Augustin, du don de la persévérance. - CHAPITRE XIII. LA GRACE DONNÉE ABSOLUMENT SELON LA VOLONTÉ DE DIEU.

CHAPITRE XIII. LA GRACE DONNÉE ABSOLUMENT SELON LA VOLONTÉ DE DIEU.


32. Mais, puisque nous traitons maintenant du don de la persévérance, pourquoi, quand un enfant qui n'est pas baptisé doit mourir, pourquoi Dieu ne vient-il pas le secourir et l'empêcher de mourir sans baptême? Et quand celui qui est baptisé doit tomber, pourquoi ne vient-il pas aussi le secourir en le faisant mourir auparavant? Accueillerons-nous encore cette allégation absurde, qu'il n'y a pour l'homme aucun avantage à mourir avant d'être tombé, par la raison que chacun sera jugé suivant les actions que Dieu a prévu qu'il commettrait, si sa vie était prolongée? Mais qui pourrait entendre de sang-froid un langage si abominable et si radicalement opposé aux principes de la foi? Qui pourrait le supporter? Et cependant, ceux qui ne veulent pas reconnaître due la grâce de Dieu n'est point donnée suivant nos mérites, sont forcés de parler ainsi. Ceux au contraire qui refusent de dire que chacun est jugé, après sa mort, suivant les actions que Dieu a prévu qu'il aurait faites, s'il eût continué à vivre, parce qu'ils voient la fausseté manifeste et l'absurdité révoltante d'une telle doctrine; ceux-là, dis-je, n'ont plus aucune raison pour adopter un langage que l'Eglise a condamné dans les Pélagiens et qu'elle a fait condamner par Pélage lui-même; ils ne peuvent plus soutenir que la grâce de Dieu est donnée suivant nos mérites. Car ils voient des enfants qui n'ont pas été régénérés, enlevés de ce monde pour aller à la mort éternelle, tandis que d'autres qui ont été régénérée sont frappés d'une mort semblable pour aller à la vie éternelle; et parmi ceux mêmes qui ont été régénérés, ils voient les uns quittant cette terre après avoir persévéré jusqu'à la fin, et les autres retenus ici-bas jusqu'à ce qu'ils tombent, quoique évidemment leur chute n'eût pas dû avoir lieu, si la mort les avait frappés avant que leur faute ne fût


1. Rm 2,11

commise; et par contre ils en voient d'autres qui, après leur chute, continuent à vivre jusqu'à ce qu'ils reviennent à résipiscence, quoique assurément aussi ils eussent dû périr si la mort les avait frappés avant leur retour.


33. Il est prouvé assez clairement par ce qui précède, que la grâce de Dieu, soit pour commencer, soit pour persévérer jusqu'à la fin, n'est point donnée suivant nos mérites; triais qu'elle est donnée suivant la volonté même de Dieu, volonté très-mystérieuse, mais aussi très-juste, très-sage et infiniment libérale: car ceux qu'il a prédestinés, il les a aussi appelés (1) de cette vocation dont il a été dit: «Les dons et la vocation de Dieu sont sans repentance (2)». Nul homme ne peut affirmer avec certitude qu'un autre homme a reçu cette vocation, si ce n'est lorsque celui-ci aura quitté cette terre; mais dans la vie présente de l'homme, laquelle est une tentation sur la terre (3), que celui qui paraît être debout, prenne garde de tomber (4). Car nous l'avons déjà dit plus haut (5), ceux qui ne doivent pas persévérer sont par la volonté de Dieu, toujours infiniment sage, mêlés à ceux qui doivent persévérer, afin que nous apprenions à ne point aspirer par orgueil aux choses élevées, mais à nous incliner vers ce qui est humble (6), et à opérer notre propre salut avec crainte et tremblement: car c'est Dieu qui opère en nous et le vouloir et le faire, selon sa bonne volonté (7). Ainsi nous voulons réellement, mais c'est Dieu qui trous fait vouloir nous agissons réellement, mais c'est Dieu qui nous fait agir selon sa bonne volonté. Voilà ce qu'il nous est utile et de croire et de dire: le langage de la piété et en même temps de la vérité, c'est une confession pleine d'humilité et de soumission, et par laquelle nous attribuons tout à Dieu. Nous croyons par la pensée, c'est la pensée qui nous rend la parole possible, c'est la pensée qui nous fait agir toutes les fois que nous agissons; mais dans tout ce qui regarde la voie de la piété et le vrai culte de Dieu, nous ne sommes pas capables de former aucune pensée comme de nous-mêmes, notre capacité à cet égard nous vient de Dieu (8). «Car notre coeur et nos pensées ne sont pas en notre pouvoir»: c'est pourquoi le même Ambroise, qui a écrit ces


1. Rm 8,30 - 2. Rm 11,29 - 3. Jb 7,1 - 4. 1Co 10,12 - 5. Chap. 8,n. 19. - 6. Rm 12,16 - 7. Ph 2,12-13 - 8. 2Co 3,5

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paroles (1), a écrit aussi celles-ci: «Mais où est l'homme assez heureux pour voir son coeur s'élever sans cesse? Cela est-il possible au contraire sans le secours de Dieu? Non, assurément. Enfin», ajoute-t-il, «la même Ecriture dit ailleurs: Bienheureux l'homme qui reçoit de vous son secours, Seigneur; son coeur s'élève sans cesse (2)». Certes, ce langage n'était pas seulement un souvenir de la lecture des saintes lettres, mais, comme on doit le croire sans hésiter d'un tel homme, c'était le récit de ce que Ambroise éprouvait dans son coeur. Ainsi donc, quand, pendant la célébration des mystères, on dit aux fidèles d'élever leur coeur vers le Seigneur, il s'agit d'un bienfait de Dieu: bienfait dont le prêtre, après avoir prononcé ces paroles, les avertit de rendre grâces au Seigneur notre Dieu; et ils répondent que cela est convenable et juste (3). En effet, puisque notre coeur n'est point en notre pouvoir, mais qu'il a besoin d'être aidé du secours de Dieu pour s'élever et pour goûter les choses d'en-haut, où le Christ est assis à la droite de Dieu, et non point les choses qui sont sur la terre (4): à qui devons-nous rendre grâces pour une élévation si grande, sinon à celui qui en est l'auteur, au Seigneur notre Dieu, qui nous a délivrés par un tel bienfait de l'abîme de ce monde, après nous avoir choisis et prédestinés avant la formation du monde?



CHAPITRE XIV. LE DOGME DE LA PRÉDESTINATION NE SAURAIT INTERDIRE LA PRÉDICATION.


34. Mais, disent nos adversaires, «la définition de la prédestination suppose que la prédication est inutile (5)». Comme si la prédestination avait empêché l'Apôtre de prêcher. Ce docteur des nations n'a-t-il pas, de bonne foi et en toute sincérité, enseigné souvent la doctrine de la prédestination, et en même temps prêché la parole de Dieu avec une persévérance qui ne s'est jamais démentie? Quoiqu'il eût dit: «C'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire, selon sa bonne volonté (6)», ne nous a-t-il pas cependant exhortés à vouloir et à faire ce qui est agréable à Dieu? ou bien parce qu'il avait dit: «Celui

1. De la Fuite du siècle, ch. I. - 2. Ps 83,6 - 3. Préface, au canon de la Messe. - 4 Col 3,1-2 - 5. Voir tom. 3,les lettres de saint Hilaire et de saint Prosper. - 6. Ph 2,13

qui a commencé en vous la bonne oeuvre, l'achèvera jusqu'au jour de Jésus-Christ (1)», a-t-il craint pour cela d'exhorter les hommes à commencer et à persévérer jusqu'à la fin? Le Seigneur lui-même a commandé aux hommes de croire: «Croyez en Dieu», a-t-il dit, «et croyez en moi (2)»: et cependant, cette autre maxime et cette autre affirmation, également tombées de ses lèvres, ne sont pas pour cela fausses et dénuées de fondement: «Personne», dit-il, «ne vient à moi», c'est-à-dire personne ne croit en moi, «si cela ne lui a été donné par mon Père (3)». Et réciproquement, parce que cette affirmation est vraie, il ne s'ensuit pas que le commandement précédent soit illusoire. Pourquoi donc croirions-nous que les enseignements, les préceptes; les exhortations, les réprimandes qui se succèdent sans interruption dans les divines Ecritures, sont rendues inutiles par cette doctrine de la prédestination, telle qu'elle est enseignée dans les mêmes Ecritures divines?


35. Quelqu'un osera-t-il dire que Dieu n'a point connu d'avance ceux à qui il devait donner de croire, ou ceux qu'il devait donner à son Fils, pour que celui-ci ne perdît pas un seul d'entre eux (4)? Mais s'il a eu certainement cette prescience, il a eu nécessairement aussi la prescience de ses propres bienfaits par lesquels il daigne nous délivrer. Or, telle est précisément la prédestination des saints: elle n'est rien autre chose que la prescience et la préparation des bienfaits de Dieu, par lesquels sont infailliblement délivrés tous ceux qui reçoivent leur délivrance. Les autres sont, par un juste jugement de Dieu, abandonnés, mais uniquement dans la masse de perdition. C'est de cette manière que les habitants de Tyr et de Sidon ont été abandonnés, quoi qu'ils eussent pu parvenir à la foi, s'ils eussent vu ces prodiges admirables du Christ. Mais parce qu'il ne leur avait pas été donné de croire, les moyens pour parvenir à la foi leur ont été pareillement refusés. On voit par là que certains hommes ont reçu de Dieu, et comme don naturel, une intelligence qui fait le caractère particulier de leur esprit et qui les porte à croire dès qu'ils entendent des paroles ou qu'ils voient des signes capables de satisfaire leur raison; et cependant si, par un jugement de Dieu plus profond, ils n'ont pas


1. Ph 1,6 - 2. - 3. Jn 6,66 - 4. Jn 18,9

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été prédestinés à la grâce et séparés de la masse de perdition, ils sont privés précisément de ces paroles ou de ces actions divines, au moyen desquelles ils auraient pu croire, dans le cas où ils auraient vu les unes ou entendu les autres. Dans cette même masse de perdition ont été abandonnés aussi les Juifs qui n'ont pu croire aux actions si prodigieuses et aux miracles si éclatants accomplis sous leurs yeux. Car l'Evangile ne tait point la raison pour laquelle les Juifs ne pouvaient parvenir à la foi: «Quoiqu'il eût fait», dit-il, «de si grands miracles devant eux, ils ne crurent pas en lui, afin que cette parole du prophète Isaïe fût accomplie: Seigneur, qui a cru à ce qu'il a entendu de notre bouche? et à qui le bras du Seigneur a-t-il été révélé? Et une autre raison pour laquelle ils ne pouvaient pas croire, c'est qu'Isaïe a dit encore: Il a aveuglé leurs yeux et il a endurci leurs coeurs, afin que leurs yeux ne a voient point, que leurs coeurs ne comprennent point, qu'eux-mêmes ne se convertissent point, et que je ne les guérisse pas (1)». Les yeux des Tyriens et des Sidoniens n'étaient donc pas aveuglés, leurs coeurs n'étaient pas endurcis de cette manière: car ils auraient cru, s'ils avaient vu des miracles pareils à ceux dont les Juifs ont été témoins. Mais il n'a servi de rien aux uns d'avoir pu croire, parce qu'ils n'avaient pas été prédestinés par celui dont les jugements sont impénétrables et dont les voies sont in.compréhensibles; et l'impuissance où étaient les autres de parvenir à la foi n'aurait pas été un obstacle pour eux, s'ils avaient été prédestinés de telle sorte que Dieu dût les éclairer dans leur aveuglement et consentir à leur ôter leurs coeurs endurcis comme la pierre. On pourrait peut-être donner une autre interprétation à ce que le Seigneur a dit des Tyriens et des Sidoniens; mais quiconque a su, en entendant la parole de Dieu, ouvrir les oreilles de son coeur aussi bien que celles de son corps, reconnaîtra nécessairement que personne ne vient à Jésus-Christ, sinon celui à qui ce don est accordé, et que ceux-là seulement reçoivent cette faveur, qui ont été choisis en Jésus-Christ avant la formation du monde. Et toutefois cette prédestination, qui est du reste assez clairement définie par les paroles mêmes de l'Evangile, n'a pas empêché


1. Jn 12,37-10

le Seigneur de prononcer, par rapport au commencement, ces autres paroles que j'ai rapportées un peu plus haut: «Croyez en Dieu, et croyez en moi»; et par rapport à la persévérance, celles-ci: «Il faut toujours prier, et ne point se lasser (1)». Ces paroles sont entendues et mises en pratique par ceux à qui ce don a été accordé: mais elles ne sont point pratiquées par ceux à qui ce don a été refusé, soit qu'ils les aient entendues, soit qu'ils ne les aient pas entendues. «Il vous a été donné», dit-il, «de connaître le mystère du royaume des cieux; mais, pour eux, cela ne leur a pas été donné (2)». L'un est l'effet de la miséricorde, l'autre est l'effet de la justice de celui à qui notre âme s'adresse en ces termes: «Je chanterai votre miséricorde et vos jugements, Seigneur (3)».


36. La prédication de la prédestination ne doit donc pas être un obstacle à la prédication de la persévérance et des progrès dans la foi, afin que ceux à qui il a été donné d'entendre, entendent ce qu'ils ont besoin d'entendre: car comment entendront-ils, si personne ne leur prêche (4)? Et réciproquement, l'exhortation aux progrès et à la constance jusqu'au dernier moment dans la foi, ne doit pas être un obstacle à la prédication de la prédestination, afin que celui qui vit fidèlement et avec obéissance, ne s'enorgueillisse point de cette obéissance même comme d'un bien qui lui appartiendrait, et qu'il n'aurait point reçu; mais que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur (5). Car nous ne devons nous glorifier de rien, «puisque rien ne nous appartient». Cyprien avait reconnu cette vérité parfaitement rigoureuse, et en l'affirmant avec assurance (6), il affirmait par là même la réalité incontestable de la prédestination. En effet, si nous ne devons nous glorifier en rien, parce que rien ne nous appartient», il s'ensuit nécessairement que nous ne devons pas même nous glorifier de la persévérance la plus absolue dans l'obéissance; et que cette obéissance ne doit pas non plus être appelée nôtre, comme si elle ne nous avait pas été donnée d'en haut. Conséquemment, cette obéissance même est un don de Dieu, mais un don que, comme tout homme chrétien le confesse, Dieu dans sa prescience a prévu devoir être donné par


1. Lc 18,1 - 2. Mt 13,11 - 3. Ps 100,1 - 4. Rm 10,14 - 5. 1Co 1,31 - 6. Liv. 3 à Quirin. ch. IV.

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lui à ceux qui seraient appelés de cette vocation dont il a été dit: «Les dons et la vocation de Dieu sont sans repentance (1)». Telle est donc la prédestination que nous prêchons avec autant de sincérité que d'humilité. Et cependant ce même Cyprien, qui enseignait et qui agissait conformément à ses enseignements, qui non-seulement croyait en Jésus-Christ, mais qui persévéra dans une sainte obéissance jusqu'à souffrir la mort pour Jésus-Christ, ce même Cyprien, quoiqu'il eût dit: «Nous ne devons nous glorifier en rien, parce que rien ne nous appartient», ne cessa pas pour cela de prêcher l'Evangile, d'exhorter les hommes à croire, à rendre leurs moeurs conformes à la piété, et à persévérer jusqu'à la fin. Il avait par ces paroles déclaré sans aucune ambiguïté que la grâce de Dieu est une grâce véritable, c'est-à-dire, qu'elle ne nous est point donnée suivant nos mérites; et puisque Dieu a prévu qu'il la donnerait, ces mêmes paroles sont donc évidemment une prédication de la prédestination: or, si cette prédication de la prédestination n'a pas empêché Cyprien de prêcher aussi l'obéissance, elle ne doit pas non plus nous empêcher nous-même de le faire.


37. Ainsi, quoique nous disions que l'obéissance est un don de Dieu, nous ne laissons pas pour cela d'exhorter les hommes à la pratiquer. Mais ceux-1à seulement entendent les exhortations de la vérité avec une obéissance réelle, qui ont reçu de Dieu ce dots, c'est-à-dire le don de les entendre avec obéissance: ceux à qui la même faveur n'a pas été accordée, ne les entendent pas de cette manière. Chacun en effet ne va pas à Jésus-Christ. «Personne», dit-il lui-même, «ne vient à moi, sinon celui à qui cela a été donné par mon Père (2)»; et encore: «Il vous a été donné, à vous, de connaître le mystère du royaume des cieux; mais pour eux, cette faveur ne leur a pas été accordée (3)». Ailleurs, parlant de la continence: «Tous», dit-il, «ne comprennent pas cette parole, mais seulement ceux à qui cela a été donné (4)». Enfin l'Apôtre disait en exhortant les époux à l'honnêteté conjugale: «Je voudrais que tous les hommes fussent et comme moi-même; mais chacun a reçu de Dieu un don particulier, l'un d'une manière,


1. Rm 11,29 - 2. Jn 6,66 - 3. Mt 13,11 - 4. Mt 19,11

et l'autre d'une autre manière (1)». Il montrait assez par ces paroles que la continence n'est pas seule un don de Dieu, mais aussi la chasteté conjugale. Cependant, quoique tout cela soit incontestablement vrai, nous ne laissons pas d'exhorter à la pratique de ces vertus, autant du moins qu'il a été donné à chacun de nous de pouvoir exhorter; car c'est encore ici un don de Celui dans la main de qui nous sommes, nous et nos discours (2). De là ces paroles de saint Paul: «J'ai, comme un sage architecte, posé le fondement selon la grâce qui m'a été donnée». Et ailleurs: «A chacun suivant le don que le Seigneur lui a départi: moi, j'ai planté, Apollo a arrosé; mais Dieu a donné la croissance. Ainsi, ni celui qui plante, ni celui qui arrose, ne sont quelque chose; mais celui-là seulement qui donne la croissance, Dieu (3)». Conséquemment, de même que pour exhorter et polar prêcher comme il faut, il est nécessaire d'avoir reçu ce don; de même aussi, pour entendre avec obéissance celui qui exhorté et qui prêche coulure il faut, il est absolument indispensable d'avoir reçu ce, autre don. C'est . pour cette raison que le Seigneur, parlant à des hommes qui ouvraient les oreilles de leur corps, disait néanmoins: «Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende (4)», sachant sans doute que tous n'avaient pas cette sorte d'oreilles. Le même Seigneur nous apprend de qui les ont reçues ceux qui les possèdent, quand il dit: «Je leur donnerai un coeur pour me connaître, et des oreilles qui entendront (5)». Les oreilles pour entendre sont donc précisément le don d'obéir, et elles devaient être données, afin que ceux qui les auraient reçues vinssent à celui à qui nous ne pouvons aller, si cela ne nous a été donné par son Père même. Nous exhortons et nous prêchons: Ceux qui ont des oreilles pour entendre, nous entendent avec obéissance; mais pour ceux qui n'ont pas ces oreilles, cette parole de l'Écriture s'accomplit en eux: «Afin qu'en entendant ils n'entendent point (6)», c'est-à-dire, afin qu'en entendant, par le sens corporel de l'ouïe, ils n'entendent point par l'assentiment du coeur. Quant à la question de savoir pourquoi ceux-ci ont des oreilles pour entendre, tandis que ceux-là n'en ont


1. 1Co 7,7 - 2. Sg 7,16 - 3. 1Co 3,10 1Co 5,6-7 - 4. Lc 8,8 - 5. Ba 2,31 - 6. Mt 13,13

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pas; en d'autres termes, pourquoi le Père a donné à ceux-ci de venir au Fils, tandis que ce don n'a pas été accordé à ceux-là, qui a connu la pensée du Seigneur, ou qui a été son conseiller (1)? Ou bien, qui êtes-vous, ô homme, pour oser contester avec Dieu (2)? Ce qui est manifeste doit-il donc être nié, parce que ce qui est caché ne peut être compris? Quand nous voyons clairement qu'une chose existe, dirons-nous qu'elle n'existe pas, parce que nous ne pouvons découvrir comment elle existe de cette manière?



CHAPITRE XV. ON PEUT ABUSER DU DOGME DE LA PRESCIENCE DIVINE, COMME DU DOGME DE LA PRÉDESTINATION.


38. Mais, disent nos adversaires dans votre lettre, «personne ne pourrait être excité par l'aiguillon de la réprimande, si, en présence d'une multitude assemblée dans une Eglise, on tenait ce langage: Voici par rapport à votre prédestination, les desseins bien arrêtés de la volonté de Dieu: il a voulu que, parmi vous, les uns sortant de l'infidélité vinssent à la foi, après avoir reçu la volonté d'obéir, ou bien il a voulu qu'ils demeurassent dans la foi, après avoir reçu le don de la persévérance; pour vous, au contraire, qui continuez à vivre dans les délités du péché, si jusqu'à présent vous n'êtes point sortis de là, c'est que la grâce miséricordieuse n'est pas encore venue vous secourir et vous tirer de cet état. Cependant, vous qui peut-être n'êtes pas encore appelés, si Dieu par sa grâce vous a prédestinés pour nous choisir, vous recevrez cette même grâce par laquelle vous voudrez être et vous serez réellement élus: et vous qui peut-être obéissez, si vous êtes prédestinés pour être rejetés, les forces nécessaires pour obéir vous seront retirées, afin que vous cessiez de pratiquer l'obéissance». Ces paroles ne doivent pas nous faire craindre de confesser que la grâce de Dieu est une grâce véritable; en d'autres termes, qu'elle ne nous est point donnée suivant nos mérites, et que la prédestination des saints n'a point d'autre origine que cette grâce; pas plus que nous ne craindrions de confesser la prescience de Dieu, lors même que quelqu'un dirait, en


1. Rm 11,34 - 2. Rm 9,10

parlant au peuple de cette prescience: «Que votre conduite soit bonne, ou qu'elle soit mauvaise aujourd'hui, vous serez plus tard tels que Dieu a prévu que vous seriez; bons, s'il a prévu que vous seriez bons; méchants, s'il a prévu que vous seriez méchants». Si plusieurs, après avoir entendu ces paroles, se laissaient aller à une insouciance apathique, et, secouant toute espèce de joug, se livraient sans aucune retenue au dérèglement de leurs passions, faudrait-il pour cette raison regarder comme erroné ce qui aurait été dit de la prescience divine? Est-il vrai que, si Dieu a prévu qu'ils devaient être bons, ils le seront réellement, quelque mauvaise que soit leur conduite actuelle; et que, si Dieu a prévu au contraire qu'ils seraient méchants, ils le seront réellement, quelque bonne que soit visiblement leur conduite actuelle? Il y a eu dans notre monastère un homme qui, faisant certaines choses qu'il n'aurait pas dû faire, et omettant celles qu'il devait faire, répondait aux frères qui le reprenaient à ce sujet: Quelle que soit ma conduite actuelle, je serai un jour ce que Dieu, dans sa prescience, a prévu que je serais; assurément, il disait vrai, mais cette vérité ne lui faisait pas faire de progrès vers le bien il fit au contraire tant de progrès dans la voie du mal, qu'après avoir abandonné la communauté du monastère, il devint comme un chien qui est retourné à son vomissement: et cependant aujourd'hui encore on ne sait pas avec certitude ce qu'il sera un jour. Faut-il donc, pour des âmes de cette sorte, nier ou taire ce que l'on peut dire avec vérité de la prescience de Dieu; alors surtout que ce silence même ne les empêcherait pas de tomber dans d'autres erreurs?



CHAPITRE XVI. QUAND ON DOIT PRÊCHER ET QUAND ON DOIT TAIRE LA VÉRITÉ.


39. Il y a aussi des hommes qui ne prient pas du tout, ou qui prient sans ferveur, parce qu'ils ont appris du Seigneur lui-même que Dieu sait ce qui nous est nécessaire, avant que nous lui en fassions la demande (1). Pense-t-on qu'on ne doive, par égard pour des hommes de cette sorte, tenir aucun compte de la vérité de cette maxime, qu'on


1. Mt 6,8

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doive même l'effacer de l'Évangile? Mais puisqu'il est certain au contraire que Dieu a préparé certains dons à ceux mêmes qui ne prient pas, comme le commencement de la foi; et d'autres dons à ceux-là seuls qui prient, comme la persévérance finale: il est évident que celui qui croit avoir par lui-même cette persévérance, ne prie point pour l'obtenir. Il faut donc prendre garde que,. au moment même où nous craignons que les exhortations ne deviennent de moins en moins chaleureuses, la flamme de la prière ne vienne à s'éteindre et le foyer de l'orgueil à s'enflammer.


40. Il faut donc dire la vérité, surtout lorsqu'une question posée exige qu'on la dise; et puis, que ceux qui le pourront la comprennent, de peur que, en gardant le silence à cause de ceux qui ne peuvent comprendre, on ne prive peut-être de la vérité et on n'induise même en erreur ceux qui, pouvant comprendre la première, seraient par là même préservés de la seconde. Il est toujours facile, parfois même il est utile, de taire certaines vérités à cause de ceux qui sont incapables de les comprendre, comme l'indiquent ces paroles du Seigneur: «J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter à présent (1)»; et ces autres de saint Paul: «Je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des hommes charnels: je vous ai nourris. de lait comme de petits enfants en Jésus-Christ, mais je ne vous ai point donné de viandes solides; car vous n'en étiez pas capables alors, et vous ne l'êtes pas même encore aujourd'hui (2)». Mais on peut aussi, par une certaine, manière de s'exprimer, faire en sorte que ce que l'on dit soit à la fois du lait pour les petits enfants, et une nourriture solide pour ceux qui sont plus âgés. Ainsi, ces paroles: «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu (3)», quel chrétien peut ne pas les prononcer? qui peut les comprendre? ou bien, que peut-on trouver de plus sublime dans la saine doctrine? Et cependant on les répète à l'oreille des petits enfants, à l'oreille des personnes plus âgées, et celles-ci n'en font pas un secret pour les premiers. Mais il y a encore d'autres raisons de taire la vérité, et d'autres motifs pressants de la dire. Il serait trop long de rechercher et d'exposer ici toutes les


1. Jn 16,12 - 2. 1Co 3,1-2 - 3. Jn 1,1

premières: une de ces raisons cependant, c'est qu'il ne faut pas; en voulant rendre plus doctes ceux qui comprennent, aggraver la culpabilité de ceux qui ne comprennent pas, et qui, si nous avions gardé le silence sur une vérité de cette sorte, ne seraient pas, il est vrai, devenus plus instruits, mais ne seraient pas non plus devenus plus mauvais. Au contraire, lorsqu'une chose, quoique vraie, doit cependant, si nous la disons, rendre. plus mauvais celui qui ne peut la comprendre, et, si nous la taisons, tourner au détriment de celui qui peut la comprendre: que pensons-nous qu'on doive faire alors? N'est-il pas évident qu'il faut alors dire la vérité, afin que celui qui peut la comprendre la comprenne, plutôt que de la taire de telle sorte que, non-seule-, ment ni l'un ni l'autre ne la comprenne, mais que celui précisément dont l'intelligence est plus développée devienne plus mauvais par suite de notre silence? D'autant plus que, s'il vient à l'entendre et à la comprendre, plu. sieurs l'auront bientôt apprise par lui. Car plus on a de capacité pour apprendre, plus aussi on a d'aptitude pour enseigner les autres. L'ennemi de la grâce travaille avec une ardeur infatigable et par tous les moyens possibles à faire croire que la grâce nous est donnée suivant nos mérites, et qu'ainsi la grâce n'est plus une grâce (1): et nous ne voudrons pas dire ce que nous pouvons dire d'après le témoignage de l'Écriture? Nous craindrons de scandaliser, si nous parlons, celui qui ne peut comprendre la vérité; si nous ne craindrons pas que, par suite da notre silence, celui qui peut comprendre la vérité ne devienne victime de l'erreur?


41. Ou bien, en effet, la prédestination doit être prêchée, comme elle est clairement exprimée dans la sainte Écriture, en ce seul que dans les prédestinés les dons et la vocation de Dieu sont sans repentir; ou bien, on doit confesser que la grâce de Dieu est donnée suivant nos mérites, comme les Pélagiens le pensent, quoique, comme nous l'avons déjà dit souvent, on lise la condamnation de cette opinion par Pélage lui-même dans actes des évêques orientaux (2). Or, voici jusqu'à quel point ceux pour qui nous écrivons en ce moment sont éloignés de l'abominable hérésie des Pélagiens: ils ne veulent pas encore avouer, il est vrai, que ceux qui par

1. Rm 11,6 - 2. Actes de Pelage, n. 30.

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la grâce de Dieu deviennent obéissants et continuent à vivre dans l'obéissance, soient prédestinés; mais ils reconnaissent cependant que cette grâce prévient la volonté de ceux qui la reçoivent: par là ils veulent faire entendre, non point que la grâce n'est point donnée gratuitement, conformément au langage de la vérité, mais plutôt qu'elle est donnée par suite des mérites antérieurs de la volonté, suivant l'erreur pélagienne dont le langage est ici directement contraire au langage de la vérité. Ainsi donc, la grâce prévient la foi elle-même: autrement, si la grâce était prévenue par la foi, elle le serait certainement aussi par la volonté, puisque la foi ne peut exister sans le concours de la volonté. Et si la grâce prévient la foi, par cette raison qu'elle prévient la volonté, elle prévient nécessairement toute obéissance; elle prévient aussi la charité, par laquelle seule on obéit à Dieu sincèrement et avec joie; et la grâce opère toutes ces choses dans celui-là seulement à qui elle est donnée et en qui elle les a prévenues.



CHAPITRE XVII. LE DOGME DE LA PRÉDESTINATION NE DOIT PAS PLUS INTERDIRE L'EXHORTATION A LA VERTU QUE LE DOGME DE LA GRACE EN GÉNÉRAL.

Parmi ces biens se trouve aussi la persévérance finale, qu'il est inutile de demander chaque jour au Seigneur, si elle n'est pas l'oeuvre du Seigneur lui-même par sa grâce dans celui dont il exauce les prières. Or, voyez combien il est contraire à la vérité, de nier que la persévérance, jusqu'à la fin de la vie présente, soit un don de Dieu: car c'est lui qui met un terme à cette vie au moment où il lui plaît; et s'il choisit pour le faire le moment qui précède une chute imminente, il fait par là même persévérer l'homme jusqu'à la fin. Mais la libéralité et la bonté divines sont plus admirables encore et plus manifestes aux yeux des fidèles, quand elles donnent cette grâce même aux petits enfants, auxquels leur âge ne permet pas de recevoir l'obéissance. Dieu a donc sans aucun doute prévu qu'il donnerait ces dons qui sont sa propriété, à tous ceux à qui il les donne, et il les leur a préparés dans sa prescience. Ainsi, ceux qu'il a prédestinés il les a aussi appelés (1) de cette Vocation que je rappelle souvent


1. Rm 8,30

sans me lasser jamais, et dont il a été dit: «Les dons et la vocation de Dieu sont sans repentir (1)». Car, disposer dans sa prescience, qui n'est point sujette à l'erreur et au changement, ses opérations futures, c'est en cela uniquement, et pas en autre chose, que consiste de la part de Dieu la prédestination. Mais comme celui que Dieu a prévu devoir être chaste, sans qu'il en soit lui-même assuré, travaille cependant à être chaste; de même aussi celui que Dieu a prédestiné pour être chaste, quoiqu'il n'ait pas non plus d'assurance à cet égard, ne refuse pas de travailler également à l'être, sous prétexte qu'il a appris que l'état futur de son âme dépend d'un don de Dieu; sa charité trouve au contraire un sujet de joie dans cette doctrine, et elle ne s'enfle point (2), comme s'il ne s'agissait pas d'un don gratuit. Ainsi non-seulement la prédication de la prédestination n'apporte point d'obstacle à ce travail, mais encore elle nous aide à nous glorifier dans le Seigneur toutes les fois que nous nous glorifions (3).


42. Ce que j'ai dit de la chasteté peut se dire en toute vérité de la foi, de la piété, de la charité, de la persévérance; et, pour ne pas nommer chaque vertu en particulier, cela peut se dire de toute sorte d'obéissance à Dieu. Mais ceux qui prétendent que le commencement seul de la foi et la persévérance finale sont en notre pouvoir; qui ne les regardent point comme des dons de Dieu; qui croient que les pensées et la volonté nécessaires pour les obtenir et les conserver ne sont pas en nous l'oeuvre de Dieu, et qui avouent cependant que les autres vertus sont des dons de Dieu, accordés par lui à la foi de ceux qui les demandent; pourquoi ceux-là ne craignent-ils pas que la doctrine de la prédestination ne soit un obstacle pour l'exhortation aux autres vertus et pour la prédication de ces mêmes vertus? Oseront-ils dire que celles-ci ne sont pas un objet de prédestination? Mais alors elles ne seraient pas des dons de Dieu, ou bien Dieu n'aurait pas su qu'il les donnerait un jour. Si au contraire elles sont des dons de Dieu, et si en même temps Dieu a prévu qu'il les donnerait, elles sont nécessairement l'objet d'un acte de prédestination de sa part. Conséquemment, puisqu'ils font eux-mêmes des exhortations à la chasteté, à la charité, à la piété et aux autres vertus qu'ils


1. Rm 11,29 - 2. 1Co 13,4 - 3. 1Co 31

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reconnaissent être des dons de Dieu; puisqu'ils ne peuvent nier que ces dons aient été connus d'avance par Dieu, et par là même qu'ils aient été l'objet d'un acte de prédestination; puisqu'ils ne disent pas néanmoins que leurs exhortations sont rendues impossibles par la prédication de la prédestination divine, c'est-à-dire, par la prédication de la prescience de Dieu relativement à ces dons qu'il devait donner lui-même: qu'ils reconnaissent donc aussi que leurs exhortations à la foi et à la persévérance finale ne sont pas rendues impossibles parce qu'on dit, ce qui est parfaitement vrai, que l'une et l'autre sont toujours des dons de Dieu, mais des dons connus d'avance par lui, c'est-à-dire, destinés d'avance à être octroyés; qu'ils reconnaissent que cette prédication de la prédestination empêche plutôt et confond l'erreur pernicieuse suivant laquelle la grâce de Dieu est donnée d'après nos mérites, de telle sorte que celui qui se glorifie devrait se glorifier, non pas dans le Seigneur, mais en lui-même.


43. Notre désir est de rendre cette vérité tout à fait évidente pour les esprits les plus lents: que ceux à qui il a été donné une intelligence saisissant rapidement la vérité, me pardonnent cette longueur. L'apôtre saint Jacques dit: «Si quelqu'un parmi vous manque de sagesse, il doit la demander à Dieu qui donne à tous en abondance et ne reproche rien; et elle lui sera donnée (1)». Il est écrit aussi dans les Proverbes de Salomon: «Le Seigneur donne la sagesse (2)». Et au livre de la Sagesse, dont l'autorité a été invoquée par de grands et doctes personnages qui ont étudié les divines Ecritures longtemps avant nous; au livre de la Sagesse donc, on lit par rapport à la continence: «Je a savais que personne ne peut être chaste, s'il ne reçoit de Dieu ce don: et c'était déjà un acte de sagesse, de savoir de qui venait ce don (3)». Toutes deux, c'est-à-dire, pour ne point parler des autres, la continence et la sagesse, sont ainsi des dons de Dieu. Nos adversaires mêmes en conviennent: car ils ne sont pas Pélagiens et ne luttent pas avec la malignité et l'opiniâtreté des hérétiques contre une vérité si manifeste. «Mais», disent-ils, «pour qu'elles nous soient données par Dieu, il faut qu'elles soient méritées par la

1. Jc 1,5 - 2. Pr 2,6 - 3. Sg 8,21

foi dont le commencement nous appartient»: car ils prétendent glie le commencement de la foi et la persévérance jusqu'à la fin dans cette même foi, nous appartiennent à nous-mêmes, comme si nous ne les recevions point de Dieu. Or, sans aucun doute, ils contredisent en cela ces paroles de l'Apôtre: «Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu (1)?» Ils contredisent pareillement celles-ci de Cyprien, martyr: «Nous ne devons nous glorifier en rien, puisque rien ne nous appartient (2)». Nous avons dit déjà tout cela, et beaucoup d'autres choses qu'il serait fastidieux de répéter; nous avons montré que le commencement de la foi aussi bien que la persévérance finale sont des dons de Dieu; que Dieu n'a pas pu ne pas connaître d'avance tous les dons qu'il devait accorder dans la suite, et les personnes auxquelles il devait les accorder; que par là même ceux qu'il délivre et qu'il couronne ont été prédestinés par lui: nos adversaires croient devoir répondre à cela que «la doctrine de la prédestination rend inutile la prédication, par la raison qu'après avoir entendu cette doctrine, personne ne peut plus être excité par l'aiguillon des réprimandes». Tel est leur langage, et, suivant eux, «on ne doit pas prêcher aux hommes que c'est par un don de Dieu que l'on arrive à la foi et que l'on persévère dans la foi, de peur de paraître, au lieu d'exhorter ses auditeurs, les porter plutôt au désespoir, quand ils penseront en eux-mêmes qu'il est impossible à l'ignorance humaine de connaître ceux à qui Dieu accorde ces dons et ceux à qui il ne les accorde pas». Pourquoi donc eux-mêmes aussi bien que nous, prêchent-ils que la sa. gesse et la continence sont des dons de Dieu? Et si l'on prêche que l'une et l'autre sont des dons de Dieu, sans que les exhortations adressées aux hommes afin de les porter à pratiquer ces vertus deviennent pour cela impraticables, quelle raison ont-ils de penser que les exhortations par lesquelles nous engageons les hommes à venir à la foi et à y demeurer jusqu'à la fin, ne sont plus possibles, quand nous déclarons que ces deux choses sont des dons de Dieu, comme le témoignage des divines Ecritures le prouve clairement?


44. Mais, pour ne rien dire de la continence,


1. 1Co 4,7 -2. A Quirin. liv. 3,ch. IV.

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et pour circonscrire le débat dans les limites de ce qui a rapport à la sagesse, l'apôtre saint Jacques, déjà nommé par nous ci-dessus, s'exprime en ces termes: «La sagesse qui vient d'en haut est premièrement chaste; elle est a ensuite pacifique, modeste, facile à persuader, pleine de miséricorde et de bons a fruits, au-dessus de tout prix, sans dissimulation (1)». Voyez-vous, dites-moi, combien sont nombreux et grands les biens que la sagesse apporte avec elle en descendant du Père des lumières? Car, comme dit ailleurs le même apôtre, «toute grâce excellente et tout don parfait vient d'en haut, et descend du Père des lumières (2)». Pourquoi donc, sans parler des autres, réprimandons-nous les impudiques et les querelleurs, en même temps que nous leur prêchons que la sagesse, pudique et pacifique, est un don de Dieu? Comment ne craignons-nous pas que, effrayés par l'incertitude où ils sont relativement à la volonté divine, ils ne trouvent dans cette prédication, au lieu d'une exhortation véritable, un sujet de désespoir? Comment ne craignons-nous pas que l'aiguillon de nos réprimandes, au lieu de les exciter contre eux-mêmes, ne les excite plutôt contre nous, quand nous leur reprochons de ne pas avoir des choses qui; de notre propre aveu, ne sont pas du domaine de la volonté de l'homme, mais bien des dons de la libéralité divine? Pourquoi enfin la prédication de cette grâce n'a-t-elle pas fait craindre à ce même apôtre saint Jacques de réprimander les esprits enclins à la discorde, et de leur dire: «Si vous avez dans le coeur une jalousie pleine d'amertume et un esprit de contention, ne vous en glorifiez point et ne mentez point a contre la vérité: ce n'est point là la sagesse qui vient d'en haut, mais une sagesse terrestre, animale, diabolique: car là où subsiste l'amour de la discorde et l'esprit de la contention, là se trouve aussi l'inconstance et toute sorte d'oeuvres perverses (3)?» Ainsi il faut réprimander les esprits inquiets; nous avons sur ce point le témoignage des divines Ecritures et celui de notre manière d'agir à cet égard, laquelle nous est commune avec nos adversaires; et quoique nous prêchions que la sagesse pacifique par laquelle sont redressés et guéris les esprits contentieux, est un don de Dieu, cela ne rend nullement cette


1. Jc 3,17 - 2. Jc 1,17 - 3. Jc 3,14-16

réprimande impraticable; mais il faut réprimander de même aussi ceux qui n'ont pas la foi, ou ceux qui ne persévèrent pas dans la foi, et cette réprimande ne sera pas rendue impossible par la prédication de la grâce de Dieu, suivant laquelle la foi et la constance dans la foi sont pareillement des dons de Dieu. Car, quoique la sagesse soit obtenue par la foi (le même apôtre saint Jacques, après avoir dit: «Si quelqu'un parmi vous a besoin de sagesse, qu'il la demande à Dieu; car Dieu donne à tous en abondance, et ne reproche rien; et elle lui sera donnée», le même Apôtre ajoute aussitôt: «Mais qu'il demande avec foi, sans hésiter aucunement (1)»); quoique, d'autre part, la foi soit donnée avant qu'elle ait été demandée par celui à qui elle est donnée; ce n'est pas une raison pour dire que la foi n'est pas un don de Dieu, mais qu'elle vient de nous-mêmes, puisqu'elle nous a été donnée sans même que nous l'ayons demandée. Saint Paul dit en effet en termes très-clairs: «Que la paig et la charité avec la foi soient à nos frères, par Dieu le Père et par le Seigneur Jésus-Christ (2)». La foi vient donc aussi de celui de qui viennent la paix et la charité; et c'est pour cette raison que nous lui demandons, non-seulement de l'augmenter dans ceux qui la possèdent, mais aussi de la donner à ceux qui ne l'ont pas encore.


45. D'ailleurs, ceux pour qui nous écrivons en ce moment et qui soutiennent que la prédication de la prédestination et de la grâce rend les exhortations impossibles; ceux-là mêmes n'exhortent pas seulement les hommes aux vertus qu'ils prétendent ne pas être données par Dieu, mais venir de nous-mêmes, tels que le commencement de la foi et la persévérance jusqu'à la 6n: ils devraient cependant le faire et se borner à exhorter à la foi ceux qui ne croient pas, et à la persévérance dans la foi ceux qui croient. Quant aux vertus qu'ils reconnaissent comme nous être des dons de Dieu (et en cela ils s'unissent à nous pour confondre l'erreur des Pélagiens), par exemple la chasteté, la continence, la patience et les autres vertus nécessaires pour bien vivre; quant à ces dons, dis-je, que nous obtenons du Seigneur par la foi, nos adversaires devraient seulement montrer d'abord qu'il faut les demander dans la prière, et ensuite les


1. Jc 1,5-6 - 2. Ep 6,23

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demander soit pour eux-mêmes, soit pour les autres; mais ils ne devraient exhorter personne à les acquérir et à les conserver. Et puisque au contraire ils font autant qu'il est en eux des exhortations à ce sujet; puisqu'ils avouent qu'on doit exhorter les hommes à acquérir et à conserver ces vertus, ils montrent assez par là que les exhortations soit à la foi, soit à la persévérance jusqu'à la fin,ne sont nullement rendues impossibles, par le fait seul que nous prêchons que l'une et l'autre sont des dons de Dieu, et que personne ne doit se les attribuer à soi-même, mais à Dieu.


46. Cependant, disent-ils, «c'est toujours par sa propre faute qu'un homme abandonne la foi; c'est parce qu'il cède et consent à la tentation avec laquelle il agit en abandonnant la foi». Qui le nie? Mais ce n'est point là une raison pour dire que la persévérance dans la foi n'est pas un don de Dieu. Car celui-là demande chaque jour la persévérance, qui répète ces paroles: «Et ne nous induisez pas en tentation (1)»; et s'il est exaucé, il la reçoit: et par là même qu'il demande chaque jour de persévérer, il est évident qu'il ne place pas en lui-même, mais en Dieu, l'espoir de sa propre persévérance. Au reste, je ne veux rien dire d'offensant, et j'aime mieux leur laisser à penser comment doit être qualifiée cette opinion qu'ils se sont formée à eux-mêmes, et suivant «laquelle la prédication de la prédestination, au lieu d'être une exhortation véritable, est plutôt une source de désespoir pour les auditeurs». C'est enseigner par là que l'homme désespère de son salut, dès qu'il a appris à placer son espérance, non pas en lui-même, mais en Dieu; tandis que le Prophète s'écrie: «Maudit soit quiconque place son espérance dans l'homme (2)».


47. Ainsi donc, ces dons que Dieu donne aux élus appelés selon son décret, ces dons parmi lesquels se trouvent le commencement de la foi et la persévérance dans la foi jusqu'au terme de cette vie, comme nous l'avons prouvé par des témoignages si nombreux de la raison et de l'autorité; ces dons de Dieu, dis-je, si la prédestination que nous défendons n'existe pas, n'ont pas été connus de la prescience divine; or, ils l'ont été certainement, et par là même la prédestination que nous défendons existe sans aucun doute.


1. Mt 6,13 - 2. Jr 17,5




Augustin, du don de la persévérance. - CHAPITRE XIII. LA GRACE DONNÉE ABSOLUMENT SELON LA VOLONTÉ DE DIEU.