Augustin, des actes du procès de Pélage.


60. Voici comment le synode termina sa sentence: «Puisque nous avons reçu pleine et entière satisfaction du moine pelage qui approuve les saines doctrines, réprouve et anathématise tout ce qui est contraire à la foi de l'Eglise, nous le déclarons membre (591) de la communion ecclésiastique et catholique». Cette sentence, malgré sa concision, renferme deux points parfaitement distincts d'abord, «Pélage approuve les saines doctrines»; ensuite «il réprouve et anathématise tout ce qui est contraire à la foi de l'Eglise». C'est en conséquence de ces deux déclarations que Pélage a été proclamé membre de la communion ecclésiastique et catholique». Il nous reste à montrer que ces deux déclarations découlent rigoureusement de ses paroles, et c'est ce qu'il nous sera facile de faire, à moins qu'on ne soutienne que les, hommes ne peuvent juger de l'évidence: En répondant qu'il n'était pas l'auteur des propositions dont on l'accusait, ne proclamait-il pas qu'il réprouvait et anathématisait tout ce qui est contraire à la foi catholique? Mais résumons en quelques mots toute cette question.


61. Ce que l'Apôtre avait prédit devait s'accomplir: «Il faut qu'il y ait des hérésies, afin qu'on reconnaisse ceux d'entre vous qui ont une vertu éprouvée (1)». Pourquoi donc s'étonner si, après les anciennes hérésies on en vit soulever une nouvelle, non pas par des évêques, par des prêtres ou par des clercs, mais par certains moines qui, sous prétexte de prendre la défense du libre arbitre, attaquèrent la grâce divine qui nous est conférée par Jésus-Christ Notre-Seigneur, et tentèrent de détruire ce principe qui est le fondement de la foi chrétienne: «La mort est entrée par un seul homme, et c'est aussi par un seul homme que s'opérera la résurrection des morts; car de même que tous meurent dans Adam, de même tous seront vivifiés en Jésus-Christ (2)». Parlant de nos actions, Pélage niait ouvertement que le secours de Dieu leur fût nécessaire, quand il disait: «Pour éviter le péché et pour accomplir toute justice, nous n'avons besoin que de la nature humaine, qui a été créée avec le libre arbitre; telle est cette grâce de Dieu, avec laquelle nous sommes créés et avec laquelle notre volonté a plein pouvoir d'observer la loi et les commandements, et d'obtenir, à ceux qui se convertissent, l'oubli complet de leurs péchés passés». Telle est la grâce de Dieu, et c'est la dénaturer que d'y voir un secours particulier pour chacune de nos actions. «Car l'homme, s'il le veut,


1. 1Co 11,19 - 2. 1Co 15,21-22

peut facilement rester sans péché et observer les préceptes de Dieu».


62. Cette hérésie avait déjà fait de nombreuses victimes, et jeté le trouble parmi ceux de nos frères qu'elle n'avait point séduits. Devenu l'ardent apôtre de l'erreur, Célestius fut cité au tribunal de l'Eglise de Carthage, et condamné par sentence des évêques. Quelques années après Pélage lui-même, désigné comme hérésiarque, se vit accusé à son tour et appelé au tribunal des évêques. Lecture fut donnée du réquisitoire dressé contre lui par les évêques de la Gaule, Héros et Lazare. Comme ces accusateurs, retenus par la maladie de l'un d'eux, n'avaient pu se présenter, Pélage eut beau jeu de répondre à tous les griefs, aussi fut-il déclaré orthodoxe par quatorze évêques de la Palestine; quant à l'hérésie elle-même, ils la frappèrent d'une condamnation solennelle. Ils approuvèrent donc cette réponse de Pélage: «Pour éviter le péché, l'homme est aidé par la science de la loi, selon cette parole de l'Ecriture: Il leur a donné la loi pour leur venir en aide (1)». Toutefois, ils refusèrent d'admettre que cette science de la loi constituât, à proprement parler, la grâce de. Dieu, dont il est écrit: «Qui me délivrera de ce corps de mort? La grâce de Dieu, par Jésus-Christ Notre-Seigneur (2)». D'un autre côté, en disant que tous sont régis par leur volonté, Pélage n'excluait pas la direction de Dieu, car il répondit «qu'en formulant cette proposition il avait en vue le libre arbitre, auquel Dieu vient en aide quand il s'agit de choisir le bien, et qui seul nous explique pourquoi l'homme est coupable quand il pèche». Les juges approuvèrent également cette autre proposition: «Les impies et les pécheurs seront jugés sans miséricorde, et punis dans les flammes éternelles». Pélage appuyait sa réponse sur ce passage de l'Evangile: «Les méchants iront au supplice éternel, et les justes entreront dans la vie éternelle (3)». Il n'avait pas dit de tous les pécheurs indistinctement qu'ils subiront le supplice éternel, car il se serait mis en opposition avec l'Apôtre qui, parlant de certains pécheurs, déclare qu'ils seront sauvés, mais en passant par le feu (4)». Les juges ne pouvaient nier que «le royaume des cieux eût


1 Is 8,20 selon les Sept. - 2. Rm 7,24-25 - 3. Mt 25,46 - 4. 1Co 3,15

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été promis, même dans l'Ancien Testament», puisque le prophète Daniel a dit clairement «Les saints posséderont le royaume du Très-Haut (1)». Comme Pélage attribuait cette parole à l'Ancien Testament, les juges pouvaient conclure qu'à ses yeux l'Ancien Testament n'était pas exclusivement renfermé dans la scène du Sinaï, et qu'il regardait comme canoniques toutes les Ecritures qui précèdent l'Incarnation. Quant à cette parole: «L'homme peut, s'il le veut, rester sans péché», les juges en l'approuvant lui donnèrent un sens tout différent de celui qu'elle paraît avoir dans le livre de Pélage, car celui-ci semblait dire: Le pouvoir de rester sans péché dépend tout entier du libre arbitre. C'est ce qu'indiquait ce mot: «S'il le veut». Ce que les juges approuvèrent, c'est l'explication même que Pélage donna de cette parole, et que les juges consacrèrent dans leur réplique: Avec le secours et la grâce de Dieu l'homme peut rester sans péché. Toutefois rien ne fut défini quant à l'époque à laquelle les saints jouiront de cette perfection: sera-ce pendant qu'ils seront encore ensevelis dans ce corps de mort; sera-ce quand la mort aura été vaincue?


63. Pélage eut à s'expliquer également sur les écrits et les paroles de Célestins, son disciple. Il se reconnut l'auteur de certaines propositions, mais en leur donnant un sens différent de celui qui lui était reproché. Par exemple ces paroles: «Avant la venue de Jésus-Christ quelques hommes ont vécu dans la sainteté et l'innocence», auraient été rendues par ces autres paroles de Célestius: «Ont vécu sans péché». On lui reprochait également ces paroles de Célestius: «L'Eglise est sans tache et sans souillure». Pélage avoua qu'il avait émis lui-même cette proposition, mais uniquement pour déclarer que dans le baptême l'Eglise est purifiée de toute tache et de toute souillure, et que Dieu voudrait la voir persévérer dans cet état. Célestius avait dit: «Puisque nous faisons plus qu'il n'est commandé dans la loi et les Prophètes». Pelage répondit que par ces paroles il faisait allusion à la virginité dont l'Apôtre a dit: «Je n'ai pas reçu sur ce point de précepte du Seigneur (2)». Célestius avait affirmé que «chaque homme peut posséder toutes les vertus et toutes les grâces», ce qui détruisait la diversité des grâces, établie


1. Da 7,18 - 2. 1Co 7,25

par l'Apôtre. Pélage répondit qu' « il ne détruisait pas la diversité des grâces; il soutenait seulement que Dieu donne toutes les grâces à celui qui est digne de les recevoir, comme il les a données à saint Paul».


64. Ces quatre propositions de Célestius ne furent pas approuvées par les juges dans le sens dans lequel Célestius les avait formulées, mais uniquement. dans celui que formulaient les réponses de Pélage. Les évêques comprirent que vivre absolument sans péché est tout autre chose que vivre dans la sainteté et l'innocence, comme ont vécu certains personnages dont l'Ecriture fait l'éloge. D'un autre côté, quoique l'Eglise ne soit pas ici-bas sans tache et sans souillure, cependant il est certain que par le bain de la régénération elle est purifiée de toute tache et de toute souillure, et que Dieu voudrait la voir persévérer dans cet état; elle y persévérera en effet, car dans l'éternelle félicité elle régnera sans tache et sans souillure. Quant à la virginité perpétuelle, elle n'est pas commandée, et cependant, sans aucun doute, elle est un état supérieur à celui de la pudeur conjugale, quoique celle-ci soit commandée. Pourtant la virginité perpétuelle se rencontre dans beaucoup de chrétiens qui malgré cela ne sont pas sans péché. Enfin il est certain que l'Apôtre a possédé toutes les grâces qu'il énumère dans un passage de ses épîtres. En admettant que Paul en était digne, ces évêques parlaient non pas du droit qu'il y aurait acquis par ses mérites, mais d'une simple dignité que lui conférait sa prédestination à l'apostolat; n'a-t-il pas dit lui-même: «Je ne suis pas digne, ou je ne suis pas capable d'être appelé apôtre (1)?» Si ce n'est pas là le sens qu'ils ont donné à la proposition, c'est que leur intention a été surprise par la valeur des termes, et Pélage a prouvé qu'il n'était pas dupe de cette surprise. Tels sont donc les points sur lesquels l'orthodoxie de Pélage fut solennellement proclamée.


65. A l'aide d'une nouvelle récapitulation, fixons plus attentivement nos regards sur les points que Pélage a réprouvés et anathématisés; car ils constituent l'essence même de l'hérésie que nous combattons. Nous ne parlerons pas cependant de ces propositions adulatrices que nous trouvons dans certains de ses livres adressés à une veuve. Qu'il nous


1. 1Co 15,9

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suffise de savoir que Pélage a répondu sans hésiter que de telles propositions, ne se trouvent dans aucun de ses livres, qu'il n'en a jamais formulé de semblables, et qu'il en regarde les auteurs, non pas comme hérétiques, mais comme des insensés contre lesquels il lance l'anathème. Voici donc les dogmes principaux de cette hérésie, dont, les développements prodigieux nous ont causé tant de douleur: «Adam a été créé mortel; soit donc qu'il eût péché ou n'eût pas péché, il serait mort. Le péché d'Adam n'a nui qu'à son auteur, et nullement au genre humain. La loi conduit au royaume des cieux, comme l'Evangile. Les enfants nouvellement nés sont dans le même état qu'Adam avant sa prévarication. Ce n'est ni par la mort ni par la prévarication d'Adam que le genre humain meurt, comme ce n'est pas par la résurrection de Jésus-Christ qu'il ressuscitera. Les enfants, fussent-ils morts sans baptême, possèdent la vie éternelle. Si les riches baptisés ne renoncent pas à tout ce qu'ils possèdent, le bien qu'ils semblent faire ne leur sera pas imputé, et ils ne posséderont pas le royaume de Dieu. La grâce et le secours de Dieu ne nous sont pas donnés pour chacune de nos actions; cette grâce et ce secours ne sont autre chose pour nous que le libre arbitre, la loi et la doctrine. La grâce de Dieu nous est donnée selon nos mérites; dès lors cette grâce est entièrement au pouvoir de l'homme; qu'il soit digne ou indigne, elle dépend de sa volonté. Personne ne peut être appelé enfant de Dieu, qu'à la condition d'être sans a aucun péché. L'oubli et l'ignorance ne sont pas soumis au péché; car ils ne sont pas l'oeuvre de la volonté, mais le résultat d'une impérieuse nécessité. Le libre arbitre cesse d'être tel, s'il a besoin du secours de Dieu; car il dépend de la volonté propre de chacun d'agir ou de ne pas agir. Ce n'est pas au secours de Dieu, mais au libre arbitre que nous devons notre victoire. C'est par lui que nous devenons participants de la nature divine, selon la parole de saint Pierre: Par lui notre âme peut être comme Dieu, c'est-à-dire sans péché». Cette dernière proposition est extraite du onzième chapitre d'un livre qui n'a pas de nom d'auteur, mais qui est attribué à Célestins; j'y ai lu moi-même ces paroles: «Comment donc chaque homme est-il devenu participant d'une -chose à laquelle il paraissait étranger par état et par vertu?». Ceux de nos frères qui firent cette objection avaient compris que, selon cette doctrine, notre âme est de la même nature que Dieu, qu'elle est une partie de Dieu, qu'elle lui est absolument identique par état et par vertu. Comme dernière objection nous lisons: «Le pardon n'est point accordé aux pénitents selon la grâce et la miséricorde de Dieu, mais selon le mérite et le travail de ceux qui, grâce à leur pénitence, sont dignes de miséricorde». Pélage déclara qu'il n'était l'auteur d'aucun de ces dogmes, ni des explications dont on avait pu les appuyer; il alla jusqu'à les frapper d'anathème, et les juges ne purent que l'approuver; aussi déclarèrent-ils qu'il avait condamné toute doctrine contraire à la foi catholique, comme le prouvaient la réprobation et l'anathème lancés par lui. Dès lors, peu importe que Célestins soit, ou non, l'auteur de ces propositions; peu importe que Pélage ait, ou non, adhéré à ces doctrines, pour nous donner le droit de nous réjouir, de rendre grâces à Dieu et de célébrer ses louanges; il nous surit de savoir que l'autorité ecclésiastique a solennellement condamné cette nouvelle hérésie et tous les maux qu'elle avait enfantés.


66. Par suite de ce jugement, combien de crimes ont été commis avec une incroyable audace par des fauteurs malheureux des erreurs de Pélage! Des serviteurs et des servantes de Dieu, disciples dévoués du saint prêtre Jérôme, massacrés avec une barbarie sauvage, un diacre mis à mort, des monastères incendiés; Jérôme lui-même échappant à peine, et par un effet de la miséricorde divine, à la rage des impies! Mais couvrons d'un profond silence toutes ces horreurs, et attendons ce que nos frères les évêques jugeront à propos de faire pour réparer tous ces maux; soyons du moins persuadés qu'ils n'useront à cet égard d'aucune dissimulation. Quant à ces dogmes impies, tout catholique, même dans les contrées les plus lointaines, doit les combattre sans relâche, pour leur ôter tout pouvoir de nuire, partout où ils pénétreraient. Quant aux actes impies, dont la répression ressortit de la discipline épiscopale, la diligence pastorale doit les punir avec une pieuse sévérité, partout où ils se commettent, et ce soin appartient avant tout aux évêques présents ou (594) peu éloignés. Pour nous, qui sommes placés à une si grande distance, nous devons désirer que la cause de ces malheurs disparaisse à jamais, et que rien n'oblige à s'en occuper de nouveau. Ce que nous demandons surtout à la miséricorde de Dieu, c'est la guérison de toutes les plaies faites à tant d'âmes par le bruit si promptement répandu de ces crimes effrayants. C'est la prière que je forme en terminant ce livre; puisse-t-il, comme je l'espère, être pour ceux qui le liront aussi utile qu'il vous aura été agréable. Votre nom, beaucoup plus que le mien, sera pour lui un titre de recommandation, et par vos soins il parviendra à la connaissance d'un grand nombre de nos frères.

Traduction de M. l'abbé BURLERAUX.


Augustin, des actes du procès de Pélage.