Augustin, du travail des moines.


DU TRAVAIL DES MOINES




CHAPITRE PREMIER. ARGUMENTS DES MOINES OPPOSANTS. - TEXTES DE L'ÉVANGILE ET DE SAINT PAUL SUR LE TRAVAIL.


1. Il m'a fallu, saint frère Aurèle, obtempérer d'autant plus religieusement à votre ordre, que j'ai vu plus clairement de qui il me venait par votre pieux organe. Hôte divin de votre coeur, inspirateur en ceci de votre charité de père et de frère, Notre-Seigneur Jésus-Christ me commande par vous de traiter cette question: Faut-il laisser à certains moines, nos fils et nos frères, la triste liberté de ne point obéir à ces paroles de l'apôtre saint Paul «Celui qui ne veut pas travailler, ne doit pas «manger (1)?» - Puisque le Seigneur, empruntant vos désirs et votre voix pour son oeuvre, veut que je vous adresse à ce sujet une réponse écrite, puisse-t-il aussi m'aider à obéir, et me faire comprendre, au fruit que mon oeuvre produira, que, par sa grâce, j'obéis à lui-même!

2. Le premier point à examiner, c'est l'argumentation des individus de cette profession qui refusent de travailler; le second, c'est ce qu'il faut dire pour les corriger, si nous trouvons qu'en ceci leurs sentiments soient contraires à la loi.

D'après eux, ce n'est pas le travail corporel où se fatiguent le laboureur et l'ouvrier, que l'Apôtre a prescrit quand il disait: «Celui qui


1. 2Th 3,10

ne veut pas travailler, ne doit pas manger». L'Apôtre ne peut contredire l'Evangile où le Seigneur lui-même se prononce en ces termes: «C'est pourquoi je vous dis: Ne vous inquiétez point où vous trouverez de quoi manger pour le soutien de votre vie, ni d'où vous aurez des vêtements, pour couvrir votre corps; la vie n'est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement? Considérez les oiseaux du ciel: ils ne sèment point, ils ne moissonnent point, et ils n'amassent point dans des greniers; mais votre Père céleste les nourrit: n'êtes-vous pas beaucoup plus qu'eux? Quel est d'ailleurs celui d'entrevous qui puisse avec tous ses soins ajouter à sa taille la hauteur d'une coudée? Pourquoi aussi vous inquiétez-vous pour le vêtement? Considérez comment croissent les lys des champs: ils ne travaillent point, ils ne filent point; et cependant je vous déclare que Salomon même dans toute sa gloire n'a jamais été vêtu comme l'un d'eux. Si donc Dieu a soin de vêtir de cette sorte une herbe des champs qui est aujourd'hui debout et qui sera demain jetée dans le four, combien plus aura-t-il soin de vous, hommes de peu de foi? Ne vous inquiétez donc point en disant: «Que mangerons-nous, ou que boirons-nous, ou de quoi nous vêtirons-nous? Comme font les païens qui cherchent toutes ces choses; car votre Père sait que vous en avez besoin. Cherchez donc premièrement le (242) royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît. «C'est pourquoi ne soyez pas inquiets pour le lendemain;car le lendemain aura soin de lui-même, à chaque jour suffit son mal (1)».

Voilà bien, s'écrient-ils, un texte où le Seigneur nous ordonne d'être sans inquiétude du vivre et du couvert; comment donc l'Apôtre serait-il d'un avis contraire à son maître, en nous commandant même de nous inquiéter au sujet du manger, du boire et du vêtir, jusqu'au point de nous imposer des métiers, des ennuis, des travaux d'ouvriers? Aussi bien sa maxime: «Qui ne veut pas travailler, ne doit pas manger», ne peut, selon nous, s'entendre que de ces travaux spirituels, dont lui-même dit ailleurs: «Chacun opère selon le don de Dieu; j'ai planté; Apollon a arrosé; mais Dieu a donné l'accroissement»; et quelques lignes après: «Chacun d'après son travail recevra son salaire. Car nous sommes les collaborateurs de Dieu: vous êtes le champ que Dieu cultive; vous êtes l'édifice que Dieu bâtit. Pour moi, selon la grâce que Dieu m'a donnée, j'ai jeté le fondement comme un sage architecte (2)».

Ainsi l'Apôtre travaille en plantant, en arrosant, en bâtissant, en jetant les fondements. En ce sens, qui ne veut pas travailler, ne doit pas manger. Que sert, en effet, à un homme de se nourrir spirituellement de la parole de Dieu, s'il ne procure aussi par là l'édification des autres? Que servit-il, par exemple, au serviteur paresseux de recevoir un talent et de l'enfouir, sans travailler au profit de son maître? N'y gagna-t-il pas de se faire enlever à la fin ce talent et de se faire jeter lui-même dans les ténèbres extérieures (3)? - Aussi, continuent les adversaires, voici comment nous agissons, nous: nous faisons de saintes lectures avec ceux qui nous arrivent fatigués des orages du siècle et qui viennent chercher auprès de nous le repos dans la parole de Dieu, dans la prière, les psaumes, les hymnes et les cantiques spirituels. Nous leur donnons allocutions, consolations, exhortations, sujets d'édification appropriés aux besoins que nous constatons dans le genre de vie auquel ils sont appelés. En ne travaillant pas à ces sortes d'oeuvres, nous ne pourrions sans péril recevoir du Seigneur les aliments même spirituels. C'est, en effet, le sens de ces mots


1. Mt 6,25-34 - 2. 1Co 3,5-10 - 3. Mt 25,24-30

de l'Apôtre: «Qui ne veut pas travailler, ne doit pas manger».

Ainsi ces hommes prétendent obéir à la fois à l'Evangile et à saint Paul, s'imaginant que l'Evangile a commandé de ne pas s'inquiéter des besoins corporels et temporels de cette vie, tandis que saint Paul n'a voulu parler que de nourriture et de travail spirituels dans ce texte: «Qui ne veut pas travailler ne doit pas manger».

CHAPITRE II. RÉFUTATION. - IL FAUT EXPLIQUER LES PAROLES DU SEIGNEUR LES UNES PAR LES AUTRES; DE MÊME, LES TEXTES DE L'APÔTRE.


3. Ils ne s'aperçoivent pas qu'ils s'exposent à une rétorsion; en effet, on pourrait leur dire, avec tout autant de raison, que dans le texte évangélique, le Seigneur usant de paraboles et de comparaisons n'entend parler que de l'aliment et du vêtement spirituels, au sujet desquels il défend l'inquiétude à ses serviteurs, comme il fait dans cet autre texte: «Quand on vous traînera devant les tribunaux, ne pensez pas à ce que vous devrez dire; car ce que vous devrez dire vous sera donné à l'heure même, puisque ce n'est pas vous qui parlez, mais l'Esprit de votre Père qui parle en vous (1)». La parole de sagesse, en effet, est toute spirituelle, et c'est celle-là qu'il ne veut pas que les fidèles préméditent et dont il promet de les munir, sans qu'ils aient besoin de s'en inquiéter. En revanche, continuerait-on, l'Apôtre discute plus clairement, selon la coutume apostolique; il parle simplement plutôt qu'en termes figurés, comme le prouve la manière habituelle et presque exclusive des épîtres apostoliques; et par suite c'est, à la lettre, du travail manuel et de la nourriture corporelle qu'il a dit: «Celui qui ne veut pas travailler ne doit pas manger». - Cette rétorsion rendrait douteuse à leurs propres yeux l'opinion de nos adversaires, à moins que n'envisageant tout le contexte de l'Evangile, ils n'y découvrissent quelque parole du Seigneur qui leur servît à prouver que, vraiment, c'est de la nourriture et du vêtement corporels qu'il nous interdit le souci, quand il dit: «Ne soyez donc pas inquiets de ce que vous mangerez, de ce que vous boirez, de ce qu'il faudra pour vous vêtir». Si par exemple ils réfléchissaient aux paroles qui suivent: «Les païens


1. Mt 10,19-20

243

s'occupent de ces choses», ils auraient la preuve que les avis du Sauveur portaient sur les besoins du corps et du temps. De même si saint Paul s'était contenté de dire: «Qui ne veut pas travailler, ne doit pas manger», on pourrait détourner ce texte de son vrai sens. Mais comme il explique très-clairement, en maints autres endroits de ses épîtres, dans quel sens il entend cette maxime, les adversaires font des efforts superflus pour soulever des nuages à leurs propres yeux et aux yeux des autres; non-seulement jusqu'à refuser de pratiquer le précepte énoncé par la charité apostolique, mais jusqu'à ne pas vouloir, sur ce point, que la lumière se fasse pour eux ni pour personne, ne redoutant point ce qui est écrit: «Il n'a pas voulu s'instruire pour faire le bien (1)».

CHAPITRE 3. SAINT PAUL FAIT UN PRÉCEPTE DU TRAVAIL CORPOREL.


4. Ainsi, nous avons à démontrer tout d'abord que saint Paul a prescrit aux serviteurs de Dieu les travaux corporels, que devrait d'ailleurs couronner un jour une grande récompense spirituelle; et que, d'après son intention, loin d'avoir besoin de personne pour vivre et pour se vêtir, ils doivent se procurer le nécessaire par leurs propres mains. Nous avons à faire voir ensuite que les préceptes de l'Evangile à l'ombre desquels plusieurs voudraient couvrir, non-seulement leur paresse, mais leur orgueil, ne sont pas contraires au commandement ni à l'exemple de l'Apôtre.

Examinons donc, d'abord, par quelle suite d'idées l'Apôtre est arrivé à cette maxime «Qui ne veut pas travailler ne doit pas manger»; voyons ensuite comment il continue à raisonner, après l'avoir écrite, afin que cette lecture des antécédents et des conséquents, nous accuse bien clairement sa pensée.

«Nous vous ordonnons, mes frères, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de vous retirer d'avec tous ceux d'entre vos frères qui se conduisent d'une manière déréglée, et non selon la tradition qu'ils ont reçue de nous. Car vous savez vous-mêmes ce qu'il faut faire pour nous imiter, puisqu'il n'y a rien eu de déréglé dans la manière dont nous avons vécu parmi vous. Nous n'avons mangé gratuitement le pain de personne; mais nous


1. Ps 35,4

avons travaillé jour et nuit avec peine et fatigue, pour n'être à charge à aucun de vous. Ce n'est pas que nous n'en eussions le pouvoir; mais c'est que nous avons voulu nous donner nous-mêmes pour modèle, afin que vous nous imitiez. Aussi, lorsque nous étions avec vous, nous vous déclarions que celui qui ne veut point travailler, ne doit point manger. Car nous apprenons qu'il y en a parmi vous qui se conduisent d'une manière déréglée, qui ne travaillent point, qui agissent en curieux. Or, nous ordonnons à ces personnes, et nous les conjurons par Notre-Seigneur Jésus-Christ, de manger leur pain en travaillant en silence (1)».

Que répondre à ces paroles, surtout que pour ne laisser à personne le droit de les interpréter arbitrairement, et non comme une loi de charité, l'Apôtre a montré par son exemple le sens de son précepte? En effet, comme l'Apôtre prédicateur de l'Evangile, comme ministre de Jésus-Christ, planteur de sa vigne, pasteur de son troupeau, il tenait du Seigneur même le droit de vivre de l'Evangile; et cependant, pour s'offrir comme modèle à ceux qui voulaient exiger un salaire non dû, il n'a pas exigé le salaire qui lui était dû. Ecoutez ce qu'il dit aux Corinthiens: «Qui fait jamais la guerre à ses dépens? Qui plante une vigne, sans en manger le fruit? Qui mène paître un troupeau, sans en recueillir le lait (2)?» - Ainsi, il ne voulut pas recevoir ce qu'on lui devait, afin de réprimer, par son exemple, ceux qui, sans avoir un rang pareil dans l'Eglise, prétendraient avoir droit à pareille créance. N'est-ce pas bien ce qu'il dit? «Et nous n'avons mangé gratuitement le pain de personne; mais nous avons travaillé jour et nuit avec peine et fatigue, pour n'être à charge à aucun de vous. Ce n'est pas que nous n'en eussions pas le pouvoir; mais c'est que nous avons voulu nous donner nous-même pour modèle, afin que vous nous imitiez».

Qu'ils entendent donc ces paroles, ceux que le précepte de l'Apôtre regarde; c'est-à-dire, ceux qui n'ont certes point la puissance qu'il avait, mais qui voudraient, se bornant aux oeuvres spirituelles, manger leur pain sans l'acheter par le travail corporel! Et puisque saint Paul prononce: «Nous leur ordonnons et nous les conjurons, en Jésus-Christ, de


1. 1Th 3,6-12 - 2. 1Co 9,7

244

manger leur pain en travaillant, et en silence», qu'ils se gardent de disputer contre le plus évident des textes apostoliques; c'est une partie du silence qu'ils doivent observer en mangeant le pain du travail.

CHAPITRE IV. LE VRAI SENS DE SAINT PAUL S'EXPLIQUE D'APRÈS SES AUTRES ÈPITRES.


5. Je donnerais à ce long texte un développement plus soigné et plus approfondi, si je n'avais à citer d'autres endroits de ses Epîtres bien plus claires encore; en les collationnant, ma première citation gagnera en évidence; et ce premier texte fût-il anéanti, les nouveaux témoignages suffiraient à la preuve. Voici, en effet, ce qu'il dit sur le même sujet, écrivant aux Corinthiens: «Ne suis-je pas libre? Ne suis-je Apôtre? N'ai-je pas vu Jésus-Christ, notre Seigneur? N'êtes-vous pas vous-mêmes mon ouvrage en notre Seigneur? Quand je ne serais pas apôtre à l'égard des autres, je le suis au moins à votre égard; car vous êtes le sceau de mon apostolat en notre Seigneur. Voici ma défense contre ceux qui me reprennent: N'avons-nous pas le droit de manger et de boire? N'avons-nous pas le pouvoir de conduire partout avec nous une femme d'entre nos soeurs, comme font les autres Apôtres, et les frères du Seigneur, et Céphas (1)?» Remarquez comme il montre d'abord son droit, et son droit à titre d'Apôtre; c'est de là qu'il part en effet: «Ne suis-je pas libre? Ne suis-je pas Apôtre?» Et il prouve son titre d'Apôtre en ajoutant: «N'ai-je pas vu Notre-Seigneur Jésus-Christ? N'êtes-vous pas vous«mêmes mon ouvrage en notre Seigneur?»

Ce point prouvé, il montre qu'il a droit, autant que les autres Apôtres, de ne pas travailler de ses mains, mais de vivre de l'Evangile, comme le Seigneur l'a réglé, et il continue à en donner la preuve très-évidente. En effet, si des femmes fidèles et bien pourvues d'ailleurs des biens de la terre, accompagnaient les Apôtres, si elles les aidaient de leur fortune, c'était pour leur procurer les choses nécessaires à la vie. Saint Paul démontre qu'il a le droit de suivre en ceci l'exemple de tous les Apôtres, mais il rappelle aussitôt qu'il n'a point voulu user de ce pouvoir. Quelques-uns,


1. 1Co 9,1-7 - Gunaika adelphen periagein, littéralement conduire partout avec nous une femme-soeur. Les Protestants qui ont employé contre le célibat des prêtres ce texte de saint Paul, reçoivent, par avance, une réfutation sans réplique dans saint Augustin.

dans ce texte: «N'avons-nous pas le droit de conduire partout avec nous une femme-soeur», ont traduit non pas une femme notre soeur, mais une épouse. L'erreur vient du sens double du mot grec, parce que dans cette langue le même mot signifie épouse et femme. Et cependant l'Apôtre l'a employé de manière a rendre cette erreur impossible, disant non pas simplement une femme, mais une femme-soeur; et parlant non pas de l'épouser, mais de s'en faire suivre partout. Mais cette équivoque n'a point trompé les autres interprètes, qui tous ont traduit «une femme», et non pas «une épouse».

CHAPITRE V. L'EXEMPLE DE JÉSUS-CHRIST PROUVE QUE LES APÔTRES ONT EU LA PERMISSION DE SE FAIRE ACCOMPAGNER ET SERVIR PAR DES FEMMES.


6. Si quelqu'un pensait que les Apôtres n'ont pu agir ainsi, ni se laisser suivre par des femmes de sainte vie qui les accompagnaient dans tous les lieux où ils prêchaient eux-mêmes l'Evangile, afin de les pourvoir du nécessaire à leurs frais, je l'inviterais à consulter l'Evangile même et à se convaincre qu'en cela les disciples suivaient l'exemple du Maître. Notre-Seigneur, en effet, compatissant à nos faiblesses, selon la loi de sa miséricorde, et bien qu'il pût se faire servir par les Anges, possédait lui-même une bourse destinée à recevoir l'argent que ne manquaient pas de lui offrir les fidèles vertueux pour la subsistance nécessaire de ses disciples. Cette bourse, il l'avait confiée à Judas, pour nous apprendre à supporter les voleurs dans l'Eglise, si nous ne pouvons les éviter: car, d'après l'Ecriture-Sainte, ce misérable volait ce qu'on y mettait (1). En outre, Jésus voulut se faire suivre par les femmes qui lui devaient préparer et fournir le nécessaire, montrant ainsi qu'à l'égard de l'armée des prédicateurs de l'Evangile et des ministres de Dieu, le peuple avait une dette à payer, comme les provinces aux armées de l'Empire; et qu'ainsi, lorsqu'un Apôtre, à l'instar de saint Paul, refuserait d'user de son droit et de recevoir son dû, c'est qu'il serait plus généreux envers l'Eglise, en n'exigeant pas son très-juste salaire, et gagnant par son travail sa nourriture de chaque jour. Car l'hôtelier auquel on avait conduit le blessé du chemin de Jéricho, avait reçu cette promesse: «Si vous dépensez


1.Jn 12,6

davantage, je vous le rembourserai à mon retour (1)». Paul était ainsi celui qui dépensait davantage, puisque d'après ses paroles mêmes, il portait les armes à ses frais (2). - Or, voici ce qu'on lit dans l'Évangile: «Ensuite Jésus lui-même faisait route par les villes et bourgades, prêchant et évangélisant le royaume de Dieu; et les douze l'accompagnaient, ainsi que plusieurs femmes qui avaient été délivrées de malins esprits ou de maladies, comme Marie surnommée Madelaine, de laquelle sept démons étaient sortis, et Jeanne, de Chuza, intendant d'Hérode, et Suzanne, et plusieurs autres qui l'aidaient de leurs biens (3)». A l'exemple du Seigneur, les Apôtres recevaient la nourriture qu'on leur devait, et le Seigneur en parle ainsi très-expressément: «Allez, dit-il, prêchez en disant que le royaume des cieux est proche; guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez les démons. Vous avez reçu gratuitement; donnez gratuitement. Gardez-vous de posséder or, argent, ni monnaie dans vos ceintures, ni manteau pour la route, ni double tunique, ni chaussures, ni bâton. Car l'ouvrier mérite sa nourriture (4)». Voilà le texte où le Seigneur établit le règlement que rappelle l'Apôtre. Car en leur recommandant de ne rien porter avec eux de toutes ces provisions, le Seigneur voulait que, selon leurs besoins, ils dussent recevoir des mains de ceux auxquels ils annonçaient l'Évangile.

CHAPITRE VI. CE N'EST PAS AUX SEULS APÔTRES, MAIS BIEN AUSSI A D'AUTRES QUE LE CHRIST A PERMIS DE VIVRE DE L'ÉVANGILE.


7. Et pour qu'on n'aille pas croire que ce droit n'ait été octroyé qu'aux douze Apôtres, écoutons le récit de saint Luc: «Ensuite le Seigneur choisit encore soixante et douze autres disciples, qu'il envoya devant lui, deux à deux, dans toutes les villes et dans tous les lieux où lui-même devait aller. Et il leur disait: La moisson est grande, mais il y a peu d'ouvriers. Priez donc le maître de la moisson qu'il envoie des ouvriers dans sa moisson. Allez, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Ne portez ni bourse, ni sac, ni souliers


1. Lc 10,35 - 2. 1Co 9,7-15 2Co 11,7 - 3. Lc 8,1-3 - 4. Mt 10,7-10

et ne saluez personne dans le chemin. «En quelque lieu que vous entriez, dites d'abord: Que la paix soit dans cette maison! Et s'il s'y trouve quelque enfant de «paix, votre paix reposera sur lui; sinon, elle retournera sur vous. Demeurez dans la même maison, mangeant et buvant de ce qu'il y aura chez eux; car l'ouvrier est digne de son salaire (1)».

Ces paroles indiquent clairement non pas des prescriptions, mais des permissions. Ainsi, tel voulant en profiter, pouvait user des droits que lui créait ce règlement du Seigneur; tel autre n'en voulant point user, n'agissait pas contre un précepte, mais simplement cédait de son droit, et déployait ainsi une charité plus grande et plus de travail encore dans cette propagation de l'Évangile, en retour de laquelle un salaire lui était dû sans qu'il voulût le recevoir. Que si le règlement du Seigneur vous paraît un ordre, dites alors que l'Apôtre aurait péché contre un précepte, puisqu'après avoir lui-même prouvé son droit, il ajoute: «Quant à moi, cependant, je n'ai point usé de ce pouvoir (2)».

CHAPITRE VII. LA FACULTÉ DE NE POINT TRAVAILLER, ACCORDÉE AUX APÔTRES, DOIT S'ENTENDRE DU TRAVAIL CORPOREL.


8. Mais revenons plutôt à la suite de ses idées; étudions avez soin tout le passage de son épître: «N'avons-nous pas, dit-il, la permission de manger et de boire? N'avons-nous pas la permission de mener partout avec nous une femme-soeur (3)?» De quelle permission parle l'Apôtre? N'est-ce pas uniquement de celle que le Seigneur a octroyée à ceux qu'il envoie prêcher le royaume des cieux, quand il leur dit: «Mangez de ce qu'il y a chez eux; car l'ouvrier mérite son salaire», et quand il se propose lui-même comme exemple dans l'exercice de ce droit, puisque des femmes très-pieuses aidaient de leur fortune à lui procurer le nécessaire (4)?

Saint Paul a fait plus; il démontre, par la pratique de ses collègues dans l'apostolat, la réalité de cette permission accordée par le Seigneur. Car s'il ajoute: «Ainsi agissent et tous les autres apôtres; et les frères du Seigneur


1. Lc 10,1-7 - 2. 1Co 9,12 - 3. 1Co 9,5 - 4. Lc 8,3

246

et Céphas (1)»; ce n'est pas pour les blâmer, mais pour faire voir que lui-même a refusé ce qu'il lui était permis d'accepter; l'usage contraire de ses compagnons dans la sainte milice en est une preuve. «Est-ce que seuls, Barnabé et moi, nous n'avons pas le pouvoir de ne pas travailler?» Voilà une réflexion qui ne laisse pas le moindre doute aux esprits même les plus bornés, sur l'usage dont il veut parler. Car pourquoi dit-il: «Est-ce que seuls, Barnabé et moi, nous n'avons pas le droit de ne pas travailler?»sinon parce que tous les prédicateurs de l'Evangile et les ministres de la parole de Dieu avaient un droit et le tenaient du Seigneur même, oui, le droit de ne point travailler de leurs mains, mais de vivre de l'Evangile même, en s'occupant exclusivement du travail spirituel que leur imposait la prédication du royaume des cieux, et l'établissement du pacifique empire de l'Eglise?

Dira-t-on que le seul travail spirituel est désigné par ces paroles de l'Apôtre: «Seuls, Barnabé et moi, n'aurions-nous pas le droit de ne pas travailler?» Non; car tous les autres apôtres avaient ce même pouvoir de ne pas travailler: par suite, vous, si ingénieux à corrompre et à pervertir les maximes apostoliques au profit de votre opinion, dites, oui, dites, si vous l'osez, que tous les ministres de l'Evangile avaient reçu du Seigneur le pouvoir de ne pas prêcher l'Evangile!

Que si une assertion pareille n'est qu'un trait de souveraine absurdité et de haute folie, pourquoi refusez-vous de comprendre ce qui saute aux yeux de tous, à savoir que le pouvoir accordé aux apôtres de ne pas travailler, s'entend seulement des travaux corporels nécessaires à leur subsistance; parce que, d'après l'Evangile: «L'ouvrier mérite son salaire».

Donc, Paul et Barnabé n'étaient pas les seuls qui eussent la permission de ne pas travailler; ce pouvoir appartenait à tous leurs collègues; seulement eux-mêmes n'en usaient point, dépensant ainsi pour l'Eglise une surabondance de dévouement et se mettant à la portée des faibles d'après la connaissance des lieux où ils prêchaient l'Evangile.

Aussi bien, afin de ne pas paraître blâmer ses collègues dans l'apostolat, saint Paul s'empresse d'ajouter: «Qui est-ce qui va jamais à la guerre à ses


1. 1Co 9,5

dépens? qui est-ce qui plante une vigne et n'en mange point le fruit? ou qui est-ce qui mène paître un troupeau, et n'en mange point le lait? Ce que je dis ici n'est-il qu'un raisonnement humain? La loi même ne le dit-elle pas aussi? Car il est écrit dans la loi de Moïse: Vous ne tiendrez point la bouche liée au boeuf qui foule les grains. Dieu se met-il en peine de ce qui regarde les boeufs? Et n'est-ce pas plutôt pour nous-mêmes qu'il a fait cette ordonnance? Oui, sans doute, c'est pour nous que cela a été écrit. En effet, celui qui laboure doit labourer avec espérance de participer aux fruits de la terre: et aussi celui qui bat le grain doit le faire avec espérance d'y avoir part (1)».

Ces réflexions prouvent assez la pensée de saint Paul. D'après lui, ses collègues n'ont point exigé plus que leur dû, en se dispensant des travaux corporels qui leur auraient procuré le nécessaire de la vie présente. Au contraire, conformément à la règle de Jésus-Christ, ils ont vécu de l'Evangile et mangé gratuitement le pain de ceux auxquels ils dispensaient gratuitement la grâce divine. Soldats, ils touchaient leur solde; vignerons, ils cueillaient librement, autant qu'il leur en fallait, des fruits de la vigne plantée par leurs mains; le troupeau par eux nourri leur épanchait son lait; la gerbe foulée par eux leur procurait le pain.

CHAPITRE VIII. IL EST ÉVIDENT QUE L'APÔTRE PARLE DU TRAVAIL MANUEL.


9. Plus clairement encore l'Apôtre enchaîne les affirmations qui vont suivre, et d'avance il clôt absolument tous les faux-fuyants du doute. «Si nous avons jeté parmi vous, dit-il, les semences des choses spirituelles, est-ce donc merveille que nous recueillions de vos biens charnels (2)?» Or, quelles sont les choses spirituelles semées par l'Apôtre, sinon la parole et le saint mystère du royaume des cieux? Et quels sont les biens charnels qu'il prétend avoir droit de moissonner, sinon ces biens corporels que le ciel nous accorde pour notre vie présente et les besoins de notre chair? Oui, voilà son dû, et voilà aussi ce qu'il déclare n'avoir ni demandé ni accepté des Corinthiens, de peur de créer quelque obstacle à


1. 1Co 9,7-10 - 2. 1Co 9,11

247

l'Evangile de Jésus-Christ. En faut-il davantage pour nous convaincre que, s'il a travaillé pour gagner sa nourriture, ce travail fut vraiment un ouvrage corporel, visiblement exécuté par les mains de son corps? En effet, s'il n'avait demandé qu'au travail spirituel le vivre et le couvert, je veux dire, s'il avait reçu le nécessaire par les offrandes de ses chers prosélytes, il aurait bien mauvaise grâce à leur dire: «Si d'autres usent de ce pouvoir à votre égard, pourquoi ne pourrions-nous pas en user plutôt qu'eux? Mais nous n'avons point usé de ce pouvoir; au contraire, nous préférons tout endurer pour n'apporter aucun obstacle à l'Evangile de Jésus-Christ (1)». Quel est ce pouvoir dont l'Apôtre affirme n'avoir point usé, sinon le droit que Dieu lui avait accordé sur les fidèles, de recueillir une part de leurs biens charnels pour entretenir en lui cette vie même que nous passons dans notre chair?

Ce pouvoir, d'ailleurs, n'appartenait pas exclusivement à ceux qui furent les premiers à leur annoncer l'Evangile; il s'étendait aussi aux prédicateurs qui visitèrent plus tard leur église et y prêchèrent. Aussi, après avoir dit: «Si nous avons jeté chez vous les semences des biens spirituels, est-ce donc merveille à nous de recueillir vos biens charnels?» L'Apôtre ajoute: «Si d'autres usent de ce pouvoir à votre égard, pourquoi pas nous, plutôt qu'eux?» Et après avoir indiqué la nature de ce pouvoir donné à tous, il continue: «Mais nous n'avons point usé de ce pouvoir; et nous préférons tout endurer pour n'apporter aucun obstacle à l'Evangile de Jésus-Christ (2)».

Maintenant, que nos adversaires nous expliquent comment l'Apôtre trouvait sa subsistance corporelle dans ses seuls travaux spirituels, lorsqu'il déclare lui-même hautement n'avoir point usé de ce pouvoir! Mais aussi, dès qu'il ne gagnait point sa vie par les travaux spirituels, il reste à avouer qu'il se la gagnait par les travaux corporels, et qu'il a pu dire en conséquence: «Et nous n'avons mangé gratuitement le pain de personne; mais nous avons travaillé jour et nuit avec peine et avec fatigue, pour n'être à charge à aucun de vous».

«Ce n'est pas que nous n'en eussions le pou«voir; mais c'est que nous avons voulu nous


1. 1Co 9,12 - 2. 1Th 3,8-9

donner nous-mêmes pour modèle, afin que vous nous imitassiez (1)». «Car nous supportons tout, ajoute-t-il, pour ne point créer d'obstacle à l'Evangile de Jésus-Christ (2)».

CHAPITRE IX. LA SUITE DU TEXTE REND LA PENSÉE PLUS ÉVIDENTE.


10. En effet, l'Apôtre revient volontiers et de toute manière, et bien souvent, à rappeler à la fois et son droit, et le sacrifice qu'il en fait: «Ne savez-vous pas, dit-il, que les ministres du temple mangent de ce qui est offert dans le temple? que ceux qui servent à l'autel ont part aux oblations de l'autel: «Ainsi le Seigneur a réglé que ceux qui annoncent l'Evangile vivraient de l'Evangile. «Mais pour moi, je n'ai usé d'aucun de ces droits (3)».

Peut-on être plus affirmatif, plus clair? Je crains vraiment qu'en voulant disserter sur ce texte pour l'expliquer, je n'obscurcisse un point par lui-même évident et lumineux. Car ceux qui ne comprennent point ou qui font semblant de ne pas comprendre de telles paroles de l'Apôtre, bien moins encore comprendront, ou voudront avouer qu'ils comprennent les miennes; à moins toutefois qu'ils n'aient, pour me comprendre facilement, une raison que voici: c'est q n'il leur est permis de comprendre mes raisonnements et de s'en moquer, tandis qu'ils n'ont pas la même permission pour les paroles de l'Apôtre. Aussi bien, quand ils ne peuvent interpréter celles-ci au gré de leur opinion, le texte apostolique fût-il clair et évident, ils répondent qu'il est obscur et incertain, n'osant pas dire qu'il exprime l'erreur et le mal. L'homme de Dieu leur crie: «Le Seigneur a réglé que ceux qui annoncent l'Evangile, vivraient de l'Evangile; mais moi, je n'ai usé d'aucun de ces droits»; et la chair et le sang viennent essayer de corrompre la rectitude même, d'obstruer l'évidence, d'obscurcir la lumière. A les entendre, Paul faisait l'oeuvre spirituelle et vivait de cette oeuvre. Si cela est vrai, il vivait donc de l'Evangile. Pourquoi dès lors a-t-il dit: «Le Seigneur a réglé que ceux qui annoncent l'Evangile vivraient de l'Evangile, mais moi je n'ai usé d'aucun de ces droits?» - Voudrait-on entendre


1. 2Th 3,8-9 - 2. 1Co 9,12 - 3. 1Co 9,13-15

248

ce mot, vivre, au sens spirituel? Alors l'Apôtre ne se gardait auprès de Dieu aucune espérance, puisqu'il ne vivait pas de l'Evangile, et qu'il l'avouait en disant: «Je n'ai usé de rien de semblable». - Evidemment, au contraire, pour s'assurer l'espérance de l'éternelle vie, l'Apôtre bien certainement vivait spirituellement de l'Evangile. Donc, en ces paroles: «Je n'ai usé de rien de pareil», lui-même et sans ombre de doute nous fait entendre qu'il s'agit de la vie de notre chair. Car l'Apôtre a dit que le règlement du Seigneur autorise les prédicateurs de l'Evangile à tirer leur vie de l'Evangile, c'est-à-dire, cette vie qui a besoin d'aliments et de vêtements. L'Apôtre, encore, a dit précédemment de ses collègues dans l'Apostolat qu'ils ont usé de ce droit. C'est en ce sens que Notre-Seigneur a déclaré: que l'ouvrier mérite sa nourriture; que l'ouvrier mérite son salaire. Et telle est bien aussi la nourriture, et tel le salaire destiné à sustenter la vie des ministres de l'Evangile, et qui leur est dû certainement, bien que l'Apôtre ne l'ait pas reçu de ceux qu'il évangélisait, disant avec vérité: «Je n'ai usé d'aucun droit semblable».

CHAPITRE X. POURQUOI SAINT PAUL NE VIT PAS DE L'ÉVANGILE.


11. Il insiste, et il ajoute, de peur qu'on ne suppose qu'il n'a rien reçu parce qu'on ne lui a rien offert: «Je ne vous ai point écrit ceci pour qu'on en use ainsi envers moi; puisque j'aimerais mieux mourir que de souffrir que quelqu'un me fît perdre cette gloire». Quelle gloire, sinon celle qu'il a voulu avoir devant Dieu, par cette condescendance si chrétienne envers les faibles? Au reste, il s'explique aussitôt avec la dernière évidence: «Car si je prêche, dit-il, je n'ai pas lieu d'en tirer ma gloire; puisque j'y suis tenu rigoureusement»; il y va de ma vie même physique; «car, malheur à moi si je n'évangélise pas!» c'est-à-dire, bien mal m'en adviendra, puisque je serai torturé par là faim et que je n'aurai pas de quoi vivre. - Il poursuit et ajoute: «Si je prêche en vrai volontaire, j'en aurai la récompense». Il s'appelle un volontaire de la prédication, dans le cas où il s'y livrera sans y être poussé par aucune nécessité de soutenir son existence; car, alors, il se promet une récompense, celle sans doute d'une gloire éternelle auprès de Dieu. «Mais si je n'agis qu'à regret, continue-t-il, je dispense seule«ment ce qui m'a été confié»; c'est-à-dire si la seule nécessité de pourvoir aux besoins de la vie présente me force à prêcher, je ne fais que dispenser ce qui m'a été confié. C'est comme s'il disait: En remplissant un mandat rigoureux, j'annonce Jésus-Christ cependant, je prêche la vérité; quoique je n'agisse que par occasion, qu'avec la recherche de mes intérêts, et sous la pression du besoin d'un émolument terrestre qui m'est indispensable. Dans ce cas, bien que les autres profitent de mes efforts, moi, au contraire, je n'aurai point auprès de Dieu cette récompense glorieuse et éternelle. «Quelle sera donc ma récompense?» ajoute-t-il.

Puisque saint Paul se pose une question, différons de prononcer jusqu'à ce que lui-même y réponde. Et pour mieux saisir sa pensée, supposons que nous l'interrogeons nous-mêmes. - Dites, grand Apôtre, quelle sera votre récompense, puisque vous refusez cette récompense terrestre, qui est due même aux dignes prédicateurs de l'Evangile, celle qui n'est point le mobile de leur prédication, mais qui la suit toutefois, et qu'ils acceptent quand on la leur offre, d'après la règle du Seigneur? Quelle sera votre récompense, à vous? Ecoutez sa réponse: «Je veux en évangélisant établir l'Evangile sans frais pour personne»; c'est-à-dire je veux que l'Evangile ne coûte rien à ceux qui l'embrassent, pour leur ôter cette idée que la prédication puisse paraître dans ses ministres un honteux marché. - Et toutefois il vient et revient encore sur cette autre pensée que le droit du Seigneur Jésus lui confère un pouvoir, bien qu'il n'en use pas: «Pour ne pas mésuser, dit-il, du pouvoir qui m'appartient en prêchant l'Evangile».


Augustin, du travail des moines.