Catéchèses S. J-Paul II 7279

7 février 1979 LA PREPARATION ET LA SIGNIFICATION DE PUEBLA

7279 Très chers frères et soeurs,

1. La IIIe Conférence générale de l’Épiscopat latino-américain est un événement sur lequel se concentre l’attention de toute l’Église et qui suscite un grand intérêt également en dehors de l’Église. Le fait qu’il s’agisse déjà de la IIIe Conférence montre que son histoire, bien que brève, est très significative et fructueuse.

C’est en 1955 que le Pape Pie XII a voulu convoquer la première Conférence générale de l’Épiscopat latino-américain (Rio de Janeiro, 25 juillet - 4 août 1955) pour examiner les problèmes religieux qui suscitaient déjà à ce moment-là de graves inquiétudes dans tout le continent. Ce fut alors comme si l’on avait voulu scruter les signes des temps en vue de discerner des voies toujours meilleures pour rénover l’action apostolique de l’Église et pour lui redonner vigueur. En particulier le manque de prêtres, devenu une dramatique évidence, conduisit à rechercher une collaboration plus étroite sur le plan continental, dont devait devenir l’instrument un Conseil représentatif de tous les Épiscopats nationaux.

La création du CELAM fut le premier et le plus important résultat de cette Conférence, un résultat dynamique ouvert à des développements qui ont pris une importance et un rythme croissants.

En 1968, afin de mieux adapter la mission de l’Église aux besoins de l’Amérique latine, à la lumière des enseignements du IIe Concile du Vatican, le Pape Paul VI convoqua la IIe Conférence générale de l’Épiscopat latino-américain, qui eut lieu à Medellin du 24 août au 6 septembre 1968. Le but principal de cette rencontre était l’étude du thème : « L’Église dans la présente transformation de l’Amérique latine à la lumière du IIe Concile du Vatican. »

Ces rappels montrent suffisamment comment s’est formé et développé, au cours de ces dernières décennies, ce splendide organe collégial de l’Épiscopat actuel dans le continent latino-américain, qui est actuellement au centre de l’événement brièvement appelé « Puebla ».

2. Cette abréviation, on le sait, correspond au nom de la ville du Mexique où se tient la IIIe Conférence générale de l’Épiscopat latino-américain. J’ai eu le grand bonheur de pouvoir l’inaugurer personnellement en présidant la concélébration, le samedi 27 janvier, dans le sanctuaire de la Mère de Dieu à Guadalupe, et en prononçant, le dimanche 28 janvier, un discours pour l’ouverture des travaux, au grand séminaire de Puebla.

En tout état de cause, je voudrais attirer l’attention surtout sur la méthode de travail et sur la façon très perspicace et très précise dont a été préparée la Conférence.

Avant de rédiger les principales thèses contenues dans le « Document de travail », qui fait 172 pages en tout, les différentes Conférences épiscopales d’Amérique latine, à partir du « Document de consultation », ont rédigé leurs avis, leurs observations et leurs propositions sur le thème de la IIIe Conférence qui est : « L’évangélisation de l’Amérique latine aujourd’hui et demain. » On voit facilement que pour ce thème les sources doivent être cherchées principalement dans les travaux des assemblées ordinaires du Synode des évêques qui se sont tenues à Rome en 1974 et 1977. Les thèmes de ces assemblées, nous nous en souvenons, étaient respectivement : « L’évangélisation dans le monde d’aujourd’hui » et « La catéchèse, spécialement celle des jeunes ».

Les échanges d’expériences, de propositions, de suggestions, au Synode des évêques de 1974, ont eu pour fruit l’Exhortation apostolique de Paul VI : Evangelii nuntiandi, qui est l’un des documents les plus caractéristiques, les plus significatifs et les plus fructueux de son pontificat.

Telle est la genèse — très claire, comme on le voit — du thème choisi pour l’actuelle Conférence du CELAM. L’initiative de prendre pour l’Amérique latine ce thème de l’« évangélisation » qui concerne l’Église universelle remonte à l’année 1976. Tout l’ensemble de la préparation a duré deux années entières. Pendant ce temps, les Conférences épiscopales nationales, en utilisant également les contributions de différents éléments des communautés ecclésiales locales, ont préparé leur apport à la rédaction du « Document de travail », c’est-à-dire le document qui devait servir comme point de référence pour les travaux de la Conférence de Puebla, et à partir duquel on devait procéder aux échanges d’expériences, de propositions et de suggestions, qui se déroule actuellement à Puebla.

Les différentes Conférences épiscopales sont représentées par leurs présidents, et en outre elles ont nommé un nombre de délégués proportionnel au nombre total des évêques faisant partie de la Conférence. Ont de plus été invités à Puebla des représentants des différents corps composant le Peuple de Dieu : prêtres, religieux, religieuses, diacres et laïcs.

3. Peut-être certains de ceux qui m’écoutent aujourd’hui connaissent-ils déjà ces indications concernant la Conférence de Puebla. Mais j’ai estimé qu’il était bon de les résumer ici, et cela pour deux motifs :

Avant tout à cause de l’importance de cet événement que l’on appelle « Puebla ». Et en même temps pour exprimer ma joie que l’enseignement sur la collégialité de l’Épiscopat, rappelé par le IIe Concile du Vatican, s’incarne d’une façon si splendide dans la vie et porte ses fruits aujourd’hui.

Il vaudrait la peine d’ouvrir ici de nouveau le texte de la Constitution dogmatique Lumen gentium, au chapitre 3, et d’en relire attentivement tous les paragraphes.

Il faudrait aussi rappeler de nombreux passages du décret Christus Dominus sur les devoirs pastoraux des évêques.

Arrêtons-nous sur certaines phrases : « De même que saint Pierre et les autres apôtres constituent, de par l’institution du Seigneur, un seul collège apostolique, semblablement le Pontife romain, Successeur de Pierre, et les évêques successeurs des apôtres, forment entre eux un tout. Déjà, la plus antique discipline en vertu de laquelle les évêques établis dans le monde entier vivaient en communion entre eux et avec l’évêque de Rome par le lien de l’unité, de la charité et de la paix, et de même la réunion de Conciles, où l’on décidait en commun de toutes les questions les plus importantes, par une décision que l’avis de l’ensemble permettait d’équilibrer, tout cela signifie le caractère et la nature collégiale de l’ordre épiscopal, laquelle se trouve manifestement confirmée par le fait des Conciles oecuméniques tenus tout au long des siècles. » (
LG 22)

Le Concile est l’expression la plus complète de la collégialité de la charge épiscopale dans l’Eglise. Ses autres manifestations n’ont pas une signification aussi fondamentale. Elles sont cependant très nécessaires, utiles et parfois absolument indispensables. Cela vaut et pour les institutions collégiales — parmi lesquelles actuellement, dans ]’Église d’Occident, se développent avant tout les Conférences épiscopales — et pour les différentes formes d’activité collégiale.

L’actuelle Conférence de Puebla représente précisément, pour l’Épiscopat latino-américain, une telle forme d’activité collégiale. Les différentes institutions collégiales et les formes sous lesquelles s’exerce l’activité collégiale des Épiscopats correspondent particulièrement aux exigences de notre temps.

4. La Constitution dogmatique Lumen gentium, en parlant de la collégialité des évêques, utilise l’expression « corps épiscopal » (corpus episcopale). Il semble qu’il y ait ici une analogie encore plus profonde avec l’ensemble de l’Eglise, que saint Paul, nous le savons, appelait « le Corps du Christ » (cf. Rm 12,5 1Co 1,13 1Co 6,12-20 1Co 10,17 1Co 12,12 et 1Co 27 Ga 3,28 Ep 1,22-23 Ep 2,16 Ep 4,4 Col 1,24 Col 3,15). Cette analogie nous fait pénétrer profondément dans le mystère intime de l’Église, dans l’unité de vie qui lui vient du Christ. ù

Le « corps épiscopal » concerne la structure extérieure la plus importante de l’Église : son unité hiérarchique. Cependant, cette structure extérieure demeure au service du mystère intérieur de l’Église, du Corps mystique du Christ. C’est précisément pour cette raison et pour cet objectif que cette structure est aussi un « corps » : le corps — c’est-à-dire le collège — épiscopal.

En ce moment où ce collège, ce « corps », consacre ses travaux au problème de l’évangélisation du continent sud-américain « aujourd’hui et demain », il faut souhaiter que le Seigneur Jésus soit lui-même présent au milieu de ses membres et à travers eux. Nous lisons en effet dans la Constitution Lumen gentium : « Ainsi donc, en la personne des évêques assistés des prêtres, c’est le Seigneur Jésus- Christ, Pontife suprême, qui est présent au milieu des croyants. Assis à la droite de Dieu le Père, il ne cesse d’être présent à la communauté de ses pontifes. C’est à eux en tout premier lieu, par leur service éminent, qu’il prêche la parole de Dieu à toutes les nations et administre continuellement aux croyants les sacrements de la foi ; c’est par leur paternelle fonction (cf. 1Co 4,15) qu’il intègre à son corps par la régénération surnaturelle des membres nouveaux ; c’est enfin par leur sagesse et leur prudence qu’il dirige et oriente le peuple du Nouveau Testament dans son pèlerinage vers l’éternelle béatitude. » À eux, enfin, « a été confiée la charge de rendre témoignage de l’Évangile de la grâce de Dieu (cf. Rm Rm 15,16 Ac 20,24) et d’exercer le ministère glorieux de l’Esprit et de la justice (cf. 2Co 3,8-9) » (LG 21).

À vous tous, ma bénédiction apostolique.




14 février 1979 SERVIR L'EVANGILE, C'EST SERVIR LA LIBERTE

14279 Chers frères et chères soeurs,

1. « L’évangélisation de l’Amérique latine aujourd’hui et demain », tel était le thème de la IIIe Conférence générale de l’Épiscopat de ce continent, qui s’est tenue du 27 janvier au 12 février dernier. Elle a terminé ses travaux avant-hier. Et aujourd’hui, avec mes frères dans l’Épiscopat qui ont participé à cette Conférence, avec tous les épiscopats du continent latino-américain tout entier, je voudrais remercier l’Esprit-Saint pour l’ensemble de ces travaux. Je veux remercier l’Esprit de Notre Seigneur Jésus-Christ et sa Mère, épouse de l’Esprit-Saint. C’est précisément à ses pieds, au sanctuaire de Guadalupe, que nous avons inauguré ensemble cette troisième Conférence.

Lorsque nous entendons prononcer le mot « évangélisation », nous pensons à la phrase de saint Paul : « Annoncer l’Évangile n’est pas un motif d’orgueil pour moi, c’est une nécessité qui s’impose à moi : malheur à moi si je n’annonce pas l’Évangile. » (
1Co 9,16) Ces mots, qui jaillissent du plus profond de l’âme de saint Paul, sont le cri de l’Église d’aujourd’hui. Ils sont devenus le testament de Paul VI, qui s’exprime dans l’Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi. Aujourd’hui, ils expriment la foi, l’espérance et la charité de l’Épiscopat latino-américain. La foi, l’espérance et la charité doivent en effet se traduire en responsabilité pour l’Évangile, pour son annonce, comme l’a dit l’apôtre saint Paul.

2. L’évangélisation dans le continent latino-américain, c’est avant tout l’héritage des siècles. Si nous parlons du présent et de l’avenir de cette évangélisation, nous ne pouvons pour autant oublier son passé. J’en ai parlé dans la première homélie de mon récent voyage, que j’ai prononcée à la messe concélébrée à Saint-Domingue : « Dès les premiers instants de la découverte, l’Église manifeste sa préoccupation de rendre présent le Royaume de Dieu au coeur des nouveaux peuples, races et cultures…. Le sol d’Amérique était préparé par les courants de sa propre spiritualité, à recevoir la nouvelle semence chrétienne. »

Cet « hier » de l’évangélisation des hommes et des peuples du continent latino-américain a été constamment présent pendant ma visite au Mexique et il a donné une note spécifique à tout le voyage. Partout j’ai trouvé les temples splendides qui rappellent les premières générations de l’Église et du christianisme sur cette terre. Mais surtout j’y ai trouvé les hommes vivants qui ont fait leur l’Évangile qu’étaient venus leur annoncer dans le nouveau monde des missionnaires du vieux monde, et ils en ont fait la substance de leur vie. Certes, la rencontre entre les indigènes et les nouveaux arrivés venant d’Europe n’a pas été facile. On a l’impression que les indigènes n’ont pas accepté tout ce qui venait d’Europe ; que, d’une certaine manière ils ont voulu se replier sur leurs traditions et leur culture propres. Mais en même temps, on a l’impression qu’ils ont accepté Jésus- Christ et son Évangile ; que dans cette communion de foi s’est effectuée une rencontre entre « l’ancien » et le « nouveau », et c’est cela qui est à la base non seulement de la vie de l’Église, mais de la société mexicaine elle-même. Comme nous le savons tous, cette continuité de la foi a été mise à rude épreuve. Il est difficile de résister à l’impression, qui s’impose avec insistance, que c’est dans le creuset de ces épreuves que la communauté s’est affermie et approfondie. Elle porte en elle, les signes d’une grande simplicité et de la victoire spirituelle de la foi, malgré les circonstances qui auraient pu témoigner du contraire et qui, humainement parlant, auraient pu attrister.

3. « Jésus-Christ est le même, hier, aujourd’hui et toujours. » (He 13,8)

Les représentants de l’Épiscopat réunis à Puebla, en pensant à l’évangélisation de l’Amérique latine aujourd’hui et demain, étaient conscients que l’Église, en tant que Corps du Christ, fidèle épouse du Christ, peuple de Dieu, ne peut jamais se couper de son passé, de sa tradition, mais elle ne peut pas non plus se contenter de regarder uniquement vers le passé. L’Église « retro-oculata » (qui regarde en arrière) doit en même temps être toujours l’Église « ante-oculata » qui regarde vers l’avenir). À cet avenir, aux hommes qui existent actuellement et à ceux qui viendront ensuite, l’Église doit toujours révéler Jésus-Christ, mystère du salut, dans sa plénitude et sans le diminuer. Ce mystère est un mystère éternel en Dieu, qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. Ce mystère est devenu dans le temps une réalité divine et humaine qui porte le nom de Jésus-Christ.

Réalité historique, il est en même temps au-dessus de l’histoire ; « il est le même hier, aujourd’hui et toujours » (He 13,8).

Il est une réalité qui n’est pas uniquement extérieure à l’homme. La raison de son existence c’est d’être et d’agir dans l’homme, de donner à tout homme la source et le ferment de la vie nouvelle.

Évangéliser veut dire agir dans ce sens, pour que la source et le ferment de la vie nouvelle resplendissent dans les hommes et les générations toujours nouvelles. Évangéliser ne veut pas dire seulement parler du Christ. Annoncer le Christ, cela veut dire faire en sorte que l’homme — le destinataire de cette annonce — « croie », c’est-à-dire se voie lui-même dans le Christ ; qu’il retrouve en lui la vraie dimension de sa vie ; et tout simplement qu’il se retrouve dans le Christ.

C’est là l’oeuvre de l’homme qui évangélise, qui annonce le Christ, mais surtout de l’Esprit-Saint, de l’Esprit de Jésus- Christ. L’Église qui évangélise demeure servante et instrument de l’Esprit.

Le fait de se retrouver soi-même dans le Christ, qui est précisément le fruit de l’évangélisation, devient libération substantielle de l’homme. Servir l’Évangile, c’est servir la liberté dans l’Esprit. L’homme qui s’est retrouvé lui-même dans le Christ a retrouvé la voie de la libération de sa propre humanité en surmontant toutes ses limites et ses faiblesses, en se libérant de son état de péché et des multiples structures du péché qui pèsent sur la vie des sociétés et des individus.

C’est à cette vérité, si fortement exprimée par saint Paul, que nous devons nous référer avec non moins de clarté dans l’évangélisation du continent latino-américain et partout.

4. L’avenir de l’évangélisation s’identifie avec la réalisation de ce grand et multiple programme tracé par le IIe Concile du Vatican.

Pour qu’elle puisse remplir sa mission à l’égard du monde, l’Église doit profondément s’affermir dans son propre mystère, elle doit construire à fond sa communauté, la communauté du peuple de Dieu fondée sur la succession apostolique, le ministère hiérarchique, l’appel au service exclusif de Dieu dans le sacerdoce et la vie religieuse, le laïcat conscient de ses tâches apostoliques.

Le monde latino-américain attend que l’Église s’acquitte de sa mission envers lui, même lorsqu’il conteste l’Église et l’Évangile ou lorsqu’il est indifférent à leur égard. Tout cela ne doit pas décourager les apôtres du Christ et les serviteurs de la bonne nouvelle de son amour.

Mes chers frères dans l’épiscopat du continent latino-américain témoignent que « l’amour du Christ les étreint » (cf. 2Co 5,14), qu’ils sont prêts à « proclamer la Parole, à insister à temps et à contretemps, à reprendre, menacer, exhorter, toujours avec patience et souci d’enseigner » (cf. 2Tm 4,2), comme dit saint Paul, afin que les communautés confiées à leurs soins de pasteurs et de maîtres « ne détournent pas leurs oreilles de la vérité pour écouter des fables » (cf. 2Tm 4,4).

Mes frères dans l’épiscopat qui sont sur le continent latino- américain, avec leurs prêtres, les religieux, les religieuses et tout le laïcat généreux sont prêts à lire « les signes des temps » pour former tout le peuple de Dieu dans la justice, la vérité et l’amour.

Que le Seigneur les bénisse dans tout leur travail.

Qu’il leur donne de voir les fruits de ce zèle et de cette coopération dont la IIIe Conférence a donné la preuve à Puebla.

Que dans le continent latino-américain, l’Église, forte de la tradition de la première évangélisation, devienne de nouveau forte de la conscience de tout le peuple de Dieu, avec la force de ses vocations sacerdotales et religieuses, dans un profond esprit de responsabilité pour l’ordre social fondé sur la justice, la paix, le respect des droits de l’homme, l’équitable répartition des biens, le progrès de l’instruction publique et de la culture.

C’est tout cela que je lui souhaite.

Nous continuerons à prier inlassablement pour ces objectifs de l’Amérique latine, nous tous qui sommes réunis ici et toute l’Église, en invoquant l’intercession de la Mère de Dieu de Guadalupe, aux pieds de laquelle nous avons commence nos travaux. Amen.



21 février 1979 LA VERITABLE LIBERATION

21279 1. Aujourd’hui encore, je voudrais me référer au thème de la IIIe Conférence de l’Épiscopat latino-américain c’est-à-dire l’évangélisation. C’est un thème fondamental qui est toujours d’actualité. La Conférence de Puebla, qui a terminé ses travaux le 13 février, en témoigne. C’est aussi le thème « du futur ». L’Église doit le vivre continuellement et le prolonger dans l’avenir. Il constitue donc la perspective permanente de la mission de l’Église.

Évangéliser veut dire rendre le Christ présent dans la vie de l’homme en tant que personne et, en même temps, dans la vie de la société. Évangéliser veut dire faire tout ce qui est possible, dans la mesure de nos moyens, pour que l’homme « croie », pour qu’il se retrouve lui-même dans le Christ ; pour qu’il retrouve en lui le sens et la juste dimension de sa vie. Cette « retrouvaille » est en même temps la source la plus profonde de la libération de l’homme. C’est ce qu’exprime saint Paul lorsqu’il écrit : « C’est pour que nous soyons vraiment libres que le Christ nous a libérés. » (
Ga 5,1) C’est ainsi que la libération est alors certainement une réalité de foi, l’un des thèmes bibliques fondamentaux, profondément inscrits dans la mission salvifique du Christ, dans l’oeuvre de rédemption, dans son enseignement. Ce thème n’a jamais cessé d’être au coeur de la vie spirituelle des chrétiens. La Conférence de l’Épiscopat latino-américain témoigne qu’il est maintenant étudié dans un nouveau contexte historique. Il faut donc le reprendre dans l’enseignement de l’Église, dans la théologie et dans la pastorale. Il doit être repris dans sa profondeur propre, dans son authenticité évangélique.

Beaucoup de circonstances concourent à ce qu’il soit si actuel. Il est difficile de toutes les mentionner ici. Il est certainement appelé par cet « universel désir de dignité » de l’homme dont parle le IIe Concile du Vatican. C’est souvent à propos de l’Amérique latine (parfois trop exclusivement) que l’on parle de la « théologie de la libération ». Mais il faut donner raison à l’un des grands théologiens de la libération (Hans Urs von Balthasar), qui exige à juste titre une théologie de la libération d’une portée universelle. Seuls les contextes sont différents, mais la réalité elle-même de la liberté « pour laquelle le Christ nous a libérés » (cf. Ga Ga 5,1) est universelle. La tâche de la théologie est de retrouver son vrai sens dans les différents contextes historiques et contemporains concrets.

2. Le Christ lui-même lie d’une façon particulière la libération à la connaissance de la vérité : « Vous connaîtrez la vérité et la vérité fera de vous des hommes libres. » (Jn 8,32) Cette phrase atteste surtout le sens intime de la liberté que nous donne le Christ. Libération signifie transformation intérieure de l’homme découlant de la connaissance de la vérité. Cette transformation est donc un processus spirituel par lequel l’homme mûrit « dans la justice et la vraie sainteté » (Ep 4,24). L’homme qui est ainsi parvenu à la maturité intérieure devient représentant et porte-parole de cette justice et de cette vraie sainteté dans les différents milieux de la vie sociale. La vérité est importante non seulement pour faire grandir la conscience de l’homme en approfondissant ainsi sa vie intérieure. La vérité a aussi un sens et une force prophétiques. Elle constitue le contenu du témoignage et elle requiert un témoignage. Nous trouvons cette force prophétique de la vérité dans l’enseignement du Christ. En tant que prophète, et témoin de la vérité, le Christ s’oppose constamment à la non-vérité. Il le fait avec beaucoup de force et de décision et, souvent, il n’hésite pas à blâmer la fausseté. En relisant attentivement l’Évangile, nous trouvons beaucoup d’expressions sévères comme « sépulcres blanchis » (Mt 23,27), « guides aveugles » (Mt 23,16), « hypocrites » (Mt 23,13 Mt 23,15 Mt 23,23 Mt 23,25 Mt 23,27 Mt 23,29) que le Christ prononce en ayant conscience des conséquences qui l’attendent.

Ce service de la vérité en tant que participation au service prophétique du Christ est donc une tâche qui incombe à l’Église, et elle s’efforce de s’en acquitter dans les différents contextes historiques. Il faut appeler par leur nom l’injustice, l’exploitation de l’homme par l’homme ou par l’État, les institutions, les mécanismes des systèmes économiques et des régimes parfois dépourvus de sensibilité. Il faut appeler par leur nom toutes les injustices sociales, les discriminations, les violences infligées à l’homme sur son corps, son esprit, sa conscience et ses convictions. Le Christ nous enseigne une sensibilité particulière pour l’homme, pour la dignité de la personne humaine, la vie humaine, l’esprit et le corps humains. C’est cette sensibilité qui rend témoignage à la connaissance de « la vérité qui rend libre » (Jn 3,32). Il n’est pas permis à l’homme de se cacher cette vérité à lui-même.

Il n’est pas permis de la falsifier. Il n’est pas permis de la mettre aux enchères. Il faut en parler clairement et simplement. Et non pour blâmer les hommes, mais pour servir la cause de l’homme. La libération, également dans son sens social, commence par la connaissance de la vérité.

3. Arrêtons-nous ici. Il est difficile dans un bref discours d’être exhaustif sur ce grand thème qui comporte de nombreux aspects et surtout, de nombreux niveaux. Je dis bien de nombreux niveaux parce que, pour ce thème, il faut voir l’homme avec les différents éléments qui font toute la richesse de son être à la fois personnel et social, « historique » et d’une certaine manière « supra-temporel » (l’histoire, notamment, témoigne de ce caractère « supra-temporel » de l’homme). L’être humain qui est un « roseau pensant » (cf. B. Pascal, Pensées, 347) et qui se sait fragile comme le roseau se dépasse toujours lui-même précisément parce qu’il est « pensant ». Il porte en lui le mystère transcendant et une « inquiétude créative » qui émane de lui.

Restons-en là pour aujourd’hui. La théologie de la libération doit surtout être fidèle à toute la vérité sur l’homme, pour bien montrer non seulement dans le contexte latino-américain mais dans tous les contextes contemporains, la réalité que représente cette liberté « pour laquelle le Christ nous rend libres ».

Le Christ ! Il faut parler de notre libération dans le Christ, il faut annoncer cette libération. Il faut l’insérer dans toute la réalité contemporaine de la vie humaine. Beaucoup de circonstances, beaucoup de raisons le requièrent. Aujourd’hui précisément, où l’on prétend que la condition de « la libération de l’homme » est qu’il se libère « du Christ », c’est-à-dire de la religion, la réalité de notre libération dans le Christ doit devenir, pour nous tous, toujours plus évidente, toujours plus pleine.

4. « Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. » (Jn 18,37)

L’Église, regardant le Christ qui rend témoignage à la vérité, doit toujours et partout se demander à elle-même et en un certain sens demander aussi au « monde » contemporain : comment faire émerger le bien qui est dans l’homme, comment libérer les forces du bien qui sont dans l’homme, afin qu’il soit plus fort que le mal quel qu’il soit, moral, social, etc. ? La IIIe Conférence de l’Épiscopat latino américain rend témoignage de sa disponibilité à assumer une telle tâche. Nous voulons donc non seulement recommander celle-ci à Dieu, mais aussi la suivre pour le bien de l’Église et de toute la famille humaine.



Mercredi des Cendres 28 février 1979 AVEC LA PENITENCE, L'HOMME RETROUVE SA VERITE INTERIEURE

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1. C’est aujourd’hui le premier jour de Carême, le mercredi des Cendres. Ce Jour-là, pour commencer les quarante jours qui nous préparent à Pâques, l’Église nous impose les cendres sur la tête et elle nous invite à la pénitence. On trouve le mot « pénitence » dans beaucoup de pages de l’Écriture. Il est sur les lèvres de beaucoup de prophètes et d’une façon particulièrement éloquente, sur celles de Jésus lui-même : « Convertissez-vous, parce que le Royaume des cieux est proche. » (
Mt 3,2) On peut dire que c’est le Christ qui a introduit la tradition des quarante jours de jeûne dans l’année liturgique de l’Église, parce qu’il a « jeûné quarante jours et quarante nuits » (Mt 4,2) avant de commencer à enseigner. Par ces quarante jours de jeûne, l’Église est, en un certain sens, appelée chaque année à suivre son Maître et Seigneur si elle veut prêcher efficacement son Évangile. Le premier jour de Carême — c’est aujourd’hui — doit particulièrement témoigner que l’Église accepte cet appel du Christ et qu’elle désire y répondre.

2. Pénitence, dans le sens de l’Évangile, signifie surtout « conversion ». Sous cet aspect, l’Évangile du mercredi des Cendres est très significatif. Jésus évoque les actes de pénitence connus et pratiqués par ses contemporains, par le peuple de l’Ancienne Alliance. Mais en même temps, il critique la façon purement « extérieure » d’accomplir ces actes — aumône, jeûne, prière — parce que cela est contraire à leur finalité propre, qui est de se tourner vers Dieu du plus profond de soi-même pour pouvoir le rencontrer dans l’intimité de notre humanité, dans le secret de notre coeur.

« Quand tu fais l’aumône, ne fais pas sonner de la trompette devant toi, comme ceux qui se donnent en spectacle… pour obtenir la gloire qui vient des hommes… Que ta main gauche ignore ce que donne ta main droite, afin que ton aumône reste dans le secret. Ton Père voit ce que tu fais en secret : il te le revaudra. »

« Et quand vous priez, ne soyez pas comme ceux qui se donnent en spectacle… Retire-toi au fond de la maison, ferme la porte et prie ton Père qui est présent dans le secret : ton Père voit ce que tu fais en secret : il te le revaudra. »

« Et quand vous jeûnez, ne prenez pas un air abattu, comme ceux qui se donnent en spectacle… Parfume-toi la tête et lave-toi le visage ; ainsi, ton jeûne ne sera pas connu des hommes mais seulement de ton Père qui est présent dans le secret. Ton Père voit ce que tu fais en secret : il te le revaudra. » (Mt 6,2-6)

La pénitence a donc avant tout et principalement un sens intérieur, spirituel. Le principal effort de la pénitence consiste à « faire retour sur soi-même », sur son moi le plus profond, sur cette dimension de notre humanité où, en un certain sens, Dieu nous attend. Je dirai qu’en chacun de nous l’homme « extérieur » doit céder le pas à l’homme « intérieur » et, en un certain sens, « lui laisser la place ». Dans la vie courante, l’homme ne vit pas assez « intérieurement ». Jésus-Christ indique clairement que les actes de dévotion et de pénitence (comme le jeûne, l’aumône, la prière) qui, de par leur finalité religieuse, sont principalement « intérieurs », peuvent eux aussi céder à l’extériorité courante et donc être falsifiés. La pénitence, au contraire, en tant que conversion à Dieu, requiert surtout que l’homme rejette les apparences, sache se libérer de ce qui est faux et se retrouver dans toute sa liberté intérieure. Un regard, ne serait-ce que rapide, sommaire, sur la divine splendeur de la vérité intérieure de l’homme est déjà un succès. Mais il faut habilement consolider ce succès par un travail systématique sur soi-même. Ce travail est appelé « ascèse » (comme l’avaient déjà appelé les Grecs des premiers temps du christianisme). Ascèse veut dire effort intérieur pour ne pas se laisser prendre et emporter par les différents courants « extérieurs », afin de rester toujours soi-même et de conserver la dignité de son humanité.

Mais le Seigneur Jésus nous appelle à faire encore quelque chose de plus. Lorsqu’il dit : « Retire-toi au fond de la maison et ferme la porte », il demande un effort ascétique de l’esprit humain qui ne doit pas avoir pour terme l’homme lui-même. Cette retraite est en même temps l’ouverture la plus profonde du coeur humain. Elle est indispensable pour rencontrer le Père et il nous faut donc y entrer. « Ton Père voit tout ce que tu fais dans le secret et il te le revaudra. » Il s’agit ici de retrouver la simplicité de pensée, de volonté et de coeur qui est indispensable pour rencontrer Dieu dans notre « moi » intérieur. Et Dieu attend cela pour s’approcher de l’homme intérieurement recueilli et en même temps ouvert à sa parole et à son amour. Dieu veut se communiquer à l’âme ainsi disposée. Il veut lui donner la vérité et l’amour, qui ont en lui leur vraie source.

3. Alors, le courant principal du Carême doit passer par l’homme intérieur, par les coeurs et les consciences. C’est en cela que consiste l’effort essentiel de la pénitence. Dans cet effort la volonté humaine de conversion à Dieu se rencontre avec la grâce prévenante de conversion, qui est en même temps grâce de pardon et de libération spirituelle. La pénitence n’est pas seulement un effort, mais aussi une joie. Elle est parfois une grande joie de l’esprit, une joie que d’autres sources ne peuvent pas donner.

Il semble que l’homme d’aujourd’hui ait perdu, dans une certaine mesure, la saveur de cette joie. Il a aussi perdu le sens profond de cet effort spirituel qui permet de se retrouver soi-même dans toute la vérité de son être. Cela tient à beaucoup de causes et de circonstances qu’il est difficile d’analyser dans les limites de ce discours. Notre civilisation, surtout en Occident, qui est étroitement liée au développement de la science et de la technique, entrevoit le besoin de l’effort intellectuel et physique. Mais elle a bien perdu le sens de l’effort de l’esprit, dont le fruit est l’homme considéré dans ses dimensions intérieures. En fin de compte, l’homme qui est pris dans les courants de cette civilisation perd très souvent sa propre dimension, il perd le sens intérieur de son humanité. Que cet homme devenu étranger retrouve l’effort qui conduit au fruit dont nous venons de parler; qu’il connaisse la joie qui en est le fruit, la grande joie des retrouvailles et de la rencontre, la joie de la conversion (« metanoia »), la joie de la pénitence.

La sévère liturgie du mercredi des Cendres, et ensuite tout le temps du Carême, en tant que préparation à Pâques, sont un appel systématique à cette joie, la joie qui naît de l’effort pour se retrouver soi-même dans la patience. « C’est par votre persévérance que vous gagnerez la vie. » (Lc 21,19)

Que personne n’ait peur d’entreprendre cet effort.





Catéchèses S. J-Paul II 7279