Amoris laetitia FR 143

Le monde des émotions

143 Désirs, sentiments, émotions, ce que les classiques appellent les ‘‘passions’’, ont une place importante dans le mariage. Ils se produisent quand ‘‘l’autre’’ se rend présent et se manifeste dans notre vie. C’est le propre de tout être vivant que de tendre vers autre chose, et cette tendance a toujours des signes affectifs de base : le plaisir ou la douleur, la joie ou la peine, la tendresse ou la crainte. Ils sont le présupposé de l’activité psychologique la plus élémentaire. L’être humain est un être vivant de cette terre, et tout ce qu’il fait et cherche est chargé de passions.


144 Jésus, en tant que vrai homme, vivait les choses avec une charge émotive. C’est pourquoi le rejet de Jérusalem lui faisait mal (cf. Mt 23,37), et cette situation lui arrachait des larmes (cf. Lc 19,41). Il compatissait aussi à la souffrance des personnes (cf. Mc 6,34). En voyant pleurer les autres, il était ému et troublé (cf. Jn 11,33), et lui-même a pleuré la mort d’un ami (cf. Jn 11,35). Ces manifestations de sa sensibilité montraient jusqu’à quel point son coeur humain était ouvert aux autres.


145 Expérimenter une émotion n’est pas une chose moralement bonne ou mauvaise en soi.[140] Commencer à sentir le désir ou le rejet n’est pas peccamineux ni reprochable. C’est l’acte que l’on fait, motivé ou accompagné par une passion, qui est bon ou mauvais. Mais si les sentiments sont cultivés, entretenus, et qu’à cause d’eux nous commettons de mauvaises actions, le mal se trouve dans la décision de les alimenter et dans les actes mauvais qui s’en suivent. Dans la même ligne, le fait que quelqu’un me plaise n’est pas forcément positif. Si avec ce plaisir je cherche à ce que cette personne devienne mon esclave, le sentiment sera au service de mon égoïsme. Croire que nous sommes bons seulement parce que ‘‘nous sentons des choses’’ est une terrible erreur. Il y a des personnes qui se sentent capables d’un grand amour seulement parce qu’elles ont un grand besoin d’affection, mais elles ne savent pas lutter pour le bonheur des autres et vivent enfermées dans leurs propres désirs. Dans ce cas, les sentiments distraient des grandes valeurs et cachent un égocentrisme qui ne permet pas d’avoir une vie de famille saine et heureuse.

[140] Cf. Thomas d’Aquin, Somme Théologique
I-II 24,1.

146 D’autre part, si une passion accompagne l’acte libre, elle peut manifester la profondeur de ce choix. L’amour matrimonial conduit à ce que toute la vie émotionnelle devienne un bien pour la famille et soit au service de la vie commune. Une famille arrive à maturité quand la vie émotionnelle de ses membres se transforme en une sensibilité qui ne domine ni n’obscurcit les grandes options et les valeurs, mais plutôt qui respecte la liberté de chacun,[141] jaillit d’elle, l’enrichit, l’embellit et la rend plus harmonieuse pour le bien de tous.

[141] Cf. Ibid.,
I-II 59,5.


Dieu aime l’épanouissement de ses enfants

147 Cela exige un parcours pédagogique, un processus qui inclut des renoncements. C’est une conviction de l’Église qui a été souvent combattue, comme si elle était opposée au bonheur de l’homme. Benoît XVI recueillait ce questionnement avec grande clarté : « l’Église, avec ses commandements et ses interdits, ne nous rend-elle pas amère la plus belle chose de la vie ? N’élève-t-elle pas des panneaux d’interdiction justement là où la joie prévue pour nous par le Créateur nous offre un bonheur qui nous fait goûter par avance quelque chose du Divin ? ».[142] Mais il répond que même si les exagérations ou les ascétismes déviés dans le christianisme n’ont pas manqué, l’enseignement officiel de l’Église, fidèle aux Écritures, n’a pas refusé « l’éros comme tel, mais il a déclaré la guerre à sa déformation destructrice, puisque la fausse divinisation de l’éros […] le prive de sa dignité, le déshumanise ».[143]

[142] Lettre enc. Deus caritas est (25 décembre 2005), : AAS 98 (2006), pp. 219-220.
[143] Ibid., : AAS 98 (2006), p. 220.

148 L’éducation de l’émotivité et de l’instinct est nécessaire, et pour cela, il est parfois indispensable de se fixer des limites. L’excès, le manque de contrôle, l’obsession pour un seul type de plaisirs finissent par affaiblir et affecter le plaisir lui-même,[144] et portent préjudice à la vie de famille. En vérité, on peut réaliser un beau parcours avec les passions, ce qui signifie les orienter toujours davantage dans un projet de don de soi et d’épanouissement personnel intégral qui enrichisse les relations entre les membres de la famille. Cela n’implique pas de renoncer à des moments de bonheur intense,[145] mais de les assumer comme entrelacés avec d’autres moments de don généreux, d’attente patiente, de fatigue inévitable, d’effort pour un idéal. La vie en famille est tout cela et mérite d’être vécue entièrement.

[144] Cf. Thomas d’Aquin, Somme Théologique
I-II 32,7.
[145] Cf. Ibid., II-II 153,2, ad. 2 : « Abundantia delectationis quae est in actu venereo secundum rationem ordinato, non contrariatur medio virtutis ».

149 Certains courants spirituels insistent sur l’élimination du désir pour se libérer de la douleur. Mais nous croyons que Dieu aime l’épanouissement de l’être humain, qu’il a tout créé « afin que nous en jouissions » (1Tm 6,17). Laissons jaillir la joie face à sa tendresse quand il nous propose : « Mon fils, traite-toi bien […]. Ne te refuse pas le bonheur présent » (Si 14,11 Si 14,14). De la même manière, un couple répond à la volonté de Dieu en suivant cette invitation biblique : « Au jour du bonheur, sois heureux » (Qo 7,14). Le problème, c’est d’être assez libre pour accepter que le plaisir trouve d’autres formes d’expression dans les différents moments de la vie, selon les besoins de l’amour mutuel. Dans ce sens, on peut accueillir la proposition de certains maîtres orientaux qui insistent sur l’élargissement de la conscience, pour ne pas nous trouver piégés dans une expérience très limitée qui nous ferme les perspectives. Cet élargissement de la conscience n’est pas la négation ni la destruction du désir mais sa dilatation et son perfectionnement.


La dimension érotique de l’amour

150 Tout cela nous conduit à parler de la vie sexuelle du couple. Dieu lui-même a créé la sexualité qui est un don merveilleux fait à ses créatures. Lorsqu’on l’entretient et qu’on évite sa déviance, c’est pour empêcher que ne se produise l’« appauvrissement d’une valeur authentique »[146]. Saint Jean-Paul II a rejeté l’idée que l’enseignement de l’Église conduit à « une négation de la valeur du sexe humain », ou que simplement il le tolère en raison des « exigences d’une nécessaire procréation ».[147] Le besoin sexuel des époux n’est pas objet de mépris, « il ne s’agit, en aucune manière, de mettre en question ce besoin ».[148]

[146] Jean-Paul II, Catéchèse (22 octobre 1980), n. 5 : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 28 octobre 1980, p. 20.
[147] Ibid., n. 3.
[148] Id., Catéchèse (24 septembre 1980), n. 4 : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 30 septembre 1980, p. 12.

151 À ceux qui craignent que dans l’éducation des passions et de la sexualité on ne nuise à la spontanéité de l’amour sexuel, saint Jean-Paul II répondait que l’être humain « est appelé à la pleine et mûre spontanéité des rapports », qui « est le fruit graduel du discernement des impulsions du propre coeur ».[149] C’est une chose qui se conquiert, puisque tout être humain « avec persévérance et cohérence apprend quelle est la signification du corps ».[150] La sexualité n’est pas un moyen de satisfaction ni de divertissement, puisqu’elle est un langage interpersonnel où l’autre est pris au sérieux, avec sa valeur sacrée et inviolable. Ainsi, « le coeur humain participe, pour ainsi dire, d’une autre spontanéité ».[151] Dans ce contexte, l’érotisme apparaît comme une manifestation spécifiquement humaine de la sexualité. On peut y trouver « la signification conjugale du corps et l’authentique dignité du don ».[152] Dans ses catéchèses sur la théologie du corps humain, saint Jean-Paul II enseigne que la corporalité sexuée « est non seulement une source de fécondité et de procréation » mais qu’elle comprend « la capacité d’exprimer l’amour : cet amour dans lequel précisément l’homme-personne devient don ».[153] L’érotisme le plus sain, même s’il est lié à une recherche du plaisir, suppose l’émerveillement, et pour cette raison il peut humaniser les pulsions.

[149] Catéchèse (12 novembre 1980), n. 2 : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 18 novembre 1980, p. 12.
[150] Ibid., n. 4.
[151] Ibid., n. 5.
[152] Ibid., n. 1.

152 Par conséquent, nous ne pouvons considérer en aucune façon la dimension érotique de l’amour comme un mal permis ou comme un poids à tolérer pour le bien de la famille, mais comme un don de Dieu qui embellit la rencontre des époux. Étant une passion sublimée par un amour qui admire la dignité de l’autre, elle conduit à être « une pleine et authentique affirmation de l’amour » qui nous montre de quelle merveille est capable le coeur humain, et ainsi pour un moment, « on sent que l’existence humaine a été un succès ».[154]

[153] Catéchèse (16 janvier 1980), n. 1 : L’Osservatore Romano, éd. en langue française (22 janvier 1980), p. 12.
[154] Joseph Pieper, Über die Liebe, München 2014, pp. 174.


Violence et manipulation

153 Dans le contexte de cette vision positive de la sexualité, il est opportun d’aborder le thème dans son intégralité et avec un sain réalisme. En effet, nous ne pouvons pas ignorer que, souvent, la sexualité est dépersonnalisée et qu’elle est également affectée par de nombreuses pathologies, de sorte qu’« elle devient toujours davantage occasion et instrument d’affirmation du moi et de satisfaction égoïste des désirs et des instincts ».[155] A notre époque, on sent le risque que la sexualité aussi soit affectée par l’esprit vénéneux du « utilise et jette ». Le corps de l’autre est fréquemment manipulé comme une chose que l’on garde tant qu’il offre de la satisfaction, et il est déprécié quand il perd son attrait. Peut-on ignorer ou dissimuler les formes permanentes de domination, d’hégémonie, d’abus, de perversion et de violence sexuelle, qui sont le résultat d’une déviation du sens de la sexualité et qui enterrent la dignité des autres ainsi que l’appel à l’amour sous une obscure recherche de soi-même ?

[155] Jean-Paul II, Lettre enc. Evangelium vitae (25 mars 1995),
EV 23 : AAS 87 (1995), p. 427.

154 Il n’est pas superflu de rappeler que même dans le mariage la sexualité peut devenir une source de souffrance et de manipulation. C’est pourquoi nous devons réaffirmer avec clarté que l’« acte conjugal imposé au conjoint sans égard à ses conditions et à ses légitimes désirs n'est pas un véritable acte d'amour et contredit par conséquent une exigence du bon ordre moral dans les rapports entre époux ».[156] Les actes propres à l’union sexuelle des conjoints répondent à la nature de la sexualité voulue par Dieu s’ils sont vécus « d’une manière vraiment humaine ».[157] C’est pourquoi saint Paul exhortait : « Que personne en cette matière ne supplante ou ne dupe son frère » (1Th 4,6). Même s’il écrivait à une époque où dominait une culture patriarcale, où la femme était considérée comme un être complètement subordonné à l’homme, il a cependant enseigné que la sexualité doit être objet de conversation entre les conjoints ; il a considéré la possibilité de reporter momentanément les relations sexuelles, mais « d'un commun accord » (1Co 7,5).

[156] Paul VI, Lettre enc. Humanae vitae (25 juillet 1968), HV 13 : AAS 60 (1968), p. 489.
[157]Conc. OEcum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, sur l’Église dans le monde de ce temps, GS 49.

155 Saint Jean-Paul II a fait une remarque très subtile quand il a dit que l’homme et la femme sont « menacés par l’insatiabilité ».[158] C'est-à-dire qu’ils sont appelés à une union toujours plus intense, mais le risque est de vouloir supprimer les différences et cette distance inévitable qu’il y a entre les deux. Car chacun a une dignité propre et inaliénable. Quand la merveilleuse appartenance réciproque devient une domination, « change essentiellement la structure de la communion dans les relations entre personnes ».[159] Dans la logique de domination, le dominateur finit aussi par nier sa propre dignité[160] et en définitive cesse de « s’identifier subjectivement avec son propre corps »,[161] puisqu’il lui ôte tout sens. Il vit le sexe comme une évasion de lui-même et comme renonciation à la beauté de l’union.

[158] Catéchèse (18 juin 1980), n. 5 : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 24 juin 1980, p. 12.
[159] Ibid., n. 6.
[160] Cf. Catéchèse (30 juillet 1980), n. 1 : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 5 août 1980, p. 12.
[161] Catéchèse (8 avril 1981), n. 3 : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 14 avril 1981, p. 12.

156 Il est important d’être clair sur le rejet de toute forme de soumission sexuelle. Pour cela il faut éviter toute interprétation inappropriée du texte de la Lettre aux Éphésiens où il est demandé que « les femmes soient soumises à leurs maris » (Ep 5,22). Saint Paul s’exprime en catégories culturelles propres à cette époque ; toutefois nous autres, nous ne devons pas prendre à notre compte ce revêtement culturel, mais le message révélé qui subsiste dans l’ensemble de la péricope. Reprenons la judicieuse explication de saint Jean-Paul II : « L’amour exclut toute espèce de soumission, qui ferait de la femme la servante ou l’esclave du mari […]. La communauté ou unité qu’ils doivent constituer en raison de leur mariage se réalise dans une donation réciproque qui est aussi une soumission réciproque ».[162] C’est pourquoi on dit aussi que « les maris doivent aimer leurs femmes comme leurs propres corps » (Ep 5,28). En réalité, le texte biblique invite à dépasser l’individualisme commode pour vivre en se référant aux autres : « Soyez soumis les uns aux autres » (Ep 5,21). Dans le mariage cette ‘‘soumission’’ réciproque acquiert un sens spécial et se comprend comme une appartenance réciproque librement choisie, avec un ensemble de caractéristiques de fidélité, de respect et d’attention. La sexualité est au service de cette amitié conjugale de manière inséparable, parce qu’elle est orientée à faire en sorte que l’autre vive en plénitude.

[162] Catéchèse (11 août 1982), n. 4 : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 17 août 1982, p. 8.

157 Cependant, le rejet des déviations de la sexualité et de l’érotisme ne devrait jamais nous conduire à les déprécier ni à les négliger. L’idéal du couple ne peut pas se définir seulement comme une donation généreuse et sacrifiée, où chacun renonce à tout besoin personnel et se préoccupe seulement de faire du bien à l’autre sans aucune satisfaction. Rappelons qu’un véritable amour sait aussi recevoir de l’autre, qu’il est capable de s’accepter comme vulnérable et ayant des besoins, qu’il ne renonce pas à accueillir avec sincérité et joyeuse gratitude les expressions corporelles de l’amour à travers la caresse, l’étreinte, le baiser et l’union sexuelle. Benoît XVI a été clair à ce sujet : « Si l’homme aspire à être seulement esprit et qu’il veuille refuser la chair comme étant un héritage simplement animal, alors l’esprit et le corps perdent leur dignité ».[163] Pour cette raison, « l’homme ne peut pas non plus vivre exclusivement dans l’amour oblatif, descendant. Il ne peut pas toujours seulement donner, il doit aussi recevoir. Celui qui veut donner de l’amour doit lui aussi le recevoir comme un don ».[164] Cela suppose, de toute manière, de rappeler que l’équilibre humain est fragile, qu’il y a toujours quelque chose qui résiste à être humanisé et qui peut déraper de nouveau à n’importe quel moment, retrouvant ses tendances les plus primitives et égoïstes.

[163] Lettre enc. Deus caritas est (25 décembre 2005), : AAS 98 (2006), p. 221.
[164] Ibid., .


Mariage et virginité

158 « De nombreuses personnes qui vivent sans se marier se consacrent non seulement à leur famille d’origine, mais elles rendent aussi souvent de grands services dans leur cercle d’amis, leur communauté ecclésiale et leur vie professionnelle […]. Par ailleurs, beaucoup mettent leurs talents au service de la communauté chrétienne sous le signe de la charité et du bénévolat. Il existe aussi des personnes qui ne se marient pas parce qu’elles consacrent leur vie à l’amour du Christ et de leurs frères. Leur engagement est une source d’enrichissement pour la famille, que ce soit dans l’Église ou dans la société ».[165]

[165] Relatio finalis 2015, n. 22

159 La virginité est une manière d’aimer. Comme signe, elle nous rappelle l’urgence du Royaume, l’urgence de se mettre au service de l’évangélisation sans réserve (cf. 1Co 7,32), et elle est un reflet de la plénitude du ciel où « on ne prend ni femme ni mari » (Mt 22,30). Saint Paul la recommandait parce qu’il espérait un rapide retour de Jésus-Christ, et il voulait que tous se consacrent seulement à l’évangélisation : « le temps se fait court » (1Co 7,29). Cependant, il faisait comprendre clairement que c’était une opinion personnelle ou son propre souhait (cf. 1Co 7,25) et non pas une requête du Christ : « Je n'ai pas d'ordre du Seigneur » (1Co 7,25). En même temps, il reconnaissait la valeur des différents appels : « Chacun reçoit de Dieu son don particulier, celui-ci d'une manière, celui-là de l'autre » (1Co 7,7). Dans ce sens, saint Jean-Paul II a dit que les textes bibliques « n’offrent aucune base permettant de soutenir soit l’“infériorité” du mariage, soit la “supériorité” de la virginité ou du célibat »[166] en raison de l’abstinence sexuelle. Au lieu de parler de la supériorité de la virginité sous tous ses aspects, il serait plutôt opportun de montrer que les différents états de vie se complètent, de telle manière que l’un peut être plus parfait en un sens, et que l’autre peut l’être d’un autre point de vue. Alexandre de Hales, par exemple, affirmait que dans un sens le mariage peut être considéré comme supérieur aux autres sacrements : en effet, il symbolise quelque chose de très grand comme « l’union du Christ avec l’Église ou l’union de la nature divine avec la nature humaine ».[167]

[166] Catéchèse (14 avril 1982), n. 1 : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 20 avril 1980, p. 16.
[167] Glossa in quatuor libros sententiarum Petri Lombardi, IV, XXVI, 2 (Quaracchi 1957, p. 446).

160 Par conséquent, il ne s’agit pas d’« une dévaluation du mariage au bénéfice de la continence »[168] et il « n’y a aucune base pour une opposition supposée […]. Si d’après une certaine tradition théologique, on parle de l’état de perfection (status perfectionis), on ne le fait pas en raison de la continence elle-même, mais à cause de l’ensemble de la vie fondée sur les conseils évangéliques ».[169] Mais une personne mariée peut vivre la charité à un degré très élevé. Par conséquent, elle « atteint cette perfection qui jaillit de la charité, moyennant la fidélité à l’esprit de ces conseils. Cette perfection est accessible et possible à tout homme ».[170]

[168] Jean-Paul II, Catéchèse (7 avril 1982), n. 2 : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 13 avril 1980, p. 12.
[169] Id., Catéchèse (14 avril 1982), n. 3 : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 20 avril 1980, p. 16.
[170] Ibid.

161 La virginité a la valeur symbolique de l’amour qui n’a pas besoin de posséder l’autre, et elle reflète ainsi la liberté du Royaume des cieux. C’est une invitation aux époux à vivre leur amour conjugal dans la perspective de l’amour définitif du Christ, comme un parcours commun vers la plénitude du Royaume. En retour, l’amour des époux a d’autres valeurs symboliques : d’une part, il est un reflet particulier de la Trinité. En effet, la Trinité est pleine unité, dans laquelle existe cependant la distinction. De plus, la famille est un signe christologique, parce qu’elle manifeste la proximité de Dieu qui partage la vie de l’être humain en s’unissant à lui dans l’Incarnation, la Croix, et la Résurrection : chaque conjoint devient ‘‘une seule chair” avec l’autre et s’offre lui-même pour tout partager avec lui jusqu’à la fin. Alors que la virginité est un signe ‘‘eschatologique” du Christ ressuscité, le mariage est un signe ‘‘historique” pour ceux qui cheminent ici-bas, un signe du Christ terrestre qui accepte de s’unir à nous et s’est donné jusqu’à verser son sang. La virginité et le mariage sont, et doivent être, des manières différentes d’aimer, parce que « l'homme ne peut vivre sans amour. Il demeure pour lui-même un être incompréhensible, sa vie est privée de sens s'il ne reçoit pas la révélation de l'amour ».[171]

[171] Id., Lettre enc. Redemptor hominis (4 mars 1979),
RH 10 : AAS 71 (1979), p. 274.


162 Le célibat court le risque d’être une solitude confortable, qui donne la liberté de se mouvoir avec autonomie, pour changer de lieux, de tâches et de choix, pour disposer de son argent personnel, pour fréquenter des personnes variées selon l’attrait du moment. Dans ce cas, le témoignage des personnes mariées resplendit. Ceux qui ont été appelés à la virginité peuvent trouver dans certains couples un signe clair de la généreuse et inébranlable fidélité de Dieu à son Alliance, qui invite les coeurs à une disponibilité plus concrète et oblative. Car il y a des personnes mariées qui restent fidèles quand leur conjoint est devenu physiquement désagréable ou quand il ne répond plus à leurs besoins, bien que de nombreuses offres poussent à l’infidélité ou à l’abandon. Une femme peut prendre soin de son époux malade, et là, près de la croix, continuer à dire le ”oui” de son amour jusqu’à la mort. Dans cet amour se manifeste de manière éblouissante la dignité de celui qui aime, puisque la charité consiste justement à aimer plus qu’à être aimé.[172] Nous pouvons aussi trouver en de nombreuses familles une capacité de service, tendre et oblatif, envers des enfants difficiles et même ingrats. Cela fait de ces parents un signe de l’amour libre et désintéressé de Jésus. Tout cela devient une invitation aux personnes célibataires pour qu’elles vivent leur offrande pour le Royaume avec une plus grande générosité et disponibilité. Aujourd’hui la sécularisation a brouillé la valeur d’une union pour toute la vie et a affaibli la richesse de l’offrande matrimoniale ; c’est pourquoi « il convient d’approfondir les aspects positifs de l’amour conjugal ».[173]

[172] Cf. Thomas d’Aquin, Somme Théologique
II-II 27,1.
[173] Conseil Pontifical pour la Famille, Famille, mariage et ‘‘unions de fait’’ (26 juillet 2000), n. 40.


La transformation de l’amour

163 La prolongation de la vie conduit à quelque chose qui n’était pas fréquent à d’autres époques : la relation intime et l’appartenance réciproque doivent se conserver durant quatre, cinq ou six décennies, et cela se convertit en une nécessité de se choisir réciproquement sans cesse. Peut-être le conjoint n’est-il plus passionné par un désir sexuel intense qui le pousse vers l’autre personne, mais il sent le plaisir de l’appartenance mutuelle, de savoir qu’il n’est pas seul, qu’il a un ‘‘complice” qui connaît tout de sa vie et de son histoire et qui partage tout. C’est le compagnon sur le chemin de la vie avec lequel on peut affronter les difficultés et profiter des belles choses. Cela produit aussi une satisfaction qui accompagne la tendresse propre à l’amour conjugal. Nous ne pouvons pas nous promettre d’avoir les mêmes sentiments durant toute la vie. En revanche, oui, nous pouvons avoir un projet commun stable, nous engager à nous aimer et à vivre unis jusqu’à ce que la mort nous sépare, et à vivre toujours une riche intimité. L’amour que nous nous promettons dépasse toute émotion, tout sentiment et tout état d’âme, bien qu’il puisse les inclure. C’est une affection plus profonde, avec la décision du coeur qui engage toute l’existence. Ainsi, dans un conflit non résolu, et bien que beaucoup de sentiments confus s’entremêlent dans le coeur, la décision d’aimer est maintenue vivante chaque jour, de s’appartenir, de partager la vie entière et de continuer à aimer et à pardonner. Chacun des deux fait un chemin de croissance et de transformation personnelle. Sur ce chemin, l’amour célèbre chaque pas et chaque nouvelle étape.


164 Dans l’histoire d’un mariage, l’apparence physique change, mais ce n’est pas une raison pour que l’attraction amoureuse s’affaiblisse. On tombe amoureux d’une personne complète avec son identité propre, non pas seulement d’un corps, bien que ce corps, au-delà de l’usure du temps, ne cesse jamais d’exprimer de quelque manière cette identité personnelle qui a séduit le coeur. Quand les autres ne peuvent plus reconnaître la beauté de cette identité, le conjoint amoureux demeure capable de la percevoir par l’instinct de l’amour, et l’affection ne disparaît pas. Il réaffirme sa décision d’appartenir à cette personne, la choisit de nouveau, et il exprime ce choix dans une proximité fidèle et pleine de tendresse. La noblesse de son choix porté sur elle, parce qu’elle est intense et profonde, éveille une nouvelle forme d’émotion dans l’accomplissement de sa mission conjugale. En effet, « l’émotion provoquée par un autre être humain comme personne […] ne tend pas d’elle-même à l’acte conjugal ».[174] Elle acquiert d’autres expressions sensibles, parce que l’amour « est une réalité unique, mais avec des dimensions différentes; tour à tour, l’une ou l’autre dimension peut émerger de façon plus importante ».[175] Le lien trouve de nouvelles modalités et exige la décision de le remodeler continuellement. Mais pas seulement pour le conserver, mais pour le développer. C’est le chemin pour se construire jour après jour. Mais rien de cela n’est possible si l’on n’invoque pas l’Esprit Saint, si l’on ne crie pas chaque jour pour demander sa grâce, si l’on ne cherche pas sa force surnaturelle, si l’on ne le lui demande pas en désirant qu’il répande son feu sur notre amour pour le consolider, l’orienter et le transformer dans chaque nouvelle situation.

[174] Jean-Paul II, Catéchèse (31 octobre 1984), n. 6 : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 6 novembre 1984, p. 12.
[175] Benoît XVI, Lettre enc. Deus caritas est (25 décembre 2005), : AAS 98 (2006), p. 224.


CINQUIÈME CHAPITRE

L’AMOUR QUI DEVIENT FÉCOND

165 L’amour donne toujours vie. C’est pourquoi, l’amour conjugal « ne s'achève pas dans le couple […]. Ainsi les époux, tandis qu'ils se donnent l'un à l'autre, donnent au-delà d'eux-mêmes un être réel, l'enfant, reflet vivant de leur amour, signe permanent de l'unité conjugale et synthèse vivante et indissociable de leur être de père et de mère ». [176]

[176] Jean-Paul II, Exhort. ap. Familiaris consortio (22 novembre 1981),
FC 14 : AAS 74 (1982), p. 96.


Accueillir une nouvelle vie

166 La famille est le lieu non seulement de la procréation mais aussi celui de l’accueil de la vie qui arrive comme don de Dieu. Chaque nouvelle vie « nous permet de découvrir la dimension la plus gratuite de l’amour, qui ne cesse jamais de nous surprendre. C’est la beauté d’être aimé avant : les enfants sont aimés avant d’arriver » [177]. Cela reflète pour nous la primauté de l’amour de Dieu qui prend toujours l’initiative, car les enfants « sont aimés avant d’avoir fait quoi que ce soit pour le mériter ».[178] Cependant, « beaucoup d’enfants sont dès le début rejetés, abandonnés, dérobés de leur propre enfance et de leur avenir. Certains osent dire, presque pour se justifier, que ce fut une erreur de les mettre au monde. C’est une honte ! […] Que faisons-nous des déclarations solennelles des droits de l’homme et des droits de l’enfant, si nous punissons ensuite les enfants pour les erreurs des adultes ? ».[179] Si un enfant naît dans des circonstances non désirées, les parents ou d’autres membres de la famille doivent faire tout leur possible pour l’accepter comme un don de Dieu et pour assumer la responsabilité de l’accueillir avec sincérité et affection. Car « quand il s’agit des enfants qui viennent au monde, aucun sacrifice des adultes ne sera jugé trop coûteux ou trop grand, pour peu qu’il évite à un enfant de penser qu’il est une erreur, qu’il ne vaut rien et d’être abandonné aux blessures de la vie et à l’arrogance des hommes ».[180] Le don d’un nouvel enfant que le Seigneur confie à un papa et à une maman commence par l’accueil, continue par la protection tout au long de la vie terrestre et a pour destination finale la joie de la vie éternelle. Un regard serein vers l’ultime accomplissement de la personne humaine rendra les parents encore plus conscients du précieux don qui leur a été confié : en effet, Dieu leur accorde de choisir le nom par lequel il appellera chacun de ses enfants pour l’éternité.[181]

[177] Catéchèse (11 février 2015) : L’Osservatore Romano,éd. en langue française, 12 février 2015, p. 2.
[178] Ibid.
[179] Catéchèse (8 avril 2015) : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 9 avril 2015, p. 2.
[180] Ibid.
[181] Cf. Conc. OEcum. Vat. II, Const. past. Gaudium et spes, sur l’Église dans le monde de ce temps,
GS 51 : « Que tous sachent bien que la vie humaine et la charge de la transmettre ne se limitent pas aux horizons de ce monde et n’y trouvent ni leur pleine dimension, ni leur plein sens, mais qu’elles sont toujours à mettre en référence avec la destinée éternelle des hommes ».

167 Les familles nombreuses sont une joie pour l’Église. En elles, l’amour exprime sa généreuse fécondité. Ceci n’implique pas d’oublier la saine mise en garde de saint Jean-Paul II, lorsqu’il expliquait que la paternité responsable n’est pas une « procréation illimitée ou un manque de conscience de ce qui est engagé dans l'éducation des enfants, mais plutôt la possibilité donnée aux couples d'user de leur liberté inviolable de manière sage et responsable, en prenant en compte les réalités sociales et démographiques aussi bien que leur propre situation et leurs désirs légitimes ». [182]

[182] Lettre au Secrétaire général de la Conférence internationale de l’Organisation des Nations Unies sur la population et le développement (18 mars 1994) : Insegnamenti 17/1 (1994), pp. 750-751.


L’amour dans l’attente de la grossesse

168 La grossesse est une étape difficile, mais aussi un temps merveilleux. La mère collabore avec Dieu pour que se produise le miracle d’une nouvelle vie. La maternité surgit d’une « potentialité particulière de l’organisme féminin qui, grâce à sa nature créatrice caractéristique, sert à la conception et à la génération de l’être humain ». [183] Chaque femme participe au mystère de la création qui se renouvelle dans la procréation humaine.[184] Comme dit le psaume : « C'est toi qui m'as tissé au ventre de ma mère » (Ps 139,13). Tout enfant qui est formé dans le sein de sa mère est un projet éternel de Dieu le Père et de son amour éternel : « Avant même de te modeler au ventre maternel, je t'ai connu ; avant même que tu sois sorti du sein, je t'ai consacré » (Jr 1,5). Tout enfant est dans le coeur de Dieu, depuis toujours, et au moment où il est conçu, se réalise l’éternel rêve du Créateur. Pensons à ce que vaut cet embryon dès l’instant où il est conçu ! Il faut le regarder de ces yeux d’amour du Père, qui voit au-delà de toute apparence.

[183] Jean-Paul II, Catéchèse (12 mars 1980), n. 3 : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 18 mars 1980, p. 12.
[184] Cf. Ibid.

169 La femme enceinte peut participer à ce projet de Dieu en rêvant de son enfant : « Toutes les mamans et tous les papas ont rêvé de leur enfant pendant neuf mois. […]. C’est impossible une famille qui ne rêve pas. Quand la capacité de rêver se perd dans une famille, les enfants ne grandissent pas, l’amour ne grandit pas, la vie s’affaiblit et s’éteint ».[185] Pour une famille chrétienne, le baptême fait nécessairement partie de ce rêve. Les parents le préparent par leur prière, confiant leur enfant à Jésus avant sa naissance même.

[185] Discours à l’occasion de la rencontre avec les familles à Manille (16 janvier 2015) : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 22 janvier 2015, p. 8.

170 Grâce aux progrès scientifiques, aujourd’hui on peut savoir d’avance la couleur des cheveux de l’enfant et de quelles maladies il pourra souffrir à l’avenir, car toutes les caractéristiques somatiques de cette personne sont inscrites dans son code génétique depuis son état d’embryon. Mais seul le Père qui l’a créé le connaît en plénitude. Lui seul connaît ce qui est le plus précieux, ce qui est le plus important, car il sait qui est cet enfant, quelle est son identité la plus profonde. La mère qui le porte en son sein a besoin de demander à Dieu d’être éclairée pour connaître en profondeur son enfant et pour l’attendre tel qu’il est. Certains parents sentent que leur enfant n’arrive pas au meilleur moment. Il leur faut demander au Seigneur de les guérir et de les fortifier pour qu’ils acceptent pleinement cet enfant, afin qu’ils puissent l’attendre de tout coeur. C’est important que cet enfant se sente attendu. Il n’est pas un complément ou une solution à une préoccupation personnelle. C’est un être humain, d’une valeur immense, et il ne peut être utilisé à des fins personnelles. Donc, peu importe si cette nouvelle vie te servira ou non, si elle a des caractéristiques qui te plaisent ou non, s’il répond ou non à tes projets et à tes rêves. Car « les enfants sont un don. Chacun d’entre eux est unique et irremplaçable […]. On aime un enfant parce qu’il est un enfant : non pas parce qu’il est beau, ou parce qu’il est comme-ci ou comme ça ; non, parce que c’est un enfant ! Non pas parce qu’il pense comme moi, ou qu’il incarne mes désirs. Un enfant est un enfant ».[186] L’amour des parents est un instrument de l’amour de Dieu le Père qui attend avec tendresse la naissance de tout enfant, l’accepte sans conditions et l’accueille gratuitement.

[186] Catéchèse (11 février 2015) : L’Osservatore Romano, éd. en langue française, 12 février 2015, p. 2.

171 À toute femme enceinte, je voudrais demander affectueusement : protège ta joie, que rien ne t’enlève la joie intérieure de la maternité. Cet enfant mérite ta joie. Ne permets pas que les peurs, les préoccupations, les commentaires d’autrui ou les problèmes éteignent cette joie d’être un instrument de Dieu pour apporter une nouvelle vie au monde. Occupe-toi de ce qu’il y a à faire ou à préparer, mais sans obsession, et loue comme Marie : « Mon âme exalte le Seigneur, et mon esprit tressaille de joie en Dieu mon Sauveur, parce qu'il a jeté les yeux sur l'abaissement de sa servante » (Lc 1,46-48). Vis cet enthousiasme serein au milieu de tes soucis, et demande au Seigneur de protéger ta joie pour que tu puisses la transmettre à ton enfant.


Amoris laetitia FR 143