Catéchèses Benoît XVI 20059

Mercredi 20 mai 2009 - Pèlerinage en Terre-Sainte

20059
Chers frères et soeurs,

Je parlerai aujourd'hui du voyage apostolique que j'ai accompli du 8 au 15 mai en Terre Sainte, et pour lequel je ne cesse de rendre grâces au Seigneur, car il s'est révélé un grand don pour le Successeur de Pierre et pour toute l'Eglise. Je désire exprimer à nouveau mes "remerciements" sincères à sa béatitude le patriarche Fouad Twal, aux évêques des divers rites, aux prêtres, aux franciscains de la custodie de Terre Sainte. Je remercie le roi et la reine de Jordanie, le président d'Israël et le président de l'Autorité nationale palestinienne, avec leurs gouvernements respectifs, toutes les autorités et tous ceux qui, de diverses façons, ont collaboré à la préparation et au succès de la visite. Ce fut avant tout un pèlerinage, et même un pèlerinage par excellence aux racines de la foi; et, dans le même temps, une visite pastorale à l'Eglise qui vit en Terre Sainte: une communauté d'une importance particulière, car elle représente une présence vivante là où elle a eu son origine.

La première étape, du 8 mai à la matinée du 11 mai, s'est déroulée en Jordanie, sur le territoire de laquelle se trouvent deux principaux lieux saints: le Mont Nébo, d'où Moïse contempla la Terre promise et où il mourut sans y être entré; puis Béthanie "sur le Jourdain", où, selon le quatrième Evangile, saint Jean a commencé à baptiser. Le mémorial de Moïse sur le Mont Nébo est un site d'une puisante valeur symbolique: il parle de notre condition de pèlerins entre un "déjà là" et un "pas encore", entre une promesse si grande et si belle qu'elle nous soutient sur le chemin et un accomplissement qui nous dépasse, et qui dépasse également ce monde. L'Eglise vit en elle-même cette "nature eschatologique" et "en pèlerinage": elle est déjà unie au Christ son époux, mais la fête des noces n'est pour l'instant qu'un avant-goût, dans l'attente de son retour glorieux à la fin des temps (cf. Conc. Vat. II, Const. Lumen gentium
LG 48-50). A Béthanie, j'ai eu la joie de bénir les premières pierres de deux églises devant être édifiées sur le site où saint Jean baptisait. Ce fait est le signe de l'ouverture et du respect qui règnent dans le royaume hachémite pour la liberté religieuse et pour la tradition chrétienne, et cela mérite une profonde reconnaissance. J'ai eu la joie d'exprimer cette juste reconnaissance, unie au profond respect pour la communauté musulmane, aux chefs religieux, au corps diplomatique et aux recteurs des universités, réunis à l'extérieur de la mosquée Al-Hussein ben-Talal, que le roi Abdallah ii a faite construire en mémoire de son père, le célèbre roi Hussein, qui accueillit le Pape Paul vi lors de son pèlerinage historique de 1964. Comme il est important que chrétiens et musulmans cohabitent de façon pacifique dans le respect mutuel! Grâce à Dieu, et à l'engagement des gouvernants, en Jordanie, cela est le cas. J'ai donc prié afin qu'il en soit de même ailleurs, en pensant en particulier aux chrétiens qui vivent au contraire des réalités difficiles dans l'Irak voisin.

En Jordanie vit une importante communauté chrétienne, à laquelle s'ajoutent les réfugiés palestiniens et irakiens. Il s'agit d'une présence significative et appréciée dans la société, notamment en raison de ses oeuvres dans le domaine de l'éducation et de l'assistance, attentives à la personne humaine, indépendamment de son appartenance ethnique ou religieuse. Un bel exemple est le Centre de réhabilitation Regina Pacis à Amman, qui accueille de nombreuses personnes porteuses de handicap. En le visitant, j'ai pu apporter une parole d'espérance, mais je l'ai également reçue à mon tour, comme témoignage confirmé par la souffrance et le partage humain. En signe de l'engagement de l'Eglise dans le domaine de la culture, j'ai en outre béni la première pierre de l'université de Madaba, du patriarcat latin de Jérusalem. J'ai éprouvé une grande joie à donner naissance à cette nouvelle institution scientifique et culturelle, car elle manifeste de façon tangible le fait que l'Eglise promeut la recherche de la vérité et du bien commun, et offre un espace ouvert et qualifié à tous ceux qui veulent s'engager dans cette recherche, condition indispensable pour un dialogue authentique et fructueux entre civilisations. Toujours à Amman, se sont déroulées deux célébrations liturgiques solennelles: les vêpres dans la cathédrale grecque-melkite Saint-Georges et la messe au stade international, qui nous ont donné l'occasion de goûter ensemble la beauté de se retrouver comme peuple de Dieu en pèlerinage, riche de ses diverses traditions et uni dans la foi unique.

Après mon départ de Jordanie, en fin de matinée du lundi 11 mai, je me suis rendu en Israël où, dès mon arrivée, je me suis présenté comme pèlerin de foi sur la Terre où Jésus est né, a vécu, est mort et est ressuscité, et dans le même temps, comme pèlerin de paix pour implorer de Dieu que là où il a voulu se faire homme, tous les hommes puissent vivre comme ses fils, c'est-à-dire en frères. Ce deuxième aspect de mon voyage est naturellement apparu au cours des rencontres avec les autorités civiles: lors de la visite au président israélien et au président de l'Autorité palestinienne. Sur cette terre bénie par Dieu, il semble parfois impossible de sortir de la spirale de la violence. Mais rien n'est impossible à Dieu et à ceux qui ont confiance en Lui! C'est pourquoi la foi dans l'unique Dieu juste et miséricordieux, qui est la ressource la plus précieuse de ces peuples, doit pouvoir libérer toute sa force de respect, de réconciliation et de collaboration. J'ai voulu exprimer ce souhait en rendant visite aussi bien au grand mufti et aux chefs de la communauté islamique de Jérusalem, qu'au grand rabbinat d'Israël, ou lors de ma rencontre avec les organisations engagées dans le dialogue interreligieux, puis dans celle avec les chefs religieux de la Galilée.

Jérusalem est le carrefour des trois grandes religions monothéistes, et son nom même - "ville de la paix" - exprime le dessein de Dieu sur l'humanité: former une grande famille avec celle-ci. Ce dessein, préannonce à Abraham, s'est pleinement réalisé en Jésus Christ, que saint Paul appelle "notre paix", car il a abattu par la force de son Sacrifice le mur de l'inimitié (cf. Ep 2,14). Tous les croyants doivent donc laisser derrière eux les préjugés et la volonté de domination, et pratiquer de manière unanime le commandement fondamental: c'est-à-dire aimer Dieu de tout son être et aimer son prochain comme soi-même. Voilà ce que les juifs, les chrétiens et les musulmans sont appelés à témoigner, pour honorer à travers les faits ce Dieu qu'ils prient avec leurs lèvres. Et c'est exactement ce que j'ai porté dans mon coeur, en prière, en visitant, à Jérusalem, le Mur occidental - ou Mur des lamentations - et la Coupole du Rocher, lieux symboliques respectivement du judaïsme et de l'islam. Un moment d'intense recueillement a été, en outre, la visite au Mausolée de Yad Vashem, édifié à Jérusalem en l'honneur des victimes de la Shoah. Nous avons observé là un moment de silence, en priant et en méditant sur le mystère du "nom": chaque personne humaine est sacrée, et son nom est inscrit dans le coeur du Dieu Eternel. Il ne faut jamais oublier la terrible tragédie de la Shoah! Il faut au contraire qu'elle reste toujours dans notre mémoire comme un avertissement universel au respect sacré pour la vie humaine, qui revêt toujours une valeur infinie.

Comme je l'ai déjà mentionné, mon voyage avait pour objectif prioritaire la visite aux communautés catholiques de Terre Sainte, et cela s'est produit en différentes occasions également à Jérusalem, à Bethléem et à Nazareth. Au Cénacle, avec l'esprit tourné vers le Christ qui lave les pieds aux Apôtres et qui institue l'Eucharistie, ainsi que vers le don de l'Esprit Saint à l'Eglise le jour de Pentecôte, j'ai pu rencontrer, parmi tant d'autres, le custode de Terre Sainte et méditer ensemble sur notre vocation à être une seule chose, à ne former qu'un seul corps et qu'un seul esprit, à transformer le monde avec la douce puissance de l'amour. Assurément, cet appel rencontre des difficultés particulières en Terre Sainte, c'est pourquoi, avec le coeur du Christ, j'ai répété à mes frères évêques ses propres paroles: "Sois sans crainte petit troupeau, car votre Père a trouvé bon de vous donner le Royaume" (Lc 12,32). J'ai ensuite brièvement salué les religieuses et les religieux de vie contemplative, en les remerciant pour le service qu'avec leur prière, ils offrent à l'Eglise et à la cause de la paix.

Les moments culminants de communion avec les fidèles catholiques ont en particulier été les célébrations eucharistiques. Dans la Vallée de Josaphat, à Jérusalem, nous avons médité sur la Résurrection du Christ en tant que force d'espérance et de paix pour cette ville et pour le monde entier. A Bethléem, dans les Territoires palestiniens, la messe a été célébrée devant la Basilique de la Nativité également avec la participation de fidèles provenant de Gaza, que j'ai eu la joie de réconforter en personne, en les assurant de ma proximité particulière. Bethléem, le lieu dans lequel a retenti le chant céleste de paix pour tous les hommes, est le symbole de la distance qui aujourd'hui encore nous sépare de cette annonce: précarité, isolement, incertitude, pauvreté. Tout cela a poussé de nombreux chrétiens à partir au loin. Mais l'Eglise continue son chemin, soutenue par la force de la foi et témoignant de l'amour à travers des oeuvres concrètes de service aux frères, tels que, par exemple, le Caritas Baby Hospital de Bethléem, soutenu par les Eglises d'Allemagne et de Suisse, et l'action humanitaire dans les camps de réfugiés. Dans celui que j'ai visité, j'ai voulu assurer aux familles qui y sont accueillies, la proximité et l'encouragement de l'Eglise universelle, en invitant chacun à rechercher la paix par des méthodes non violentes, en suivant l'exemple de saint François d'Assise. J'ai célébré la troisième et dernière messe avec la population jeudi dernier à Nazareth, ville de la Sainte Famille. Nous avons prié pour toutes les familles, afin que l'on redécouvre la beauté du mariage et de la vie familiale, la valeur de la spiritualité domestique et de l'éducation, l'attention aux enfants, qui ont le droit de grandir dans la paix et dans la sérénité. En outre, dans la basilique de l'Annonciation, avec tous les pasteurs, les personnes consacrées, les mouvements ecclésiaux et les laïcs engagés de Galilée, nous avons chanté notre foi dans la puissance créatrice et transformatrice de Dieu. Là où le Verbe s'est fait chair dans le sein de la Vierge Marie, jaillit une source intarissable d'espérance et de joie, qui ne cesse d'animer le coeur de l'Eglise, en pèlerinage dans l'histoire.

Mon pèlerinage s'est terminé, vendredi dernier, par la halte dans le Saint-Sépulcre et par deux importantes rencontres oecuméniques à Jérusalem: au patriarcat grec-orthodoxe, où étaient réunies toutes les représentations ecclésiales de la Terre Sainte et, enfin, à l'église patriarcale arménienne apostolique. J'ai plaisir à récapituler tout l'itinéraire qu'il m'a été donné d'effectuer précisément sous le signe de la Résurrection du Christ: malgré les vicissitudes qui, au cours des siècles, ont marqué les Lieux saints, malgré les guerres, les destructions, et malheureusement également les conflits entre chrétiens, l'Eglise a poursuivi sa mission, poussée par l'Esprit du Seigneur ressuscité. Elle est en marche vers la pleine unité, pour que le monde croie dans l'amour de Dieu et fasse l'expérience de la joie de sa paix. Agenouillé au Calvaire et au Sépulcre de Jésus, j'ai invoqué la force de l'amour qui jaillit du Mystère pascal, la seule force qui puisse renouveler les hommes et orienter vers son objectif l'histoire et l'univers. Je vous demande également de prier dans ce but, alors que nous nous préparons à la fête de l'Ascension que nous célébrerons demain au Vatican. Merci de votre attention.
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Je salue avec joie les pèlerins francophones, particulièrement les jeunes et les membres de l’association Chemin d’espoir, de Digne. À la veille de la fête de l’Ascension, je vous invite à prier pour que le Christ ressuscité renouvelle le coeur des hommes et donne au monde sa joie et sa paix. Avec ma Bénédiction apostolique.



Mercredi 27 mai 2009 - Saint Théodore le Studite

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Chers frères et soeurs!

Le saint que nous rencontrons aujourd'hui, saint Théodore le Studite, nous conduit en plein Moyen Age byzantin, à une période assez tourmentée du point de vue religieux et politique. Saint Théodore naquit en 759 dans une famille noble et pieuse: sa mère, Théoctiste, et un oncle, Platon, abbé du monastère de Saccoudion en Bithynie, sont vénérés comme des saints. Ce fut précisément son oncle qui l'orienta vers la vie monastique, qu'il embrassa à l'âge de 22 ans. Il fut ordonné prêtre par le patriarche Tarasius, mais rompit ensuite la communion avec lui en raison de la faiblesse dont celui-ci fit preuve à l'occasion du mariage adultérin de l'empereur Constantin vi. La conséquence en fut l'exil de Théodore, en 796, à Thessalonique. La réconciliation avec l'autorité impériale advint l'année suivante sous l'impératrice Irène, dont la bienveillance conduisit Théodore et Platon à s'installer dans le monastère urbain de Stoudios, avec une grande partie de la communauté des moines de Saccoudion, pour éviter les incursions des sarrasins. C'est ainsi que débuta l'importante "réforme studite".

Toutefois, l'histoire personnelle de Théodore continua d'être mouvementée. Avec son énergie habituelle, il devint le chef de la résistance contre l'iconoclasme de Léon v l'Arménien, qui s'opposa de nouveau à l'existence d'images et d'icônes dans l'Eglise. La procession d'icônes organisée par les moines de Stoudios déchaîna la réaction de la police. Entre 815 et 821, Théodore fut flagellé, incarcéré et exilé en divers lieu de l'Asie Mineure. En fin de compte, il put rentrer à Constantinople, mais pas dans son monastère. Il s'installa alors avec ses moines de l'autre côté du Bosphore. Il mourut, semble-t-il, à Prinkipo, le 11 novembre 826, jour où il est célébré dans le calendrier byzantin. Théodore se distingua dans l'histoire de l'Eglise comme l'un des grands réformateurs de la vie monastique et également comme défenseur des images sacrées pendant la deuxième phase de l'iconoclasme, aux côtés du patriarche de Constantinople, saint Nicéphore. Théodore avait compris que la question de la vénération des icônes avait à voir avec la vérité même de l'Incarnation. Dans ses trois livres Antirretikoi (Réfutations), Théodore établit une comparaison entre les relations éternelles intratrinitaires, où l'existence de chaque Personne divine ne détruit pas l'unité, et les relations entre les deux natures en Christ, qui ne compromettent pas, en lui, l'unique Personne du Logos.Et il argumente: abolir la vénération de l'icône du Christ signifierait effacer son oeuvre rédemptrice elle-même, du moment que, assumant la nature humaine, l'invisible Parole éternelle est apparue dans la chair visible humaine et de cette manière a sanctifié tout le cosmos visible. Les icônes, sanctifiées par la bénédiction liturgique et par les prières des fidèles, nous unissent avec la Personne du Christ, avec ses saints et, par leur intermédiaire, avec le Père céleste et témoignent de l'entrée dans la réalité divine de notre cosmos visible et matériel.

Théodore et ses moines, témoins du courage au temps des persécutions iconoclastes, sont liés de façon inséparable à la réforme de la vie cénobitique dans le monde byzantin. Leur importance s'impose déjà en vertu d'une circonstance extérieure: le nombre. Tandis que les monastères de l'époque ne dépassaient pas trente ou quarante moines, nous apprenons de La vie de Théodore l'existence de plus d'un millier, au total, de moines studites. Théodore lui-même nous informe de la présence dans son monastère d'environ trois cents moines; nous voyons donc l'enthousiasme de la foi qui est né autour de cet homme réellement informé et formé par la foi elle-même. Toutefois, plus que le nombre, c'est le nouvel esprit imprimé par le fondateur à la vie cénobitique qui se révéla influent. Dans ses écrits, il insiste sur l'urgence d'un retour conscient à l'enseignement des Pères, surtout à saint Basile, premier législateur de la vie monastique et à saint Dorothée de Gaza, célèbre père spirituel du désert palestinien. La contribution caractéristique de Théodore consiste à insister sur la nécessité de l'ordre et de la soumission de la part des moines. Au cours des persécutions, ceux-ci s'étaient dispersés, s'habituant à vivre chacun selon son propre jugement. A présent qu'il était possible de reconstituer la vie commune, il fallait s'engager pleinement pour faire du monastère une véritable communauté organisée, une véritable famille ou, comme il le dit, un véritable "Corps du Christ". Dans cette communauté se réalise de façon concrète la réalité de l'Eglise dans son ensemble.

Une autre conviction de fond de Théodore est la suivante: les moines, par rapport aux séculiers, prennent l'engagement d'observer les devoirs chrétiens avec une plus grande rigueur et intensité. Pour cela, ils prononcent une profession particulière, qui appartient aux hagiasmata (consécrations), et est presque un "nouveau baptême", dont la vêture représente le symbole. En revanche, par rapport aux séculiers, l'engagement à la pauvreté, à la chasteté et à l'obéissance est caractéristique des moines. S'adressant à ces derniers, Théodore parle de façon concrète, parfois presque pittoresque, de la pauvreté, mais celle-ci, dans la suite du Christ, est depuis le début un élément essentiel du monachisme et indique également un chemin pour nous tous. Le renoncement à la possession des choses matérielles, l'attitude de liberté vis-à-vis de celle-ci, ainsi que la sobriété et la simplicité valent de façon radicale uniquement pour les moines, mais l'esprit de ce renoncement est le même pour tous. En effet, nous ne devons pas dépendre de la propriété matérielle, nous devons au contraire apprendre le renoncement, la simplicité, l'austérité et la sobriété. Ce n'est qu'ainsi que peut croître une société solidaire et que peut être surmonté le grand problème de la pauvreté de ce monde. Donc, dans ce sens, le signe radical des moines pauvres indique en substance également une voie pour nous tous. Lorsqu'il expose ensuite les tentations contre la chasteté, Théodore ne cache pas ses expériences et montre le chemin de lutte intérieure pour trouver le contrôle de soi et ainsi, le respect de son corps et de celui de l'autre comme temple de Dieu.

Mais les renoncements principaux sont pour lui ceux exigés par l'obéissance, car chacun des moines a sa propre façon de vivre et l'insertion dans la grande communauté de trois cents moines implique réellement une nouvelle forme de vie, qu'il qualifie de "martyre de la soumission". Ici aussi, les moines donnent uniquement un exemple de combien celui-ci est nécessaire pour nous-mêmes, car, après le péché originel, la tendance de l'homme est de faire sa propre volonté, le principe premier est la vie du monde, tout le reste doit être soumis à sa propre volonté. Mais de cette façon, si chacun ne suit que lui-même, le tissu social ne peut fonctionner. Ce n'est qu'en apprenant à s'insérer dans la liberté commune, à la partager et à s'y soumettre, à apprendre la légalité, c'est-à-dire la soumission et l'obéissance aux règles du bien commun et de la vie commune, qu'une société peut être guérie, de même que le moi lui-même, de l'orgueil d'être au centre du monde. Ainsi, saint Théodore aide ses moines et en définitive, nous aussi, à travers une délicate introspection, à comprendre la vraie vie, à résister à la tentation de placer notre volonté comme règle suprême de vie, et de conserver notre véritable identité personnelle - qui est toujours une identité avec les autres - et la paix du coeur.

Pour Théodore le Studite, une autre vertu, aussi importante que l'obéissance et que l'humilité, est la philergia, c'est-à-dire l'amour du travail, dans lequel il voit un critère pour éprouver la qualité de la dévotion personnelle: celui qui est fervent dans les engagements matériels, qui travaille avec assiduité, soutient-il, l'est également dans les engagements spirituels. Il n'admet donc pas que, sous le prétexte de la prière et de la contemplation, le moine se dispense du travail, également du travail manuel, qui est en réalité, selon lui et selon toute la tradition monastique, le moyen pour trouver Dieu. Théodore ne craint pas de parler du travail comme du "sacrifice du moine", de sa "liturgie", et même d'une sorte de Messe à travers laquelle la vie monastique devient angélique. C'est précisément ainsi que le monde du travail doit être humanisé et que l'homme à travers le travail devient davantage lui-même, plus proche de Dieu. Une conséquence de cette vision singulière mérite d'être rappelée: précisément parce qu'étant le fruit d'une forme de "liturgie", les richesses tirées du travail commun ne doivent pas servir au confort des moines, mais être destinées à l'assistance des pauvres. Ici, nous pouvons tous saisir la nécessité que le fruit du travail soit un bien pour tous. Bien évidemment, le travail des "studites" n'était pas seulement manuel: ils eurent une grande importance dans le développement religieux et culturel de la civilisation byzantine comme calligraphes, peintres, poètes, éducateurs des jeunes, maîtres d'école, bibliothécaires.

Bien qu'exerçant une très vaste activité, Théodore ne se laissait pas distraire de ce qu'il considérait comme strictement lié à sa fonction de supérieur: être le père spirituel de ses moines. Il connaissait l'influence décisive qu'avaient eu dans sa vie aussi bien sa bonne mère que son saint oncle Platon, qu'il qualifiait du titre significatif de "père". Il exerçait donc à l'égard des moines la direction spirituelle. Chaque jour, rapporte son biographe, après la prière du soir, il se plaçait devant l'iconostase pour écouter les confidences de tous. Il conseillait également spirituellement de nombreuses personnes en dehors du monastère lui-même. Le Testament spirituel et les Lettres soulignent son caractère ouvert et affectueux, et montrent que de sa paternité sont nées de véritables amitiés spirituelles dans le milieu monastique et également en dehors de celui-ci.

La Règle, connue sous le nom d'Hypotyposis, codifiée peu après la mort de Théodore, fut adoptée, avec quelques modifications, sur le Mont Athos, lorsqu'en 962 saint Athanase Athonite y fonda la Grande Lavra, et dans la Rus' de Kiev, lorsqu'au début du deuxième millénaire, saint Théodose l'introduisit dans la Lavra des Grottes. Comprise dans sa signification authentique, la Règle se révèle singulièrement actuelle. Il existe aujourd'hui de nombreux courants qui menacent l'unité de la foi commune et qui poussent vers une sorte de dangereux individualisme spirituel et d'orgueil intellectuel. Il est nécessaire de s'engager pour défendre et faire croître la parfaite unité du Corps du Christ, dans laquelle peuvent se composer de manière harmonieuse la paix de l'ordre et les relations personnelles sincères dans l'Esprit.

Il est peut-être utile de reprendre, pour conclure, certains des éléments principaux de la doctrine spirituelle de Théodore. Amour pour le Seigneur incarné et pour sa visibilité dans la Liturgie et dans les icônes. Fidélité au baptême et engagement à vivre dans la communion du Corps du Christ, entendue également comme communion des chrétiens entre eux. Esprit de pauvreté, de sobriété, de renoncement; chasteté, maîtrise de soi, humilité et obéissance contre le primat de sa propre volonté, qui détruit le tissu social et la paix des âmes. Amour pour le travail matériel et spirituel. Amitié spirituelle née de la purification de sa propre conscience, de son âme, de sa propre vie. Cherchons à suivre ces enseignements qui nous montrent réellement la voie de la vraie vie.
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Je salue avec joie les pèlerins francophones, particulièrement les groupes de jeunes de Bitche, d’Aix-en-Provence et du Luxembourg, ainsi que les pèlerins de l’Archidiocèse de Clermont-Ferrand. A la suite de saint Théodore le Studite, n’ayez pas peur de vous laisser guider par l’Esprit Saint « hôte très doux de nos âmes ». Avec ma Bénédiction apostolique.


Mercredi 3 juin 2009 - Raban Maure

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Chers frères et soeurs,

Je voudrais aujourd'hui parler d'un personnage de l'occident latin vraiment extraordinaire: le moine Raban Maure. Avec des hommes tels qu'Isidore de Séville, Bède le Vénérable, Ambroise Autpert, dont j'ai déjà parlé dans des catéchèses précédentes, il sut garder, pendant les siècles qui constituent ce qu'on appelle le Haut Moyen-âge, le contact avec la grande culture des antiques sages et des Pères chrétiens. Souvent rappelé comme "praeceptor Germaniae", Raban Maure fut d'une fécondité extraordinaire. Avec sa capacité de travail absolument exceptionnelle, il contribua peut-être plus que tout autre à garder vivante cette culture théologique, exégétique et spirituelle à laquelle les siècles suivants devaient puiser. C'est à lui que se réfèrent aussi bien des grands personnages appartenant au monde des moines comme Pier Damiani, Pierre le Vénérable et Bernard de Clairvaux, qu'également un nombre toujours plus important de "clercs" du clergé séculier, qui au cours du xii et du XIII siècles donnèrent vie à l'une des floraisons les plus belles et les plus fécondes de la pensée humaine.

Né à Mayence vers 780, Raban entra très jeune dans un monastère: on lui ajouta le nom de Maure précisément en référence au jeune Maure qui, selon le Livre ii des Dialogues de saint Grégoire le Grand, avait été confié encore enfant par ses parents eux-mêmes, nobles romains, à l'abbé Benoît de Nursie. Cette insertion précoce de Raban comme "puer oblatus" dans le monde monastique bénédictin, et les fruits qu'il en tira pour sa propre croissance humaine, culturelle et spirituelle, permettraient à eux seuls une ouverture très intéressante non seulement sur la vie des moines et de l'Eglise, mais également sur toute la société de son temps, habituellement qualifiée de "carolingienne". De ceux-ci, ou peut-être de lui-même, Raban Maure écrit: "Certains ont eu la chance d'être introduits dans la connaissance des Ecritures dès leur plus tendre enfance ("a cunabulis suis") et ont été tellement bien nourris par la nourriture qui leur a été offerte par la sainte Eglise qu'ils peuvent être promus, avec l'éducation appropriée, aux ordres sacrés les plus élevés" (PL 107,
Col 419 BC).
La culture extraordinaire qui caractérisait Raban Maure le fit rapidement remarquer par les grands de son temps. Il devint le conseiller de princes. Il s'engagea pour garantir l'unité de l'empire et, à un niveau culturel plus large, il ne refusa jamais à celui qui l'interrogeait une réponse modérée, qu'il tirait préférablement de la Bible et des textes des saints Pères. Tout d'abord élu abbé du célèbre monastère de Fulda, ensuite archevêque de sa ville natale, Mayence, il ne cessa pas pour autant de poursuivre ses études, démontrant par l'exemple de sa vie que l'on peut être simultanément à la disposition des autres, sans se priver pour cela d'un temps approprié pour la réflexion, l'étude et la méditation. Ainsi, Raban Maure fut exégète, philosophe, poète, pasteur et homme de Dieu. Les diocèses de Fulda, Mayence, Limbourg et Wroclaw le vénèrent comme saint et bienheureux. Ses oeuvres remplissent six volumes de la Patrologie latine de Migne. C'est à lui que l'on doit, selon toute probabilité, l'un des hymnes les plus beaux et connus de l'Eglise latine, le "Veni Creator Spiritus", synthèse extraordinaire de pneumatologie chrétienne. Le premier engagement théologique de Raban s'exprima, en effet, sous forme de poésie et eut comme thème le mystère de la Sainte Croix dans une oeuvre intitulée "De laudibus Sanctae Crucis", conçue de manière telle qu'elle propose non seulement des contenus conceptuels, mais également des stimulations plus purement artistiques, utilisant aussi bien la forme poétique que la forme picturale à l'intérieur du même codex manuscrit. En proposant iconographiquement, entre les lignes de son écrit, l'image du Christ crucifié, il écrit par exemple: "Voilà l'image du Sauveur qui, par la position de ses membres, rend sainte pour nous la très salubre, très douce et très aimée forme de la Croix, afin qu'en croyant en son nom et en obéissant à ses commandements nous puissions obtenir la vie éternelle grâce à sa Passion. Chaque fois que nous élevons le regard vers la Croix, rappelons-nous donc de celui qui souffrit pour nous, afin de nous arracher au pouvoir des ténèbres, en acceptant la mort pour faire de nous les héritiers de la vie éternelle" (Lib. 1, Fig. 1, PL 107 Col 151 C).

Cette méthode d'allier tous les arts, l'esprit, le coeur et les sens, qui provenait de l'orient, devait recevoir un immense développement en occident, en parvenant à des sommets jamais atteints dans les codex enluminés de la Bible, ainsi que dans d'autres oeuvres de foi et d'art qui fleurirent en Europe avant l'invention de l'imprimerie et même après. Celle-ci révèle en tous cas chez Raban Maure une conscience extraordinaire de la nécessité de faire participer dans l'expérience de la foi, non seulement l'esprit et le coeur, mais également les sens à travers les autres aspects du goût esthétique et de la sensibilité humaine qui conduisent l'homme à jouir de la vérité de toute leur personne, "esprit, âme et corps". Cela est important: la foi n'est pas seulement pensée, mais elle touche tout notre être. Etant donné que Dieu s'est fait homme en chair et en os, qu'il est entré dans le monde sensible, nous devons, dans toutes les dimensions de notre être, chercher et rencontrer Dieu. Ainsi, la réalité de Dieu, à travers la foi, pénètre dans notre être et le transforme. Pour cela, Raban Maure a concentré son attention en particulier sur la liturgie, comme synthèse de toutes les dimensions de notre perception de la réalité. Cette intuition de Raban Maure le rend extraordinairement actuel. De lui sont restés également célèbres les "Carmina", proposés pour être utilisés en particulier dans les célébrations liturgiques. En effet, étant donné que Raban était avant tout un moine, son intérêt pour la célébration liturgique était évident. Toutefois, il ne se consacrait pas à l'art de la poésie comme une fin en soi, mais il orientait l'art et tout autre type de connaissance vers l'approfondissement de la Parole de Dieu. Il s'efforça donc, avec une assiduité et une rigueur extrêmes, d'introduire ses contemporains, mais surtout les ministres (évêques, prêtres et diacres), à la compréhension de la signification profondément théologique et spirituelle de tous les éléments de la célébration liturgique.

Il tenta ainsi de comprendre et de proposer aux autres les significations théologiques cachées dans les rites, en puisant à la Bible et à la tradition des Pères. Il n'hésitait pas à citer, par souci d'honnêteté mais également pour donner une importance plus grande à ses explications, les sources patristiques auxquelles il devait son savoir. Mais il se servait d'elles avec liberté et un discernement attentif, en approfondissant le développement de la pensée patristique. Par exemple, au terme de l'"Epistola prima", adressée à un "chorévêque" du diocèse de Mayence, après avoir répondu aux demandes d'éclaircissement sur le comportement à adopter dans l'exercice de la responsabilité pastorale, il poursuit: "Nous t'avons écrit tout ceci de la façon dont nous l'avons déduit des Ecritures Saintes et des canons des Pères. Mais toi, très saint homme, prend tes décisions comme bon te semble, au cas par cas, en cherchant à modérer ton jugement de façon à garantir en tout la discrétion, car elle est la mère de toutes les vertus" (Epistulae, i, PL 112, Col 1510 C). On voit ainsi la continuité de la foi chrétienne, qui trouve son origine dans la Parole de Dieu; mais celle-ci est toujours vivante, elle se développe et elle s'exprime de façons nouvelles, toujours en cohérence avec toute la construction, avec tout l'édifice de la foi.

Etant donné qu'une partie intégrante de la célébration liturgique est la Parole de Dieu, Raban Maure se consacra à cette dernière avec le plus grand zèle au cours de toute sa vie. Il publia des explications exégétiques appropriées pour presque tous les livres bibliques de l'Ancien et du Nouveau Testament dans une claire intention pastorale, qu'il justifiait par des paroles comme celles-ci: "J'ai écrit ces choses... en résumant les explications et les propositions de beaucoup d'autres pour offrir un service au lecteur dépourvu qui n'a pas à sa disposition de nombreux livres, mais également pour faciliter ceux qui, dans de nombreuses choses, n'arrivent pas à pénétrer en profondeur la compréhension des significations découvertes par les Pères" (Commentariorum in Matthaeum praefatio, PL 107, col 72D). En effet, en commentant les textes bibliques, il puisait à pleines mains aux Pères antiques, avec une prédilection particulière pour Jérôme, Ambroise, Augustin et Grégoire le Grand.

Sa sensibilité pastorale aiguë le conduisit ensuite à s'occuper avant tout de l'un des problèmes vécus de la manière la plus vive par les fidèles et les ministres sacrés de son temps: celui de la pénitence. Il compila en effet les "Pénitenciers" - c'est ainsi qu'on les appelait - dans lesquels, selon la sensibilité de l'époque, étaient énumérés les péchés et les peines correspondantes, en utilisant dans la mesure du possible des motivations puisées dans la Bible, dans les décisions des Conciles et les décrets des Papes. Ces mêmes textes furent utilisés par les "carolingiens" dans leur tentative de réforme de l'Eglise et de la société. C'est à la même intention pastorale que répondaient des oeuvres comme "De disciplina ecclesiastica" et "De institutione clericorum" dans lesquelles, en puisant avant tout à saint Augustin, Raban expliquait aux personnes simples et au clergé de son diocèse les éléments fondamentaux de la foi chrétienne: il s'agissait de sortes de petits catéchismes.

Je voudrais conclure la présentation de ce grand "homme d'Eglise" en citant certaines de ses paroles dans lesquelles se reflète bien sa conviction fondamentale: "Celui qui est négligent dans la contemplation ("qui vacare Deo negligit") se prive lui-même de la vision de la lumière de Dieu; celui qui se laisse prendre de façon indiscrète par les préoccupations et permet à ses pensées d'être emportées par le tourbillon des choses terrestres se condamne lui-même à l'impossibilité absolue de pénétrer les secrets du Dieu invisible" (Lib. I, PL 112, col 1263A). Je pense que Raban Maure nous adresse ces paroles également à nous aujourd'hui: dans les heures de travail, avec ses rythmes frénétiques, et dans les temps de loisirs, nous devons réserver des moments à Dieu. Lui ouvrir notre vie en lui adressant une pensée, une réflexion, une brève prière, et surtout, nous ne devons pas oublier le dimanche comme jour du Seigneur, le jour de la liturgie, pour percevoir dans la beauté de nos églises, de la musique sacrée et de la Parole de Dieu la beauté même de Dieu, le laissant entrer dans notre être. Ce n'est qu'ainsi que notre vie peut devenir grande, devenir une vraie vie.
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Je suis heureux de saluer les pèlerins francophones, notamment les pèlerins de la Province ecclésiastique de Marseille, les membres du Synode diocésain de Nice, accompagnés de l’Évêque, Mgr Louis Sankalé, les membres du Mouvement Foi et Vie venus de l’Île Maurice et les jeunes du collège Saint-Just d’Arbois. Que l’Esprit-Saint, reçu par l’Église au jour de la Pentecôte, chasse en vous toute peur et qu’il vous fasse brûler de son ardente charité! Bon pèlerinage à tous!



Catéchèses Benoît XVI 20059