grand usage, comme les nombres sept, dix, douze et autres, qu'un lecteur attentif remarquera facilement. Presque toujours ces nombres expriment un temps indéfini; ainsi: «Je vous louerai sept fois le jour (2),» c'est-à-dire: «La louange du Seigneur sera toujours dans ma bouche. (4)» Ils conservent la même signification, soit qu'on les multiplie, par exemple, par dix, comme soixante-dix, sept cents: ce qui autorise à entendre, dans le sens spirituel, les soixante-dix années de Jérémie (5), de toute la durée de l'exil de l'Eglise ici-bas; soit qu'on les multiplie par eux-mêmes, comme dix par dix qui donnent cent, douze par douze, cent quarante-quatre, nombre qui, dans l'Apocalypse s, désigne l'assemblée universelle des saints. On voit ici que ces nombres servent, non-seulement à résoudre les difficultés relatives aux espaces de temps, mais que leurs significations s'étendent plus loin et touchent à une foule d'autres questions. Ainsi le nombre précité de l'Apocalypse se rapporte, non aux temps, mais aux hommes.

1.
Lc 9,28 Mt 17,1-2 Mc 9,1-2 - 2. Mt 12,40 - 3. Ps 118,164 - 4. Ps 33,2 - 5. Jr 25,11 - 6. Ap 7,4



CHAPITRE XXXVI. SIXIÈME RÈGLE.


3052 52. La sixième règle de Tichonius est celle de «la récapitulation.» Elle est d'un secours précieux pour dissiper certaines obscurités du texte sacré. Quelquefois les faits sont placés dans le récit comme s'il étaient postérieurs dans l'ordre des temps, et se reliaient entre eux par une succession naturelle; tandis que la narration, d'une manière inaperçue, s'est reportée à des événements antérieurs qui avaient été omis. On pourrait tomber dans l'erreur sans le secours de cette règle. Prenons ce passage de la Genèse: «Le Seigneur Dieu planta du côté de l'Orient un jardin de plaisir, et il y mit l'homme qu'il avait formé; il produisit aussi de la terre toutes sortes de beaux arbres dont les fruits étaient agréables à la vue et délicieux au goût.» Le récit semblé insinuer que ces dernières créations n'eurent lieu qu'après que Dieu eut formé l'homme et l'eut placé dans le paradis; mais l'auteur, qui n'avait exposé qu'en peu de mots que Dieu planta ce jardin de délices et qu'il y plaça l'homme, fait une récapitulation et revient sur ses pas pour dire ce qu'il avait omis, savoir, la manière dont Dieu orna ce jardin, en produisant de la terre toutes sortes de beaux arbres, dont les fruits étaient agréables à la vue et délicieux au goût. L'auteur poursuit: «L'arbre de vie et l'arbre de la science du bien et du mal furent aussi placés dans le milieu du paradis». Il parle ensuite du fleuve qui devait arroser ce jardin et qui se divisait en quatre autres grands fleuves; circonstances qui toutes se rattachent à la création de ce délicieux séjour. Après quoi, il reprend le fait qu'il avait déjà énoncé, et qui venait effectivement à la suite des autres: «Le Seigneur Dieu prit l'homme qu'il avait formé et le mit dans le paradis. (1)» Ce ne fut en effet qu'à la suite de ces diverses créations que Dieu plaça l'homme dans le paradis, comme l'ordre des faits l'indique maintenant, et non auparavant, comme on pourrait le croire d'après le récit, si l'attention n'y faisait découvrir une récapitulation dans laquelle l'historien reprend des choses qu'il avait passées sous silence.

1.
Gn 2,8-15

61


3053 53. Au même livre encore, dans le dénombrement des descendants de Noé, il est dit: «Ce sont là les fils de Cham, selon leurs alliances, leurs langues, leurs terres et leurs nations.» Et après l'énumération des enfants de Sem: «Ce sont là les fils de Sem, selon leurs alliances, leurs langues, leurs terres et leurs nations.» Puis on ajoute en parlant de tous: «Ce sont les familles des enfants de Noé, selon les divers peuples qui en sont sortis; et c'est de ces familles que se sont formées toutes les nations qui sont sur la terre depuis le déluge. La terre n'avait alors qu'une même bouche et qu'une même voix, commune à tous (1).» Ces dernières paroles semblent indiquer qu'à l'époque où ils furent dispersés sur la face de la terre et formèrent des nations distinctes, ils n'avaient encore qu'une même langue; ce qui est évidemment contraire à ce qui est dit plus haut, que les tribus avaient leurs langues. Dirait-on de chaque tribu, qui formait une nation, qu'elle avait déjà sa langue propre, quand il n'y avait encore qu'un langage commun à tous les hommes? C'est donc par récapitulation que l'auteur ajoutait: «La terre n'avait alors qu'une même bouche et une même voix commune à tous.» Sans aucune transition, il reprend son récit de plus haut, pour exposer la cause de cette division des langues parmi les hommes, et immédiatement il nous la montre dans la construction de cette fameuse tour, alors que, par un juste jugement de Dieu, ce châtiment fut imposé à leur orgueil.

3054 54. Cette sorte de récapitulation est quelquefois plus insensible encore, comme dans cet endroit de l'Evangile où le Sauveur dit: «Au jour que Loth sortit de Sodome, une pluie de feu tomba du ciel qui consuma tous les habitants; et il en sera de même au jour où le Fils de l'homme se manifestera: qu'à cette heure, celui qui sera sur le toit et qui aura ses meubles dans la maison, ne s'amuse pas à descendre pour les aller chercher; que de même celui qui sera dans le champ ne retourne pas en arrière et se souvienne de la femme de Loth (2).» Mais sera-t-il temps, quand le Seigneur aura paru, d'observer ces prescriptions, de ne point regarder derrière soi, c'est-à-dire, de ne pas revenir sur un passé auquel

1.
Gn 10,20 Gn 10,31-32 Gn 11,1 - 2. Lc 17,29-32

on a renoncé? N'est ce pas plutôt maintenant qu'il le faut faire, afin qu'à l'avènement du Seigneur chacun reçoive selon sa fidélité ou son mépris pour la loi divine? Cependant ces paroles: «à cette heure,» semblent désigner l'heure solennelle de la manifestation du Seigneur. Il faut l'attention vigilante du lecteur pour y découvrir une récapitulation; il y est amené d'ailleurs par une autre passage de l'Ecriture qui, du temps même des apôtres, proclamait déjà cet oracle: «Mes enfants, nous voici à la dernière heure (1).» Cette heure pendant laquelle on doit observer les prescriptions du Sauveur, s'entend donc du temps que doit durer la prédication de l'Evangile, jusqu'au grand jour de la manifestation, car l'heure à laquelle le Seigneur paraîtra, sera l'heure même du jugement (2).



CHAPITRE XXXV. SEPTIÈME RÈGLE.


3055 55. La septième et dernière règle de Tichonius est celle qu'il intitule: «Du démon et de son corps.» Le diable est, en effet, le chef des impies, qui sont en quelque sorte son corps, destinés à subir avec lui le supplice du feu inextinguible (3); de même que Jésus-Christ est le chef de l'Eglise, qui est son corps, appelée à régner avec lui dans la gloire éternelle (4). Dans la première règle: «Du Seigneur et de son corps», on doit s'attacher à découvrir, dans ce qui est dit d'une même personne, ce qui convient au chef et qui se rapporte au corps. De même dans cette dernière, on attribue parfois au démon ce qui s'applique plus directement à son corps. Ce corps est formé, non-seulement de ceux qui sont manifestement hors de l'Eglise, mais aussi de ceux qui, lui appartenant déjà, se trouvent néanmoins mêlés parmi les élus jusqu'au terme de cette vie, alors que le van séparera pour toujours la paille du bon grain (5). Ces paroles d'Isaïe: «Comment a pu tomber Lucifer, qui s'élevait avec tant d'éclat dès le matin (6)?» et les suivantes qui, sous la figure du roi de Babylone, s'adressent à la même personne, s'appliquent clairement au démon. Et cependant celles-ci: «Celui qui envoie à toutes les nations, a été brisé sur la terre (7),» ne conviennent pas uniquement au

1.
1Jn 2,18 - 2. Rm 2,5 Rm 13,11 - 3. Mt 25,41 - 4. Ep 1,22 - 5. Lc 3,17 - 6. Is 14,12 - 7. Is 14,12

62

chef. Car si le démon envoie des anges vers tous les peuples, ce n'est pas lui-même, mais son corps qui est brisé sur la terre; sinon en ce sens qu'il réside dans ce corps écrasé comme la poussière que le vent emporte de la surface de la terre (1).

3056 56. Toutes ces règles, à l'exception de celle de «la loi et des promesses,» font entendre une chose par une autre, ce qui est le caractère propre des locutions figurées. Mais l'emploi des figures me paraît trop étendu pour qu'un esprit puisse en saisir tout l'ensemble. Car il y a locution figurée toutes les fois qu'une chose sert à en signifier une autre, bien que la figure n'ait pas de nom en littérature. Dans les sujets où une figure s'emploie habituellement, l'esprit la saisit sans effort; mais dans lestas extraordinaires, l'intelligence, pour la comprendre, doit s'activer et travailler plus ou moins, selon le degré de grâce qu'elle a reçu de Dieu, ou selon les secours qui lui sont accordés. Aussi, soit pour les termes dont la signification

1.
Ps 1,4

est littérale, soit pour les expressions figurées, où une chose en signifie une autre, et dont je crois avoir suffisamment parlé, je recommande à ceux qui étudient l'Ecriture de remarquer attentivement et de confier à leur mémoire les divers genres d'expressions qu'elle emploie, et la manière dont une chose y est ordinairement exprimée; surtout je les exhorte à recourir à la prière pour en obtenir l'intelligence. L'Ecriture elle-même leur apprend que c'est «le Seigneur qui donne la sagesse, que c'est de lui que viennent la science et l'intelligence (1);» et que c'est lui-même qui leur a inspiré jusqu'à cet amour de l'étude, s'il est accompagné d'une sincère piété.
Nous terminons ici ce que nous avions à dire des termes considérés comme signes. Il nous reste maintenant à parler, dans le livre suivant, de la manière d'exprimer ce qu'on a compris, selon qu'il plaira à Dieu de nous éclairer.

1. Pr 9,6

63



LIVRE QUATRIÈME.



Le saint Docteur, après avoir enseigné la manière d'interpréter l'Ecriture et d'en découvrir le sens véritable, arrive maintenant à parler de la manière d'exprimer la doctrine qu'on y a puisée. - Son intention n'est pas de donner des préceptes de rhétorique; cependant il expose avec soin tous les devoirs de l'orateur chrétien. - Il lui offre, dans les Livres saints et dans les auteurs ecclésiastiques, les plus beaux modèles de l'éloquence jointe à la sagesse, et en cite plusieurs extraits dans les divers genres de style. - Il termine en exhortant l'orateur à recourir surtout à la prière, et à donner lui-même dans sa conduite l'exemple de ce qu'il enseigne dans ses discours.

PROLOGUE.


4001 1. En commençant cet ouvragé de la Doctrine chrétienne, je l'ai divisé en deux parties. Car, après quelques observations préliminaires, où je répondais d'avance à la critique, je disais: «L'interprétation de l'Ecriture comprend deux choses: la manière de découvrir ce qu'on y doit comprendre, et la manière d'exprimer ce qu'on y a compris. Nous parlerons successivement de la première et de la seconde.» La première partie a été assez longuement traitée dans les trois livres précédents. Nous allons maintenant, avec l'aide de Dieu, aborder la seconde; nous renfermerons, s'il est possible, le peu que nous avons à dire dans un seul livre, qui sera le quatrième et dernier de cet ouvrage.



CHAPITRE PREMIER. IL N'EST PAS ICI QUESTION DE PRÉCEPTES DE RHÉTORIQUE.


4002 2. Je préviens d'abord les lecteurs de ne pas attendre ici de moi des préceptes de rhétorique, tels que je les ai appris et enseignés dans les écoles profanes. Ils ne sont pas inutiles, sans doute; mais si quelque sage trouve assez de loisir pour ce genre d'étude, il devra les apprendre ailleurs, et ne pas les chercher dans cet ouvrage, ni dans tout autre des miens.



CHAPITRE II. LE DOCTEUR CHRÉTIEN DOIT SE SERVIR DE L'ART DE LA RHÉTORIQUE.


4003 3. Si l'art de la rhétorique s'emploie pour persuader le faux comme le vrai, comment prétendre que les défenseurs de la vérité puissent la laisser désarmée en face de l'erreur; qu'ils soient dépourvus du talent qu'ont les professeurs de mensonges, de rendre, dès le début, l'auditeur bienveillant, attentif de docile? Verra-t-on les uns exposer leurs erreurs avec précision, clarté et vraisemblance, et les autres enseigner la vérité d'une manière insipide, obscure, incapable de produire la conviction? Ceux-là ébranler la vérité et soutenir le mensonge par le faux éclat de leurs sophismes, et ceux-ci demeurer impuissants à (64) réfuter l'erreur et à défendre la vérité? Les premiers sauront-ils, en faveur du mensonge, émouvoir l'auditeur, l'effrayer, l'affliger, le réjouir, l'exhorter, l'entraîner avec force, tandis que les seconds seront lents, froids, sans animation et sans vie pour la cause de lai vérité? Quelle folie de le penser! Si donc le talent de la parole peut être mis au service d'une double cause; s'il est si puissant pour persuader le bien ou le mal, pourquoi les hommes vertueux ne s'efforceraient-ils pas de l'acquérir, pour le consacrer à la défense de la vérité, quand les méchants en abusent indignement pour les intérêts de l'injustice et de l'erreur?



CHAPITRE 3. A QUEL AGE ET DE QUELLE MANIÈRE IL CONVIENT D'APPRENDRE LA RHÉTORIQUE.


4004 4. L'application des règles et des préceptes relatifs à cet art, jointe à une élocution facile, abondante, habile à se servir des ornements et des ressources dit langage, constitue la véritable éloquence. C'est à ceux qui peuvent facilement les apprendre à y consacrer un temps convenable, dans un âge propre à cette étude; mais, je le répète, ils ne les trouveront pas dans cet ouvrage. Les princes mêmes de l'éloquence, à Rome, n'ont pas craint d'affirmer que quiconque ne peut acquérir promptement la connaissance de la rhétorique, n'y parviendra jamais (1). Qu'est-il besoin d'examiner si une telle assertion est vraie? Quand même les plus faibles intelligences pourraient enfin y arriver, nous n'attachons pas à ces préceptes une importance telle qu'on doive y consacrer les années de l'âge mûr, ou celles qui sont destinées à des occupations plus sérieuses. Cette application revient aux jeunes gens; encore n'est-ce pas à tous ceux que nous désirons voir instruits pour l'avantage de l'Eglise; elle ne convient qu'à ceux qui n'ont pas dû se livrer encore à des intérêts plus pressants et plus graves. Un esprit vif et pénétrant qui lit ou entend les hommes éloquents, le devient plus facilement lui-même, qu'en s'attachant aux préceptes de l'éloquence. Outre le canon des Écritures, qui jouit heureusement du plus haut degré d'autorité, combien d'autres modèles l'Église ne lui offre-t-elle pas? N'y chercherait-il, en les lisant, que la substance des idées, il finit par se pénétrer, dans ce travail, de la forme et du style; surtout s'il s'exerce a écrire à dicter et à exprimer ses propres pensées selon, les règles de la piété et de la foi. Mais une intelligence bornée ne comprend rien aux règles de la rhétorique; et lors même que, par un travail opiniâtre, elle viendrait à en saisir quelque chose, quelle en serait l'utilité? Ceux mêmes qui les connaissent et qui s'expriment avec facilité et élégance; ne peuvent, tout cri parlant, penser à ces règles pour les observer, à moins qu'elles ne soient le sujet du discours. Je crois même qu'il n'en est pas un seul qui puisse en même temps parler éloquemment et penser aux préceptes qu'il faut suivre pour y réussir. Car il est à craindre que la pensée n'échappe à l'esprit pendant qu'il s'applique à l'exprimer avec art. Et néanmoins les grands orateurs, dans leurs harangues et leurs discours, ont parfaitement observé les règles de l'éloquence, sans y avoir songé pendant qu'ils se préparaient ou qu'ils parlaient, soient qu'ils les eussent apprises, soient qu'ils les ignorassent entièrement. Ils les observent, parce qu'ils sont éloquents, mais ils n'y ont pas recours pour le devenir.

1. Cicéron, de l'orateur.


4005 5. Si donc l'enfant n'apprend à parler qu'en retenant les expressions de ceux qui parlent, pourquoi un homme, sans 'aucun précepte de l'art, ne pourrait-il devenir éloquent en lisant et en écoutant les discours des maîtres d'éloquence, et en les imitant dans la mesure de ses facultés? L'expérience n'en est-elle pas la preuve la plus péremptoire? Combien n'en connaissons-nous pas qui, sans avoir étudié la rhétorique, se montrent plus éloquents que d'autres qui en ont appris les règles? Au contraire, nous n'en voyons pas un seul qui soit éloquent, sans avoir lu ou entendu les modèles de l'éloquence? Aussi la grammaire elle-même, qui est l'art de parler correctement, serait-elle inutile aux enfants, s'il leur était donné de grandir et de vivre dans une société dont le langage fût pur. Ignorant les vices du langage, avec l'heureuse habitude qu'ils auraient contractée, ils sauraient reprendre et éviter toute expression défectueuse qui viendrait frapper leurs oreilles, comme nous voyons le citadin, même illettré, corriger le langage d'un homme de la campagne.

65



CHAPITRE IV. DEVOIRS DU DOCTEUR CHRÉTIEN.


4006 6. Celui qui entreprend d'interpréter et d'enseigner les divines Écritures, de défendre la foi et de combattre l'erreur, doit instruire à faire le bien et à fuir le mal; il doit en parlant se concilier les esprits prévenus, ranimer ceux dont l'attention se relâche, et annoncer à ceux qui l'ignorent ce qu'ils ont à faire et ce qu'ils ont à attendre. Quand il aura trouvé ou. rendu ses auditeurs bienveillants, attentifs et dociles, il développera son sujet, selon que l'exigent les circonstances. Si on doit instruire, qu'on le fasse par une simple exposition de la vérité ou du fait, autant que cela est nécessaire pour en donner connaissance à l'auditeur. S'agit-il de leur rendre certain ce qui pour eux est douteux? il faut recourir au raisonnement en s'appuyant de preuves solides. Mais s'il est plus à propos d'émouvoir les auditeurs que de les instruire, pour leur inspirer le courage d'accomplir ce qu'ils savent, et de conformer leur conduite à leurs croyances, on doit donner alors plus de force au discours: prières et menaces, excitations et instances, en un mot, tout ce qui est capable de remuer, les coeurs, doit être mis en oeuvre.



CHAPITRE V. LA SAGESSE PRÉFÉRABLE A L'ÉLOQUENCE DANS L'ORATEUR CHRÉTIEN.


4007 7. La plupart des orateurs ne manquent jamais dans leurs discours d'observer ce que je viens de dire. Mais les uns le font d'une manière obscure, froide et sans art: les autres avec vivacité, élégance et entraînement. La première qualité nécessaire à l'orateur Chrétien, pour être utile à ses auditeurs, est donc de savoir raisonner et parler avec sagesse, si on ne le peut avec éloquence, bien que cette utilité soit moindre que si, à la sagesse, on pouvait unir l'éloquence. Mais on doit d'autant plus se défier d'un orateur qui brille par une éloquence sans sagesse, qu'il charme davantage, ses auditeurs dans des choses vaines et puériles; car en trouvant qu'il parle avec éloquence, on croit aisément qu'il parle avec vérité. Cette observation n'a pas échappé même aux partisans de la rhétorique; ils ont avoué que si la sagesse sans l'éloquence ne pouvait être que d'une faible utilité pour la république, l'éloquence sans la sagesse au contraire y devenait la plupart du temps la source des plus grands maux, et jamais du moindre avantage (1). Si la force de la vérité a pu obtenir un tel aveu de ceux-mêmes qui ont consacré des ouvrages entiers à tracer les règles de l'éloquence et l'obtenir dans ces ouvrages mêmes, tout privés qu'ils étaient de la véritable et céleste sagesse qui descend du Père des lumières, pourrions-nous penser autrement, nous qui sommes les enfants et les ministres de cette même sagesse? Or, l'homme parle avec plus ou moins de si gesse, selon les progrès qu'il a faits dans la connaissance des saintes Écritures. J'entends cette connaissance qui consiste, non à les lire beaucoup, pour les confier à sa mémoire, mais à les bien comprendre, et à en approfondir le sens. Car il y en a qui les lisent sans les étudier. Ils les lisent pour les retenir, et ils ne songent pas à en avoir l'intelligence. J'estime bien autrement ceux qui en retiennent moins les paroles, et qui en découvrent les profondeurs des yeux du coeur. Mais je préfère encore aux uns et aux autres, celui qui les cite quand il veut et les comprend comme il faut.

1. Cicéron, liv. 1,De L'Invention.


4008 8. Il est donc très nécessaire à l'orateur qui doit exprimer avec sagesse ce qu'il ne peut dire avec éloquence, de graver dans sa mémoire les expressions de l'Écriture. Plus il se reconnaît pauvre de son propre fonds, plus il doit s'enrichir en puisant à cette source. La parole divine servira de preuve à sa parole; et lui, si petit par ses propres discours, s'élèvera en quelle sorte, en empruntant de grands témoignages. On plaît par les preuves, quand on ne peut plaire par la beauté du langage. Quant à l'orateur qui veut unir l'éloquence à la sagesse, il est certain que, s'il y parvient, il obtiendra un plus grand succès. Je l'engage fortement à lire, à écouter et à imiter les hommes vraiment éloquents, plutôt que de consacrer son temps à suivre les leçons des maîtres de rhétorique; je parle de ces hommes dont les discours se font justement admirer autant pour la sagesse que pour l'éloquence; car c'est avec plaisir qu'on entend une parole éloquente, et c'est avec profit qu'on écoute une parole sage. Aussi l'Écriture ne dit pas: la multitude des éloquents, mais «la multitude des sages est le salut de l'univers (Sg 6,26).» S'il faut souvent prendre des choses amères, quand elles sont utiles, on doit toujours éviter ta douceur. quand elle est pernicieuse. Mais est-il rien de meilleur que le mélange de l'utile et de l'agréable? Plus on désire alors ce qui est agréable, plus on profite de (66) ce qui est utile. Or, il y a dans l'Eglise des auteurs qui ont interprété les divins oracles, non seulement avec sagesse, mais aussi avec éloquence; le temps manquera plutôt pour les parcourir, qu'eux mêmes ne pourront faire défaut à l'étude la plus persévérante.




Augustin, doctrine chrétienne 3046