Montée Carmel I - 2003 13

Ch. 13: OÙ IL EST TRAITÉ DE LA MANIÈRE ET DU MOYEN QU'ON DOIT TENIR POUR ENTRER EN CETTE « NUIT DU SENS »

1. Reste maintenant à donner quelques avis pour savoir et pouvoir entrer en cette Nuit du sens. Pour cela il faut savoir que l'âme ordinairement entre en cette nuit sensitive en deux manières : l'une est active, l'autre passive.

L'Active est ce que l'âme peut faire et fait de sa part pour y entrer, dont nous traiterons dans les avis suivants.

La Passive est quand l'âme ne fait rien, mais c'est Dieu qui l'opère en elle, et elle se comporte comme patiente ; de quoi nous parlerons dans le quatrième livre35, quand nous traiterons des commençants. Et parce qu'avec l'aide de Dieu, nous leur donnerons là plusieurs avis selon les nombreuses imperfections qu'ils ont coutume d'avoir en ce chemin, je ne m'y étendrai pas ici à en donner beaucoup, et parce qu'aussi ce n'en est pas le lieu propre, puisqu'à présent nous traitons seulement des causes pour lesquelles ce passage s'appelle nuit, et combien elle a de parties.

Mais parce qu'il semble que ce serait trop concis et moins profitable de ne pas donner maintenant quelque remède ou avis pour pratiquer cette nuit des appétits, j'ai voulu mettre ici en abrégé le moyen qui suit, et je ferai de même à la fin de chacune de ces deux autres parties ou causes de cette nuit, dont je traiterai aussitôt avec l'aide du Seigneur.

35 C'est-à-dire la Nuit Obscure.


2. Encore que les avis suivants, pour vaincre les appétits, soient courts et en petit nombre, j'estime qu'ils ne sont pas moins utiles et efficaces qu'ils ne sont brefs, de manière que celui qui voudra vraiment s'y exercer n'aura besoin de nuls autres, vu que ceux-ci les comprennent tous.

3. Le premier, qu'il ait un appétit ordinaire d'imiter Christ en toutes ses occupations, se conformant à sa vie qu'il doit considérer pour savoir l'imiter, et se comporter en toutes choses comme Il ferait lui-même.

4. Le second, pour pouvoir faire cela, quelque goût qui s'offre aux sens, s'il n'est purement pour l'honneur et la gloire de Dieu, qu'il y renonce et s'en prive pour l'amour de Jésus-Christ qui en cette vie n'eut et ne voulut avoir d'autre goût que de faire la volonté de son Père, ce qu'il appelait sa nourriture et son repas (Jn 4,34). Prenons un exemple. S'il se présente quelque plaisir à entendre des choses qui n'importent en rien au service de Dieu, qu'il n'y prenne goût ni ne les veuille entendre. Et s'il se délecte à voir des choses qui ne l'aident pas davantage pour Dieu, qu'il rejette ce plaisir et détourne sa vue de tels objets. Et s'il s'offre du plaisir à parler ou en quelque autre chose qui se présente, qu'il fasse de même. Comme aussi en tous les sens, pour autant qu'il pourra aisément s'en exempter. Car autrement il suffira qu'il n'y prenne aucun goût, bien que ces choses se passent en lui. Et de cette manière, il doit tâcher de mortifier promptement les sens et les laisser vides de ce goût, comme à l'obscur. Et avec ce soin, il s'avancera beaucoup en peu de temps.

5. Or, pour mortifier et pacifier les quatre passions naturelles, qui sont la joie, l'espoir, la crainte et la douleur, de la concorde et de la pacification desquelles procèdent ces biens et tous les autres, le remède radical est le suivant, qui est de grand mérite et la cause de grandes vertus :

6. Qu'il tâche de s'incliner toujours : non au plus facile, mais au plus difficile ;
non au plus savoureux, mais au plus insipide ;
non à ce qui a plus de goût, mais plutôt à ce qui donne moins de goût ;
non au repos, mais à ce qui est pénible ;
non à la consolation, mais plutôt à la désolation;
non au plus, mais au moins ;
non au plus haut et plus précieux, mais au plus bas et plus méprisé ;
non à vouloir quelque chose, mais à ne vouloir rien;
non à rechercher le meilleur des choses temporelles, mais le pire, et à désirer entrer en toute nudité, vide et pauvreté pour Christ de tout ce qu'il y a au monde.

7. Et ces oeuvres, il faut qu'il les embrasse de bon coeur et tâche d'y réduire la volonté. Car s'il les exerce avec coeur, en peu de temps il trouvera en elles un grand délice et consolation, opérant avec ordre et discernement.

8. Ce qui a été dit, étant bien mis en pratique, suffit pour entrer en la nuit sensitive. Mais pour être plus complet, nous ajouterons une autre manière d'exercice qui enseigne à mortifier la concupiscence de la chair et la concupiscence des yeux et l'orgueil de la vie (1Jn 2,16), qui sont les choses que saint Jean dit régner dans le monde et desquelles procèdent tous les autres appétits.

9. Premièrement, il tâchera de travailler à son mépris et désirera que tous fassent de même et ceci est contre la concupiscence de la chair.
Deuxièmement, il tâchera de parler à son désavantage et désirera que tous fassent de même et ceci est contre la concupiscence des yeux.
Troisièmement, il tâchera d'avoir une basse estime de soi et désirera que tous fassent de même aussi contre lui, et ceci est contre la superbe de la vie.

10. En conclusion de ces avis et règles, il convient de rapporter ici les vers qui sont écrits en la Montée du Mont, qui est la figure qui se trouve au commencement de ce livre, ils constituent une doctrine pour y monter, soit au plus haut de l'union ; car bien qu'il soit vrai qu'ils parlent du spirituel et intérieur, ils traitent aussi de l'esprit d'imperfection selon le sensible et l'extérieur, comme il peut se voir en les deux chemins qui sont aux côtés du sentier de perfection. Et ainsi, nous les entendrons ici en ce sens, à savoir, selon le sensible. Puis dans la Deuxième Partie de cette Nuit, nous les entendrons selon le spirituel ;

11. Ils disent :

Pour venir à goûter tout,
ne veuille avoir de goût en rien ;

Pour venir à posséder tout,
ne veuille posséder quelque chose en rien ;

Pour venir à être tout,
ne veuille être quelque chose en rien ;

Pour venir à savoir tout,
ne veuille savoir quelque chose en rien ;

Pour venir à ce que tu ne goûtes,
va par où tu ne goûtes ;

Pour venir à ce que tu ne sais,
va par où tu ne sais ;

Pour venir à ce que tu ne possèdes,
va par où tu ne possèdes ;

Pour venir à ce que tu n'es,
va par où tu n'es.



MOYEN POUR NE PAS EMPÊCHER LE TOUT



12. Quand tu t'arrêtes en quelque chose,
tu ne te jettes pas au tout ;
car, pour venir du tout au tout,
tu dois te nier du tout au tout ;
et quand une fois tu auras tout,
il faut le tenir sans rien vouloir ;
car si tu veux avoir quelque chose en tout,
tu ne tiens pas purement en Dieu ton trésor.36

36 Ces avis de la nuit active du sens reproduisent à quelques variantes et additions près les quatre strophes au bas du croquis du Mont de perfection. Voir p. 204-205.


13. En cette nudité, l'âme spirituelle trouve sa quiétude et son repos ; parce que, ne convoitant rien, rien ne la fatigue vers le haut et rien ne l'opprime vers le bas, car elle est dans le centre de son humilité ; vu que, quand elle convoite quelque chose, en cela même elle se fatigue.


Ch. 14: EN LEQUEL EST DÉCLARÉ LE SECOND VERS DU COUPLET: "Avec angoisses, en amours enflammée"

1. Après avoir expliqué le premier vers de ce couplet, qui traite de la nuit sensitive, donnant à entendre quelle est cette nuit du sens et pourquoi elle s'appelle nuit, comme aussi ayant montré l'ordre et le moyen qu'il faut tenir pour y entrer activement, il faut ensuite traiter de ses propriétés et de ses effets admirables ; qui sont contenus dans les vers suivants de ce couplet et que j'aborderai succinctement en vue d'expliquer ces vers, comme je l'ai promis dans le prologue, puis je passerai aussitôt au second livre qui traite de l'autre partie de cette Nuit, qui est la spirituelle.

2. Donc, l'âme dit qu'étant avec angoisses, enflammée d'amour, elle passa et sortit par cette nuit obscure du sens à l'union de son Bien-Aimé. Car, pour vaincre tous les appétits et pour renoncer aux goûts de toutes les choses, - par l'amour et l'affection desquels la volonté a coutume de s'enflammer afin d'en jouir - il était besoin d'une autre plus grande inflammation d'un autre meilleur amour, qui est celui de son Époux, afin qu'ayant son goût et sa force en lui, elle eût de la vaillance et de la constance pour rejeter facilement tous les autres. Et non seulement il est nécessaire, pour vaincre la force des appétits sensitifs, d'avoir l'amour de son Époux, mais aussi d'être enflammée d'amour avec angoisses ; parce qu'il arrive en effet que la sensualité est mue et attirée aux choses sensibles avec de telles angoisses de l'appétit, que si la partie spirituelle n'est pas enflammée de ce qui est spirituel avec d'autres angoisses plus grandes, elle ne pourra vaincre le joug naturel, ni entrer en cette nuit du sens, et n'aura pas assez de courage pour demeurer en l'obscurité de toutes choses, en se privant de l'appétit de toutes.

3. Mais comment et de combien de sortes sont ces angoisses d'amour que les âmes ressentent dans les commencements de ce chemin d'union, et aussi les diligences qu'elles font et les inventions qu'elles trouvent pour sortir de leur maison, qui est la volonté propre, dans la nuit de la mortification de leurs sens, et combien ces angoisses de l'Époux leur font trouver faciles et doux et savoureux les travaux et périls de cette nuit, ce propos n'est pas de ce lieu, ni ne peut se dire ; car il vaut mieux l'avoir et le méditer que de l'écrire. Aussi, nous passerons à l'exposé des autres vers au chapitre suivant.


Ch. 15: DANS LEQUEL SONT DÉCLARÉS LES AUTRES VERS DU COUPLET: "Oh ! heureuse aventure ! Je sortis sans être vue, Ma maison étant désormais apaisée".

1. Elle prend pour métaphore le misérable état de la captivité, dont celui qui s'en délivre sans qu'aucun des geôliers ne l'empêche, tient cela pour heureuse aventure. Car l'âme après le péché originel, est à vrai dire captive en ce corps mortel, sujette aux passions et aux appétits naturels, de l'encerclement et de la sujétion desquels elle tient pour heureuse aventure d'être sortie sans être vue, c'est-à-dire sans être empêchée ni retenue par aucun d'eux.

2. Car pour cela, il lui a profité de sortir en la nuit obscure, qui consiste en la privation de tous les goûts et en la mortification de tous les appétits, comme nous avons dit. Et pour cela, sa maison étant désormais apaisée ; il convient de savoir, la partie sensitive, qui est la maison de tous les appétits, étant désormais en repos par la défaite et l'endormissement d'eux tous. Parce que jusqu'à ce que les appétits soient assoupis par la mortification en la sensualité, et que la sensualité même soit désormais apaisée en eux, de sorte qu'elle ne contrarie plus l'esprit, l'âme n'accède point à la vraie liberté, pour jouir de l'union de son Bien-Aimé.



FIN DU PREMIER LIVRE





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