Amoris laetitia FR 79


La transmission de la vie et l’éducation des enfants

80 Le mariage est en premier lieu une « communauté profonde de vie et d’amour »[80] qui constitue un bien pour les époux eux-mêmes,[81] et la sexualité « est ordonnée à l’amour conjugal de l’homme et de la femme ».[82] C’est pourquoi, « les époux auxquels Dieu n’a pas donné d’avoir des enfants, peuvent néanmoins avoir une vie conjugale pleine de sens, humainement et chrétiennement ».[83] Cependant, cette union est ordonnée à la procréation « par sa nature même ».[84] En arrivant, l’enfant « ne vient pas de l’extérieur s’ajouter à l’amour mutuel des époux ; il surgit au coeur même de ce don mutuel, dont il est un fruit et un accomplissement ».[85] Il ne survient pas comme la fin d’un processus, mais plutôt il est présent dès le début de l’amour comme une caractéristique essentielle qui ne peut être niée sans mutiler l’amour même. Dès le départ, l’amour rejette toute tendance à s’enfermer sur lui-même, et s’ouvre à une fécondité qui le prolonge au-delà de sa propre existence. Donc, aucun acte génital des époux ne peut nier ce sens,[86] même si pour diverses raisons il ne peut pas toujours de fait engendrer une nouvelle vie.

[80] Conc. OEcum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, sur l’Église dans le monde de ce temps,
GS 48.
[81] Cf. Code de Droit Canonique, CIC 1055 § 1: « Ad bonum coniugum atque ad prolis generationem et educationem ordinatum ».
[82] Catéchisme de l’Église catholique, CEC 2360.
[83] Ibid., CEC 1654.
[84] Conc. OEcum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, sur l’Église dans le monde de ce temps, GS 48.
[85] Catéchisme de l’Église catholique, CEC 2366.
[86] Cf. Paul VI, Lettre enc. Humanae vitae (25 juillet 1968), HV 11-12 : AAS 60 (1968), pp. 488-489.


81 L’enfant demande à naître de cet amour, et non de n’importe quelle manière, puisqu’il « n’est pas un dû, mais un don »,[87] qui est « le fruit de l'acte spécifique de l'amour conjugal de ses parents ».[88] Car « selon l’ordre de la création, l’amour conjugal entre un homme et une femme et la transmission de la vie sont ordonnés l’un à l’autre (cf. Gn 1,27-28). De cette façon, le Créateur a voulu que l’homme et la femme participent à l’oeuvre de sa création et il en a fait en même temps des instruments de son amour, leur confiant la responsabilité de l’avenir de l’humanité à travers la transmission de la vie humaine ».[89]

[87] Catéchisme de l’Église catholique, CEC 2378.
[88] Congrégation pour la Doctrine de la foi, Instruction Donum vitae (22 février 1987), II, 8 : AAS 80 (1988), p. 97.
[89] Relatio finalis 2015, n. 63.

82 Les Pères synodaux ont souligné qu’« il n’est pas difficile de constater la diffusion d’une mentalité qui réduit l’engendrement de la vie à une variable du projet individuel ou de couple ».[90] L’enseignement de l’Église aide « à vivre d’une manière harmonieuse et consciente la communion entre les époux, sous toutes ses dimensions, y compris la responsabilité d’engendrer. Il faut redécouvrir le message de l’Encyclique Humanae vitae de Paul VI, qui souligne le besoin de respecter la dignité de la personne dans l’évaluation morale des méthodes de régulation des naissances […]. Le choix de l’adoption et de se voir confier un enfant exprime une fécondité particulière de l’expérience conjugale ».[91] Animée d’une particulière gratitude, l’Église « soutient les familles qui accueillent, éduquent et entourent de leur affection les enfants en situation de handicap ».[92]

[90] Relatio Synodi 2014, n. 57.
[91] Ibid., n. 58.
[92] Ibid., n. 57.

83 Dans ce contexte, je ne peux m’empêcher de dire que, si la famille est le sanctuaire de la vie, le lieu où la vie est engendrée et protégée, le fait qu’elle devient le lieu où la vie est niée et détruite constitue une contradiction déchirante. La valeur d’une vie humaine est si grande, et le droit à la vie de l’enfant innocent qui grandit dans le sein maternel est si inaliénable qu’on ne peut d’aucune manière envisager comme un droit sur son propre corps la possibilité de prendre des décisions concernant cette vie qui est une fin en elle-même et qui ne peut jamais être l’objet de domination de la part d’un autre être humain. La famille protège la vie à toutes ses étapes, y compris dès ses débuts. Voilà pourquoi « à ceux qui travaillent dans les structures de santé, on rappelle leur obligation morale à l’objection de conscience. De même, l’Église sent non seulement l’urgence d’affirmer le droit à la mort naturelle, en évitant l’acharnement thérapeutique et l’euthanasie », mais aussi elle « rejette fermement la peine de mort ».[93]

[93] Relatio finalis 2015, n. 64.

84 Les Pères ont voulu aussi insister sur le fait que l’« un des défis fondamentaux auquel doivent faire face les familles d’aujourd’hui est à coup sûr celui de l’éducation, rendue plus exigeante et complexe en raison de la situation culturelle actuelle et de la grande influence des médias ».[94] « L’Église joue un rôle précieux de soutien aux familles, en partant de l’initiation chrétienne, à travers des communautés accueillantes ».[95] Mais il me semble très important de rappeler que l’éducation intégrale des enfants est à la fois un « grave devoir » et un « droit primordial »[96] des parents. Cela ne constitue pas seulement une charge ou un poids, mais c’est aussi un droit essentiel et irremplaçable qu’ils sont appelés à défendre et dont personne ne devrait prétendre les priver. L’État offre un service éducatif de manière subsidiaire, en accompagnant la responsabilité que les parents ne sauraient déléguer ; ils ont le droit de pouvoir choisir librement le genre d’éducation – accessible et de qualité – qu’ils veulent donner à leurs enfants selon leurs convictions. L’école ne se substitue pas aux parents mais leur vient en aide. C’est un principe de base : « Toutes les autres personnes qui prennent part au processus éducatif ne peuvent agir qu'au nom des parents, avec leur consentement et même, dans une certaine mesure, parce qu'ils en ont été chargés par eux ».[97] Mais « une fracture s’est ouverte entre famille et société, entre famille et école, le pacte éducatif s’est aujourd’hui rompu et ainsi, l’alliance éducative de la société avec la famille est entrée en crise ».[98]

[94] Relatio Synodi 2014, n. 60.
[95] Ibid., n. 61.
[96] Code de droit Canonique,
CIC 1136 ; cf. Code des Canons des Églises Orientales, CIO 627.
[97] Conseil Pontifical pour la Famille, Vérité et signification de la sexualité humaine (8 décembre 1995), n. 23.
[98] Catéchèse (20 mai 2015) : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 21 mai 2015, p. 2.

85 L’Église est appelée à collaborer, par une action pastorale adéquate, afin que les parents eux-mêmes puissent accomplir leur mission éducative. Elle doit toujours le faire en les aidant à valoriser leur propre fonction, et à reconnaître que ceux qui ont reçu le sacrement de mariage deviennent de vrais ministres éducatifs, car lorsqu’ils forment leurs enfants, ils édifient l’Église,[99] et en le faisant, ils acceptent une vocation que Dieu leur propose.[100]

[99] Cf. Jean-Paul II, Exhort. ap. Familiaris consortio (22 novembre 1981),
FC 38 : AAS 74 (1982), p. 129.
[100] Cf. Discours à l’Assemblée diocésaine de Rome (14 juin 2015) : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 25 juin 2015, pp. 13-14.


La famille et l’Église

86 « C’est avec une joie intime et une profonde consolation que l’Église regarde les familles qui demeurent fidèles aux enseignements de l’Évangile, en les remerciant et en les encourageant pour le témoignage qu’elles offrent. En effet, elles rendent crédible la beauté du mariage indissoluble et fidèle pour toujours. C’est dans la famille, « que l’on pourrait appeler Église domestique » (Lumen gentium LG 11), que mûrit la première expérience ecclésiale de la communion entre les personnes, où se reflète, par grâce, le mystère de la Sainte Trinité. ‘‘C’est ici que l’on apprend l’endurance et la joie du travail, l’amour fraternel, le pardon généreux, même réitéré, et surtout le culte divin par la prière et l’offrande de sa vie’’ (Catéchisme de l’Église Catholique CEC 1657) ».[101]

[101] Relatio Synodi 2014, n. 23.

87 L’Église est une famille de familles, constamment enrichie par la vie de toutes les Églises domestiques. Par conséquent, « en vertu du sacrement du mariage, chaque famille devient à tous les effets un bien pour l’Église. Dans cette perspective, ce sera certainement un don précieux, pour l’Église d’aujourd’hui, de considérer également la réciprocité entre famille et Église : l’Église est un bien pour la famille, la famille est un bien pour l’Église. Il revient non seulement à la cellule familiale, mais à la communauté chrétienne tout entière de veiller au don sacramentel du Seigneur ».[102]

[102] Relatio finalis 2015, n. 52.

88 L’amour vécu dans les familles est une force constante pour la vie de l’Église. « L’objectif d’union du mariage est un rappel constant à faire grandir et à approfondir cet amour. Dans leur union d’amour, les époux expérimentent la beauté de la paternité et de la maternité ; ils partagent les projets et les difficultés, les désirs et les préoccupations ; ils apprennent à prendre soin l’un de l’autre et à se pardonner réciproquement. Dans cet amour, ils célèbrent leurs moments heureux et se soutiennent dans les passages difficiles de leur vie […]. La beauté du don réciproque et gratuit, la joie pour la vie qui naît et l’attention pleine d’amour de tous les membres, des plus petits aux plus âgés, sont quelques-uns des fruits qui confèrent au choix de la vocation familiale son caractère unique et irremplaçable »,[103] tant pour l’Église que pour la société tout entière.

[103] Ibid., nn. 49-50.


QUATRIÈME CHAPITRE

L’AMOUR DANS LE MARIAGE

89 Tout ce qui a été dit ne suffit pas à manifester l’évangile du mariage et de la famille si nous ne nous arrêtons pas spécialement pour parler de l’amour. En effet, nous ne pourrions pas encourager un chemin de fidélité et de don réciproque si nous ne stimulions pas la croissance, la consolidation et l’approfondissement de l’amour conjugal et familial. De fait, la grâce du sacrement du mariage est destinée avant tout à « perfectionner l’amour des conjoints ».[104] Ici aussi il s’avère que « quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter les montagnes, si je n’ai pas la charité je ne suis rien. Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien » (1Co 13,2-3). Mais le mot ‘‘amour’’, l’un des plus utilisés, semble souvent défiguré.[105]

[104] Catéchisme de l’Église Catholique, CEC 1641.
[105] Cf. Benoît XVI, Lettre enc. Deus caritas est (25 décembre 2005), : AAS 98 (2006), p. 218.


Notre amour quotidien

90 Dans ce qu’on appelle l’hymne à la charité écrit par saint Paul, nous trouvons certaines caractéristiques de l’amour véritable :

« La charité est patiente ;
la charité est serviable ;
elle n’est pas envieuse ;
la charité ne fanfaronne pas,
elle ne se gonfle pas ;
elle ne fait rien d’inconvenant,
ne cherche pas son intérêt,
ne s’irrite pas,
ne tient pas compte du mal ;
elle ne se réjouit pas de l’injustice,
mais elle met sa joie dans la vérité.
Elle excuse tout,
croit tout,
espère tout,
supporte tout » (
1Co 13,4-7).

Cela se vit et se cultive dans la vie que partagent tous les jours les époux, entre eux et avec leurs enfants. C’est pourquoi il est utile de s’arrêter pour préciser le sens des expressions de ce texte, pour tenter de l’appliquer à l’existence concrète de chaque famille.


La patience

91 La première expression utilisée est makrothymei. La traduction n’est pas simplement « qui supporte tout », parce que cette idée est exprimée à la fin du 1Co 13,7. Le sens provient de la traduction grecque de l’Ancien Testament, où il est dit que Dieu est « lent à la colère » (Ex 34,6 Nb 14,18). Cela se révèle quand la personne ne se laisse pas mener par les impulsions et évite d’agresser. C’est une qualité du Dieu de l’Alliance qui appelle à l’imiter également dans la vie familiale. Les textes dans lesquels Paul utilise ce terme doivent être lus avec en arrière-fond le Livre de la Sagesse (cf. Sg 11,23 Sg 12,2 Sg 12,15-18) : en même temps qu’on loue la pondération de Dieu pour donner une chance au repentir, on insiste sur son pouvoir qui se manifeste quand il fait preuve de miséricorde. La patience de Dieu est un acte de miséricorde envers le pécheur et manifeste le véritable pouvoir.


92 Avoir patience, ce n’est pas permettre qu’on nous maltraite en permanence, ni tolérer les agressions physiques, ni permettre qu’on nous traite comme des objets. Le problème survient lorsque nous exigeons que les relations soient idylliques ou que les personnes soient parfaites, ou bien quand nous nous mettons au centre et espérons que notre seule volonté s’accomplisse. Alors, tout nous impatiente, tout nous porte à réagir avec agressivité. Si nous ne cultivons pas la patience, nous aurons toujours des excuses pour répondre avec colère, et en fin de compte nous deviendrons des personnes qui ne savent pas cohabiter, antisociales et incapables de refréner les pulsions, et la famille se convertira en champ de bataille. C’est pourquoi la Parole de Dieu nous exhorte : « Aigreur, emportement, colère, clameurs, outrages, tout cela doit être extirpé de chez vous, avec la malice sous toutes ses formes » (Ep 4,31). Cette patience se renforce quand je reconnais que l’autre aussi a le droit de vivre sur cette terre près de moi, tel qu’il est. Peu importe qu’il soit pour moi un fardeau, qu’il contrarie mes plans, qu’il me dérange par sa manière d’être ou par ses idées, qu’il ne soit pas tout ce que j’espérais. L’amour a toujours un sens de profonde compassion qui porte à accepter l’autre comme une partie de ce monde, même quand il agit autrement que je l’aurais désiré.

Attitude de service

93 Vient ensuite le mot xrestéuetai, qui est unique dans toute la Bible, dérivé de xrestó (bonne personne, qui montre sa bonté par des actes). Mais, en raison de son emplacement en strict parallélisme avec le verbe qui précède, il en est un complément. Ainsi Paul veut clarifier que la ‘‘patience’’ indiquée en premier lieu n’est pas une attitude totalement passive, mais qu’elle est accompagnée par une activité, par une réaction dynamique et créative face aux autres. Elle montre que l’amour bénéficie aux autres et les promeut. C’est pourquoi elle se traduit comme ‘‘serviable’’.


94 Dans tout le texte, on voit que Paul veut insister sur le fait que l’amour n’est pas seulement un sentiment, mais qu’il doit se comprendre dans le sens du verbe ‘‘aimer’’ en hébreu : c’est ‘‘faire le bien’’. Comme disait saint Ignace de Loyola, « l’amour doit se mettre plus dans les oeuvres que dans les paroles ».[106] Il peut montrer ainsi toute sa fécondité, et il nous permet d’expérimenter le bonheur de donner, la noblesse et la grandeur de se donner pleinement, sans mesurer, gratuitement, pour le seul plaisir de donner et de servir.

[106] Exercices Spirituels, La contemplation pour obtenir l’amour (230).


L’amour n’envie pas

95 Ensuite on rejette, en tant que contraire à l’amour, une attitude désignée comme ‘‘zeloi’’ (jalousie ou envie). Cela signifie que dans l’amour on peut pas se sentir mal à l’aise en raison du bien de l’autre (cf. Ac 7,9 Ac 17,5). L’envie est une tristesse à cause du bien d’autrui, qui montre que le bonheur des autres ne nous intéresse pas, car nous sommes exclusivement concentrés sur notre propre bien-être. Alors que l’amour nous fait sortir de nous-mêmes, l’envie nous porte à nous centrer sur notre moi. Le véritable amour valorise les succès d’autrui, il ne les sent pas comme une menace, et il se libère du goût amer de l’envie. Il accepte que chacun ait des dons différents et divers chemins dans la vie. Il permet donc de découvrir son propre chemin pour être heureux, permettant que les autres trouvent le leur.


96 En définitive, il s’agit d’accomplir ce que demandent les deux derniers commandements de la Loi de Dieu : « Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain. Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son boeuf, ni son âne, rien de ce qui est à ton prochain » (Ex 20,17). L’amour nous porte à un sentiment de valorisation de chaque être humain, en reconnaissant son droit au bonheur. J’aime cette personne, je la regarde avec le regard de Dieu le Père qui nous offre tout « afin que nous en jouissions » (1Tm 6,17), et donc j’accepte en moi-même qu’elle puisse jouir d’un bon moment. Cette même racine de l’amour, dans tous les cas, est ce qui me porte à m’opposer à l’injustice qui consiste en ce que certains ont trop et que d’autres n’ont rien ; ou bien ce qui me pousse à contribuer à ce que les marginalisés de la société puissent aussi connaître un peu de joie. Cependant cela n’est pas de l’envie, mais un désir d’équité.


Sans faire étalage ni fanfaronner

97 Vient ensuite l’expression perpereuomai, qui indique la gloriole, le désir de se montrer supérieur pour impressionner les autres par une attitude pédante et quelque peu agressive. Celui qui aime, non seulement évite de parler trop de lui-même, mais en plus parce qu’il est centré sur les autres, il sait se mettre à sa place sans prétendre être au centre. Le mot suivant – physioutai – a un sens très proche, parce qu’il indique que l’amour n’est pas arrogant. Littéralement il exprime qu’on ne se ‘‘grandit’’ pas devant les autres ; et il désigne quelque chose de plus subtil. Il ne s’agit pas seulement d’une obsession de montrer ses propres qualités, mais, en plus, on perd le sens de la réalité. On se considère plus grand que ce que l’on est parce qu’on se croit plus ‘‘spirituel’’ ou plus ‘‘sage’’. Paul utilise ce verbe d’autres fois, par exemple pour dire que « la science enfle » alors que « la charité édifie » (1Co 8,1). C’est-à-dire que certains se croient grands parce qu’ils sont plus instruits que les autres, et ils s’appliquent à être exigeants envers eux et à les contrôler ; alors qu’en réalité ce qui nous grandit, c’est l’amour qui comprend, protège, sert de rempart au faible, qui nous rend grands. Il l’utilise également dans un autre verset, pour critiquer ceux qui sont ‘‘gonflés d’orgueil’’ (cf. 1Co 4,18) mais qui, en réalité, font plus preuve de verbiage que du vrai ‘‘pouvoir’’ de l’Esprit (cf. 1Co 4,19).


98 Il est important que les chrétiens vivent cela dans la manière de traiter les proches peu formés à la foi, fragiles ou moins solides dans leurs convictions. Parfois, c’est le contraire qui se passe : les soi-disant plus évolués dans la famille deviennent arrogants et insupportables. L’attitude d’humilité apparaît ici comme quelque chose qui fait partie de l’amour, car pour pouvoir comprendre, excuser, ou servir les autres avec le coeur, il est indispensable de guérir l’orgueil et de cultiver l’humilité. Jésus rappelait à ses disciples que dans le monde du pouvoir chacun essaie de dominer l’autre, c’est pourquoi il dit : « il n’en doit pas être ainsi parmi vous » (Mt 20,26). La logique de l’amour chrétien n’est pas celle de celui qui s’estime plus que les autres et a besoin de leur faire sentir son pouvoir ; mais « celui qui voudra être le premier d’entre vous, qu’il soit votre esclave » (Mt 20,27). La logique de domination des uns par les autres, ou la compétition pour voir qui est le plus intelligent ou le plus fort, ne peut pas régner dans la vie familiale, parce que cette logique met fin à l’amour. Ce conseil est aussi pour les familles : « Revêtez-vous tous d’humilité dans vos rapports mutuels, car Dieu résiste aux orgueilleux mais c’est aux humbles qu’il donne sa grâce » (1P 5,5).


Amabilité

99 Aimer c’est aussi être aimable, et là, l’expression asxemonéi prend sens. Elle veut indiquer que l’amour n’oeuvre pas avec rudesse, il n’agit pas de manière discourtoise, il n’est pas dur dans les relations. Ses manières, ses mots, ses gestes sont agréables et non pas rugueux ni rigides. Il déteste faire souffrir les autres. La courtoisie « est une école de délicatesse et de gratuité » qui exige « qu’on cultive son esprit et ses sens, qu’on apprenne à sentir, qu’on parle, qu’on se taise à certains moments ».[107] Etre aimable n’est pas un style que le chrétien peut choisir ou rejeter : cela fait partie des exigences indispensables de l’amour ; par conséquent « l'homme est tenu à rendre agréables ses relations avec les autres ».[108] Chaque jour « entrer dans la vie de l’autre, même quand il fait partie de notre vie, demande la délicatesse d’une attitude qui n’est pas envahissante, qui renouvelle la confiance et le respect […]. L’amour, plus il est intime et profond, exige encore davantage le respect de la liberté, et la capacité d’attendre que l’autre ouvre la porte de son coeur ».[109]

[107] Octavio Paz, La llama doble, Barcelone 1993, p. 35.
[108] Thomas d’Aquin, Somme Théologique
II-II 114,2, ad 1.
[109] Catéchèse (13 mai 2015) : L’Osservatore Romano, éd. en langue française (14 mai 2015), p. 2.

100 Pour se préparer à une véritable rencontre avec l’autre, il faut un regard aimable porté sur lui. Cela n’est pas possible quand règne un pessimisme qui met en relief les défauts et les erreurs de l’autre ; peut-être pour compenser ses propres complexes. Un regard aimable nous permet de ne pas trop nous arrêter sur ses limites, et ainsi nous pouvons l’accepter et nous unir dans un projet commun, bien que nous soyons différents. L’amour aimable crée des liens, cultive des relations, crée de nouveaux réseaux d’intégration, construit une trame sociale solide. Il se protège ainsi lui-même, puisque sans le sens d’appartenance on ne peut pas se donner longtemps aux autres ; chacun finit par chercher seulement ce qui lui convient et la cohabitation devient impossible. Une personne antisociale croit que les autres existent pour satisfaire ses nécessités, et que lorsqu’ils le font, ils accomplissent seulement leur devoir. Il n’y a donc pas de place pour l’amabilité de l’amour et son langage. Celui qui aime est capable de dire des mots d’encouragement qui réconfortent, qui fortifient, qui consolent, qui stimulent. Considérons, par exemple, certaines paroles que Jésus a dites à des personnes : « Aie confiance, mon enfant » (Mt 9,2). « Grande est ta foi » (Mt 15,28). « Lève-toi! » (Mc 5,41). « Va en paix » (Lc 7,50). « Soyez sans crainte » (Mt 14,27). Ce ne sont pas des paroles qui humilient, qui attristent, qui irritent, qui dénigrent. En famille il faut apprendre ce langage aimable de Jésus.

Détachement

101 Nous avons affirmé plusieurs fois que pour aimer les autres il faut premièrement s’aimer soi-même. Cependant, cet hymne à l’amour affirme que l’amour ‘‘ne cherche pas son intérêt’’, ou ‘‘n’est pas égoïste’’. On utilise aussi cette expression dans un autre texte : « Ne recherchez pas chacun vos propres intérêts, mais plutôt que chacun songe à ceux des autres» (Ph 2,4). Devant une affirmation si claire des Écritures, il ne faut pas donner priorité à l’amour de soi-même comme s’il était plus noble que le don de soi aux autres. Une certaine priorité de l’amour de soi-même peut se comprendre seulement comme une condition psychologique, en tant que celui qui est incapable de s’aimer soi-même rencontre des difficultés pour aimer les autres : « Celui qui est dur pour soi-même, pour qui serait-il bon ? […] Il n'y a pas homme plus cruel que celui qui se torture soi-même » (Si 14,5-6).


102 Mais Thomas d’Aquin a expliqué « qu'il convient davantage à la charité d'aimer que d'être aimée »[110] et que, de fait, « les mères, chez qui se rencontre le plus grand amour, cherchent plus à aimer qu'à être aimées ».[111] C’est pourquoi l’amour peut aller au-delà de la justice et déborder gratuitement, « sans rien attendre en retour » (Lc 6,35), jusqu’à atteindre l’amour plus grand qui est « donner sa vie » pour les autres (Jn 15,13). Cependant, ce détachement qui permet de donner gratuitement, et de donner jusqu’à la fin, est-il possible ? Il est certainement possible, puisque c’est ce que demande l’Évangile : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Mt 10,8).

[110] Thomas d’Aquin, Somme Théologique II-II 27,1, ad 2.
[111] Ibid., II-II 27,1 art. 1.

Sans violence intérieure

103 Si la première expression de l’hymne nous invitait à la patience qui empêche de réagir brusquement devant les faiblesses et les erreurs des autres, maintenant un autre mot apparaît – paroxýnetai – qui se réfère à une action intérieure d’indignation provoquée par quelque chose d’extérieur. Il s’agit d’une violence interne, d’une irritation dissimulée qui nous met sur la défensive devant les autres, comme s’ils étaient des ennemis gênants qu’il faut éviter. Alimenter cette agressivité intime ne sert à rien. Cela ne fait que nous rendre malades et finit par nous isoler. L’indignation est saine lorsqu’elle nous porte à réagir devant une grave injustice, mais elle est nuisible quand elle tend à imprégner toutes nos attitudes devant les autres.


104 L’Évangile invite plutôt à regarder la poutre qui se trouve dans notre oeil (cf. Mt 7,5). Et nous, chrétiens, nous ne pouvons pas ignorer la constante invitation de la Parole de Dieu à ne pas alimenter la colère : « Ne te laisse pas vaincre par le mal » (Rm 12,21). « Ne nous lassons pas de faire le bien » (Ga 6,9). Sentir la force de l’agressivité qui jaillit est une chose, y consentir, la laisser se convertir en une attitude permanente, en est une autre : « Emportez-vous, mais ne commettez pas le péché : que le soleil ne se couche pas sur votre colère » (Ep 4,26). Voilà pourquoi il ne faut jamais terminer la journée sans faire la paix en famille. « Et comment dois-je faire la paix ? Me mettre à genoux ? Non ! Seulement un petit geste, une petite chose et l’harmonie familiale revient. Une caresse suffit, sans [rien dire]. Mais ne jamais finir la journée sans faire la paix ».[112] La réaction intérieure devant une gêne que nous causent les autres devrait être avant tout de bénir dans le coeur, de désirer le bien de l’autre, de demander à Dieu qu’il le libère et le guérisse : « Bénissez, au contraire, car c'est à cela que vous avez été appelés, afin d'hériter la bénédiction » (1P 3,9). Si nous devons lutter contre le mal, faisons-le, mais disons toujours ‘‘non’’ à la violence intérieure.

[112] Catéchèse (13 mai 2015) : L’Osservatore Romano, éd. en langue française (14 mai 2015), p. 2


Le pardon

105 Si nous permettons aux mauvais sentiments de pénétrer nos entrailles, nous donnons lieu à cette rancoeur qui vieillit dans le coeur. La phrase logizetai to kakón signifie ‘‘prend en compte le mal’’, ‘‘en prend note’’ c’est-à-dire est rancunier. Le contraire, c’est le pardon, un pardon qui se fonde sur une attitude positive, qui essaye de comprendre la faiblesse d’autrui et cherche à trouver des excuses à l’autre personne, comme Jésus qui a dit : « Père, pardonne-leur: ils ne savent ce qu'ils font » (Lc 23,34). Mais généralement la tendance, c’est de chercher toujours plus de fautes, d’imaginer toujours plus de méchanceté, de supposer toutes sortes de mauvaises intentions, de sorte que la rancoeur s’accroît progressivement et s’enracine. De cette manière, toute erreur ou chute du conjoint peut porter atteinte au lien amoureux et à la stabilité de la famille. Le problème est que parfois on donne la même gravité à tout, avec le risque de devenir impitoyable devant toute erreur de l’autre. La juste revendication de ses propres droits devient une soif de vengeance persistante et constante plus qu’une saine défense de la dignité personnelle.


106 Quand on a été offensé ou déçu, le pardon est possible et souhaitable, mais personne ne dit qu’il est facile. La vérité est que « seul un grand esprit de sacrifice permet de sauvegarder et de perfectionner la communion familiale. Elle exige en effet une ouverture généreuse et prompte de tous et de chacun à la compréhension, à la tolérance, au pardon, à la réconciliation. Aucune famille n'ignore combien l'égoïsme, les dissensions, les tensions, les conflits font violence à la communion familiale et peuvent même parfois l'anéantir : c'est là que trouvent leur origine les multiples et diverses formes de division dans la vie familiale ».[113]

[113] Jean-Paul II, Exhort. apost. Familiaris consortio (22 novembre 1981),
FC 21 : AAS 74 (1982), p. 106.

107 Nous savons aujourd’hui que pour pouvoir pardonner, il nous faut passer par l’expérience libératrice de nous comprendre et de nous pardonner à nous-mêmes. Souvent nos erreurs, ou le regard critique des personnes que nous aimons, nous ont conduit à perdre l’amour de nous-mêmes. Cela fait que nous finissons par nous méfier des autres, fuyant l’affection, nous remplissant de peur dans les relations interpersonnelles. Alors, pouvoir accuser les autres devient un faux soulagement. Il faut prier avec sa propre histoire, s’accepter soi-même, savoir cohabiter avec ses propres limites, y compris se pardonner, pour pouvoir avoir cette même attitude envers les autres.


108 Mais cela suppose l’expérience d’être pardonné par Dieu, justifié gratuitement et non pour nos mérites. Nous avons été touchés par un amour précédant toute oeuvre de notre part, qui donne toujours une nouvelle chance, promeut et stimule. Si nous acceptons que l’amour de Dieu est inconditionnel, que la tendresse du Père n’est ni à acheter ni à payer, alors nous pourrons aimer par-dessus tout, pardonner aux autres, même quand ils ont été injustes contre nous. Autrement, notre vie en famille cessera d’être un lieu de compréhension, d’accompagnement et de stimulation ; et elle sera un espace de tension permanente et de châtiment mutuel.

Se réjouir avec les autres


109 L’expression xairei epi te adikía désigne quelque chose de négatif installé dans le secret du coeur de la personne. C’est l’attitude méchante de celui qui se réjouit quand il voit quelqu’un subir une injustice. La phrase est complétée par la suivante, qui le dit de manière positive : sygxairei te alétheia : se réjouir de la vérité. C’est-à-dire, se réjouir du bien de l’autre, quand on reconnaît sa dignité, quand on valorise ses capacités et ses oeuvres bonnes. Cela est impossible pour celui qui a besoin de toujours se comparer ou qui est en compétition, même avec le conjoint, au point de se réjouir secrètement de ses échecs.


110 Quand une personne qui aime peut faire du bien à une autre, ou quand il voit que la vie va bien pour l’autre, elle le vit avec joie, et de cette manière elle rend gloire à Dieu, parce que « Dieu aime celui qui donne avec joie » (2Co 9,7). Notre Seigneur apprécie de manière spéciale celui qui se réjouit du bonheur de l’autre. Si nous n’alimentons pas notre capacité de nous réjouir du bien de l’autre, et surtout si nous nous concentrons sur nos propres besoins, nous nous condamnons à vivre avec peu de joie, puisque, comme l’a dit Jésus : « Il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir » (Ac 20,35). La famille doit toujours être un lieu où celui qui obtient quelque chose de bon dans la vie, sait qu’on le fêtera avec lui.

L’amour excuse tout


111 La liste est complétée par quatre expressions qui parlent d’une totalité : ‘‘tout’’ ; excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout. Ainsi est mis en évidence avec force le dynamisme propre à la contre-culture de l’amour, capable de faire face à tout ce qui peut le menacer.


112 En premier lieu, il est dit que l’amour ‘‘excuse tout’’ (panta stégei). Cela est différent de « ne tient pas compte du mal », parce que ce terme a un rapport avec l’usage de la langue ; il peut signifier ‘‘garder le silence’’ sur le mal qu’il peut y avoir dans une autre personne. Cela implique de limiter le jugement, contenir le penchant à lancer une condamnation dure et implacable : « ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés » (Lc 6,37). Bien que cela aille à l’encontre de notre usage habituel de la langue, la Parole de Dieu nous demande : « Ne médisez pas les uns des autres » (Jc 4,11). Éviter de porter atteinte à l’image de l’autre est une manière de renforcer la sienne propre, de se vider des rancoeurs et des envies sans tenir compte de l’importance du dommage que nous causons. Souvent on oublie que la diffamation peut être un grand péché, une sérieuse offense à Dieu, lorsqu’elle touche gravement la bonne réputation des autres, leur causant des torts difficiles à réparer. C’est pourquoi la Parole de Dieu est si dure contre la langue, en disant que « c'est le monde du mal » qui « souille tout le corps » (Jc 3,6), comme « un fléau sans repos, plein d'un venin mortel» (Jc 3,8). Si « par elle nous maudissons les hommes faits à l'image de Dieu » (Jc 3,9), l’amour a souci de l’image des autres, avec une délicatesse qui conduit à préserver même la bonne réputation des ennemis. En défendant la loi divine, on ne doit jamais perdre de vue cette exigence de l’amour.


113 Les époux, qui s’aiment et s’appartiennent, parlent en bien l’un de l’autre, ils essayent de montrer le bon côté du conjoint au-delà de ses faiblesses et de ses erreurs. En tout cas, ils gardent le silence pour ne pas nuire à son image. Cependant ce n’est pas seulement un geste extérieur, mais cela provient d’une attitude intérieure. Ce n’est pas non plus la naïveté de celui qui prétend ne pas voir les difficultés et les points faibles de l’autre, mais la perspicacité de celui qui replace ces faiblesses et ces erreurs dans leur contexte. Il se rappelle que ces défauts ne sont qu’une partie, non la totalité, de l’être de l’autre. Un fait désagréable dans la relation n’est pas la totalité de cette relation. Par conséquent, on peut admettre avec simplicité que nous sommes tous un mélange complexe de lumières et d’ombres. L’autre n’est pas seulement ce qui me dérange. Il est beaucoup plus que cela. Pour la même raison, je n’exige pas que son amour soit parfait pour l’apprécier. Il m’aime comme il est et comme il peut, avec ses limites, mais que son amour soit imparfait ne signifie pas qu’il est faux ou qu’il n’est pas réel. Il est réel, mais limité et terrestre. C’est pourquoi, si je lui en demande trop, il me le fera savoir d’une manière ou d’une autre, puisqu’il ne pourra accepter ni de jouer le rôle d’un être divin, ni d’être au service de toutes mes nécessités. L’amour cohabite avec l’imperfection, il l’excuse, et il sait garder le silence devant les limites de l’être aimé.


Amoris laetitia FR 79