Ambroise virginité 2039

Envoi.

2039 39. Tels sont, vierges saintes, les petits présents que je vous ai préparés, avant même d'avoir achevé ma troisième année d'épiscopat ; si l'expérience n'a pu me former, votre vie m'a déjà instruit. Comment, en effet, l'expérience a-t-elle pu se développer en ce jeune début de ma vie religieuse34 ? Si vous apercevez ici quelques fleurs, prenez-les comme cueillies dans les plis de votre propre vie. Ce ne sont pas ici des préceptes pour des vierges, mais des exemples demandés aux vierges. Notre discours a tracé le portrait de vos vertus ; vous voyez resplendir ici, dans nos paroles, comme dans un miroir, le reflet de votre dignité.

Si notre esprit a quelque charme, vous l'avez insufflé : de vous vient tout parfum qu'aurait ce livre. Et puisque « autant d'hommes, autant d'opinions »35, si notre discours se trouve pur de toute lie, que tous le lisent ; s'il est cuit à point, que les connaisseurs le goûtent ; s'il est tempéré36, qu'il remplisse les coeurs, colore les joues ; si le style est fleuri, que la fleur de l'âge ne le désapprouve pas.

34. Allusion au baptême, qui fut conféré à Ambroise peu avant son ordination épiscopale (7 décembre 374).
35. Traduction littérale de Cicéron, De finibus, I, 5, 15. Le proverbe est des plus connus.
36. Allusion à un breuvage bien dosé : temperare.


2040 40. C'était notre devoir d'exciter l'amour de l'épouse, car il est écrit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu » (Dt 6,5 Mt 22,37). C'était notre devoir, à l'occasion des noces, de donner au moins quelques coups à la chevelure de notre discours, car il est écrit : « Bats des mains et frappe du pied » (Ez 6,11). C'était notre devoir de parsemer de rosés les noces éternelles. Même dans les noces passagères d'ici-bas on caresse l'épouse avant de lui commander, de crainte que la rudesse des ordres ne la rebute avant que, réchauffé par les caresses, l'amour n'ait pris racine.

2041 41. La fougue des jeunes chevaux apprend à aimer le bruit de la main qui tapote leur encolure37, en sorte qu'ils ne secouent pas le joug ; aussi bien on s'habitue d'abord à la parole qui caresse, puis aux coups du dressage. Une fois que l'animal a courbé la tête sous le joug, la bride le retient, l'éperon l'aiguillonne, ses pareils l'entraînent, son compagnon de joug l'encourage. De même il fallait que notre vierge jouât d'abord avec les tendresses de l'amour, admirât, de l'antichambre même des noces, les montants en or du lit céleste38, vît les portes enguirlandées de feuillage, entendît la douce mélodie des choeurs à l'intérieur, pour que la peur ne la fît pas se dérober au joug du Seigneur avant que son appel ne l'y inclinât.

37. Cf. Virgile, Géorgiques, III, 185.
38. Cf. Virgile, Enéide, VI, 604.


2042 42. « Viens donc du Liban, mon épouse, viens ici du Liban : tu passeras et repasseras » (Ct 4,8) selon les Septante). Nous devons, en effet, répéter bien souvent ce verset, afin qu'elle suive du moins le Seigneur à l'appel de ses paroles, si elle ne se fie pas aux paroles des hommes. Cet enseignement, nous ne l'avons pas inventé, mais reçu. C'est ce que nous apprend la doctrine céleste de l'épithalame mystique : « Qu'il me baise du baiser de sa bouche, car tes mamelles sont plus excellentes que le vin, et l'odeur de tes parfums dépasse tous les aromates. Ton nom est un parfum répandu » (Ct 1,2). Tout ce passage résonne de tendres caresses, provoque l'applaudissement, excite l'amour ! Voilà pourquoi il est dit : « Les jeunes filles t'ont aimé et attiré à elles. Courons dans le sillage de tes parfums. Le roi m'a fait entrer dans sa tente » (Ct 1,3). Elle a commencé par des baisers pour parvenir jusqu'à la tente.

2043 43. Et elle, si rompue au dur labeur, d'une vertu assez éprouvée pour que sa main ouvre les portes (Ct 5,5), qu'elle sorte dans la campagne, qu'elle demeure dans les villages (Ct 7,11), au début cependant c'est en suivant l'odeur des parfums qu'elle s'est hâtée. Dés qu'elle pénètre dans la tente, le parfum des villages disparaît. Enfin, notez où elle en vient : « Si elle est un mur, est-il dit, construisons sur elle des tours d'argent » (Ct 8,9). Elle qui jouait avec des baisers, maintenant bâtit des tours, afin que, crénelée des faîtes sublimes des saints, non seulement elle déjoue les attaques de l'ennemi, mais élève en toute sécurité les remparts des vertus.


LIVRE III

Discours du pape Libère à la consécration de Marcelline.

3001 1. Puisque nous avons tiré de notre propre fonds l'enseignement des deux livres précédents, c'est le moment, soeur vénérée, de rappeler les instructions, dont tu m'entretiens souvent, de Libère d'heureuse mémoire : plus cet homme fut saint, plus le discours sera agréable. Le jour de la naissance du Sauveur, à Saint-Pierre, tu marquais par le changement même de vêtement ta profession de virginité — y eut-il jour plus à propos que celui où une vierge enfanta ? — de nombreuses vierges étaient là, recherchant à l'envi ta compagnie. Il t'adressa ces paroles : « Heureuses noces, ma fille, celles que tu as choisies. Vois la foule immense rassemblée ici pour la Nativité de ton Époux, et personne ne se retire à jeun. C'est lui qui, invité à des noces, changea l'eau en vin (Jn 2,1-11). De même en toi il accomplit le pur mystère de la virginité, en toi jusqu'ici sujette aux éléments inférieurs d'une nature corruptible. C'est lui qui, de cinq pains et de deux poissons, nourrit quatre mille hommes dans le désert (Mt 14,15-21 Mt 15,32-39). Il aurait pu en nourrir davantage s'il s'en était présenté davantage à nourrir. Aussi bien en a-t-il invité un plus grand nombre à tes noces ; mais ce qui est servi, ce n'est plus du pain d'orge, mais son corps descendu du ciel.

3002 2. Aujourd'hui, selon son humanité, il est né comme homme d'une vierge, mais antérieurement à toutes choses il est engendré du Père : son corps témoigne de sa Mère, sa puissance de son Père ; il est fils unique sur terre, fils unique au ciel, Dieu de Dieu, enfant d'une vierge, justice procédant du Père, force du Puissant, lumière de la lumière, égal à Celui qui l'engendre, ne différant pas de lui en puissance ; il ne se confond pas avec le Père, comme s'il n'était que son prolongement ou émission d'une parole39, mais est distinct de lui par droit de génération. C'est lui qui est ton frère, lui sans qui rien ne subsiste dans le ciel, sur mer ni sur terre ; il est la bonne parole du Père « qui était, est-il dit, au commencement » (Jn 1,1) : voilà sa puissance indivisible et inséparable du Père ; « et le Verbe était Dieu » : voilà sa divinité. A cet abrégé tu dois puiser ta foi.

39. Quelques années plus tard, en 380, les « Anathèmes de Damas » s'expriment ainsi : « Nous jetons1 l'anathème à ceux qui prétendent que le Verbe, Fils de Dieu par extension ou collection et séparé du Père, est sans substance et sans fin » (Denzinger, DS 66).

3003 3. Lui, ma fille, aime-le, car il est bon. « Personne n'est bon sinon le seul Dieu » (Mc 10,18). Si l'on n'hésite pas à croire que le Fils est Dieu, puisque Dieu est bon, on n'hésite pas non plus à croire que Dieu le Fils est bon. Lui, je te le dis, aime-Le. C'est lui à qui le Père a donné naissance avant l'étoile du matin, comme éternel ; c'est lui qu'il a engendré de son sein comme fils (Ps 109,3) ; c'est lui qu'il a proféré de son coeur comme Verbe (Ps 44,2). C'est en lui que le Père a mis ses complaisances (Mt 3,17) ; c'est lui qui est le bras du Père en tant que créateur de toutes choses ; la sagesse du Père (1Co 1,24), car il est sorti de la bouche de Dieu (Si 24,3) ; la puissance du Père, car en lui habite corporellement la plénitude de la divinité (Col 2,9). Le Père l'aime à tel point qu'il le porte en son sein, le place à sa droite, l'appelle la sagesse, le reconnaît comme sa puissance.

3004 4. Si donc le Christ est la puissance de Dieu (1Co 1,24), Dieu pourrait-il jamais être sans sa puissance ? Le Père pourrait-il jamais être sans son Fils ? Si le Père existe toujours, assurément le Fils aussi existe toujours. Du Père parfait il est donc le Fils parfait. Celui qui amoindrit sa puissance amoindrit Celui dont il est la puissance. La divinité parfaite ne souffre pas d'inégalité. Aime donc Celui que le Père aime, honore Celui que le Père honore, car « celui qui n'honore pas le Fils, n'honore pas le Père » (Jn 5,23), et « qui nie le Fils ne possède pas le Père » (1Jn 2,23).

3005 5. Voilà pour ce qui concerne la foi. Mais il arrive que, la foi étant sauve, il faille se méfier de la jeunesse. « Prends un peu de vin pour ne pas augmenter la faiblesse de ton corps » (1Tm 5,23), mais non pour exciter ses passions, car ces deux choses ensemble, le vin et la jeunesse, les enflamment. Que les jeûnes retiennent l'adolescence et que la modération dans la nourriture refrène, comme avec des brides, les désirs indomptés. Que la raison rappelle à l'ordre, que l'espérance tempère, que la crainte réprime. Car celui qui ne sait modérer ses désirs se trouve comme emporté par des chevaux indomptés, secoué, jeté à terre, déchiré, écrasé.

3006 6. C'est ce que l'amour de Diane attira jadis, dit-on, à un jeune homme. Mais la fable s'enjolive de fictions poétiques. Elle raconte que Neptune, furieux de la préférence témoignée à son rival, affola ses chevaux. Bel éloge pour sa grande puissance ! Il ne triompha pas du jeune homme par la force, mais le surprit par ruse. De là vient que tous les ans on offre en sacrifice à Diane un cheval qu'on immole à son autel. Et on l'appelle vierge, elle qui a pu aimer celui qui ne l'aimait pas — ce qui est d'ordinaire sujet de honte même pour des prostituées. Qu'il me soit permis cependant d'accorder une certaine créance à ces fables en déclarant que, s'il y eut crime de part et d'autre, il y eut moindre faute pour le jeune homme à s'enflammer d'amour pour une adultère au point d'en périr, que pour deux dieux d'avoir, comme on le raconte, rivalisé d'adultère ; car Jupiter vengea la douleur causée à sa fille par le viol sur le médecin de l'adultère, coupable d'avoir guéri les blessures de celui qui avait attenté à Diane dans la forêt, à cette chasseresse assurément émérite, non des fauves, mais des passions — si, des fauves également —, pour que sa nudité fasse d'elle un gibier.

3007 7. Qu'on accorde donc à Neptune le pouvoir d'affoler pour montrer avec évidence le crime d'un amour impudique ; qu'on accorde à Diane l'empire dans les forêts, sa demeure, pour confirmer l'adultère dont elle fut l'objet ; qu'on accorde à Esculape l'art de ressusciter un mort, à condition d'avouer que lui-même, frappé de la foudre, n'échappe pas à la mort ; qu'on donne même à Jupiter des foudres qu'il n'a jamais eues, pour témoigner ainsi de toutes ses turpitudes.

3008 8. Mais laissons les fables et revenons à notre sujet. Je suis d'avis qu'il faut user avec modération de tous les mets qui excitent les passions, car les chairs font descendre même les aigles en plein vol. Qu'en vous aussi l'oiseau intérieur, celui dont nous lisons : « ta jeunesse sera renouvelée comme celle de l'aigle » (Ps 102,5), l'oiseau de bon augure qui plane dans les hauteurs sur les ailes de la virginité, ne sache désirer les viandes avec excès. Il faut éviter les banquets en nombreuse société, fuir les danses.

3009 9. Les visites même, je les souhaite assez rares pour les jeunes, sauf peut-être par égard pour des parents ou amis. C'est dans ces civilités que la pudeur est foulée aux pieds, l'effronterie se fait jour, le rire s'en mêle, la modestie disparaît. Ne pas répondre à celui qui interroge, c'est mutisme ; répondre, c'est bavardage. Je préfère pour une vierge le défaut de parole à l'excès. Si on ordonne aux femmes de se taire dans l'église (1Co 14,34-35) même sur des sujets saints, et d'interroger leurs maris à la maison, quelles garanties ne faut-il pas assurer aux vierges, chez qui la pureté est l'ornement de l'âge et le silence fait valoir la pureté.

30010 10. Est-il, en effet, négligeable, l'exemple de pudeur que nous offre Rébecca, qui, arrivant aux noces, dès qu'elle vit son époux, se couvrit de son voile pour ne pas être vue avant de s'unir à lui (Gn 24,65) ? Cette vierge si belle ne craignit certes pas de manquer de beauté, mais de pudeur. Et que dire de Rachel ? Elle qui, quand on lui arracha un baiser, pleura et se lamenta, et n'aurait pas cessé ses larmes si elle n'eût reconnu son proche parent (Gn 29,11-12). Ainsi observa-t-elle le devoir de la pudeur sans manquer au devoir de l'affection. S'il est dit à l'homme : « Ne regarde pas une vierge, de peur qu'elle ne te soit cause de scandale » (Si 9,5), que faudrait-il dire à une vierge consacrée qui, si elle aime, pèche par intention, et qui, si elle est aimée, pèche aussi en acte ?

3011 11. C'est une très grande vertu que savoir se taire, surtout dans l'église. Aucune parole de la lecture sacrée ne t'échappera si tu prêtes l'oreille et retiens la voix. Ne prononce aucun mot que tu aurais à regretter si tu n'es pas assurée de ta parole. Car à parler beaucoup on pèche abondamment (Pr 10,19). A l'homicide il a été dit : « Tu as péché, tais-toi » (Gn 4,7) selon les Septante), pour éviter qu'il pèche davantage. Mais à une vierge il faudrait dire : « Tais-toi pour éviter de pécher ». Car « Marie, lisons-nous, gardait en son coeur » tout ce qui était dit de son Fils. (Lc 2,19) Et toi, quand la lecture annonce la venue du Christ ou montre qu'il est venu, ne la gêne pas en bavardant, mais prends soin d'y appliquer ton esprit. Quoi de plus déplacé que de couvrir les paroles divines pour qu'elles ne soient pas entendues, crues, expliquées ? de faire retentir des chuchotements autour des mystères, pour gêner la prière offerte pour le salut de tous ?

3012 12. Les païens font à leurs idoles l'honneur de se taire ; on donne comme exemple le fait suivant : Comme Alexandre, roi de Macédoine, offrait un sacrifice, il arriva que le jeune esclave païen qui allumait le flambeau reçut du feu sur le bras et se brûla le corps ; mais, demeurant immobile, il ne témoigna pas sa douleur par des gémissements, ni même sa souffrance par des larmes silencieuses. Ce jeune païen avait été si bien formé au respect, qu'il triompha de la nature. Et ce ne fut point chez lui crainte des dieux, qui n'existent pas, mais du roi. Comment les eût-il craints, puisque le même feu, s'il les avait touchés, les eût consumés ?

3013 13. Combien plus frappant encore est le fait qu'à un repas donné par son père, un jeune homme est averti de ne témoigner par aucun signe intempestif sa passion pour une courtisane ? Et toi, vierge de Dieu, abstiens-toi, au cours des mystères, de gémir, cracher, tousser et rire. Ce qu'il a pu faire pendant un festin, n'es-tu pas capable, toi, de le faire pendant les mystères ? Que la virginité se traduise d'abord dans la voix, que la pudeur ferme les lèvres, que le respect religieux exclue le laisser-aller, que l'habitude forme la nature. Je voudrais pouvoir reconnaître une vierge au premier abord à sa réserve, à sa pudeur manifeste, à la retenue de sa démarche, à la modestie de son visage, et que les marques de sa virginité annoncent sa vertu comme des appariteurs. Ne pas se faire reconnaître comme telle à première vue n'est guère une recommandation pour une vierge.

3014 14. On a souvent raconté ce fait : Des grenouilles troublaient par un bruit assourdissant la piété du peuple ; le prêtre leur commanda de se taire par respect pour la prière sacrée, et aussitôt le bruit qui retentissait de tous côtés cessa. Ainsi les marécages se taisent, et les hommes ne se tairont pas ? Des animaux sans raison reconnaissent par leur respect ce qu'ils ignorent par nature : chez les hommes l'irrévérence est telle que la plupart ne savent pas accorder au culte spirituel ce qu'ils font pour le plaisir des sens. »


Conseils à Marcelline.

3015 15. Ainsi te parla Libère, de sainte mémoire. Paroles trop élevées pour d'autres, dépassées par ta pratique ; car non seulement ta vertu est à la hauteur de tous les préceptes, mais ton émulation les dépasse. Le jeûne fait partie de nos règles, mais à des jours isolés ; toi, tu passes de nombreux jours et nuits à jeun, et si d'aventure on te presse de prendre de la nourriture, de laisser un instant ton livre, tu réponds sur-le-champ : « L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole de Dieu » (Mt 4,4). Pour tes repas, c'est une nourriture quelconque, de quoi te dégoûter de manger et te faire désirer le jeûne ; ta boisson, c'est de l'eau, ta prière est accompagnée de larmes, le sommeil te surprend un livre en main.

3016 16. Tout ceci était de saison en tes jeunes années, en attendant la sagesse de l'âge mûr. Mais une fois la victoire remportée sur les passions, la vierge doit modérer son effort, afin de conserver aux plus jeunes une maîtresse. Une vigne d'un certain âge, chargée de sarments féconds, se briserait vite si on ne la taillait parfois. Tant qu'elle grandit, qu'elle soit exubérante ; plus âgée, il faut la tailler pour qu'elle ne fasse pas de végétation folle et ne meure épuisée par une fécondité excessive. Un habile vigneron entoure sa vigne de la chaleur de la terre, la défend du froid, et s'efforce de la protéger contre l'ardeur du soleil de midi. Il traite également la terre par alternances, et, s'il ne la laisse pas en jachère, il varie les semences pour qu'en changeant de productions les guérets se reposent40. Toi aussi, vierge éprouvée, sème du moins les collines de ton coeur de semences variées, tantôt modération des aliments, tantôt adoucissement des jeûnes, lecture, travail, prière : varier l'effort te ménagera du repos.

40. Cf. Virgile, Géorgiques, I, 71 s., 79, 82. Tout ce § 17 est pénétré de réminiscences virgiliennes.


3017 17. Ce n'est pas le champ tout entier qui porte moisson. Ici, sur les collines s'élève la vigne, là on aperçoit les olives empourprées, ailleurs les roses embaument. Souvent même, abandonnant la charrue, le robuste fermier gratte lui-même la terre de ses doigts pour y enfoncer les racines des fleurs, et les mêmes mains rugueuses qui courbent les jeunes taureaux luttant parmi les vignobles doucement traient les brebis. La terre assurément est d'autant meilleure que plus abondants sont ses fruits. Et toi aussi, à l'exemple du sage fermier, n'enfonce pas continuellement dans ta terre le soc de jeûnes sans fin. Que s'épanouissent dans ton jardin la rose de la pudeur, le lis de la contemplation, que les violettes s'imbibent du sang sacré qui les arrose. Il est un proverbe bien connu : Ce que tu veux faire longtemps, arrête par moments de le faire. Il faut qu'il te reste quelque pénitence à ajouter pendant le Carême, mais sans aucune ostentation, uniquement par motif de piété.

3018 18. Qu'une fréquente prière nous recommande à Dieu. Si le prophète, absorbé qu'il était par les soucis de la royauté, a dit : « Sept fois le jour je t'ai loué » (Ps 118,164), que ne devrions-nous pas faire, nous qui lisons : « Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation » (Mt 26,41) ! Il ne faut pas manquer d'offrir des prières accoutumées et des actions de grâces au lever, au moment de sortir, avant et après les repas, à l'heure de l'encens41 et enfin au coucher.

41. Allusion au sacrifice du soir à « l'heure de l'encens » (Lc 1,10) : heure qui correspondrait assez à nos Vêpres.


3019 19. Et même au lit, je voudrais que tu alternes souvent des psaumes avec l'oraison dominicale, soit lorsque tu te réveilles, soit avant que le sommeil ne baigne tes membres, afin qu'au début de ton repos le sommeil te trouve dégagée des soucis de ce monde, méditant les choses divines. Aussi bien celui qui a donné son nom à la philosophie42, chaque jour avant de se coucher se faisait jouer de paisibles airs de flûte, pour apaiser son coeur troublé par les soucis du siècle. Mais il était comme un laveur de briques : c'est en vain qu'il voulait chasser le monde par le monde ; il ne faisait que se couvrir davantage de boue en demandant un apaisement à la volupté. Mais nous, après avoir effacé la souillure des vices de la terre, purifions le fond de notre âme de toute souillure charnelle.

42. Il s'agit de Pythagore.


3020 20. Nous devons aussi nous appliquer avec soin à répéter chaque jour dès l'aube le Symbole comme étant le sceau de notre coeur ; que notre âme ait aussi recours à lui si quelque chose nous fait horreur. A-t-on, en effet, jamais vu un soldat dans sa tente, un combattant à la bataille, sans le serment de son engagement ?

3021 21. Qui ne comprendrait que c'est pour notre instruction que le saint prophète a dit ces paroles : « Je baignerai chaque nuit ma couche, de mes larmes j'arroserai mon lit » (Ps 6,7) ? Si tu entends lit au sens littéral, cela montre que l'abondance de nos larmes doit se répandre au point que le lit soit inondé, la couche baignée des larmes de la prière car les larmes du temps présent sont le prix de l'avenir, puisqu'il est dit : « Bienheureux vous qui pleurez, car vous rirez » (Lc 6,21). — Si nous appliquons la parole prophétique au corps, effaçons les péchés de notre corps par les larmes de la pénitence. Salomon s'était fait un lit en bois du Liban, les montants étaient d'argent, l'oreiller d'or, le dossier orné de pierres précieuses (Ct 3,9-10). Ce lit n'est-il pas la figure de notre corps ? Les pierres précieuses figurent l'éclat de l'air, l'or représente le feu, l'argent l'eau, et le bois la terre. C'est de ces quatre éléments que se compose le corps humain. L'âme y repose si l'âpreté des monts et l'aridité du sol ne lui dérobent pas le sommeil, mais si, élevée au-dessus des vices, elle s'appuie et se détend sur le bois. C'est ce qui fait dire à David : « Que le Seigneur lui soit en aide sur son lit de douleur » (Ps 40,4). Mais peut-il y avoir un lit de douleur ? Ne peut souffrir que ce qui a sentiment. Or il y a un corps de douleur comme il y a un corps de mort : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? » (Rm 7,24).

3022 22. Nous venons de citer ce verset où nous avons fait allusion au corps du Seigneur ; pour n'être pas scandalisé en lisant que le Seigneur a pris un corps de douleur, qu'on se souvienne qu'il a éprouvé la tristesse et pleuré à la mort de Lazare (Jn 11,33-35), que pendant sa Passion il fut blessé, que de cette blessure sont sortis l'eau et le sang (Jn 19,34) et qu'il a rendu l'âme (Jn 19,30). Eau pour purification, sang comme breuvage, âme pour la résurrection. Le Christ seul est pour nous foi, espérance, charité : espérance dans sa résurrection, foi dans les eaux baptismales, charité dans le sacrement (1Co 13,13).

3023 23. Mais du moment qu'il a pris un corps de souffrance, il a également retourné sa couche dans son infirmité (Ps 40,4) parce qu'il l'a transformée en avantage pour la chair humaine : car sa passion a mis fin à l'infirmité, sa résurrection à la mort. Et cependant vous devez pleurer sur le monde, vous réjouir dans le Seigneur (Ph 3,1 Ph 4,4), vous montrer tristes par rapport à la pénitence (2Co 7,9), joyeuses en ce qui concerne la grâce, encore que le Docteur des Gentils ait donné le précepte salutaire de « pleurer avec ceux qui pleurent, se réjouir avec ceux qui se réjouissent » (Rm 12,15).

3024 24. Que celui qui cherche à résoudre complètement la difficulté présente ait recours au même apôtre : « Tout ce que vous faites, dit-il, en parole ou en acte, faites-le au nom de Notre -Seigneur Jésus-Christ, rendant grâces, par lui, à Dieu le Père » (Col 3,17). Rapportons donc toutes nos paroles et tous nos actes au Christ qui a fait surgir la vie de la mort, qui a produit la lumière des ténèbres (2Co 4,6). Car de même qu'on applique à un corps malade des médications tantôt chaudes, tantôt froides, et que la variété des remèdes est salutaire si elle se fait sur l'ordre du médecin, mais augmente le mal si elle se fait contre sa prescription ; de même tout ce qui nous vient de notre médecin, le Christ, est pour nous un bien, tout ce qui se fait contre ses ordres est nuisible.

3025 25. Une conscience en paix doit connaître une joie qui n'est pas provoquée par des festins immodérés (Rm 13,13), par les symphonies des noces ; la pudeur est en danger et la licence est à craindre lorsque les autres plaisirs s'accompagnent enfin de la danse. De celle-ci je souhaite que les vierges de Dieu se tiennent éloignées, car personne, comme l'a dit un docteur de ce siècle, ne danse en état de sobriété : il faut qu'il déraisonne. Si donc, d'après la sagesse de ce monde, la danse a pour principe l'ivresse ou la folie, quelle mise en garde trouvons-nous dans les divines Écritures, puisque l'exemple de Jean, le précurseur du Christ, décapité à la demande d'une danseuse (Mt 14,3-12 Mc 6,17-29), nous montre les attraits de la danse plus dangereux que la folie d'une passion criminelle.

La mort de Jean-Baptiste.

3026 26. Mais il ne faut pas effleurer en passant le souvenir d'un si grand homme : il convient de considérer qui a été mis à mort, par qui et pour quel motif, de quelle manière et à quel moment. Des adultères font mourir un juste, et les coupables font retomber sur le juge le châtiment d'un crime capital. Et puis une danseuse est récompensée par la mort d'un prophète ; enfin ce que tous, même les barbares, ont d'ordinaire en horreur, c'est au milieu d'un banquet et d'un festin qu'est donné l'ordre d'exécuter cette cruauté, et l'accomplissement du crime atroce fait aller et venir du festin à la prison, de la prison au festin. Que de crimes en un seul forfait !

3027 27. Le festin fatal est préparé avec une magnificence royale ; on calcule le moment où l'affluence est plus grande qu'à l'ordinaire, et la fille de la reine, qui sera stylée en secret, est introduite pour danser devant ces hommes. Que pouvait-elle apprendre, en effet, d'une adultère, sinon à perdre sa pudeur ? Est-il excitation plus grande à la volupté que de mettre à nu par des mouvements inconvenants ces parties du corps que la nature cache, que la décence couvre, de jouer des yeux, de tourner la tête en tous sens, de faire voltiger ses cheveux ? C'est ainsi assurément qu'on commence à outrager Dieu, car que peut-il rester de pudeur là où l'on danse, où l'on frappe des mains et des pieds, et où l'on fait retentir le bruit des instruments ?

3028 28. Alors, est-il dit (Mt 14,6-7 Mc 6,22-23), le roi, charmé, invita la jeune fille à lui demander ce qu'elle voudrait, jurant qu'il lui accorderait même la moitié de son royaume si telle était sa demande. Vois le cas que font des pouvoirs du monde les gens du monde eux-mêmes ! Pour une danse on donne jusqu'à des royaumes ! Mais la fille, stylée par sa mère, demanda qu'on lui apportât sur un plat la tête de Jean. La phrase qui suit : « Le roi fut attristé » (Mt 14,9 Mc 6,26) n'implique pas chez le roi repentir, aveu de sa faute — car le jugement de Dieu fait d'ordinaire que les coupables se condamnent eux-mêmes par l'aveu de leurs fautes — « Mais, est-il dit, à cause des convives » (Mc 6,26). Est-il plus grande honte que d'ordonner un meurtre pour ne pas déplaire à des convives ? « Et à cause de son serment ». Quelle étrange religion ! Il aurait mieux fait de se parjurer. Ce n'est pas sans raison que le Seigneur, dans l'Évangile, défend de jurer pour ne pas donner lieu au parjure, pour éviter l'occasion de pécher (Mt 5,34). Donc pour ne pas violer un serment, on frappe un innocent. Je ne sais quoi détester davantage : les parjures des tyrans sont plus supportables que leur fidélité à leurs serments.

3029 29. A voir courir du festin à la prison, qui n'aurait cru l'ordre donné d'élargir le Prophète ? Qui, dis-je, en apprenant que c'est le jour de naissance d'Hérode, qu'il y a banquet, qu'on a donné à la jeune fille le choix pour demander ce qu'elle voudrait, qui n'aurait pensé qu'on envoyait libérer Jean ? Quel rapport y a-t-il entre la cruauté et les délices, entre le meurtre et la volupté ? Le prophète est traîné à la mort pendant un festin, dont il n'aurait pas voulu même pour sa libération. Il est frappé du glaive, on apporte sa tête sur un plat. Un tel mets convenait à la cruauté et pouvait seul nourrir une férocité à qui le festin ne suffisait pas.

3030 30. Contemple, ô le plus inhumain des rois, ce spectacle digne de ton festin, et afin que rien ne manque à ta cruauté, tends la main pour que ce sang sacré ruisselle entre tes doigts. Et puisque ta faim n'a pu être rassasiée par des viandes, ni ta soif inouïe de cruauté être assouvie par des vins, bois ce sang qui jaillit des veines encore palpitantes de cette tête coupée. Regarde ces yeux qui jusque dans la mort sont témoins de ton crime, mais refusent de contempler tes plaisirs. Ils sont fermés, non pas tant par suite de la mort que par horreur de tes débauches. Cette bouche d'or dont tu ne pouvais supporter la censure, se tait exsangue, redoutable encore. Cette langue — il arrive qu'après la mort elle continue à remplir son office, comme en vie — condamne encore l'inceste, ne serait-ce que par ses palpitations. On porte cette tête à Hérodiade : elle se réjouit, elle exulte comme si elle avait échappé à l'accusation en faisant mourir son juge.

3031 31. Qu'en dites-vous, femmes pieuses ? Voyez-vous ce qu'il vous faut apprendre à vos filles, de quoi vous devez les détourner ? Bon de danser pour la fille d'une adultère ! Qu'une mère pure et chaste enseigne à ses filles la religion, non la danse. Pour vous, hommes sérieux et sages, apprenez à fuir même les festins des débauchés, car leurs festins valent leurs jugements.


La mort de sainte Pélagie et de ses soeurs.

3032 32. J'allais déployer les voiles pour achever mon discours, quand tu me demandes bien à propos, soeur vénérée, ce qu'il faut penser de la conduite de ceux qui se sont précipités d'une hauteur ou noyés dans les fleuves pour échapper à leurs persécuteurs, alors que l'Écriture sainte défend au chrétien de se faire violence (Dt 32,39). Nous avons précisément une réponse claire en ce qui concerne des vierges détenues prisonnières, puisque nous possédons l'exemple d'une martyre 43.

43. Le Pape Paul VI a fait allusion à cet épisode, sans aucunement désavouer le geste des martyres volontaires : « Notre martyrologe ne nous rappelle-t-il pas les noms des martyrs qui s'élancèrent spontanément à la mort pour une cause digne de les qualifier comme tels, sainte Apolline, par exemple (9 février) ; sainte Pélagie, louée par saint Ambroise (9 juin) ? » (Homélie à la canonisation de Nicolas Tavelic et de ses compagnons, 21 juin 1970.


3033 33. Dans la ville d'Antioche vivait autrefois sainte Pélagie, âgée d'environ quinze ans, soeur de plusieurs vierges et vierge elle-même. Confinée chez elle par le déchaînement de la persécution, se voyant entourée de libertins déterminés à lui ravir sa foi et sa pudeur, sa mère étant absente ainsi que ses soeurs, sans protection mais toute remplie de Dieu : « Que faire, se dit-elle, il faut aviser, vierge captive. Mourir est à la fois mon désir et ma crainte, car il ne s'agit pas de recevoir la mort, mais de la rechercher. Mourons s'il est permis ; s'ils ne le veulent pas permettre, mourons quand même. Dieu ne s'offense pas d'un expédient, et s'il y a faute, la foi l'efface. A considérer la valeur même du mot, y a-t-il violence volontaire ? La violence est plus grande quand on veut mourir sans le pouvoir. Ne craignons pas la difficulté. Y a-t-il personne qui désire mourir sans le pouvoir, puisqu'il y a tant de moyens faciles de quitter cette vie ? Me jetant sur les autels profanes, je les renverserai, j'éteindrai de mon sang les feux qui s'y brûlent. Je ne crains pas que ma main manque à me frapper, que ma poitrine se dérobe à la souffrance ; je ne laisserai pas mon corps se dérober. Je ne craindrai pas que le glaive fasse défaut ; il y a moyen de mourir par nos propres armes, de mourir sans l'aide d'un bourreau dans le sein de notre mère la terre.

3034 34. On rapporte qu'elle s'orna la tête et se revêtit d'une robe de noces, si bien qu'on aurait dit qu'elle allait non pas à la mort, mais vers son époux. Dès que les persécuteurs détestables s'aperçurent que leur chaste proie leur avait échappé, ils se mirent à la recherche de sa mère et de ses soeurs. Celles-ci avaient pris leur vol spirituel et gagné les champs favorables à la chasteté. Soudain, voyant que d'une part l'approche des persécuteurs, de l'autre le cours d'un fleuve leur fermaient la fuite et les acculaient à la couronne : « Que craindre, disent-elles, voici de l'eau ; qui nous empêche d'être baptisées ? » (Ac 8,36). Voici encore un baptême qui efface les péchés et procure le royaume ; voici un baptême après lequel nul ne pèche plus. Que l'eau nous accueille, elle qui a coutume de régénérer, elle qui fait les vierges ; que l'eau nous accueille, elle qui ouvre le ciel, couvre les infirmités, cache la mort, produit les martyrs. O Dieu, créateur de l'univers, nous t'en supplions, que les ondes ne dispersent pas nos corps inanimés, que la mort ne sépare pas dans leur sépulture celles dont la vie n'a pas connu de séparation des coeurs. Qu'il y ait même courage, même sort, même sépulture aussi. »

3035 35. Après ces paroles, relevant quelque peu leurs robes pour faciliter leur marche et les arrangeant avec modestie, se tenant les mains enlacées comme pour former un choeur de danse, elles avancent au milieu du fleuve vers l'endroit où le courant était le plus fort, la profondeur plus grande. Nulle ne recula, nulle ne ralentit le pas, nulle ne chercha où poser le pied, inquiètes seulement si elles rencontraient un terrain ferme, mécontentes si elles abordaient un gué, joyeuses dans les eaux profondes. Vous auriez vu leur pieuse mère les tenant serrées dans ses bras, contente de ses enfants, craignant que le courant ne lui enlevât ses filles. « Voici, ô Christ, dit-elle, les victimes que je t'offre : supérieures à moi par la chasteté, elles sont mes guides dans le chemin, mes compagnes dans le martyre. »

3036 36. Mais qui aurait lieu de s'étonner d'un tel courage quand elles vivaient encore, puisque jusque dans la mort elles ont obtenu pour leurs corps un même lieu de repos ? Les eaux n'ont pas découvert leurs corps, la rapidité du courant ne les a pas entraînées. Bien plus leur sainte mère, même privée de sentiment, maintenait encore son étreinte affectueuse, et jusque dans la mort ne desserrait pas le lien sacré qu'elle avait noué : elle avait payé sa dette à la religion, elle mourait et son amour lui survivait, car celles qu'elle avait unies pour le martyre, elle les garda jusque dans leur sépulture.



Ambroise virginité 2039