Nuit obscure I 11

Ch. 11: "avec angoisses, en amours enflammée." ON EXPLIQUE LES TROIS VERS DU COUPLET


1. Cette inflammation d'amour, bien qu'on ne la sente pas d'ordinaire dans les commencements parce qu'elle n'a point encore commencé à s'allumer à cause de l'impureté de la nature ou parce que l'âme ne lui donne pas de lieu paisible en elle ne se comprenant pas elle-même, comme nous avons dit - mais parfois, avec cela et sans cela, soudain on commence à sentir une angoisse de Dieu -, et à mesure qu'elle avance, l'âme se sent d'autant plus affectionnée et enflammée en l'amour de Dieu, sans savoir ni entendre comment ni d'où lui naît cet amour et cette affection, sinon qu'elle voit que cette flamme et inflammation grandissent parfois tellement en elle qu'elle désire Dieu avec des angoisses d'amour, selon ce que David - étant en cette nuit - dit de soi par ces paroles, à savoir : Parce que mon coeur s'est enflammé (à savoir, en amour de contemplation), mes reins aussi se sont changés (c'est-à-dire, mes appétits d'affections sensibles ont aussi été changés, à savoir, de la vie sensitive à la spirituelle, par cette aridité et cessation en eux tous que nous disons) ; Et moi, dit-il, j'ai été réduit à néant, et je n'ai su (Ps 72,21-22). Parce que, comme nous avons dit, sans savoir par où elle va, l'âme se voit anéantie pour toutes les choses d'en haut et d'en bas qu'elle avait coutume de goûter, et seulement elle se voit éprise d'amour sans savoir comment. Et comme parfois l'inflammation d'amour en l'esprit croît beaucoup, les angoisses que l'âme a pour Dieu sont si grandes qu'il lui semble que ses os se dessèchent en cette soif, que la nature s'étiole, que sa chaleur et sa force se dissipent par la véhémence de la soif d'amour, et l'âme sent que cette soif d'amour est vive. David aussi la souffrait et la sentait, quand il dit : Mon âme a eu soif du Dieu vivant (Ps 41,3); qui est comme s'il disait: Vive fut la soif que mon âme a eue. Cette soif, pour être vive, nous pouvons dire qu'elle fait mourir de soif. Mais il faut noter que la véhémence de cette soif n'est pas continuelle, mais quelques fois, quoique l'âme ait coutume de sentir ordinairement quelque soif.

2. Mais il faut noter, comme j'ai commencé de dire ici, qu'aux commencements, on ne sent pas communément cet amour, mais la sécheresse et le vide dont nous parlons, et alors, au lieu de cet amour qui ensuite va s'allumer, ce que l'âme traîne avec soi au milieu de ces aridités et vides des puissances est un soin ordinaire et une sollicitude de Dieu, avec crainte et peur de ne pas le servir, ce qui n'est pas un sacrifice peu agréable à Dieu, de voir l'esprit en tribulation (Ps 50,19) et en souci pour son amour. Cette sollicitude et ce soin sont mis en l'âme par cette secrète contemplation, jusqu'à ce que, avec le temps, ayant quelque peu purifié le sens, c'est-à-dire la partie sensitive, des forces et des affections naturelles par le moyen de ces sécheresses qu'elle y met, elle aille allumant en l'esprit cet amour divin. Mais cependant, enfin, comme celui qui suit un traitement, tout n'est que pâtir en cette obscure nuit et sèche purgation de l'appétit, se guérissant de beaucoup d'imperfections et s'exerçant en de nombreuses vertus, pour se rendre capable dudit amour, comme on dira maintenant sur le vers suivant :

Oh ! heureuse aventure !


3. Parce que, comme Dieu met l'âme en cette nuit sensitive afin de purifier le sens de la partie inférieure et de l'accommoder, la soumettre et l'unir avec l'esprit, l'obscurcissant et lui faisant quitter les raisonnements, comme aussi après (afin de purifier l'esprit pour l'unir avec Dieu, comme on dira après), il le met dans la nuit spirituelle, l'âme profite tellement (quoiqu'il ne lui semble pas), qu'elle le tient pour heureuse aventure d'être hors des pièges et oppressions du sens de la partie inférieure par cette dite nuit; elle dit maintenant ce vers, à savoir : Oh ! heureuse aventure ! Sur lequel il faut ici remarquer les profits que l'âme trouve en cette nuit, en raison desquels elle tient pour une heureuse aventure d'y passer; profits que l'âme enferme tous dans le vers suivant:


Je sortis sans être aperçue.


4. Cette sortie s'entend de l'assujettissement à la partie sensitive que l'âme souffrait à chercher Dieu par des opérations si faibles, si limitées et si occasionnelles comme le sont celles de la partie inférieure; vu qu'à chaque pas, elle trébuchait en mille imperfections et ignorances, comme nous avons remarqué ci-dessus dans les sept péchés capitaux, elle se délivre de toutes, cette nuit éteignant tous les goûts d'en haut et d'en bas, obscurcissant tous les raisonnements, et lui faisant d'autres biens innombrables en l'acquisition des vertus, comme nous le dirons après. Car ce sera une chose agréable et de grande consolation pour celui qui chemine par là de voir que ce qui semble si rude, si répugnant à l'âme et si contraire au goût spirituel, opère tant de biens en elle ; ils s'obtiennent, comme nous disons, quand l'âme sort selon l'affection et l'opération - par le moyen de cette nuit - de toutes les choses créées et chemine aux éternelles, ce qui est un grand bonheur et une belle aventure; d'une part, pour le grand bien qu'il y a d'éteindre l'appétit et l'affection concernant toutes les choses; d'autre part, étant donné qu'il y en a très peu qui supportent et persévèrent à entrer par cette porte étroite et par le chemin étroit qui conduit à la vie, comme dit notre Sauveur (Mt 7,14). Car la porte étroite est cette nuit du sens, duquel l'âme se dépouille et se dénue pour y entrer, s'appuyant sur la foi, qui est étrangère à tout sens, afin de cheminer ensuite par le chemin étroit, qui est l'autre nuit, de l'esprit; en laquelle entre l'âme après pour cheminer vers Dieu en pure foi, qui est le moyen par lequel l'âme s'unit avec Dieu ; mais ce chemin, comme il est si étroit, obscur et terrible (car il n'y a pas de comparaison de cette nuit du sens à l'autre en obscurité et en épreuves, comme nous dirons alors), il y en a bien moins qui y cheminent, mais ses profits sont sans comparaison plus grands que ceux de celle-ci. Maintenant nous commencerons à dire quelque chose de ceux-ci avec le plus de brièveté possible, avant de passer à l'autre nuit.



Ch. 12: DES PROFITS QUE PROCURE CETTE NUIT DANS L'ÂME


1. Cette nuit et purgation de l'appétit heureuse pour l'âme y fait tant de biens et de profits (bien qu'il lui semble - comme nous l'avons dit - qu'on les lui ôte plutôt), que, comme Abraham fit une grande fête quand il sevra son fils Isaac (Gn 21,8), de même on se réjouit au ciel de ce que désormais Dieu tire cette âme des langes, de ce qu'il la descend de ses bras, la fait marcher sur ses pieds et lui ôte le lait du sein et la nourriture délicate et douce des enfants pour lui faire manger du pain avec la croûte et l'accoutumer à l'aliment des forts (He 5,12 He 5,14) qu'en ces aridités et ténèbres du sens on commence à donner à l'esprit vide et sec des sucs du sens, aliment qui est la contemplation infuse que nous avons dite.

2. Et voici le premier et le principal profit que l'âme obtient ici et duquel presque tous les autres découlent; ce premier profit que cause cette sèche et obscure nuit de contemplation est la connaissance de soi et de sa misère ; car outre que toutes les faveurs que Dieu fait à l'âme il les fait ordinairement enveloppées dans cette connaissance, ces aridités et ce vide des puissances par rapport à l'abondance qu'elle sentait auparavant, et la difficulté qu'elle trouve en les bonnes choses, lui font connaître sa bassesse et misère qu'au temps de sa prospérité elle n'arrivait pas à voir. Il y a une belle figure de cela dans l'Exode où Dieu voulant humilier les enfants d'Israël et faire qu'ils se connaissent, il leur demanda de quitter et d'enlever leurs habits et parures de fête, dont ils étaient auparavant revêtus au désert, en disant : Maintenant, désormais et dorénavant, dépouillez-vous de l'ornement de fête et prenez vos vêtements ordinaires et de travail, afin de vous apprendre le traitement que vous méritez (Ex 33,5). C'est comme s'il avait dit: Pour autant que vos habits que vous portez pour la fête et la joie ne vous font pas juger de vous si bassement que vous êtes, ôtez-les afin qu'à l'avenir, voyant vos habits vils, vous connaissiez que vous ne méritez pas davantage et sachiez qui vous êtes. Par suite, la vérité qu'avant l'âme ne connaissait pas de sa misère, parce que, lorsqu'elle allait comme en fête, trouvant beaucoup de goût, de consolation et d'appui en Dieu, elle était bien satisfaite et contente, pensant qu'elle servait Dieu en quelque chose - car encore qu'elle n'ait cela expressément en soi, cependant dans la satisfaction qu'elle trouve dans le plaisir, elle en a quelque opinion -, mais étant réduite à l'habit de travail, de sécheresse et d'abandonnement, ses premières lumières étant obscurcies, elle possède plus véritablement ces lumières en cette si excellente et nécessaire vertu de la connaissance de soi-même, ne s'estimant plus en rien, et n'ayant aucune satisfaction de soi, parce qu'elle voit que par elle-même elle ne fait ni ne peut rien. Et Dieu fait plus d'estime et est plus content de ce peu de satisfaction que l'âme a de soi et de l'affliction qu'elle sent de ne pas le servir, que de toutes les oeuvres qu'elle faisait auparavant et des premiers goûts qu'elle avait, pour grands qu'ils fussent, pour autant qu'il s'y trouvait plusieurs imperfections et ignorances ; et de cette épreuve de sécheresse, non seulement les profits que nous avons dits, mais encore ceux que nous dirons et beaucoup d'autres que nous passerons sous silence, procèdent de la connaissance de soi-même comme de leur source et origine.

3. Quant au premier, il advient à l'âme de traiter avec Dieu avec plus de respect et plus de retenue, ce qui est toujours requis pour traiter avec le Très Haut; ce qu'elle ne faisait pas en la prospérité de sa consolation et de son goût, parce que cette ferveur et ce goût qu'elle sentait, rendaient l'appétit un peu plus hardi envers Dieu qu'il ne devait, et discourtois et incivil. Comme il advint à Moïse quand il sentit que Dieu lui parlait: attiré par ce goût et appétit, sans autre considération il prenait la hardiesse de s'approcher, si Dieu ne lui avait pas commandé de s'arrêter et de se déchausser (par là se note le respect et le discernement en nudité des appétits avec lesquels on doit traiter avec Dieu) ; aussi, quand Moïse obéit en cela, il devint si raisonnable et si retenu que l'Écriture dit que, non seulement il n'osa pas s'approcher, mais même qu'il n'osait pas regarder (Ex 3,6), parce que, ayant ôté la chaussure de ses appétits et de ses goûts, il connaissait grandement sa misère devant Dieu, ce qui ainsi convenait pour entendre la parole de Dieu. Comme aussi la disposition que Dieu donna à Job pour parler avec Lui ne fut pas ces délices et ces gloires que le même Job ici rapporte qu'il avait coutume d'avoir en son Dieu (Jb 1,1-8), mais de le mettre sur un fumier, tout nu, abandonné et même persécuté de ses amis, comblé d'angoisses et d'amertume, le sol parsemé de vers (Jb 29-30) ; et alors, de cette manière se fit gloire celui qui relève le pauvre du fumier (Ps 112,7), le Dieu très haut, de descendre et de lui parler face à face, lui découvrant les hauteurs profondes de sa sagesse, ce qu'il n'avait jamais fait au temps de sa prospérité (Jb 38-42).

4. Et ainsi il convient de noter un autre excellent profit qu'il y a en cette nuit et sécheresse de l'appétit sensitif, puisque nous sommes venus à en parler, qui est qu'en cette nuit obscure de l'appétit - afin que se vérifie ce que dit le prophète, à savoir : Ta lumière se lèvera dans les ténèbres (Is 58,10) - Dieu illumine l'âme non seulement en lui donnant connaissance de sa misère et de sa bassesse, comme nous avons dit, mais aussi de la grandeur et excellence de Dieu ; car, outre que les goûts, les appétits et les appuis sensibles sont amortis, l'entendement demeure net et libre pour entendre la vérité ; alors que le goût sensible et l'appétit, bien qu'ils soient de choses spirituelles, fascinent et embarrassent l'esprit, cette angoisse et aridité du sens illustrent et vivifient l'entendement, comme dit Isaïe (Is 28,19): que la vexation fait entendre comment Dieu, en l'âme vide et débarrassée (ce qui est requis pour sa divine influence), surnaturellement, par le moyen de cette nuit obscure et sèche de contemplation, va, comme nous avons dit, l'instruisant en sa divine Sagesse; ce qu'il ne faisait pas par les sucs et les goûts précédents.

5. Le même prophète Isaïe donne bien cela à entendre, en disant : À qui Dieu enseignera sa science et à qui fera-t-il ouïr sa parole ? À ceux qui sont sevrés, dit-il, du lait, à ceux qu'on a arrachés du sein (Is 28,9) ; en quoi on apprend que pour cette divine influence, la disposition convenable n'est ni le premier lait de la suavité spirituelle, ni l'appui du sein des savoureux raisonnements des puissances sensitives que l'âme goûtait, mais la privation de l'un et le détachement de l'autre, si bien que pour ouïr Dieu, il convient que l'âme soit de pied ferme et dénuée d'appétit quant à l'affection et au sens, comme le prophète le dit de soi par ces paroles : Je serai debout sur ma garde (c'est-à-dire sans appui de l'appétit) et j'arrêterai mon pas (ne discourant point avec le sens) pour contempler, c'est-à-dire afin d'entendre ce qui m'est dit de la part de Dieu (Ha 2,1). De manière que nous avons déjà dit que de cette nuit sèche se tire premièrement la connaissance de soi-même, de laquelle, comme de son fondement, naît l'autre connaissance, celle de Dieu. C'est pourquoi, saint Augustin disait à Dieu : Que je me connaisse, Seigneur, moi, et je te connaîtrai, toi12 ; parce que, comme disent les philosophes, un extrême se connaît bien par un autre.

12 Solil., II, 1,1 ; P.L. 32,885.


6. Et pour prouver plus complètement l'efficacité de cette nuit sensitive en sa sécheresse et dénuement, pour procurer la lumière que disons-nous l'âme reçoit ici de Dieu, nous alléguerons cette autorité de David qui donne assez à entendre la grande vertu qu'a cette nuit pour cette haute connaissance de Dieu. Il dit donc ceci : En la terre déserte, sans eau, sèche et sans chemin, j'ai paru devant toi afin de pouvoir voir ta vertu et ta gloire (Ps 62,3) ; ce qui est une chose admirable, attendu que David ne nous donne pas à entendre ici que les délices spirituelles et la quantité des plaisirs fassent une disposition et un moyen pour connaître la gloire de Dieu, mais l'aridité et le manque d'appui de la partie sensitive qui s'entend ici par la terre sèche et déserte, et il ne dit pas non plus que les concepts et raisonnements au sujet de Dieu dont il s'était beaucoup servi soient un chemin pour sentir13 et voir la vertu de Dieu, mais bien plutôt de ne pouvoir fixer sa pensée en Dieu, ni cheminer avec le discours de la considération imaginaire, qui s'entend ici par la terre sans chemin, de manière que pour connaître Dieu et soi-même, cette nuit obscure est le moyen avec ses sécheresses et ses vides, bien que ce ne soit avec la plénitude et abondance qu'en l'autre de l'esprit, car cette connaissance est comme le principe de l'autre.

13Au sens de connaître.


7. L'âme tire aussi dans les sécheresses et vides de cette nuit de l'appétit, l'humilité spirituelle qui est la vertu contraire du premier vice capital que nous avons dit être la superbe spirituelle ; par cette humilité, qu'elle acquiert par ladite connaissance de soi, elle se purge de toutes ces imperfections dans lesquelles elle tombait par ce vice de l'orgueil au temps de sa prospérité ; car se voyant si aride et si misérable, elle ne peut penser, pas même par un premier mouvement, qu'elle marche plus parfaitement que les autres, ni qu'elle les devance, comme elle le faisait avant, au contraire, elle avoue que les autres lui sont supérieurs.

8. Et de là naît l'amour du prochain ; puisqu'elle l'estime et ne le juge plus comme elle en avait l'habitude avant quand elle sentait tant de ferveur en elle et chez les autres pas. Elle connaît seulement sa misère et la tient devant ses yeux; si bien qu'elle ne peut les en retirer ni les porter sur personne. Ce qu'admirablement David, étant en cette nuit, déclare en disant : Je suis devenu muet et fus humilié, et je me suis trouvé réduit au silence dans les biens, et ma douleur s'est renouvelée (Ps 38,3). Il dit cela parce qu'il lui semblait que les biens de son âme étaient tellement taris que non seulement il ne savait et ne trouvait comment en parler ; mais aussi par rapport aux autres, il était réduit au silence par la douleur de la connaissance de sa misère.

9. De plus par là ils se rendent sujets et obéissants en la voie spirituelle, car, comme ils se voient si misérables, ils n'obéissent pas seulement à ceux qui les enseignent, mais aussi ils désirent que le premier venu les guide et leur dise ce qu'ils doivent faire. Ils perdent la présomption affective qu'ils avaient parfois en la prospérité, et finalement on leur ôte en passant toutes les autres imperfections que nous avons notées à l'égard de ce premier vice qui est l'orgueil spirituel.



Ch. 13: DES AUTRES PROFITS QUE CAUSE EN L'ÂME CETTE NUIT DU SENS


1. Concernant les imperfections que l'âme avait dans l'avarice spirituelle, elle qui convoitait les unes et les autres choses spirituelles, et n'était jamais satisfaite des exercices, ni des uns ni des autres, à cause de la convoitise de l'appétit et du goût qu'elle y trouvait, cette nuit sèche et obscure les réforme bien parce que, comme elle ne trouve plus le goût et la saveur dont elle avait l'habitude, mais au contraire y sent de l'amertume et de la peine, elle en use si sobrement qu'elle pourrait peut-être perdre à présent par le trop peu, comme auparavant elle perdait par le trop. Bien qu'à ceux que Dieu met en cette nuit il leur donne ordinairement de l'humilité et de la promptitude (malgré l'insipidité) afin qu'ils fassent seulement pour Dieu ce qu'on leur commande ; et ainsi ils se débarrassent de beaucoup de choses puisqu'ils n'y trouvent pas de goût.

2. Concernant la luxure spirituelle aussi, on voit clairement que, grâce à cette sécheresse et insipidité du sens que l'âme trouve dans les choses spirituelles, elle se délivrera de ces imperfections que nous avons alors notées ; puisque nous avons dit qu'ordinairement elles procédaient du goût qui de l'esprit rejaillissait sur le sens.

3. Mais les imperfections dont se libère l'âme en cette nuit obscure concernant le quatrième vice, qui est la gourmandise spirituelle, elles peuvent se voir ici, bien qu'elles n'aient pas été toutes dites car elles sont innombrables ; et ainsi moi je les omettrai ici pour en terminer avec cette nuit et passer à l'autre, pour laquelle nous avons à dire une doctrine de grande importance. Qu'il suffise - pour connaître les profits innombrables, outre ceux qui ont été dits, que gagne l'âme en cette nuit concernant ce vice, la gourmandise spirituelle - de dire que de toutes ces imperfections que nous avons alors mentionnées, elle se délivre et de beaucoup d'autres maux, et de plus grands, et de hideuses abominations (qui, comme je dis, ne sont pas écrites là), où beaucoup ont achoppé, ce dont nous avons l'expérience, pour n'avoir pas réformé l'appétit en cette gourmandise spirituelle. Parce que, comme Dieu, en cette sèche et obscure nuit où il met l'âme, tient la concupiscence et l'appétit tellement réfrénés, qu'elle ne peut se repaître d'aucun goût ni saveur sensible des choses d'en haut ni d'en bas - et il continue cela en sorte que l'âme se trouve instruite, réformée et mortifiée selon la concupiscence et l'appétit - elle perd la force de ses passions et de la concupiscence et elle se rend stérile, ne se servant plus du goût (tout comme les flux du lait se tarissent quand on cesse de le tirer de la mamelle) et les appétits de l'âme étant ainsi desséchés, outre les profits déjà dits, par le moyen de cette sobriété spirituelle s'ensuivent en l'âme d'autres profits admirables; car, par la mortification des appétits et des concupiscences, l'âme vit en paix et tranquillité spirituelle, parce que, là où l'appétit et la concupiscence ne règnent pas, il n'y a point de trouble, mais seulement paix et consolation en Dieu.

4. D'ici naît un autre et deuxième profit qui est que l'âme porte un souvenir ordinaire14 de Dieu, avec la crainte et la peur de retourner en arrière (comme il reste dit) dans le chemin spirituel ; ce qui est un grand profit, et non des moindres en cette sécheresse et purgation de l'appétit, car l'âme se purifie et se nettoie des imperfections qui s'y attachaient par le moyen des appétits et affections qui de soi émoussent et obscurcissent l'âme.

14 C'est, selon Augustin, Confessions, X, 14, 35 sq. la mémoire du présent, au sens d'attention, fréquent dans la Bible.


5. Il y a un autre profit très grand en cette nuit pour l'âme, qui est qu'elle s'exerce dans les vertus toutes ensemble, comme dans la patience et la longanimité, qui s'exerce bien en ces vides et ces aridités, supportant de persévérer dans les exercices spirituels sans consolation et sans goût. La charité de Dieu s'exerce, mue non de l'attrait du goût, ni de la saveur qu'elle trouve dans l'ouvrage, mais de Dieu seul. Elle exerce aussi la vertu de force, car en ces difficultés et insipidités qu'elle trouve dans l'action, elle tire des forces de la faiblesse, et ainsi se rend forte ; et finalement, en toutes les vertus, tant théologales, que cardinales et morales. Corporellement et spirituellement l'âme s'exerce en ces sécheresses.

6. Or qu'en cette nuit l'âme reçoive ces quatre bienfaits que nous avons dits, à savoir: délectation de paix, mémoire habituelle et sollicitude de Dieu, netteté et pureté d'âme, et l'exercice des vertus que nous venons de dire, David le dit, comme il l'a expérimenté lui-même étant en cette nuit, par ces paroles : Mon âme a rejeté les consolations, je me suis souvenu de Dieu, j'ai été comblé de délices et je me suis exercé et mon esprit a défailli (Ps 76,4). Et ensuite il dit : J'ai médité de nuit avec mon coeur, et je m'exerçais, et balayais et purifiais mon esprit (Ps 76,7), à savoir toutes les affections.

7. Concernant les imperfections des autres vices spirituels que nous avons dits là, qui sont la colère, l'envie et la tristesse, l'âme se purifie aussi en cette sécheresse de l'appétit et acquiert les vertus contraires, parce que, étant rendue souple et étant humiliée par ces aridités, difficultés et autres tentations et épreuves, en lesquelles Dieu l'exerce au cours de cette nuit, elle devient douce envers Dieu, soi-même, et le prochain, de manière qu'elle ne se fâche plus avec trouble, contre soi pour les fautes qui lui sont propres, ni contre le prochain pour les fautes d'autrui ; et envers Dieu, elle n'a plus de dégoûts ni de plaintes discourtoises de ce qu'il ne la fait promptement bonne.

8. En ce qui concerne l'envie, elle a aussi de la charité envers les autres, car, si elle a quelque envie, elle n'est pas vicieuse comme avant, quand elle avait de la peine que d'autres lui soient préférés et la dépassent, parce qu'alors elle leur donne la palme, en se voyant si misérable comme elle se voit; et l'envie qu'elle a (si elle en a) est vertueuse, désirant les imiter, ce qui est grande vertu.

9. Les ennuis et tristesses qu'elle a dès lors dans les choses spirituelles ne sont plus vicieux comme avant, parce qu'ils procédaient des goûts spirituels qu'elle avait parfois et s'efforçait d'avoir quand ils lui manquaient; mais ces aversions ne viennent plus de cette faiblesse du goût, parce que Dieu le lui a soustrait à l'égard de toutes les choses en cette purification de l'appétit.

10. Outre ces profits qui sont dits, d'autres innombrables s'ensuivent au moyen de cette sèche contemplation ; en effet souvent, grâce à ces aridités et angoisses, lorsque l'âme y pense le moins, Dieu lui communique une suavité spirituelle et un amour très pur, et des connaissances spirituelles parfois très délicates, chacune de plus grand profit et prix que tout ce qu'elle savourait avant; quoique dans les commencements l'âme ne le pense pas ainsi, parce que l'influence spirituelle qui se donne alors est très délicate, et le sens ne la perçoit pas.

11. Finalement, comme l'âme se purifie alors des affections et des appétits sensitifs, elle acquiert la liberté d'esprit où elle cueille les douze fruits de l'Esprit Saint. Et aussi elle se délivre ici admirablement des mains des trois ennemis : démon, monde et chair, car éteignant la saveur et le goût sensitif à l'égard des choses, le démon, ni le monde, ni la sensualité n'ont point d'armes ni de forces contre l'esprit.

12. Ces aridités font donc marcher l'âme avec pureté en l'amour de Dieu, puisqu'elle ne se meut plus à opérer pour le plaisir et la saveur de l'oeuvre, comme elle faisait peut-être quand elle avait des plaisirs, mais seulement pour donner plaisir à Dieu. Elle ne devient ni présomptueuse ni satisfaite, comme peut-être au temps de la prospérité, mais craintive et défiante de soi, n'ayant aucune satisfaction de soi ; en quoi consiste la sainte crainte qui conserve et augmente les vertus. Cette sécheresse éteint aussi les concupiscences et les mouvements vifs de la nature, comme il a aussi été dit, parce qu'alors, si ce n'est le goût que Dieu de soi lui verse parfois, c'est merveille qu'elle trouve goût et consolation sensible par sa diligence en aucune oeuvre et exercice spirituel, comme il a déjà été dit.

13. En cette nuit sèche, le soin de Dieu croît et les angoisses pour le servir, parce que, comme les mamelles de la sensualité lui tarissent dont l'âme sustentait et nourrissait les appétits qu'elle suivait, il ne reste plus que cette angoisse toute sèche et nue de servir Dieu, chose qui est pour Dieu très agréable, car, comme dit David, l'esprit affligé est un sacrifice pour Dieu (Ps 50,19).

14. Comme l'âme, donc, connaît qu'en cette sèche purification par où elle a passé, elle a tiré et fait tant et de si grands et précieux profits, comme il a été rapporté ici, elle peut bien chanter dans le couplet que nous expliquons le vers suivant, à savoir:

Oh ! heureuse aventure ! je sortis sans être vue.


C'est-à-dire, je sortis des filets et de l'asservissement des appétits sensitifs et des affections sans être vue, à savoir sans que les trois ennemis susdits m'en puissent empêcher eux qui (comme nous l'avons dit) avec les appétits et les goûts, comme avec des filets enlacent l'âme et l'empêchent de sortir hors d'elle-même à la liberté de l'amour de Dieu, et sans ces pièges elles ne peuvent combattre l'âme, comme il a été dit.


Ch. 14: DANS LEQUEL ON EXPLIQUE LE DERNIER VERS DU PREMIER COUPLET


1. D'où vient que, en apaisant par la continuelle mortification les quatre passions de l'âme qui sont la joie, la douleur, l'espoir et la crainte, et en endormant les appétits naturels dans la sensualité par les sécheresses ordinaires, et en arrêtant d'agir l'harmonie des sens et puissances intérieurs, en délaissant ses opérations discursives, comme nous avons dit, qui sont la population et la demeure de la partie inférieure de l'âme, qui est celle qu'elle appelle ici sa maison, en disant :

ma maison étant désormais apaisée ;


cette maison de la sensualité étant désormais apaisée, c'est-à-dire mortifiée, ses passions éteintes et ses appétits apaisés et endormis par cette heureuse nuit de la purification sensitive, l'âme sortit pour commencer le chemin et la voie de l'esprit qui est des progressants et avancés, que par un autre nom on appelle voie illuminative ou de contemplation infuse, par laquelle Dieu lui-même repaît et sustente l'âme sans discours ni aide active de l'âme.

2. Telle est (comme nous avons dit) la nuit et purgation du sens dans l'âme ; cette nuit, en ceux qui ensuite doivent entrer en l'autre plus pesante de l'esprit pour passer à la divine union d'amour (car tous n'y passent pas, mais le petit nombre d'ordinaire), a coutume d'être accompagnée de grandes épreuves et tentations sensitives qui durent beaucoup de temps, mais chez les uns plus que chez les autres. Car à quelques-uns est envoyé l'ange de Satan (qui est l'esprit de fornication) pour tourmenter leurs sens de fortes et abominables tentations et affliger leur esprit de sales pensées et représentations fort visibles en l'imagination, ce qui leur est parfois un plus grand tourment que la mort même (2Co 12,7).

3. D'autres fois s'ajoute en cette nuit l'esprit de blasphème, qui traverse toutes leurs conceptions et pensées de blasphèmes intolérables, qu'il suggère parfois en l'imagination avec tant de force qu'il les fait presque prononcer, ce qui leur est un grand tourment. D'autres fois, ils ont un autre abominable esprit qu'Isaïe appelle esprit de vertige (Is 19,14), qui leur est donné non pour les faire tomber mais pour les exercer ; il leur obscurcit tellement le sens qu'il les remplit de mille scrupules et perplexités, si embrouillés en leur jugement qu'ils ne peuvent se satisfaire en rien, ni appuyer le jugement à aucun conseil ni conception; ce qui est une des plus rudes piqûres et horreurs de cette nuit, fort approchant de ce qui se passe en la nuit spirituelle.

4. Ces tempêtes et épreuves, ordinairement Dieu les envoie en cette nuit et purgation sensitive à ceux (comme je dis) qu'il veut mettre ensuite dans l'autre (quoique tous n'y passent pas), afin que, châtiés et souffletés de la sorte, ils s'exercent et disposent et accommodent les sens et les puissances en vue de l'union de la Sagesse, qu'on leur doit donner là. En effet, si l'âme n'est pas tentée, exercée et éprouvée par des tribulations et tentations, elle ne peut aviver son sens en vue de la Sagesse; c'est pourquoi l'Ecclésiastique a dit: Celui qui n'est point tenté, que sait-il ? ; et celui qui n'a point été éprouvé, quelles sont les choses qu'il reconnaît? (Si 34,9-10). De cette vérité, Jérémie donne un bon témoignage, en disant : Vous m'avez châtié, Seigneur, et j'ai été instruit (Jr 31,18). Et la manière la plus appropriée de ce châtiment pour entrer en Sagesse sont les épreuves intérieures que nous disons ici, pour autant qu'elles sont de celles qui purifient plus efficacement le sens de tous les goûts et consolations auxquels par faiblesse naturelle il était affectionné, et l'âme y est véritablement humiliée en vue de l'élévation qu'elle doit avoir.

5. Mais la durée que l'âme demeure en ce jeûne et pénitence du sens, c'est bien une chose qu'on ne peut dire avec certitude, parce que cela ne se passe pas en tous d'une même façon, ni tous n'endurent pas les mêmes tentations, car cela n'a de mesure que la volonté de Dieu. Conformément au plus ou au moins que chacune a d'imperfection à purifier, et aussi conformément au degré d'union d'amour auquel Dieu veut l'élever, il l'humiliera plus ou moins intensément, en plus ou moins de temps. Ceux qui ont sujet et plus de force pour souffrir avec plus d'intensité, il les purge plus rapidement ; car les plus faibles, il les conduit par cette nuit fort lentement et avec des tentations légères, et les laisse longtemps en cet état, donnant à leur sens des réfections ordinaires afin qu'ils ne retournent pas en arrière, et ils arrivent tard à la pureté de perfection en cette vie (et quelques-uns d'entre eux jamais), car ils ne sont ni tout à fait dans cette nuit, ni tout à fait en dehors ; car, encore qu'ils ne passent pas outre, pour les conserver en humilité et en la connaissance d'eux-mêmes, Dieu les exerce à certains moments et certains jours en ces tentations et aridités, et les aide avec des consolations, parfois, de temps en temps, afin que, défaillants, ils ne retournent à chercher ceux du monde. Pour d'autres âmes encore plus faibles, Dieu se comporte avec elles comme apparaissant et s'absentant, pour les exercer en son amour, parce que sans ces éloignements, elles n'apprendraient pas à s'approcher de Dieu.

6. Mais les âmes qui doivent passer à un si heureux et si haut état comme est l'union d'amour, à quelque vitesse que Dieu les conduise, ordinairement elles ont coutume de rester longtemps en ces aridités et tentations, comme on l'a vu par expérience. Il est temps, donc, maintenant de commencer à traiter de la seconde nuit.

Nuit obscure I 11