Augustin, Combat chrétien




CHAPITRE PREMIER. LA COURONNE EST PROMISE AUX VAINQUEURS. - SATAN NOTRE ENNEMI EST VAINCU AVEC L'AIDE DE JÉSUS-CHRIST.


1001 1. La palme de la victoire n'est offerte qu'à ceux qui combattent. Dans les saintes Écritures, nous trouvons à chaque pas la promesse de la couronne, si nous sortons victorieux de la lutte; mais pour éviter une foule de citations, ne lit-on pas en termes clairs et précis dans l'apôtre saint Paul: «J'ai achevé mon «oeuvre, j'ai fourni ma course, il ne me reste «plus qu'à recevoir la couronne de justice qui «m'est réservée (1)?» Il faut donc connaître quel adversaire nous avons à vaincre pour être couronnés; c'est celui que Notre-Seigneur lui-même a vaincu le premier, afin que nous aussi, en lui demeurant unis, nous puissions le vaincre à notre tour.

1.
2Tm 4,7-8

La Vertu et la Sagesse de Dieu, le Verbe par qui tout a été fait, c'est-à-dire le Fils unique de Dieu, demeure éternellement immuable au-dessus de toute créature.
Or, si toute créature que n'a pas souillée le péché, est sous sa dépendance, à plus forte raison en est-il de même pour celle que le péché a dégradée. Si tous les anges restés purs sont sous lui, encore ne sont-ils pas bien davantage sous lui, tous ces anges prévaricateurs dont Satan est le chef? Mais, comme Satan avait séduit notre nature, le Fils unique de Dieu a daigné revêtir notre humanité, pour vaincre Satan avec elle, et mettre sous notre dépendance celui qu'il tient' sans cesse sous- la sienne; c'est ce qu'il fait entendre lui-même quand il dit: «Le prince du monde a été chassé (1)». Non qu'il ait été chassé hors du monde, comme le pensent quelques hérétiques, mais il a été rejeté hors des âmes de ceux qui restent fidèles à la parole de Dieu, loin de s'attacher au monde dont Satan est le maître; car s'il exerce un pouvoir absolu sur ceux qui recherchent les biens éphémères du siècle, il n'est pas pour cela le maître du monde; mais il est le prince de toutes ces passions qui nous font convoiter les biens périssables; de là vient l'empire qu'il exerce sur tous ceux qui négligent Dieu, dont le règne est éternel, pour n'estimer que des frivolités que le temps change sans cesse; «car la cupidité est la racine de tous les maux; et c'est en s'y laissant aller que quelques-uns se sont écartés de la foi et se sont attirés de nombreux chagrins (2)». C'est à cause de cette concupiscence que Satan établit sa domination sur l'homme, et prend possession de son coeur. Voilà l'état de ceux qui aiment ce monde. Or, nous bannissons Satan, toutes les fois que nous renonçons du fond du coeur aux vanités du monde; car on se sépare de Satan, maître du monde, quand on renonce à ses attraits corrupteurs, à ses pompes, à ses anges. Aussi Dieu lui-même, une fois revêtu de la nature triomphante de l'homme, nous dit-il: «Sachez que j'ai vaincu le monde (3)».

1. Jn 12,31 - 2. 1Tm 6,10 - 3. Jn 16,33


CHAPITRE II. VAINCRE SATAN, C'EST VAINCRE SES PASSIONS.


1002 2. Bien des gens s'écrient: Comment vaincre Satan, quand nous ne le voyons pas? Mais n'avons-nous pas un maître qui n'a point dédaigné de nous montrer comment on arrive à (45) subjuguer des ennemis invisibles? C'est en parlant de ce maître que l'Apôtre a dit (5): «Se dépouillant lui-même de la chair, il a exposé les principautés et les puissances à une ignominie publique, triomphant d'elles cou«rageusement en lui-même (1)». Ainsi donc nous aurons vaincu ces puissances invisibles, nos ennemies, dès que nous aurons subjugué les passions qui sont au fond de notre coeur; et si nous éteignons en nous-mêmes les désirs qui nous font rechercher les biens de ce monde, nous arrivons nécessairement à vaincre en nous celui qui a établi son empire dans le coeur de l'homme en y allumant ces mêmes désirs. Quand Dieu dit à Satan: «Tu mangeras «de la terre»,il a dit au pécheur: «Tu es terre, et tu retourneras en terre (2)». Ainsi le pécheur a été livré à Satan pour que Satan fît de lui sa nourriture. Donc, ne restons pas terre, si nous ne voulons pas servir de pâture à Satan. La nourriture que nous prenons devenant partie de notre corps, les aliments eux-mêmes, par l'action des organes, s'assimilent à notre substance; ainsi la perversité, l'orgueil et l'impiété, avec leurs habitudes pernicieuses, font de chacun de nous un autre Satan, c'est-à-dire un être semblable à lui. L'on demeure alors soumis à Satan, comme le corps est soumis à l'âme. Voilà ce que signifie «être mangé par le serpent». Quiconque redoute le feu éternel, allumé pour Satan et ses anges (3), doit chercher à vaincre en soi ce mauvais génie. Nous repousserons victorieusement de notre coeur ces ennemis du dehors qui nous assiègent, en étouffant les désirs de la concupiscence qui nous asservissent. Ces esprits viennent-ils à rencontrer des hommes qui leur ressemblent? ils les entraînent à partager leurs châtiments.

1
Col 2,15 - 2. Gn 3,14-19 - 3. Mt 25,41 -

CHAPITRE 3. PRINCES DES TÉNÈBRES.


1003 3. C'est ainsi que l'Apôtre, d'après son propre témoignage, lutte contre les puissances extérieures. «Nous n'avons pas, dit-il, à combattre contre la chair et le sang, mais contre les principautés, contre les puissances, contre les princes de ces ténèbres, contre les esprits malfaisants qui habitent dans les cieux (4)». On nomme ciel aussi cet air où se forment les vents, les nuées, les tempêtes et les tourbillons.

4.
Ep 6-12

L'Ecriture le dit en plusieurs endroits: «Dieu a tonné du haut du ciel (1)»; «les oiseaux du ciel (2)»; «les animaux qui volent dans le ciel (3)». Il est de toute évidence que les oiseaux volent dans l'air. Nous aussi, nous avons l'habitude d'appeler ciel cet air qui nous entoure. Quand nous voulons savoir si le temps est serein ou nuageux, il nous arrive de dire, tantôt: Quel est l'état de l'air, ou, quel est l'état du ciel? Si je suis entré dans ces détails, c'est pour ne pas laisser croire que les mauvais esprits habitent là où Dieu a placé, dans un ordre admirable, le soleil, la lune et les étoiles. Si les mauvais démons sont appelés par l'Apôtre des êtres spirituels, c'est parce que dans les saintes Ecritures les mauvais anges sont nommés esprits; l'Apôtre les nomme aussi les princes des ténèbres de ce monde, parce qu'il appelle ténèbres, les pécheurs sur lesquels ces mauvais anges ont établi leur domination. Aussi dit-il dans un autre passage: «Vous étiez autrefois ténèbres, vous êtes maintenant lumière dans le Seigneur (4)». - C'est qu'après avoir été pécheurs, ils avaient obtenu leur justification. Gardons-nous donc de penser que Satan avec ses légions habite dans les hauteurs du ciel, d'où nous croyons qu'il est tombé.

1. Ps 17,14 -2. Ps 8,9 - 3. Mt 6,26 - 4. Ep 5,8


CHAPITRE IV. INTERPRÉTATIONS DES MANICHÉENS.


1004 4. Les Manichéens, dans leur aveuglement, soutiennent qu'avant la formation du monde il existait une race d'esprits de ténèbres, qui osa se révolter contre Dieu. Selon l'opinion de ces malheureux, Dieu, dont la puissance est infinie, n'aurait pu résister à cette attaque qu'en envoyant contre les rebelles une partie de lui-même. Les chefs de cette légion, d'après les Manichéens, auraient dévoré cette partie divine, et le monde aurait été formé de cette assimilation. Pour obtenir la victoire, Dieu donc, d'après eux,-éprouva dans ses membres des pertes, des. tourments, des misères sans nombre; et ses membres assimilés aux entrailles des esprits de ténèbres, modifièrent leur caractère, et calmèrent leur fureur. Cette secte ne voit pas qu'elle pousse le sacrilège jusqu'à croire que ce n'est point par ses créatures, mais par sa propre personnalité que ce Dieu tout-puissant est entré en lutte contre les ténèbres. Une pareille opinion est un (46) crime. Ils ne s'arrêtent pas là. Pour les vaincus, une fois leur fureur réprimée, leur état serait devenu meilleur, tandis que la nature divine, qui était victorieuse, aurait été réduite à l'état le plus misérable. Ils osent dire encore que par suite de ce contact, de cette mêlée, la partie divine aurait perdu l'intelligence et le bonheur, pour tomber dans les fautes et les tourments les plus graves. Encore si les Manichéens admettaient qu'un jour cette partie de Dieu pût se trouver purifiée; bien qu'il y eût une insigne impiété envers ce Dieu tout-puissant, d'affirmer qu'une partie de lui-même ait été, si longtemps, et sans avoir commis aucun péché, en proie à l'erreur et aux châtiments; mais non; ces malheureux insensés osent dire encore, que la nature divine ne saurait tout entière rependre son premier état de pureté, et que la partie qui n'a pu être purifiée, va être enchaînée et attachée au mal comme à un tombeau; ainsi cette partie qui n'a point failli, serait aussi tourmentée pour l'éternité dans une prison de ténèbres.
Voilà ce qu'avancent les Manichéens pour abuser les âmes simples; mais peut-on pousser la simplicité au point de croire à de pareils sacrilèges? Quoi! Dieu, qui peut tout, aurait été forcé et contraint de livrer une partie- de lui-même, pure et sans tache, sans pouvoir la soustraire à tant de châtiments, à tant de corruption? Et ce qu'il n'aurait pu affranchir, serait par lui-même retenu dans d'éternelles chaînes? Qui n'est saisi d'horreur en entendant ce blasphème? qui n'en voit l'impiété et l'abomination? Mais quand ces hérétiques cherchent à faire des victimes, ils ne tiennent pas d'abord ce langage. Autrement on se rirait d'eux, on les fuirait; mais ils prennent, dans les Ecritures, des passages que les âmes simples n'entendent pas, et alors ils abusent des ignorants en leur demandant quelle est l'origine dû mal. C'est ainsi qu'à propos de ce verset de l'apôtre: «Les princes des ténèbres: les esprits du mal qui habitent dans les cieux», ils demandent à un homme, qui ne comprend pas les saintes Ecritures, comment il se peut qu'il y ait dans le ciel des princes des ténèbres. L'infortuné ne pouvant répondre, se laisse, dans sa curiosité, séduire et tromper par eux; car la curiosité est le propre de toute âme ignorante.
Mais quand on est solidement instruit des vérités de la foi catholique, qu'on a pour appui des moeurs honnêtes et une piété sincère, ignorât-on les subtilités de leur hérésie, on n'est pas embarrassé pour leur répondre. Jamais ils ne séduiront le fidèle qui connaît ce que comprend la foi chrétienne, cette foi catholique, répandue dans l'univers, et qui, sous la conduite de Dieu, n'a rien à craindre des impies, des pécheurs, ou même de l'indifférence de ses enfants.


CHAPITRE V. DANS QUEL SENS FAUT-IL ENTENDRE QUE LES ESPRITS DU MAL SONT DANS LES HAUTEURS DE L'AIR.

5.Nous le disions. l'apôtre saint Paul a déclaré que nous avons une lutte à soutenir contre les princes des ténèbres, et les esprits du mal qui habitent dans l'air; nous avons montré que l'air même qui environne la terre, s'appelle ciel; il faut donc admettre que nous combattons contre Satan et ses satellites, qui mettent leur joie à nous tourmenter. Aussi le bienheureux Paul appelle, ailleurs, Satan le prince de la puissance de l'air (1). Cependant le passage où il parle des esprits du mal habitant dans les cieux, pourrait s'interpréter encore autrement, ne pas désigner les anges prévaricateurs, mais s'adresser à nous-mêmes; car ailleurs il est; dit à notre sujet: «Notre séjour est dans les cieux (2)». En conséquence, comme si nous étions placés dans les hauteurs du ciel, c'est-à-dire, parce que nous suivons les préceptes spirituels de Dieu, nous devons résister aux esprits du mal, dont les efforts tendent à nous en écarter. Oui, cherchons plutôt comment il nous faut combattre et vaincre ces ennemis invisibles de cette manière ces gens d'un esprit si étroit ne pourront s'imaginer que nous avons à lutter contre l'air.

1. Ep 2,2 - 2. Ph 3,2

CHAPITRE VI. CHATIER SON CORPS POUR VAINCRE SATAN ET LE MONDE.


1006 6. L'Apôtre veut bien nous l'enseigner lui-même: «Je ne combats pas, dit-il, en donnant des coups en l'air; mais je châtie mon corps, je le réduis en servitude, de peur qu'après avoir prêché aux autres je ne sois réprouvé (47) moi-même (1)». Il dit encore: «Soyez mes imitateurs, comme je le suis à mon tour de Jésus-Christ (2)». Que signifient ces paroles, sinon que l'Apôtre avait triomphé des puissances de ce monde, comme il enseigne que l'avait fait d'abord le Seigneur! dont il se déclare l'imitateur? Suivons donc son exemple, comme il nous y engage, châtions notre corps, et réduisons-le en servitude, si nous voulons vaincre. le monde.
Comme le monde exerce sur nous son empire par ses plaisirs défendus, par ses pompes et par un esprit de curiosité funeste, c'est-à-dire, par tous ces biens séducteurs et dangereux qui enchaînent les amateurs des biens du siècle, et les forcent à servir Satan et ses complices; si nous résistons à toutes ces tentations, notre corps sera réduit en servitude.


CHAPITRE VII. POUR QUE NOTRE CORPS NOUS SOIT SOUMIS, IL FAUT NOUS SOUMETTRE A DIEU, DE QUI DÉPEND TOUTE CRÉATURE, DE GRÉ OU DE FORCE.


1007 7. N'allez pas me demander comment nous soumettrons notre corps; rien n'est plus facile à comprendre et à exécuter, une fois que nous nous serons soumis à Dieu, de tout notre coeur, et avec un abandon complet; car toute créature est, bon gré, mal gré, soumise à un seul Dieu,son Seigneur. Ce que nous recommande la foi, c'est de le servir de tout notre coeur; car le juste le sert sans rien perdre de sa liberté, et le pécheur, en restant dans ses entraves. Tous sont soumis à la divine Providence; l'un montre une obéissance fidèle, et sous ses aspirations accomplit le bien; l'autre est à la chaîne comme un esclave, et subit le sort qu'il mérite. Ainsi le Dieu suprême, l'Auteur de toute créature, qui a fait toute chose excellente, comme il est écrit dans la Genèse (4), a réglé la création de manière à tirer le bien des bons et des méchants. Un acte juste est en même temps: un acte bon: or, les bons sont heureux à juste titre, et les méchants sont justement punis; par conséquent Dieu tire le bien des bons et des méchants, puisqu'il fait tout selon les lois de la justice. J'appelle bons ceux qui servent Dieu de tout coeur, et méchants ceux qui le font par contrainte; car personne ne peut se soustraire aux lois du

1.
1Co 9,26 - 2. 1Co 11,1 - 3. 2Co 2,14 Col 2,15 - 4. Gn 1,31

Tout-Puissant; mais il y a une différence complète entre exécuter et subir les prescriptions de la loi. Les justes agissent conformément à la loi, et les méchants souffrent d'après cette même loi.

1008 8. Ne nous tourmentons .pas à la pensée que les justes ont, ici-bas, selon la chair dont ils sont revêtus, beaucoup de peines et d'ennuis à supporter. En effet, ils ne sauraient éprouver aucun mal, ceux qui peuvent répéter ces paroles que l'Apôtre fait entendre sous l'inspiration de l'Esprit-Saint:. «Nous nous réjouissons même au milieu de nos tribulations,.sachant que la tribulation produit la constance, la constance la pureté, et la pureté l'espérance. Or, l'espérance n'est point n confondue, puisque l'amour de Dieu est répandu jusqu'au fond de nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné (1)». Si dans cette vie, où l'on a tant à souffrir, les bons et les justes sont capables, non-seulement de supporter avec calme les tribulations qui leur surviennent, mais encore de s'en glorifier dans l'amour de Dieu; que penser de cette autre vie qui nous est promise, où notre corps n'aura rien à souffrir? En effet, les corps des justes et des impies ne ressusciteront pas pour avoir le même sort; il est écrit: «Nous ressusciterons tous, mais nous ne serons pas tous changés»; et pour qu'on n'aille pas croire que ce changement n'est pas promis aux justes, mais aux impies, et qu'il y a là un châtiment, l'Apôtre ajoute: «Les morts ressusciteront incorruptibles, et c'est nous qui «serons changés (2)».
Ainsi le sort des méchants est parfaitement réglé: chacun d'eux est nuisible à soi-même, et tous se portent préjudice réciproquement. Ils recherchent, en effet, ce qu'on ne peut aimer sans se faire tort, et ce qui peut être ravi facilement; et ce bien, quand ils se persécutent, ils cherchent à s'en dépouiller les uns les autres. De là des tourments pour ceux qui perdent les faveurs du monde, parce qu'ils y ont mis leur affection. La joie est pour ceux qui les leur ravissent; mais cette joie n'est qu'aveuglement, que misère profonde; elle n'est, en effet, qu'entraves pour l'âme qu'elle entraîne dans des angoisses plus douloureuses. Le poisson aussi se sent heureux, lorsque, sans voir l'hameçon, il dévore l'appât; mais que le pêcheur l'attire à lui, d'abord ses entrailles se

1.
Rm 5,3-5 - 2. 1Co 15,51-52

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déchirent, et bientôt il périt victime de la joie qu'il a éprouvée dans son avidité. Tel est le sort de ceux qui croient trouver le bonheur dans les biens d'ici-bas: ils ont saisi l'hameçon, ils le portent partout avec eux; mais le moment va venir où ils sentiront quels tourments ils ont mis en eux par leur avidité. Les impies, toutefois, ne portent aucun préjudice aux vrais fidèles, parce qu'ils leur enlèvent des biens auxquels ces derniers ne sont pas attachés. Car ce qu'ils aiment et ce qui fait leur bonheur, personne ne peut le leur ravir. Quant aux souffrances du corps qui accablent si tristement les âmes des méchants; les âmes des justes s'y retrempent et s'y fortifient. Ainsi l'homme méchant et le mauvais ange servent sous les ordres de la divine Providence; mais ils ignorent le bien que Dieu opère par eux; aussi sont-ils payés, non d'après leurs services, mais d'après leur malice.


CHAPITRE VIII. TOUT EST GOUVERNÉ PAR LA DIVINE PROVIDENCE.


1009 9. De même que ces âmes qui ont l'intention de nuire et qui calculent les conséquences de leur action, sont placées sous les lois divines de manière que personne ne souffre injustement; ainsi, tous les êtres organisés et vivants sont, chacun dans son espèce et sa classe, dirigés conformément aux lois de la divine Providence. Aussi le Seigneur a dit: «Deux passereaux ne se vendent-ils pas une obole? et «pas un d'eux ne tombe sur la terre sans la «volonté de votre Père (1)». Par ces paroles, que veut-il faire voir, sinon que ce qui paraît le plus vil aux yeux des hommes, est gouverné par la toute-puissance de Dieu! En effet, par lui sont nourris les oiseaux du ciel, par lui sont vêtus les lis des champs (2); ainsi s'exprime la Vérité même, et elle ajoute que nos cheveux mêmes sont comptés (3). Mais si Dieu veille par lui-même sur les âmes pures qui ont la raison en partage, soit sur les anges qui ont gardé leur dignité et leur grandeur, soit sur les hommes qui servent Dieu avec une entière soumission, Dieu aussi les emploie pour gouverner le reste. Aussi l'Apôtre a-t-il pu dire avec vérité: «Dieu ne prend point souci des boeufs (4)». En effet, Dieu enseigne aux hommes, dans l'Ecriture, la manière de se conduire

1.
Mt 10,29 - 2. Mt 6,26-30 - 3. Mt 10,30 - 4. 1Co 9,9

envers leurs semblables, et de le servir lui-même; mais les hommes savent assez le traitement qu'ils doivent employer pour leurs bestiaux, c'est-à-dire, les procédés que l'expérience, l'habileté, les talents naturels fournissent pour veiller à la conservation de ces animaux. Et tous ces biens, ne les tiennent-ils pas des trésors immenses de leur Créateur? Ainsi, quand un homme peut comprendre comment Dieu, auteur de la création universelle, la gouverne par l'intermédiaire des âmes pures, qui lui servent de ministres et sur terre et dans les cieux, attendu que ces saintes âmes sont l'ouvrage de ses mains, et qu'elles occupent le premier rang dans la création; quand un homme donc peut comprendre tout cela, eh bien! qu'il comprenne et qu'il entre dans la joie de son Seigneur (1).


CHAPITRE IX. COMBIEN LE SEIGNEUR EST DOUX.


1010 10. Si ce bonheur nous est refusé pendant que nous sommes dans les liens du corps, et que nous accomplissons notre pèlerinage loin de Dieu (2), cherchons du moins à goûter combien le Seigneur est doux (3), lui qui nous a donné comme gage d'amour son Esprit-Saint (4), pour nous faire jouir de son ineffable douceur et nous faire soupirer après cette source même de la vie, où sans perdre la raison nous pouvons nous plonger et nous enivrer sans manquer à la sobriété, comme cet arbre planté le long d'un cours d'eau, qui se charge de fruits à la saison, sans jamais se dépouiller de ses feuilles (5). L'Esprit-Saint n'a-t-il pas dit: «Les enfants des hommes s'abandonneront à l'espérance sous l'abri de vos ailes, ils s'enivreront à l'abondance de votre maison, et vous les désaltérerez au torrent de vos voluptés (6)?» Une pareille ivresse, loin de troubler l'esprit, l'élève et lui donné l'oubli des choses de la terre; surtout, si nous pouvons dire dans toute l'effusion de notre coeur: «Comme le «cerf soupire après les fontaines, ainsi mon «âme soupire après vous, ô mon Dieu (7)».


CHAPITRE X. POUR NOUS LE FILS DE DIEU S'EST FAIT HOMME.


1011 11. Si les chagrins que l'attachement au monde

1.
Mt 25,21 - 2. 2Co 5,6 - 3. Ps 33,9 - 4. 2Co 1,22 2Co 5,5 - 5. Ps 1,3 - 6. Ps 35,8-10 - 7. Ps 41,2

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cause à notre âme nous empêchent de goûter combien le Seigneur est doux, du moins ayons confiance en l'autorité divine que Dieu même a bien voulu placer dans la sainte Ecriture, où il est parlé de son Fils, «qui lui est venu de la race de David selon la chair (1)», comme dit l'Apôtre. «Tout a été fait par lui, et rien n'a été fait sans lui», dit l'Evangile (2). C'est lui qui a eu compassion de notre faiblesse, dont il n'est pas l'auteur, mais que nous ne devons attribuer qu'à nous-mêmes, car Dieu a créé l'homme immortel (3) et lui a donné le libre usage de sa volonté; eh! où serait la perfection pour lui s'il obéissait aux commandements de Dieu, par force et non librement?
A mon avis, rien de plus simple; mais c'est ce que ne veulent pas comprendre ces hommes qui, ayant abandonné la foi catholique, désirent cependant conserver le nom de chrétien. S'ils conviennent avec nous que notre nature ne peut se corriger que par la pratique du bien, ils avoueront nécessairement qu'elle s'altère parle péché. Il suit donc que nous ne devons pas croire que notre âme soit un même être avec Dieu; s'il en était ainsi, ni sa volonté, ni une force étrangère ne sauraient la pousser au mal; puisque Dieu est absolument immuable, comme en conviennent ceux qui n'aiment pas à parler des questions qu'ils ignorent, dans un esprit de lutte, de rivalité, d'amour de vaine gloire, mais avec une humilité toute chrétienne; jugent du Seigneur d'après sa bonté, et le cherchent dans la simplicité de leur coeur (4). Ainsi donc le Fils de Dieu a daigné se revêtir de notre faiblesse. a Et le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous (5)»; son éternité n'a pas été changée, mais il a montré aux regards muables de l'homme, une créature également muable dont il s'est revêtu dans son immuable majesté.


CHAPITRE 11. CONVENANCES MAGNIFIQUES DE L'INCARNATION.


1012 12. Il se rencontre des insensés qui disent Dieu dans sa sagesse ne pouvait-il sauver les hommes qu'en se faisant homme, en prenant naissance dans le sein d'une femme, et en se soumettant à tout de la part des pécheurs? Voici notre réponse: Oui, Dieu pouvait agir

1.
Rm 1,3 - 2. Jn 1,3 - 3. Sg 2,23 - 4. Sg 1,1 - 5. Jn 1,14

autrement, mais s'il l'eût fait, votre sottise trouverait également à redire. En ne se montrant pas aux yeux des pécheurs, sa lumière éternelle, qui n'est visible que par les yeux de l'âme, ne pourrait être vue des esprits souillés. Mais comme le Fils de Dieu a daigné nous instruire en prenant une forme visible afin de nous préparer à la possession des biens invisibles, il froisse les avares, parce qu'il n'a pas revêtu un corps d'or massif; il froisse les impudiques, parce qu'il est né de la femme, car les impudiques ne peuvent supporter que les femmes conçoivent et enfantent; il froisse les orgueilleux, parce qu'il a supporté les outrages avec la plus admirable patience; il froisse les voluptueux, parce qu'il a enduré les souffrances; il froisse les peureux, parce qu'il est mort. Et pour n'avoir pas l'air de prendre la défense de leurs vices, ils disent que ce n'est pas parce qu'il est homme, mais parce qu'il est le Fils de Dieu, que cela les révolte dans Notre-Seigneur. Ils ne comprennent donc pas quelle est cette éternité divine qui s'est faite homme; ils ne comprennent pas non plus ce qu'est l'humanité qui par ce changement recouvrait sa première énergie, et par là nous montrait que sous la conduite de Dieu nous pouvions, en pratiquant la vertu, nous affranchir des faiblesses causées par le péché. Ne voyons-nous pas en effet à quel degré de misère l'homme était descendu par sa faute, et comment aujourd'hui, par le secours divin, il peut se relever de cet état? Voilà pourquoi Dieu s'est fait homme et a souffert, comme homme, ce qui peut arriver à notre humanité. Ce remède à nos maux est tel que nous ne saurions nous en faire une assez grande idée. Comment guérir l'orgueil, s'il ne s'abaisse pas devant l'humilité du Fils de Dieu? Comment renoncer à l'avarice, si on n'y renonce en face de la pauvreté du Fils de Dieu? Quelle colère pourra se calmer, si elle résiste en présence de la résignation du Fils de Dieu? Quel est l'impie qui s'amendera, s'il résiste à la charité du Fils de Dieu? Enfin, quelle pusillanimité pourra être surmontée, si elle ne cède devant la résurrection de Notre-Seigneur?
Que les hommes reprennent courage et reconnaissent leur nature, qu'ils voient le rang qu'ils occupent dans les oeuvres de Dieu. O hommes, ne vous méprisez pas vous-mêmes: le Fils de Dieu s'est fait homme; ô femmes, (50) n'ayez pas de mépris pour vous-mêmes: le Fils de Dieu est né d'une femme. Cependant, ne vous attachez pas à la chair, car en Jésus-Christ disparaît en nous toute distinction de sexe. Ne vous attachez pas aux choses du monde, parce que si on pouvait les aimer légitimement, le Fils de Dieu fait homme les eût aimées; gardez-vous de craindre les outrages, les croix et la mort, parce que s'il pouvait en résulter un dommage pour nous, l'humanité prise par le Fils de Dieu ne les aurait pas soufferts. Eh! cette leçon qui déjà est répandue et pratiquée partout, et qui sauve toute âme obéissante, serait-elle donnée ici-bas, si tout ce qui froisse les passions de ces insensés, ne s'était pas accompli? Qui donc daigneront imiter ces fanfarons du vice, pour arriver à pratiquer la vertu, s'ils rougissent de suivre Celui dont il a été dit, avant qu'il naquît: «Il sera appelé le Fils du Très-Haut (1)», et qui aujourd'hui est appelé ainsi parmi toutes les nations, comme on n'en saurait douter? Avons-nous de nous-mêmes une haute idée? daignons imiter Celui qui est appelé le Fils du Très-Haut? Nous défions-nous de nous-mêmes? osons imiter les pécheurs et les publicains qui ont été ses imitateurs. O remède salutaire à tous! il comprime toute enflure, restaure toute faiblesse, écarte tout ce qui est superflu, conserve tout ce qui est nécessaire, répare toutes les forces perdues et redresse tout ce qui est dépravé. Qui s'élèverait maintenant contre le Fils de Dieu? Qui pourrait désespérer de soi quand pour nous le Fils de Dieu a voulu s'humilier à ce point? Qui croira que le bonheur de la vie consiste dans des biens que Jésus-Christ nous a appris à mépriser? Quelles adversités pourraient abattre, quand on voit la nature de l'homme triompher en Jésus-Christ de si grandes épreuves? Peut-on penser que le royaume des cieux nous est fermé, quand on voit que des publicains, des courtisanes ont pu imiter le Fils de Dieu (2)? A quels désordres ne se soustrait-on pas, quand on examine, pour les aimer et les suivre, les actions et les paroles de cette nature humaine en qui le Fils de Dieu nous a tracé un modèle de conduite?

1. Lc 1,32 - 2. Mt 11,31


CHAPITRE XII. PARTOUT LA FOI CHRÉTIENNE PEUT SE DÉVELOPPER ET REMPORTER LA VICTOIRE.


1013 13. Aussi tous les sexes et tous les âges, les grands mêmes de ce monde, se sont laissé entraîner à l'espérance de la vie éternelle. Les uns, méprisant les biens de la terre, n'aspirent plus qu'aux choses divines. Les autres, tout en ne pratiquant pas les vertus qu'ils voient pratiquer, louent ce qu'ils n'osent pas imiter. Un petit nombre murmurent encore, en proie à une haine impuissante:ce sont ceux qui cherchent leur intérêt dans l'Eglise, bien qu'ils- affectent les dehors du catholique; ou ces hérétiques qui, sous le nom même du Christ, cherchent à faire parler d'eux; ou ces Juifs qui travaillent à se disculper du crime de leur impiété; ou bien encore des païens qui redoutent de renoncer à leurs mystères licencieux- Quant à l'Eglise catholique répandue. dans toute l'étendue de l'univers, après avoir repoussé dans les premiers temps les attaques de ses ennemis, elle s'est de plus en plus fortifiée, non par la résistance, mais par la patience. Et aujourd'hui, en voyant leurs objections insidieuses, elle en rit dans sa foi, les dissipe par sa vigilance, les réduit à néant par sa science; elle ne se préoccupe pas si ses accusateurs trouvent quelques pailles dans son grain: elle a assez de prudence et de zèle pour reconnaître le temps où l'on doit moissonner, battre dans l'aire, entasser dans les greniers. Mais quant à ceux qui décrient son pur froment, elle tâche de les ramener de leurs erreurs, ou ne fait pas plus de cas de leur maligne jalousie que des ronces et de l'ivraie.


CHAPITRE XIII. SE SOUMETTRE A DIEU EN TOUTES CHOSES.


1014 14. Soumettons notre âme à Dieu, si nous voulons tenir notre corps en servitude et triompher de Satan. C'est la foi d'abord qui attache notre âme à Dieu; ensuite la morale, dont la pratique fortifie notre foi, nourrit la charité, et donne un vif éclat à ce qui n'était auparavant qu'une simple croyance. En effet, dès que la connaissance et l'action rendent l'homme heureux, il faut d'un côté se garder de l'erreur; de l'autre, éviter toute souillure. C'est une erreur grave de croire qu'on puisse connaître la vérité, tout en vivant dans le désordre. Or, (51) c'est un désordre que d'aimer le monde, d'en estimer tous les biens passagers et périssables, de les désirer, de faire des efforts pour les acquérir, de mettre sa joie dans leur abondance, de craindre qu'on ne les perde, et de se désoler, quand ils nous sont enlevés. L'homme qui vit ainsi ne peut ni contempler la vérité pure et immuable, ni s'attacher à elle, ni prendre son essor pour l'éternité. Aussi, pour purifier notre esprit, nous devons croire d'abord ce que nous ne sommes pas encore capables de comprendre. Car le prophète a dit avec vérité: «Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez point (1)».

1015 15. L'Eglise enseigne en peu de mots ce qu'on doit croire:elle parle des choses éternelles que ne peuvent comprendre encore les âmes charnelles; des choses temporelles accomplies ou à accomplir, de tout ce que l'éternelle Providence a fait et fera pour le salut des hommes. Croyons donc au Père, au Fils et au Saint-Esprit: voilà lesbiens éternels et immuables, c'est un seul Dieu, l'éternelle Trinité en une seule substance; Dieu, de qui tout est sorti, par qui tout a été fait, en qui tout réside (2).


CHAPITRE XIV. LA SAINTE TRINITÉ.


1016 16. Gardons-nous de ceux que disent que le Père seul existe, qu'il n'a pas de Fils et que le Saint-Esprit n'est pas avec lui; mais que le Père s'appelle tantôt le Fils, tantôt le Saint-Esprit. Ils ne connaissent pas le Principe d'où tout est sorti, l'Image d'après laquelle il forme tout, la Sainteté par laquelle il ordonne tout.


CHAPITRE XV. LES TROIS PERSONNES NE SONT PAS TROIS DIEUX.

1017 17. Gardons-nous aussi de ceux qui s'indignent et s'irritent de ce que nous ne voulons pas qu'on adore trois dieux. Ils ignorent ce que c'est qu'une substance unique et immuable; leurs fausses imaginations les abusent. Parce qu'avec les yeux de la chair ils voient ou trois êtres, ou trois personnalités quelconques, distinctes et séparées, ils se figurent qu'il en est ainsi de la substance divine. Leur erreur profonde vient de leur orgueil, et ils ne peuvent s'éclairer parce qu'ils refusent de croire.

1.
Is 7,9 secund. LXX. - 2. Rm 11,36



Augustin, Combat chrétien