Irénée adv. Hérésies Liv.2 ch.20

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Trois spécimens

20 l Montrons donc que c'est à tort et sans fondement aucun qu'ils veulent étayer leurs inventions au moyen des paraboles et des actions du Seigneur. Ils tentent, en effet, de prouver la passion prétendument survenue dans le douzième Éon en tablant sur le fait que la Passion du Sauveur a été causée par le douzième apôtre et a eu lieu au douzième mois: car ils veulent que le Sauveur ait prêché pendant une seule année après son baptême. Mais c'est aussi dans la femme qui souffrait d'un flux de sang, disent-ils, que la chose apparaît avec évidence, car elle souffrit durant douze années et c'est en touchant la frange du vêtement du Sauveur qu'elle recouvra la santé, grâce à la Puissance qui sortit du Sauveur et qui, disent-ils, préexistait à celui-ci: car la Puissance tombée en passion s'étendait et se répandait dans l'infini au point de courir le risque de se dissoudre dans la substance universelle, lorsque, ayant touché la première Tétrade signifiée par la frange du vêtement, elle s'arrêta et se dégagea de la passion.


La défection du douzième apôtre

2 Ils veulent donc que la passion du douzième Éon soit représentée par judas. Mais, répondons-nous, comment peuvent-ils lui comparer judas, qui a été rejeté du nombre douze et n'a pas été rétabli en son lieu? Car l'Éon prétendument représenté par Judas, une fois séparée de lui son Enthymésis, a été rétabli dans son rang; Judas, au contraire, a été rejeté et expulsé, et Matthias a été établi à sa place, selon ce qui est écrit: "Et qu'un autre reçoive sa charge ." Ils auraient donc dû dire que le douzième Éon a été expulsé du Plérôme et qu'un autre a été émis pour le remplacer, si du moins cet Eon est représenté par Judas. Au reste, de leur propre aveu, c'est l'Éon lui-même qui a souffert la passion, tandis que judas n'a fait que trahir: que ce soit en effet le Christ, et non judas, qui soit venu à la Passion, eux-mêmes le reconnaissent. Comment alors judas, qui a livré Celui qui devait souffrir pour notre salut, pouvait-il être la figure et l'image de l'Éon tombé en passion ?

3 D'ailleurs même la Passion du Christ n'est ni semblable ni comparable à la passion de l'Éon. L'Éon a souffert une passion de dissolution et de perdition, au point que celui qui souffrait ainsi était en danger de se corrompre; notre Seigneur le Christ, au contraire, a souffert une Passion ferme et sans fléchissement, en laquelle, bien loin d'être en danger de se corrompre, il a raffermi par sa force l'homme tombé dans la corruption et l'a ramené à l'incorruptibilité. L'Éon a souffert la passion en cherchant le Père et en étant impuissant à le trouver; le Seigneur a souffert pour amener à la connaissance et à la proximité du Père ceux qui s'étaient égarés loin de lui. Pour l'Éon, la recherche de la grandeur du Père fut cause d'une passion de perdition; pour nous, la Passion du Seigneur, en nous apportant la connaissance du Père, fut source de salut. La passion de l'Éon a fructifié en un fruit féminin, comme ils disent, faible, sans forme, incapable d'agir; la Passion du Seigneur a fructifié en force et en puissance. Car le Seigneur, "étant monté dans les hauteurs" par sa Passion, "a emmené avec lui les captifs et octroyé ses dons aux hommes Ep 4,8 Ps 68,19": il a donné à ceux qui croient en lui de "fouler aux pieds les serpents et les scorpions, ainsi que toute la puissance de l'ennemi Lc 10,19", c'est-à-dire de l'initiateur de l'apostasie. Par sa Passion, le Seigneur a détruit la mort, évacué l'erreur, anéanti la corruption, dissipé l'ignorance; il a manifesté la vie, montré la vérité, donné l'incorruptibilité. Leur Éon, par sa passion, a fait apparaître l'ignorance et mis au monde une substance informe de laquelle, selon eux, sont sorties toutes les oeuvres hyliques, mort, corruption, erreur et tout le reste.

4 Ainsi, ni judas, le douzième disciple, ni même la Passion de notre Seigneur ne peuvent être la figure de l'Éon tombé en passion, car il n'y a, de part et d'autre, que contrastes et divergences, ainsi que nous venons de le montrer. Voici d'ailleurs encore une divergence, tirée du nombre lui-même. Que Judas, le traître, soit le douzième disciple, tous en tombent d'accord, car l'Evangile donne les noms des douze apôtres. Par contre, l'Éon dont il est question n'est pas le douzième, mais le trentième: car il n'y a pas que douze Éons à avoir été émis par la volonté du Père, et l'Éon dont nous parlons n'a pas été émis le douzième, puisqu'ils assurent qu'il a été émis en trentième lieu. Comment alors judas, qui occupe le douzième rang, peut-il être la figure et l'image d'un Eon qui occupe le trentième rang ?

5 S'ils disent, que judas qui se perd est l'image de l'Enthymésis de cet on, même alors l'image ne répond pas à la réalité qu'elle prétend représenter. En effet, cette Enthymésis, séparée de l'Éon, puis formée par le Christ et rendue sage par le Sauveur, après avoir effectué tout ce qui est hors du Plérôme à l'image des réalités de ce Plérôme, doit, à la fin, être réintroduite dans le Plérôme et être unie selon la syzygie au Sauveur issu de tous les Eons. Judas, au contraire, une fois rejeté, n'a jamais été remis au nombre des disciples: sinon, on n'en aurait pas adjoint un autre à sa place. Le Seigneur a d'ailleurs dit de lui: "Malheur à l'homme par qui le Fils de l'homme va être livré !" et: "Il eût mieux valu pour lui qu'il ne fût pas né Mt 26,24." Il l'a encore appelé "fils de perdition Jn 17,12". Et s'ils disent que Judas figure, non l'Enthymésis séparée de l'Éon, mais la passion mêlée à cette Enthymésis, même alors le nombre deux ne peut figurer le nombre trois. Ici, en effet, judas est rejeté et Matthias établi à sa place-, là, il y a l'Éon en danger de se dissoudre et de périr, l'Enthymésis et la passion - car ils confèrent une existence séparée à l'Enthymésis et à la passion: l'Éon, disent-ils, a été réintégré, l'Enthymésis a été formée, tandis que la passion, séparée de l'un et l'autre, constitue la matière -. Cela fait donc trois: l'Éon, l'Enthymésis et la passion. Par conséquent judas et Matthias, qui ne font que deux, ne peuvent les figurer.

221 21 1 S'ils disent que les douze apôtres figurent les seuls douze Éons émis par l'Homme et l'Église, qu'ils nous donnent donc dix autres apôtres pour figurer les dix Eons émis par le Logos et la Vie. Car il serait absurde que, par le choix de ses apôtres, le Sauveur ait indiqué les Eons les plus jeunes et, par conséquent, les moins nobles, et n'ait pas indiqué d'abord les Eons les plus anciens et les plus excellents. Le Sauveur pouvait cependant - si du moins il choisissait ses apôtres dans le but d'indiquer par eux les Eons du Plérôme - choisir aussi dix autres apôtres pour indiquer la seconde Décade et, avant eux, encore huit autres pour indiquer la fondamentale et primitive Ogdoade par le nombre des apôtres pris comme figure. Certes, nous voyons que, après les douze apôtres, notre Seigneur a envoyé devant lui soixante-dix autres disciples Lc 10,1 Lc 10,17: mais ces soixante-dix ne peuvent figurer ni Ogdoade, ni Décade, ni Triacontade. Pourquoi donc les Éons inférieurs, comme nous l'avons dit, ont-ils été indiqués par les apôtres, alors que les Éons supérieurs, dont les autres sont issus, n'ont été figurés par rien? Et si les douze apôtres ont été choisis pour signifier le nombre des douze Eons, les soixante-dix disciples ont dû être choisis eux aussi pour figurer soixante-dix Eons: en ce cas, qu'ils ne parlent plus de trente, mais de quatre-vingt-deux Eons. Car quelqu'un qui aurait choisi ses apôtres pour figurer les Éons du Plérôme n'aurait jamais choisi les uns et exclu -les autres: c'est par le moyen de tous les apôtres qu'il se serait appliqué à présenter une image et une figure des Éons du Plérôme.

2 Nous ne pouvons non plus passer Paul sous silence, mais nous devons leur demander de quel Éon il nous a été enseigné que l'Apôtre est la figure. Peut-être est-ce du Sauveur, produit de leur composition, formé de l'apport de tous les Eons, et qu'ils appellent Tout parce qu'il provient de tous. C'est lui que le poète Hésiode a clairement désigné, en lui donnant le nom de Pandorea, parce qu'un don excellent, issu de tous les Éons, a été rassemblé en lui. Et c'est bien à propos des hérétiques qu'a été dite cette parole: "Hermès a déposé en eux des paroles trompeuses et un coeur artificieuxb", pour qu'ils séduisent les sots et que ceux-ci ajoutent foi à leurs inventions. Car leur Mère, c'est-à-dire Léto, les a mus secrètement, à l'insu du Démiurge, pour leur faire énoncer de profonds et inénarrables mystères à l'adresse de ceux qui éprouvent des démangeaisons d'oreille 2Tm 4,3. Et ce n'est pas seulement par l'entremise d'Hésiode que leur Mère a fait exprimer le mystère, mais elle l'a fait aussi - d'une manière fort subtile, afin de le cacher au Démiurge - dans les poèmes lyriques de Pindare, à l'épisode de Pélops, dont la chair, coupée en morceaux par son père, fut ensuite recueillie, rassemblée et recollée ensemble par tous les dieux, constituant de la sorte une figure de Pandore. Aiguillonnés eux aussi par la Mère, les hérétiques ne font que répéter les dires de ces poètes: ils sont bien de la même race et du même esprit qu'eux.

Notes :
a Hésiode, Travaux, 81
b Ibid. 78


222 22 1 Au surplus, leur nombre de trente Éons s'écroule tout entier, ainsi que nous l'avons montré déjà, puisque, d'après eux, on trouve tantôt moins, tantôt plus d'Eons dans le Plérôme. Il n'existe donc pas trente Éons et, si le Sauveur est venu au baptême à l'âge de trente ans, ce n'est pas pour révéler leurs trente Éons enveloppés de silence: sinon, c'est le Sauveur lui-même que, le tout premier, les hérétiques auront à séparer et à expulser du Plérôme des Éons.


La Passion du Seigneur prétendument accomplie le douzième mois

Par ailleurs, ils disent qu'il a souffert le douzième mois, en sorte qu'il a prêché pendant une seule année après son baptême. Et cette assertion, ils tentent de l'établir au moyen de cette parole du prophète: "... publier une année de grâce du Seigneur et un jour de rétribution Is 61,2 Lc 4,19." Mais ils sont vraiment aveugles, ces gens qui prétendent avoir découvert les profondeurs de l'Abîme et qui ne savent même pas ce que sont cette " année de grâce du Seigneur" et ce "Jour de rétribution" dont parle Isaïe. Car le prophète ne parle ni d'un jour de douze heures, -ni d'une année de douze mois: les hérétiques eux-mêmes reconnaissent que les prophètes ont dit une foule de choses en paraboles et allégories, et non selon la teneur littérale des mots. 2 Il appelle donc "jour de rétribution" celui où le Seigneur "rendra à chacun selon ses oeuvres Rm 2,6 Mt 16,27", c'est-à-dire le Jugement. Quant à l'"année de grâce du Seigneur", c'est le temps présent, pendant lequel sont appelés par le Seigneur ceux qui croient en lui et deviennent ainsi l'objet des faveurs de Dieu; autrement dit, c'est tout le temps s'écoulant depuis sa venue jusqu'à la consommation finale, temps au cours duquel il s'acquiert, à titre de fruits, ceux qui sont sauvés. Car, selon la parole du prophète, l'"année" en question est suivie du "jour de rétribution": le prophète aura donc menti, si le Seigneur a prêché seulement une année et si c'est de cette année qu'il veut parler. Où est en effet le jour de rétribution? L'année est passée, et le jour de rétribution n'est pas encore venu: Dieu "fait" toujours "lever son soleil sur les bons et les méchants et pleuvoir sur les justes et les injustes Mt 5,45. Et les justes sont persécutés, affligés et mis à mort, tandis que les pécheurs sont dans l'abondance et "boivent au son de la cithare et du tambourin sans prendre garde aux oeuvres du Seigneur Is 5,12". Or, selon la parole citée, les deux choses doivent être unies: l'"année" doit être suivie du "Jour de rétribution". Car il est dit: ".., publier une année de grâce du Seigneur et un jour de rétribution". On entend donc à bon droit par "année de grâce du Seigneur" le temps présent, pendant lequel les hommes sont appelés et sauvés par le Seigneur et que suivra le "jour de rétribution" ou jugement. D'ailleurs, ce n'est pas seulement sous le nom d'"année" que ce temps est désigné, mais il est aussi appelé "jour" à la fois par le prophète et par Paul. Car l'Apôtre, faisant mention de l'Écriture, dit dans l'épître aux Romains: "Comme il est écrit: A cause de toi nous sommes mis à mort tout le jour, nous avons été regardés comme des brebis de boucherie Rm 8,36 Ps 44,23." L'expression "tout le jour" doit s'entendre de tout le laps de temps durant lequel nous sommes persécutés et égorgés comme des brebis. De même donc qu'ici le "Jour" n'est pas un jour de douze heures, mais tout le temps durant lequel souffrent et sont mis à mort à cause du Christ ceux qui croient en lui, de même là l' "armée" n'est pas une année de douze mois, mais tout le temps de la foi, pendant lequel les hommes entendent la prédication, croient et deviennent l'objet des faveurs du Seigneur pour autant qu'ils s'unissent à lui.

3 On peut d'ailleurs grandement s'étonner que des gens qui prétendent avoir découvert les profondeurs de Dieu 1Co 2,10 n'aient pas cherché dans les Évangiles combien de fois, au temps de la Pâque, le Seigneur est monté à Jérusalem après son baptême: 'était en effet la coutume des juifs de tout pays de venir chaque année à Jérusalem à ce moment-là et d'y célébrer la fête de la Pâque. Une première fois donc, après avoir changé l'eau en vin à Cana de Galilée Jn 2,1-11, il monta pour la fête de la Pâque Jn 2,13, et c'est alors que "beaucoup crurent en lui, en voyant les miracles qu'il faisait Jn 2,23, ainsi que le rapporte Jean, le disciple du Seigneur. Ensuite il se retira, et nous le trouvons en Samarie, s'entretenant avec la Samaritaine Jn 4,1-42; puis il guérit le fils du centurion à distance, d'une simple parole, en disant: "Va, ton fils vit Jn 4,50". Après quoi il monta une deuxième fois à Jérusalem pour la fête de la Pâque Jn 5,1, et c'est alors qu'il guérit le paralytique qui gisait aux abords de là piscine depuis trente-huit ans, en lui ordonnant de se lever, de prendre son grabat et de s'en aller Jn 5,2-15. Puis il se retira de l'autre côté de la mer de Tibériade; une foule nombreuse l'y ayant suivi, il rassasia avec cinq pains toute cette multitude et il resta douze corbeilles de morceaux Jn 6,1-13. Ensuite, après avoir ressuscité Lazare d'entre les morts Jn 11,1-44, comme il était en butte aux embûches des Pharisiens, il se retira dans la ville d'Éphrem Jn 11,47-54, de là, "six jours avant la Pâque, il vint à Béthanie Jn 12,1", ainsi qu'il est écrit; de Béthanie, enfin, il monta à Jérusalem Jn 12,12, où il mangea la pâque, puis souffrit sa Passion le lendemain. Que ces trois Pâques ne puissent être une seule année, tout le monde en conviendra. De plus, le mois au cours duquel se célébrait la Pâque et au cours duquel le Seigneur souffrit sa Passion n'était pas le douzième, mais le premier: ces gens qui se targuent de tout savoir peuvent, s'ils l'ignorent, l'apprendre de Moïse Ex 12,2 Lv 23,5 Nb 9,5.

Ainsi s'avère fausse. leur interprétation de l'année et du douzième mois, et il leur faut rejeter, soit leur interprétation, soit l'Évangile: sinon, comment le Seigneur n'a-t-il prêché qu'une année seulement ?

4 Au surplus, s'il n'avait que trente ans lorsqu'il vint au baptême, il avait l'âge parfait d'un maître lorsque, par la suite, il vint à Jérusalem, de telle sorte qu'il pouvait à bon droit s'entendre appeler maître par tous: car il n'était pas autre chose que ce qu'il paraissait, comme le disent les docètes, mais, ce qu'il était, il le paraissait aussi. Étant donc maître, il avait aussi l'âge d'un maître. Il n'a ni rejeté ni dépassé l'humaine condition et n'a pas aboli en sa personne la loi du genre humain, mais il a sanctifié tous les âges par la ressemblance que nous avons avec lui. C'est, en effet, tous les hommes qu'il est venu sauver par lui-même -, tous les hommes, dis-je, qui par lui renaissent en Dieu: nouveau-nés, enfants, adolescents, jeunes hommes, hommes d'âge. C'est pourquoi il est passé par tous les âges de la vie: en se faisant nouveau-né parmi les nouveau-nés, il a sanctifié les nouveau-nés, en se faisant enfant parmi les enfants, il a sanctifié ceux qui ont cet âge et est devenu en même temps pour eux un modèle de piété, de justice et de soumission; en se faisant jeune homme parmi les jeunes hommes, il est devenu un modèle pour les jeunes hommes et les a sanctifiés pour le Seigneur. C'est de cette même manière qu'il s'est fait aussi homme d'âge parmi les hommes d'âge, afin d'être en tout point le Maître parfait, non seulement quant à l'exposé de la vérité, mais aussi quant à l'âge, sanctifiant en même temps les hommes d'âge et devenant un modèle pour eux aussi. Finalement il est descendu jusque dans la mort, pour être le Premier-né d'entre les morts, celui qui a la primauté en tout Col 1,18, l'Initiateur de la vie Ac 3,15, antérieur à tous les hommes et les précédant tous.

5 Mais les hérétiques, pour pouvoir étayer leur fiction à l'aide de la parole de l'Ecriture: "... publier une année de grâce du Seigneur", disent qu'il a prêché pendant une seule année et qu'il a souffert sa Passion au douzième mois. Ce faisant, à l'encontre de leur propre doctrine et sans même s'en rendre compte, ils réduisent à néant toute l'oeuvre du Seigneur et enlèvent à celui-ci la période la plus nécessaire et la plus honorable de sa vie, je veux dire celle de l'âge avancé, pendant laquelle il a été le guide de tous par son enseignement. Car comment aurait-il eu des disciples, s'il n'avait pas enseigné? Et comment aurait-il pu enseigner s'il n'avait pas eu l'âge d'un maître? Quand il vint au baptême, il n'avait point encore accompli sa trentième année, mais était au début de celle-ci. Luc indique en effet l'âge du Seigneur en ces termes: "Jésus commençait sa trentième armée Lc 3,23", lorsqu'il vint au baptême. S'il a prêché pendant une seule année à partir de son baptême, il a souffert sa Passion à trente ans accomplis, alors qu'il était encore un homme jeune et n'avait point encore atteint un âge avancé. Car, tout le monde en conviendra, l'âge de trente ans est celui d'un homme encore jeune, et cette jeunesse s'étend jusqu'à la quarantième année: ce n'est qu'à partir de la quarantième, voire de la cinquantième année qu'on descend vers la vieillesse. C'est précisément cet âge-là qu'avait notre Seigneur lorsqu'il enseigna: l'Evangile l'atteste, et tous les presbytres d'Asie qui ont été en relations avec Jean, le disciple du Seigneur, attestent eux aussi que Jean leur transmit la même tradition, car celui-ci demeura avec eux jusqu'aux temps de Trajan. Certains de ces presbytres n'ont pas vu Jean seulement, mais aussi d'autres apôtres, et ils les ont entendus rapporter la même chose et ils attestent le fait. Qui croire de préférence? Des hommes tels que ces presbytres, ou un Ptolémée, qui n'a jamais vu d'apôtres et qui, fût-ce en songe, n'a jamais suivi les traces d'aucun d'entre eux ?

6 Il n'est pas jusqu'aux juifs disputant alors avec le Seigneur Jésus-Christ qui n'aient clairement indiqué la même chose. Quand en effet le Seigneur leur dit: "Abraham, votre père, a exulté à la pensée de voir mon jour; il l'a vu, et il s'est réjoui", ils lui répondent: "Tu n'as pas encore cinquante ans, et tu as vu Abraham Jn 8,56-57 ?" Une telle parole s'adresse normalement à un homme qui a dépassé déjà la quarantaine et qui, sans avoir encore atteint la cinquantaine, n'en est cependant plus très loin. Par contre, à un homme qui n'aurait eu que trente ans, on aurait dit: "Tu n'as pas encore quarante ans." Car, s'ils voulaient le convaincre de mensonge, ils devaient se garder d'outrepasser de beaucoup l'âge qu'on lui voyait: ils donnaient donc un âge approximatif, soit qu'ils aient connu son âge véritable par les registres du recensement, soit qu'ils aient conjecturé son âge en voyant qu'il devait avoir plus de quarante ans et, en tout cas, sûrement pas trente ans. Car il eût été tout à fait déraisonnable de leur part d'ajouter mensongèrement vingt ans, alors qu'ils voulaient prouver qu'il était postérieur à l'époque d'Abraham. Ils disaient ce qu'ils voyaient, et celui qu'ils voyaient n'était pas apparence, mais vérité. Le Seigneur n'était donc pas beaucoup éloigné de la cinquantaine, et c'est pour cela que les juifs pouvaient lui dire: "Tu n'as pas encore cinquante ans, et tu as vu Abraham ?" Concluons-en que le Seigneur n'a pas prêché pendant une année seulement et qu'il n'a pas souffert sa Passion le douzième mois. Car jamais le temps écoulé de la trentième à la cinquantième année n'équivaudra à une année, à moins que peut-être ce ne soient des années d'une telle longueur qu'ils attribuent à leurs Eons siégeant en bon ordre auprès de l'Abîme dans le Plérôme - ces Éons dont le poète Homère a dit, inspiré lui aussi par leur Mère d'erreur: "Les dieux, assis auprès de Zeus, s'entretenaient ensemble sur un pavement d'ora."

Note :

a Homère, Iliade 4, 1.


223

L'hémorroïsse guérie après douze années de souffrance

23 1 Mais l'ignorance des hérétiques éclate aussi à propos de la femme atteinte d'un flux de sang et guérie pour avoir touché la frange du vêtement du Seigneur Mt 9,20-23: car elle représente, disent-ils, la douzième Puissance tombée en passion, et s'écoulant dans l'infini, autrement dit le douzième on. Tout d'abord, selon leur système, cet Eon n'est pas le douzième, ainsi que nous l'avons déjà montré. Admettons cependant qu'il en soit ainsi. Des douze Éons, onze, disent-ils, sont demeurés impassibles, tandis que le douzième est tombé en passion. Mais, répondrons-nous, la femme, elle, a été au contraire guérie la douzième année: il est clair qu'elle est demeurée onze ans dans la "passion" et a été guérie la douzième année. Si donc ils disaient que les onze premiers Eons ont été la proie d'une passion inguérissable, tandis que le douzième a été guéri, il y aurait quelque vraisemblance à affirmer que la femme est la figure de ces douze Éons. Mais si la femme a souffert onze ans sans être guérie et a été guérie la douzième année seulement, comment peut-elle être la figure des douze Éons, puisque les onze premiers n'ont absolument rien souffert et que le douzième seul a été la proie de la passion? La figure et l'image différent quelquefois de la réalité par leur matière, mais elles doivent garder sa ressemblance par leur forme et, grâce à cette ressemblance, faire voir par ce qui est présent ce qui n'est pas présent.

2 Et cette femme n'est pas la seule dont aient été précisées les années de maladie - que les hérétiques disent concorder avec leur fable -. Voici une autre femme, guérie pareillement après dix-huit années de maladie. C'est celle dont le Seigneur a dit: "Cette fille d'Abraham, que Satan tenait liée depuis dix-huit ans, il n'eût pas fallu la délivrer de ce lien le jour du sabbat Lc 13,16 !" Si la première de ces deux femmes est la figure du douzième Éon tombé en passion, la seconde doit être aussi la figure d'un dix-huitième Éon tombé en passion. Mais cela ils n'ont garde de le conclure, car en ce cas leur primitive et, fondamentale Ogdoade serait comptée au nombre des Eons tombés en passion. Mais il y a encore un autre malade, qui a été guéri par le Seigneur après trente-huit ans de maladie: que les hérétiques posent donc un trente-huitième Éon tombé en passion ! Car si, comme ils le prétendent, les actions du Seigneur sont la figure des réalités du Plérôme, la figure doit être conservée en toutes. Mais ni de la femme guérie après dix-huit ans, ni de l'homme guéri après trente-huit ans, les hérétiques ne peuvent rien tirer qui s'accommode à leur fiction. Par ailleurs il serait absurde et tout à fait inconvenant de dire qu'en certaines de ses actions le Sauveur a conservé la figure du Plérôme et qu'en d'autres il ne l'a pas fait. La preuve est donc faite qu'il y a dissemblance entre la figure qu'on prétend tirer de la femme et ce qui s'est passé chez les Eons.



II. LES SPÉCULATIONS MARCOSIENNES


224

Nombres tirés des Écritures

24 1 La fausseté de leur invention et l'inconsistance de leur fiction apparaît encore lorsqu'ils tentent d'échafauder des preuves par les nombres, soit en comptant les syllabes des mots, soit en comptant les lettres des syllabes, soit en additionnant les nombres correspondant aux diverses lettres grecques: une telle façon de faire montre clairement l'indigence et l'inconsistance de leur gnose, ainsi que son caractère artificiel. Ainsi en est-il du nom IhsouV (Jésus): ce nom, qui appartient à une autre langue, ils le soumettent au comput des Grecs, et alors, tantôt ils le disent "insigne", parce qu'il possède six lettres, tantôt ils l'appellent "Plérôme des Ogdoades", parce qu'il possède le nombre 888. Mais le mot grec qui lui correspond, à savoir Swthr (Sauveur), ne cadre avec leur fable ni pour le nombre ni pour les lettres: aussi le passent-ils sous silence. Pourtant, si c'était de la providence du Père qu'ils avaient reçu les noms divins indiquant par leurs nombres et leurs lettres le nombre des Éons du Plérôme, le mot Swthr, qui est un mot grec, devrait révéler, par les lettres et les nombres pris à la manière grecque, le mystère du Plérôme. En fait, il n'en est rien: ce mot se compose de cinq lettres et donne le nombre 1408. Ces chiffres ne correspondent à rien dans leur Plérôme. Dépourvue de vérité est donc la prétendue série d'événements qui se serait déroulée dans leur Plérôme.

2 Quant au nom de "Jésus", suivant la langue hébraïque à laquelle il appartient, il se compose de deux lettres et d'une demi-lettre, comme disent les savants juifs, et il signifie "le Seigneur qui possède le ciel et la terre": car, dans l'hébreu primitif, "Seigneur" se dit Iah, et "ciel et terre", samaim wa'aretsla. Le Verbe qui possède le ciel et la terre est donc bien lui-même Jésus. L'explication que les hérétiques donnent du nombre insigne est donc fausse, et leur prétendu nombre 888 est manifestement réfuté. Car si nous prenons les mots dans leur propre langue, "Sauveur", en grec, comporte cinq lettres, et "Jésus", en hébreu, comporte deux lettres et une demi-lettre. Et ainsi s'effondre le nombre 888. Car les lettres hébraïques ne s'accordent aucunement avec les nombres grecs, alors qu'elles devraient, puisqu'elles sont plus anciennes et. plus excellentes, sauvegarder davantage encore le compte du nombre des nomsb.

Le Christ devrait, lui aussi, posséder un nom dont le nombre corresponde aux Éons du Plérôme, puisqu'il a été émis pour la consolidation et le redressement du Plérôme, comme ils disent. De même le Père devrait renfermer en lui, par les lettres et les chiffres, le nombre des Éons émis par lui; pareillement l'Abîme, et non moins le Monogène, et par-dessus tout le nom hébreu Baruch, que l'on attribue à Dieu et qui ne comporte que deux lettres et une demi-lettre. Si donc les vocables les plus importants, tant en grec qu'en hébreu, ne s'accordent avec leur fable ni pour le nombre des lettres ni pour la somme des chiffres, il est clair que, pour tous les autres vocables, les calculs des hérétiques ne sont qu'une impudente falsification.

Notes :
a Selon Irénée, les trois lettres hébraïques dont se compose le nom de "Jésus", à savoir I, s et w, pouvaient être considérées comme les initiales des trois vocables signifiant respectivement "Seigneur" (Iah), "ciel" (samaim), "et terre" (wa'arets). Contenant ainsi virtuellement ces trois mots, le nom de "Jésus" signifiait donc "Seigneur du ciel et de la terre".
b Ici figurent, dans le latin, deux phrases qui se traduiraient de la manière suivante: "Car les lettres primitives des Hébreux, appelées aussi sacerdotales, sont au nombre de dix, mais elles sont écrites chacune par quinze, la dernière lettre étant jointe à la première. Et, pour ce motif, ils écrivent tantôt à la suite, de la même manière que nous, tantôt en ramenant les lettres en arrière, de la droite vers la gauche. n Ou désespère de trouver un sens acceptable à ce grimoire. Par bonheur, on peut le négliger sans que rien d'essentiel ne manque au déroulement de la pensée. On se demandera même, étant donné le caractère plutôt insolite du passage et son absence de lien avec le contexte, s'il ne s'agirait pas d'une glose marginale introduite indûment dans le texte.


3 Ils arrachent en effet à la Loi tout ce qui cadre avec les chiffres de leur système et ils s'efforcent ainsi, en faisant violence aux textes, d'échafauder des preuves. Mais si leur Mère ou le Sauveur avaient eu l'intention de montrer, par l'entremise du Démiurge, des figures des réalités du Plérôme, ils auraient fait en sorte que ce fussent les choses les plus vraies et les plus saintes qui servissent de figures, et avant tout l'arche de l'alliance, pour laquelle fut édifié tout le tabernacle du témoignage. Or cette arche reçut deux coudées et demie de longueur, une coudée et demie de largeur, et une coudée et demie de hauteur Ex 25,10: le nombre de ces coudées ne correspond en rien à leur fable, alors qu'il devrait en être la figure plus que tout autre. Le propitiatoire ne cadre pas davantage avec leurs descriptions Ex 25,17. Quant à la table de proposition, elle avait deux coudées de longueur, une coudée de largeur et une coudée et demie de hauteur Ex 25,23: pas même une seule de ces dimensions n'évoque la Tétrade, ou l'Ogdoade, ou le restant de leur Plérôme. Et que penser du chandelier à sept branches et sept lampes Ex 25,31-39? S'il avait été fait pour servir de figure, il aurait dû avoir huit branches et autant de lampes, pour figurer la première Ogdoade qui resplendit au sein des Éons et illumine tout le Plérôme. Les dix tentures du tabernacle Ex 26,1, ils les ont soigneusement dénombrées, assurant qu'elles étaient une figure des dix Éons de la Décade; mais ils se sont gardés de compter les peaux, qui ont été faites au nombre de onze Ex 26,7. Ils n'ont pas non plus mesuré les dimensions des tentures, dont chacune avait vingt-huit coudées de longueur Ex 26,2. Ils expliquent de même par la Décade des Éons la longueur des colonnes, qui était de dix coudées Ex 26,16; mais ils n'expliquent ni leur largeur, qui était d'une coudée et demie, ni le nombre total des colonnes, ni le nombre de leurs traverses Ex 36,16-28, parce que ces derniers nombres sont sans rapport avec leur système. Et qu'en est-il de l'huile de l'onction qui sanctifia tout le tabernacle? Sans doute cela échappa-t-il au Sauveur ! Ou, qui sait? peut-être leur Mère dormait-elle quand le Démiurge prit sur lui de prescrire le poids des divers onguents. C'est pour cela que celui-ci est en désaccord avec le Plérôme: il comportait 500 sicles de myrrhe, 500 sicles de casse, 250 sicles de cinnamome, 250 sicles d'acore, en plus de l'huile, en sorte que l'huile de l'onction se composait de ces cinq ingrédients Ex 30,23-25. Il en va de même de l'encens, qui se composait de résine, d'ongle odorant, de galbanum, de menthe et de grains d'encens Ex 30,34, toutes choses qui, pas plus par le nombre des ingrédients que par leurs poids respectifs, n'ont de rapport avec le système des hérétiques. L'attitude de ceux-ci est donc déraisonnable et tout à fait grossière: dans les institutions les plus hautes et les plus distinguées de la Loi, la figure des réalités d'en haut n'aurait pas été conservée; dans toutes les autres, par contre, dès qu'un nombre s'accorde avec leurs dires, ils affirment qu'il y a là une figure des réalités du Plérôme. En fait, tous, les nombres se rencontrent à plus d'une reprise dans les Ecriture à telle enseigne que celui qui le voudrait pourrait tirer des Écritures non seulement l'Ogdoade, la Décade et la Dodécade, mais n'importe quel autre nombre et voir en celui-ci la figure d'une erreur qu'il aurait inventée.

4 Pour prouver qu'il en est bien ainsi, prenons le nombre cinq, qui ne correspond à rien dans leur système, n'a nul équivalent dans leur fable et ne leur est d'aucune utilité pour démontrer, à partir de figures, les réalités du Plérôme. Ce nombre va recevoir des Écritures le suffrage que voici. Le mot Swthr (Sauveur) possède cinq lettres, ainsi que le mot Pathr (Père) et le mot agaph (charité). Notre Seigneur a béni cinq pains et rassasié ainsi cinq milliers d'hommes Mt 14,15-21. Les vierges sages dont a parlé le Seigneur sont au nombre de cinq, et de même les vierges folles Mt 25,1-73. Pareillement cinq hommes se sont trouvés avec le Seigneur au moment où le Père lui a rendu témoignage, à savoir Pierre, Jacques, Jean, Moïse et Élie Mt 17,1-8. De même encore c'est après être entré le cinquième auprès de la jeune fille morte, que le Seigneur l'a ressuscitée: car, est-il écrit, "il ne laissa personne entrer avec lui, sinon Pierre et Jacques, ainsi que le père et la mère de la jeune fille Lc 8,51". Le riche enseveli dans les enfers dit avoir cinq frères et demande que quelqu'un des morts se rende auprès d'eux après être ressuscité Lc 16,19-31. C'était une piscine à cinq portiques que celle d'où, sur l'ordre du Seigneur, le paralytique guéri s'en retourna à sa maison Jn 5,2-15. La structure de la croix présente cinq extrémités, deux en longueur, deux en largeur et, au centre, une cinquième sur laquelle s'appuie le crucifié. Chacune de nos mains a cinq doigts; nous avons cinq sens; nos entrailles renferment cinq organes, à savoir le coeur, le foie, les poumons, la rate et les reins; au surplus, l'homme tout entier peut être divisé en cinq parties: la tête, la poitrine, le ventre, les jambes et les pieds. L'homme passe par cinq âges: la première enfance, l'enfance, l'adolescence, la jeunesse et la vieillesse. C'est en cinq livres que Moïse donna la Loi au peuple. Chacune des tables qu'il reçut de Dieu contenait cinq préceptes. Le voile couvrant le Saint des Saints avait cinq colonnes Ex 26,37. L'autel des holocaustes avait cinq coudées de largeur' Ex 27,1. Les prêtres qui furent choisis dans le désert étaient au nombre de cinq, à savoir Aaron, Nadab, Abiud, Eléazar et Ithamar Ex 28,1. La tunique, l'éphod et les autres ornements des prêtres étaient faits de cinq choses différentes, à savoir d'or, de pourpre violette, de pourpre écarlate, de cramoisi et de lin fin Ex 28,5. Jésus, fils de Navé, ayant enfermé dans une caverne les cinq rois amorrhéens, fit fouler aux pieds leurs têtes par le peuple Jos 10,16-27. Et l'on pourrait, soit des Ecritures, soit des oeuvres de la nature qui sont sous nos yeux, tirer encore des milliers d'autres exemples de ce genre pour illustrer le nombre cinq, ou pour illustrer tout autre nombre qu'on voudra. Mais, pour autant, nous ne disons pas qu'il existe cinq Éons au-dessus du Démiurge, nous ne faisons pas d'une Pentade je ne sais quelle entité divine, nous ne tentons pas de confirmer des rêveries sans consistance par ce vain labeur, nous ne contraignons pas une création bien ordonnée par Dieu à se muer misérablement en la figure de réalités qui n'existent pas, et nous nous gardons d'introduire des doctrines impies et sacrilèges que pourront démasquer et réfuter tous ceux qui ont encore leur raison.


Nombres tirés de la création

5 Car qui leur accordera que l'année ait 365 jours afin qu'il y ait douze mois de trente jours et que soit ainsi figurée la Dodécade, si la figure est dissemblable de la réalité? Là, en effet, chaque Éon est la trentième partie du Plérôme entier, tandis que, de leur propre aveu, le mois est la douzième partie de l'année. Si l'année se divisait en trente mois et chaque mois en douze jours, on pourrait estimer que la figure s'harmonise avec leur mensonge. Mais, en réalité, c'est le contraire qui a lieu: leur Plérôme se divise en trente Éons et une partie de ce Plérôme en douze Éons, alors que l'année se divise en douze parties et chacune de ces parties en trente autres. C'est donc peu à propos que le Sauveur a fait en sorte que le mois soit la figure de tout le Plérôme, et l'année, la figure de la Dodécade qui est dans le Plérôme: il convenait bien plutôt de diviser l'année en trente parties sur le modèle du Plérôme entier, et le mois en douze parties sur le modèle des douze Éons qui sont dans le Plérôme. Les hérétiques divisent encore tout leur Plérôme en trois groupes, l'Ogdoade, la Décade et la Dodécade; mais l'année se divise en quatre parties, le printemps, l'été, l'automne et l'hiver. De plus, les mois eux-mêmes, dont ils font la figure des trente Eons, n'ont pas trente jours exactement: certains en ont plus, d'autres en ont moins, du fait qu'il y a un excédent de cinq jours. Même les jours n'ont pas toujours exactement douze heures, mais ils croissent de neuf à quinze heures pour décroître ensuite de quinze à neuf heures. Ce n'est donc pas à cause des trente Éons qu'ont été faits les mois de trente jours, sinon ils auraient exactement trente jours; ce n'est pas davantage pour figurer la Dodécade qu'ont été faits les jours de douze heures, sinon ils auraient eux aussi toujours douze heures très exactement.


Nombres de gauche et de droite

6 Ce n'est pas tout. Ils appellent les êtres hyliques la gauche et disent que ce qui est à gauche va nécessairement à la corruption: et si le Sauveur est venu vers la brebis perdue Lc 15,6, c'est précisément, disent-ils, pour la faire passer à droite, c'est-à-dire du côté des quatre-vingt-dix-neuf brebis de salut qui n'ont pas été perdues et sont demeurées dans la bergerie. Mais, leur rétorquerons-nous, puisque ces quatre-vingt-dix-neuf brebis relèvent de la main gauche', ils doivent nécessairement reconnaître qu'elles ne sont pas des brebis de salut. De même seront-ils contraints d'assigner à la gauche, c'est-à-dire à la corruption, tout ce qui n'a pas le nombre cent. Ainsi même le mot agaph (charité), selon le compte des lettres grecques tel qu'ils le pratiquent, ayant le nombre 93, relève de la main gauche. De même aussi le mot alhqeia (vérité), selon le compte susdit, ayant le nombre 64, se trouve dans la région hylique. Bref, absolument tous les noms de choses saintes qui n'atteignent pas le nombre cent, mais n'ont que des nombres de gauche, il leur faut reconnaître que ces noms sont corruptibles et hyliques.



III. L'ORGUEIL GNOSTIQUE



Irénée adv. Hérésies Liv.2 ch.20