Catéchèses S. J-Paul II


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Mercredi 25 octobre 1978 La vertu de prudence

25108 Lorsque, le mercredi 27 septembre, le Saint-Père Jean-Paul Ier s’est adressé à ceux qui participaient à l’audience générale, personne ne pouvait imaginer que ce serait la dernière fois. Sa mort, après trente-trois jours de pontificat, a surpris et a rempli tout le monde d’une profonde tristesse. Lui qui avait donné à l’Église une si grande joie et aux hommes une si grande espérance, a en si peu de temps accompli et achevé sa mission. Sa mort a confirmé cette parole de l’Évangile si souvent répétée : « Tenez-vous prêts, car c’est à l’heure que vous ignorez que le Fils de l’homme va venir. » (Mt 24,44) Jean-Paul Ier veillait toujours. L’appel du Seigneur ne l’a pas surpris. Il l’a suivi avec la même joie tremblante que le 26 août lorsqu’il avait accepté son élection au siège de Pierre.

Aujourd’hui, c’est Jean-Paul II qui, pour la première fois, se présente à vous. Quatre semaines après cette audience générale, il désire vous saluer et vous parler. Il désire donner suite aux thèmes déjà commencés par Jean-Paul Ier. Nous nous souvenons qu’il a parlé des trois vertus théologales : la foi, l’espérance et la charité. Il a fini par la charité. Celle-ci qui a fait l’objet de son dernier enseignement est la vertu la plus grande sur cette terre, comme l’enseigne saint Paul (1Co 13,13). Elle franchit le seuil entre la vie et la mort. Lorsque le temps de la foi et de l’espérance est terminé, en effet, celui de l’amour continue. Jean-Paul Ier est déjà passé par le temps de la foi, de l’espérance et de la charité, si magnifiquement exprimée sur cette terre, et dont la plénitude ne se révèle que dans l’éternité. Aujourd’hui, nous devons parler d’une autre vertu, parce que les notes du Pape défunt m’ont appris qu’il avait l’intention de parler non seulement des trois vertus théologales, la foi, l’espérance et la charité, mais aussi des quatre vertus dites cardinales. Jean-Paul Ier voulait parler des « sept lampes » de la vie chrétienne, comme les appelait le Pape Jean XXIII.

Eh bien ! maintenant je veux poursuivre ce plan qu’avait préparé le Pape disparu, et je vous parlerai brièvement de la vertu de prudence. Les anciens, déjà, en ont beaucoup parlé, et nous leur en devons une reconnaissance et une gratitude profondes. D’une certaine manière, ils nous ont enseigné que la valeur de l’homme doit être mesurée en fonction du bien moral qu’il réalise dans sa vie. Et c’est précisément cela qui met au premier rang la vertu de prudence. L’homme prudent, qui recherche tout ce qui est vraiment bon, s’efforce de mesurer toute chose, toute situation et toute son activité en fonction du bien moral. Est donc prudent non pas celui qui, comme on le pense souvent, sait se débrouiller dans la vie et en tirer le meilleur profit, mais celui qui sait construire toute sa vie en se conformant à ce que lui dicte sa conscience droite et en répondant aux exigences de la juste morale.

La prudence constitue ainsi la clé pour la réalisation de la tâche fondamentale que chacun de nous a reçue de Dieu. Cette tâche est la perfection de l’homme. Dieu a donné à chacun de nous son humanité. Il est nécessaire que nous répondions à cette tâche en la programmant comme il se doit.

Mais le chrétien a le droit et le devoir de considérer la vertu de prudence également dans une autre perspective. Elle est comme l’image et la ressemblance de la Providence de Dieu lui-même dans les dimensions de l’homme concret. Parce que l’homme — le livre de la Genèse nous le dit — a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Et Dieu réalise son plan dans l’histoire de la création, et surtout dans l’histoire de l’humanité. L’objectif de ce plan, comme l’enseigne saint Thomas, est le bien ultime de l’univers. Dans l’histoire de l’humanité, ce même plan devient tout simplement le plan du salut, le plan qui nous concerne tous. Au centre de sa réalisation, il y a Jésus-Christ, dans lequel se sont exprimés l’éternel amour et la sollicitude de Dieu le Père pour le salut de l’homme. C’est là, en même temps, l’expression plénière de la divine Providence.

Eh bien ! l’homme, qui est image de Dieu, doit être d’une certaine manière providence, comme l’enseigne encore saint Thomas, mais à la mesure de sa vie. Il peut participer à ce grand cheminement de toutes les créatures vers le but qui est le bien de la création. Il doit, pour nous exprimer encore davantage dans le langage de la foi, participer au plan divin de salut. Il doit cheminer vers le salut et aider les autres à se sauver. En aidant les autres, il se sauve lui-même.

A ceux qui m’écoutent, je demande que, dans cette perspective, ils pensent à leur propre vie. Suis-je prudent ? Suis-je conséquent avec moi-même et responsable ? Mon programme sert-il le vrai bien ? Sert-il le salut que le Christ et l’Église veulent pour nous ? Si un étudiant ou une étudiante, un garçon ou une fille m’écoute aujourd’hui, qu’il considère dans cette lumière son travail scolaire, ses lectures, ses intérêts ses loisirs, le milieu de ses amis et de ses amies. Si un père ou une mère de famille m’écoute, qu’il pense un peu à ses devoirs d’époux et de parent. Si un ministre ou un homme d’État m’écoute, qu’il considère le champ de ses devoirs et de ses responsabilités. Cherche-t-il le vrai bien de la société, de son pays de l’humanité, ou seulement à satisfaire des intérêts particuliers et partiels ? Si un journaliste, un écrivain ou un homme qui exerce de l’influence sur l’opinion publique m’écoute, qu’il réfléchisse sur la valeur et sur la finalité de son influence.

Et moi aussi qui vous parle, moi le Pape, que dois-je faire pour agir en homme prudent ? Je pense à la lettre d’Albino Luciani, alors patriarche de Venise, à saint Bernard. Dans sa réponse au cardinal Luciani, l’abbé de Clairvaux, qui était docteur de l’Église, rappelle avec insistance que celui qui gouverne doit être « prudent ». Alors, que doit faire le nouveau Pape pour agir avec prudence ? Il doit certainement faire beaucoup dans ce sens. Il doit toujours apprendre et méditer sur ces problèmes. Mais en dehors de cela, que peut-il faire ? Il doit prier et travailler pour avoir ce don de l’Esprit-Saint qui s’appelle le don de conseil. Que tous ceux qui souhaitent que le nouveau Pape soit le pasteur prudent de l’Église implorent pour lui le don de conseil. Et qu’ils demandent aussi ce don pour eux-mêmes par l’intercession particulière de la Mère du bon conseil. Il est en effet si souhaitable que tous les hommes se comportent avec prudence et que ceux qui détiennent le pouvoir agissent avec une vraie prudence. Et que l’Église — prudemment, affermie par les dons de l’Esprit-Saint, et en particulier le don de conseil — participe efficacement à ce grand cheminement vers le bien de tous, qu’elle montre à tous le chemin du salut éternel !



Mercredi 8 novembre 1978 Sans justice il n'y a pas d'amour

8118 1. Très chers frères et soeurs, comme je l’ai déjà dit le 25 octobre, en ces premières audiences — où j’ai la joie d’être avec vous qui venez à Rome depuis l’Italie et tant d’autres pays —, je veux continuer à développer les thèmes que s’était fixés mon prédécesseur, Jean-Paul Ier. Il voulait parler non seulement des trois vertus théologales — la foi, l’espérance et la charité —, mais aussi des quatre vertus cardinales : la prudence, la justice, la force et la tempérance. Il voyait en ces sept vertus comme les sept lampes de la vie chrétienne. Dieu l’ayant appelé à l’éternité, il ne put parler que des trois principales : la foi, l’espérance et la charité, qui illuminent toute la vie du chrétien. Me rencontrant avec vous pour réfléchir sur les vertus cardinales dans l’esprit de mon regretté prédécesseur, moi qui suis son indigne successeur, je voudrais en quelque sorte allumer les autres lampes sur sa tombe.

2. Aujourd’hui, je parlerai donc de la justice. Peut-être ce thème convient-il bien pour la première catéchèse du mois de novembre. Ce mois, en effet nous invite à porter notre regard sur la vie de tout homme, et en même temps sur la vie de toute l’humanité, dans la perspective de la justice finale. Nous avons tous, en quelque manière, conscience qu’en ce monde qui passe il n’est pas possible de réaliser la justice en plénitude. « Il n’y a pas de justice en ce monde », entend-on dire souvent. Peut-être y a-t-il là un simplisme trop facile, mais il y a aussi le principe d’une profonde vérité. La justice est, d’une certaine manière, plus grande que l’homme, que les dimensions de sa vie terrestre, que ses possibilités d’établir en cette vie des rapports pleinement justes entre les hommes, les milieux, les sociétés, les groupes sociaux, les nations, etc. Chaque homme vit et meurt avec un certain sentiment d’insatisfaction en matière de justice parce que le monde n’est pas en mesure de satisfaire fondamentalement un être créé à l’image de Dieu, ni au plus profond de son être ni dans les différents aspects de sa vie humaine. C’est ainsi que, par cette faim de justice, l’homme s’ouvre à Dieu qui est « la justice même ». Jésus l’a dit d’une façon bien claire et concise dans le sermon sur la montagne : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice, ils seront rassasiés. (
Mt 5,6)

3. Ayant devant les yeux ce sens évangélique de la justice, nous devons la considérer en même temps comme une dimension fondamentale de la vie humaine sur la terre, qu’il s’agisse de la vie de l’homme, de la société ou de l’humanité. C’est la dimension morale. La justice est le principe fondamental de l’existence et de la coexistence des hommes et des communautés humaines, des sociétés et des peuples. En outre, la justice est le principe de l’existence de l’Église en tant que Peuple de Dieu et principe de la coexistence de l’Église et des différentes structures sociales, en particulier de l’État, ainsi que des organisations internationales. Sur ce plan vaste et multiple, l’homme et l’humanité recherchent continuellement la justice. C’est un processus incessant et une tâche d’une suprême importance.

Dans différentes perspectives et sous différents aspects, on a donné de la justice, au cours des siècles, les définitions qui convenaient le mieux On a parlé de justice commutative, distributive, légale et sociale. Tout cela montre combien est fondamental le sens de la justice pour l’ordre moral entre les hommes, pour les relations sociales et internationales. On peut dire que le sens même de la vie humaine sur la terre est lié à la justice. Définir correctement « ce qui est dû » à chacun par tous et à tous par chacun, « ce qui est dû » (debitum) à l’homme par l’homme dans les différents systèmes et relations — définir et surtout réaliser — est une grande chose, pour laquelle chaque homme vit, et grâce à laquelle sa vie a un sens.

C’est pourquoi, pendant les siècles de la vie humaine sur la terre, une lutte et un effort continuels sont toujours nécessaires pour organiser dans la justice toute la vie sociale dans ses différents aspects.

Il faut considérer avec respect les multiples programmes et l’activité parfois réformatrice de divers systèmes et tendances. Mais il faut en même temps en avoir bien conscience : il ne s’agit pas tant de systèmes que de la justice et de l’homme. L’homme ne peut pas être pour le système. C’est le système qui doit être pour l’homme. C’est pourquoi il faut se garder de rendre le système rigide. Je pense aux systèmes sociaux, économiques, politiques, culturels. Ils doivent être sensibles à l’homme, à son bien intégral. Ils doivent être capables de se réformer, eux-mêmes et leurs structures, selon les exigences de la pleine vérité sur l’homme. C’est de ce point de vue que doivent être évalués les grands efforts accomplis actuellement pour définir et consolider « les droits de l’homme » dans la vie de l’humanité d’aujourd’hui, des peuples et des États. L’Église de notre siècle demeure en perpétuel dialogue sur le grand front du monde contemporain, comme en témoignent les nombreuses encycliques des Papes et la doctrine du IIe Concile du Vatican. Le Pape actuel devra certainement revenir maintes fois sur ces questions. Dans ce bref exposé d’aujourd’hui, il nous faut nous limiter et signaler seulement ce vaste et multiple domaine.

4. Il est donc nécessaire que chacun de nous puisse vivre dans un contexte de justice et, encore plus, que chacun de nous soit juste, agisse avec justice à l’égard de ceux qui sont proches ou lointains, de la communauté, de la société dont il est membre… et à l’égard de Dieu.

La justice a de nombreuses références et de nombreuses formes. Il y a aussi une forme de justice qui porte sur ce que l’homme « doit » à Dieu. C’est là un thème vaste et capital. Je ne le développerai pas aujourd’hui, mais je ne puis manquer de le mentionner.

Limitons-nous pour aujourd’hui aux hommes. Le Christ nous a laissé le commandement de l’amour du prochain. Ce commandement renferme aussi tout ce qui concerne la justice. Il ne peut y avoir d’amour sans justice. L’amour « surpasse » la justice, mais en même temps il se vérifie dans la justice. Le père et la mère eux-mêmes, en aimant leurs enfants, doivent être justes avec eux. Si la justice vacille, l’amour lui aussi est en danger.

Être juste, c’est donner à chacun ce qui lui est dû. Cela vaut pour les biens temporels, matériels. Le meilleur exemple peut en être la rétribution du travail ou ce que l’on appelle le droit aux fruits de son travail ou de sa terre. Mais on doit aussi à l’homme renom, respect, considération, la réputation qu’il mérite. Plus nous connaissons un homme, plus nous discernons sa personnalité, son caractère, son intelligence et son coeur ; et plus nous voyons — et nous devons voir — selon quel critère nous devons le « mesurer », et ce que signifie être juste avec lui.

Il est donc nécessaire d’approfondir continuellement la connaissance de la justice. Elle n’est pas une science théorique. Elle est une vertu, une capacité de l’esprit humain, de la volonté humaine et aussi du coeur. Il faut aussi prier pour être juste et savoir être juste. Nous ne pouvons pas oublier la parole de Notre-Seigneur : « C’est la mesure dont vous vous servirez qui servira de mesure pour vous. » (Mt 7,2) Homme juste, homme de « juste mesure ». Puissions-nous tous être ainsi ! Puissions-nous tous tendre constamment à le devenir ! À tous ma bénédiction.      


Mercredi 15 novembre 1978 La vertu de force

15118 Très chers frères et soeurs,

Le Pape Jean-Paul Ier, parlant de la loggia de la basilique Saint-Pierre le lendemain de son élection, a rappelé entre autres choses que, pendant le Conclave du 26 août, alors que tout indiquait déjà qu’il serait élu, les cardinaux qui étaient à ses côtés lui ont murmuré à l’oreille: « Courage ! » Probablement ce mot lui était-il nécessaire en un pareil moment et il était resté gravé dans son coeur puisqu’il le rappelait le lendemain. Il me pardonnera si maintenant je me sers de sa confidence, car je crois que c’est elle qui pourra le mieux nous introduire, nous tous qui sommes ici, dans le thème que je veux traiter. Je veux en effet parler aujourd’hui de la force, la troisième vertu cardinale. C’est précisément à cette vertu que nous nous référons lorsque nous voulons exhorter quelqu’un au courage comme l’avait fait le cardinal voisin de Jean-Paul Ier au Conclave lorsqu’il lui avait dit : « Courage ! »

Qu’entendons-nous par homme fort, homme courageux ? Généralement, ce mot évoque le soldat qui défend sa patrie, au risque de sa santé, et même de sa vie en temps de guerre. Mais nous savons bien que nous avons aussi besoin de force en temps de paix. C’est pourquoi nous avons beaucoup d’estime pour ceux qui se distinguent par leur « courage civique ». Un témoignage de force nous est donné par ceux qui exposent leur vie pour sauver quelqu’un qui est sur le point de se noyer ou bien qui viennent au secours des autres dans des calamités naturelles comme les incendies, les inondations, etc. Saint Charles, mon patron brillait certainement par cette vertu, lui qui pendant la peste de Milan, accomplissait son ministère pastoral parmi les habitants de cette ville. Mais nous pensons aussi avec admiration à ceux qui font l’ascension de l’Everest ou aux cosmonautes, par exemple ceux qui pour la première fois ont mis le pied sur la Lune.

Les manifestations de la vertu de force sont donc nombreuses. Certaines sont bien connues et jouissent de quelque renommée. D’autres le sont moins, bien qu’elles exigent souvent un courage encore plus grand. La force, en effet, comme nous l’avons dit tout à l’heure, est une vertu, une vertu cardinale. Permettez-moi d’attirer votre attention sur des exemples généralement peu connus, mais qui témoignent d’un grand courage, allant parfois jusqu’à l’héroïsme. Je pense par exemple à une femme, mère d’une famille déjà nombreuse, à laquelle tant de gens conseillent de supprimer une vie déjà conçue dans son sein en se prêtant à une « intervention », une interruption de grossesse. Et elle répond fermement : « Non ! » Elle ressent certes toutes les difficultés que comporte ce non, pour elle-même, pour son mari, pour toute sa famille. Et malgré tout, elle répond : « Non ! » La nouvelle vie humaine conçue en elle est une valeur trop grande, trop « sacrée » pour qu’elle puisse céder à de semblables pressions.

Encore un exemple : un homme à qui on promet la liberté et aussi une carrière facile à condition qu’il renie ses principes, ou qu’il approuve quelque chose contraire à l’honnêteté envers les autres. Lui aussi répond « non » malgré les menaces ou les promesses alléchantes. Voilà un homme courageux.

Elles sont nombreuses, très nombreuses, les manifestations de la vertu de force, souvent héroïques, dont on ne parle pas dans les journaux, ou dont on sait peu de chose. Seule la conscience humaine les connaît… et Dieu les voit.

Je désire rendre hommage à tous ces courageux inconnus ; à tous ceux qui ont le courage de dire « non » ou « oui » lorsque cela coûte ; aux hommes qui donnent un témoignage particulier de dignité humaine ou d’humanité profonde. Précisément parce qu’ils sont ignorés, ils méritent une reconnaissance et un hommage spéciaux.

Selon la doctrine de saint Thomas, la vertu de force se rencontre chez l’homme qui est prompt à affronter le danger et à supporter l’adversité pour une juste cause, pour la vérité, la justice, etc.

La vertu de force requiert toujours que l’on surmonte la faiblesse humaine, et surtout la peur. Par nature, en effet, l’homme craint spontanément le danger, le déplaisir, la souffrance. On a donc besoin d’hommes courageux, non seulement sur les champs de bataille, mais dans les salles d’hôpital, les lits de douleur. Ces hommes, on pouvait les rencontrer souvent dans les camps de concentration ou dans les lieux de déportation. Ils étaient d’authentiques héros.

La peur enlève parfois le courage civique aux hommes qui vivent dans un climat de menace, d’oppression ou de persécution. Ont alors une particulière valeur ceux qui sont capables de renverser ce que l’on appelle la barrière de la peur, afin de rendre témoignage à la vérité et à la justice. Pour arriver à cette force, l’homme doit d’une certaine manière outrepasser ses limites, se dépasser lui-même, en courant le risque d’une situation inconnue, le risque d’être mal vu, de s’exposer à des conséquences désagréables, des injures, des représailles, des pertes matérielles, peut-être la prison ou la persécution. Pour parvenir à cette force, l’homme doit être soutenu par un grand amour de la vérité et du bien auxquels il se consacre. La vertu de force va de pair avec la capacité de se sacrifier. Les anciens avaient déjà donné à cette vertu un profil bien déterminé. Avec le Christ, elle a pris un profil évangélique, chrétien. L’Évangile s’adresse aux hommes faibles, pauvres, doux et humbles, artisans de paix miséricordieux. Mais en même temps il fait constamment appel à la force. Il répète souvent : « N’ayez pas peur ! » (
Mt 14,27) Il enseigne à l’homme qu’il faut savoir « donner sa vie » (Jn 15,13) pour une cause juste, pour la vérité, la justice.

Je voudrais citer encore un autre exemple, vieux de quatre siècles, mais toujours actuel et vivant. Il s’agit de saint Stanislas Kostka, patron des jeunes, dont la tombe est dans l’église S. Andrea al Quirinale, à Rome. C’est en effet ici qu’est mort, à dix-huit ans, ce saint si sensible et tendre, mais très courageux. La force l’a conduit, lui qui était né dans une famille noble, à choisir la pauvreté à l’exemple du Christ et à se mettre à son service exclusif. Bien que sa décision se soit heurtée à une ferme opposition de la part de son milieu, il parvint avec beaucoup d’amour, mais aussi avec beaucoup de fermeté, à faire ce qu’il avait résolu de faire et qui se résumait dans cette devise : « Je suis né pour des choses plus grandes. » Il est arrivé au noviciat des Jésuites en faisant à pied le trajet de Vienne à Rome, tout en cherchant à échapper à ceux qui le poursuivaient et qui voulaient détourner par la force ce jeune « obstiné » de ses projets.

Je sais qu’au mois de novembre beaucoup de jeunes venant de toute la ville de Rome, et spécialement des étudiants, des novices, viennent sur sa tombe dans l’église Saint-André. Je suis avec eux parce que notre génération a elle aussi besoin d’hommes qui sachent répéter avec une sainte obstination : « Je suis né pour des choses plus grandes. » Nous avons besoin d’hommes forts.

Nous avons besoin de force pour être des hommes. En effet, n’est vraiment prudent que celui qui possède la vertu de force ; et de même n’est vraiment juste que celui qui a la vertu de force.

Prions pour avoir ce don de l’Esprit qui s’appelle le « don de la force ». Si nous n’avons pas la force de nous vaincre nous-mêmes pour parvenir à des valeurs supérieures comme la vérité, la justice, la vocation, la fidélité dans le mariage, il faut que ce « don d’en haut » fasse de chacun de nous un homme fort et qu’au moment voulu il nous dise au plus intime de nous-mêmes : « Courage ! »

Aux malades

Le Pape vous bénit de tout coeur. Il veut réserver une attention particulière aux malades les saluer affectueusement et leur dire quelques mots de réconfort et d’encouragement. Chers malades, vous avez une place importante dans l’Église si vous savez interpréter votre situation difficile à la lumière de la foi et si, dans cette lumière, votre savez vivre votre maladie avec un coeur généreux et fort. Chacun de vous peut alors dire avec saint Paul : « Ce qui manque aux détresses du Christ, je l’achève dans ma chair en faveur de son corps qui est l’Église. » (Col 1,24)

Appel pour une femme séquestrée

Et en parlant de la souffrance humaine, je voudrais évoquer le cas de Mme Marcella Boroli Balestrini, séquestrée à Milan depuis le 9 octobre dernier, qui n’a pas encore été rendue à l’affection des siens malgré son état de grossesse avancée et sa santé précaire. Le Pape demande du fond du coeur au Seigneur d’inspirer des sentiments humains aux ravisseurs et à tous ceux qui sont impliqués dans de nombreux cas de violence partout en Italie et dans le monde, pour qu’ils mettent fin à tant, trop de souffrances atroces, indignes de pays civilisés. En attendant, je porte aux victimes et à leurs parents le réconfort de ma bénédiction paternelle.



Mercredi 22 novembre 1978 La vertu de tempérance

22118 1. Dans ces audiences de mon ministère pontifical, je me suis efforcé d’exécuter le « testament » de mon cher prédécesseur Jean-Paul Ier. Comme on le sait, il n’a pas laissé de testament écrit puisque la mort l’a pris subitement à l’improviste. Mais il a laissé des notes indiquant qu’il s’était proposé de parler, dans ses premières rencontres du mercredi, des principes fondamentaux de la vie chrétienne, c’est-à-dire des trois vertus théologales — et il a eu le temps de le faire — puis des quatre vertus cardinales. Et cela, c’est son indigne successeur qui est en train de le faire. Aujourd’hui, je parlerai de la quatrième vertu, la tempérance, et ainsi, d’une certaine manière, je réaliserai le programme de Jean- Paul Ier, dans lequel nous pouvons voir comme son testament.

2. Lorsque nous parlons des vertus — non seulement des vertus cardinales, mais de toutes et de chacune d’elles —, nous devons toujours avoir devant les yeux l’homme réel, l’homme concret. La vertu n’est pas quelque chose d’abstrait, détaché de la vie. Elle est au contraire profondément enracinée dans la vie. Elle jaillit de la vie et elle la forme. La vertu a des incidences sur la vie de l’homme, sur ses actions et sur son comportement. C’est pourquoi, dans toutes nos réflexions, nous parlons non pas tant des vertus que de l’homme qui vit et agit « vertueusement ». Nous parlons de l’homme prudent, juste, courageux. Et aujourd’hui, précisément, nous parlons de l’homme « tempérant » (ou « sobre »).

Nous ajouterons tout de suite que toutes ces qualités, ou plutôt ces attitudes de l’homme, qui proviennent des différentes vertus cardinales, sont liées les unes aux autres. On ne peut être vraiment prudent ni authentiquement juste ni réellement fort, si on n’a pas aussi la vertu de tempérance. On peut dire que cette vertu conditionne indirectement toutes les autres, mais on doit dire aussi que toutes les autres vertus sont indispensables pour que l’homme puisse être « tempérant » (ou « sobre »).

3. Le mot même de « tempérance » semble d’une certaine manière se référer à quelque chose qui est « en dehors de l’homme ». Nous disons en effet qu’est tempérant celui qui n’abuse pas de la nourriture, de la boisson, des plaisirs, qui ne s’adonne pas immodérément à l’alcool, qui ne permet pas que les stupéfiants lui fassent perdre sa conscience. Mais cette référence à des éléments extérieurs à l’homme a son fondement dans l’homme. C’est comme si en chacun de nous existait un « moi supérieur » et un « moi inférieur ». Dans notre « moi inférieur » s’exprime notre corps avec tout ce qui lui appartient : ses besoins, ses désirs, ses passions, de nature avant tout sensuelle. La vertu de tempérance assure à tout homme un « moi supérieur » qui domine le « moi inférieur ». N’est-ce pas là humilier notre corps, le dévaluer ? Bien au contraire, cette domination le valorise. Avec la vertu de tempérance, notre corps et nos sens trouvent la juste place qui leur revient dans notre être humain.

L’homme tempérant est celui qui est maître de lui ; celui chez qui les passions ne l’emportent pas sur la raison, sur la volonté et même sur le « coeur ». L’homme qui sait se maîtriser ! Nous pouvons alors facilement voir quelle valeur fondamentale et radicale représente la vertu de tempérance. Elle est absolument indispensable pour que l’homme soit pleinement homme. Il suffit de regarder quelqu’un qui se laisse aller à ses passions. Il en devient la victime. De lui-même il renonce à l’usage de sa raison (comme l’alcoolique, le drogué, par exemple). Nous voyons alors clairement qu’ « être homme », cela veut dire respecter sa propre dignité, et donc, en particulier, se laisser guider par la vertu de tempérance.

4. On donne aussi à cette vertu le nom de « sobriété », et cela est juste. En effet, pour pouvoir dominer nos passions, la concupiscence de la chair, les explosions de la sensualité (par exemple dans les relations avec l’autre sexe), etc., nous ne devons pas permettre à nous-mêmes et à notre « moi inférieur » de dépasser la juste mesure. Si nous n’observons pas cette juste mesure, nous ne serons pas capables de nous dominer. Cela ne veut pas dire que l’homme vertueux, sobre, ne puisse pas être spontané, qu’il ne puisse pas se réjouir, pleurer, exprimer ses sentiments. Cela ne veut pas dire qu’il doive devenir insensible, indifférent, comme s’il était de glace ou de pierre. Non, aucunement. Il suffit de regarder Jésus pour s’en convaincre. La morale chrétienne ne s’est jamais identifiée avec le stoïcisme. Au contraire, si nous considérons toute la richesse des affections et des émotivités que tout homme connaît — d’une façon d’ailleurs différente pour chacun, d’une façon pour l’homme, d’une autre pour la femme, selon leurs propres sensibilités, — nous devons reconnaître que l’homme ne peut parvenir à cette spontanéité bien mûrie que par un travail sur lui-même et une vigilance particulière sur tout son comportement. C’est en effet en cela que consiste la vertu de « tempérance », de « sobriété ».

5. Je pense que cette vertu exige de chacun de nous une humilité spécifique — humilité du corps et humilité du coeur — devant les dons que Dieu a mis dans notre nature humaine. Cette humilité est la condition nécessaire de l’harmonie intérieure, de la beauté intérieure de l’homme. Que chacun y réfléchisse bien, en particulier les jeunes, et plus encore ceux qui sont à l’âge où l’on tient tant à être beau ou belle pour plaire aux autres. N’oublions pas que l’homme doit être beau, surtout intérieurement. Sans cette beauté, tous les efforts portant sur le corps et sur lui seul ne pourront donner une personne vraiment belle.

Du reste, la santé du corps n’est-elle pas altérée d’une façon même souvent grave, s’il manque à l’homme la vertu de tempérance, de sobriété ? Les statistiques et les fiches de tous les hôpitaux du monde auraient beaucoup à dire sur ce point. Les médecins qui reçoivent en consultation des gens mariés, des fiancés et des jeunes en ont une grande expérience. On ne peut certes juger de la vertu en se basant uniquement sur le critère de la santé psychique et physique. Il y a cependant de nombreuses preuves que le manque de vertu, de tempérance, de sobriété nuit à la santé.

6. Je dois m’arrêter ici, bien que la question, j’en suis convaincu, soit plutôt interrompue qu’épuisée. Peut-être l’occasion nous sera-t-elle donnée d’y revenir un jour. Mais, pour l’instant, restons-en là.

Je me suis ainsi efforcé, de mon mieux, d’exécuter le testament de Jean- Paul Ier. Je lui demande de prier pour moi quand je devrai passer à d'autres thèmes au cours des audiences du mercredi.



Mercredi 29 novembre 1978 Qui vient, et pour qui?

29118 1. Même si le temps liturgique de l’Avent ne commence que dimanche prochain, je voudrais en parler dès maintenant.

Nous sommes habitués à ce mot « Avent » ; nous savons ce qu’il signifie. Mais, précisément parce que nous sommes si familiarisés avec lui, nous n’arrivons peut-être pas à en comprendre toute la richesse.

Avent signifie « venue ». Nous devons donc nous demander : qui vient ? Et pour qui vient-il ?

Nous trouvons tout de suite la réponse. Même les petits enfants savent que c’est Jésus qui vient, pour eux et pour tous les hommes. Il est venu une nuit à Bethléem, il est né dans une grotte qui servait d’étable pour les bêtes.

Cela, les petits enfants le savent et aussi les adultes qui participent à la joie des enfants et qui, la nuit de Noël, semblent devenir des enfants eux aussi. Cependant, on pose beaucoup de questions. L’homme a le droit, et même le devoir, d’interroger pour savoir. Il y a aussi ceux qui doutent et qui, bien que participant à la joie de Noël, semblent étrangers à sa vérité.

C’est précisément pourquoi le temps de l’Avent nous est donné pour que, chaque année nous puissions de nouveau pénétrer dans cette vérité essentielle du christianisme.

2. La vérité du christianisme correspond à deux réalités fondamentales que nous ne pouvons jamais perdre de vue. L’une et l’autre sont étroitement liées. Et ce lien, si intime que chaque réalité semble expliquer l’autre, est précisément la note caractéristique du christianisme. La première réalité s’appelle « Dieu », et la seconde: « l’homme ». Le christianisme naît d’une relation particulière et réciproque entre Dieu et l’homme. Ces derniers temps spécialement au IIe Concile du Vatican, on a longuement discuté pour savoir si cette relation était théocentrique ou anthropocentrique. On ne pourra jamais trouver de réponse satisfaisante à cette question si nous continuons à en considérer séparément les deux termes. En effet, le christianisme est anthropocentrique précisément parce qu’il est pleinement théocentrique ; et, en même temps, il est théocentrique du fait de son anthropocentrisme particulier.

Mais c’est précisément le mystère de l’Incarnation qui explique de lui-même cette relation.

Et c’est pourquoi le christianisme n’est pas seulement une « religion d’avent », mais l’Avent lui-même. Le christianisme vit le mystère de la venue réelle de Dieu vers l’homme, et il vit constamment de cette réalité. Celle-ci est tout simplement la vie même du christianisme. Il s’agit d’une réalité à la fois profonde et simple, qui parle à l’intelligence et à la sensibilité de chaque homme, surtout de ceux qui, la nuit de Noël, savent devenir comme des enfants. Ce n’est pas en vain que le Christ a dit : « Si vous ne devenez pas comme des enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux. » (
Mt 18,3)

3. Pour comprendre pleinement cette double réalité dont vit chaque jour le christianisme, il faut remonter aux tout débuts de la Révélation, et même, pour ainsi dire, aux débuts de la pensée humaine.

Aux débuts de la pensée humaine, il peut y avoir différentes conceptions : la pensée de chaque individu a sa propre histoire, depuis son enfance. Cependant, lorsque nous parlons de « débuts », nous voulons, non pas tant traiter de l’histoire de la pensée que constater la présence de la notion de « Dieu » et de la notion d’ « homme » à la base même de la pensée, à sa source. Parfois, ces notions sont recouvertes de nombreuses autres (en particulier dans la civilisation actuelle de « chosification matérialiste » et aussi de « technocratie »). Mais cela ne veut pas dire qu’elles n’existent pas ou qu’elles ne sont pas à la base de notre pensée. Même le système athée le plus élaboré n’a de sens que s’il est supposé savoir ce que signifie la notion de « Theos », c’est-à-dire de Dieu. À ce propos, la Constitution pastorale du IIe Concile du Vatican nous dit justement que beaucoup de formes d’athéisme découlent de l’absence d’une juste référence à cette notion de Dieu, et sont donc, ou du moins peuvent être, des négations de quelque chose, ou plutôt de quelqu’un d’autre qui ne correspond pas au Dieu véritable.

4. L’Avent — comme temps liturgique de l’Année ecclésiale — nous reporte aux débuts de la Révélation, où, précisément, nous rencontrons tout de suite le lien fondamental entre ces deux réalités : Dieu et l’homme.

Le premier livre de la Sainte Écriture, la Genèse, commence par les mots : « Beresit bara », « Au début, créa ». Vient ensuite le nom de Dieu, appelé « Elohim » dans ce texte biblique. « Au début, Dieu créa. » Ces trois mots constituent comme le seuil de la Révélation. Au début du livre de la Genèse, Dieu n’est pas défini seulement par le mot « Elohim » ; dans d’autres parties de ce livre, il est désigné sous le nom de « Yahvé ». Le verbe « créa » parle encore plus clairement de lui car, en fait, il révèle Dieu, il nous dit qui il est. Il exprime sa substance, non pas tant en elle-même qu’en rapport avec le monde c’est-à-dire avec l’ensemble des créatures soumises à la loi du temps et de l’espace. Le complément circonstanciel « au début » indique que Dieu est Celui qui est avant ce début, qui n’est limité ni par le temps ni par l’espace, et qui « crée », c’est-à-dire qui fait commencer tout ce qui n’est pas Dieu, ce qui constitue le monde visible et invisible (selon la , le ciel et la terre). Dans ce contexte, le verbe « créa » dit de Dieu qu’il existe, qu’il est, qu’il est la plénitude de l’être, que cette plénitude se manifeste comme toute-puissance et que cette toute-puissance est à la fois sagesse et amour. C’est tout cela que nous dit sur Dieu la première phrase de la Sainte Écriture. C’est ainsi que nous acquérons la notion de « Dieu » si nous nous référons au début de la Révélation.

Il serait significatif d’examiner quel rapport il y a entre la notion de « Dieu » telle que nous la trouvons au début de la Révélation, et la notion que nous trouvons à la base de la pensée humaine (même si elle nie Dieu, c’est-à-dire si elle est athée). Mais nous ne voulons pas développer cette question aujourd’hui.

5. Nous voulons par contre constater qu’au début de la Révélation, dès le premier chapitre du livre de la Genèse, nous trouvons la vérité fondamentale sur l’homme, que Dieu (Elohim) crée à son image et à sa ressemblance. Nous y lisons en effet : « Dieu dit : faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance. » (Gn 1,26) et ensuite : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle il les créa. » (Gn 1,27)

Nous reviendrons sur le problème de l’homme mercredi prochain. Mais, dès aujourd’hui, nous devons signaler cette relation particulière entre Dieu et son image, c’est-à-dire l’homme.

Cette relation nous éclaire sur les fondements mêmes du christianisme.

Elle nous permet aussi d’apporter une réponse fondamentale à ces deux questions : que signifie l’Avent ? Pourquoi l’Avent fait-il partie de la substance même du christianisme ?

Je laisse ces questions à votre réflexion. Nous y reviendrons dans nos futures méditations, et plus d’une fois. La réalité de l’Avent est remplie de la vérité la plus profonde sur Dieu et sur l’homme.





Catéchèses S. J-Paul II